Le CECR : Une conception instrumentale et managériale des langues

DOI : 10.57086/dfles.376

p. 139-145

Résumés

En 2018 est publié un « volume complémentaire au CECR » qui propose de « nouveaux descripteurs ». Réaffirmant les perspectives ouvertes par le CECR, ce texte de 254 pages se veut moins idéologique et plus pratique : il détaille par des « descripteurs » les niveaux et les compétences attendues. La lecture de ce volume complémentaire nous permet de reprendre et de retravailler les critiques déjà formulées à l’encontre du CECR dans un article de 2016. D’une part, le volume complémentaire entérine une conception de la langue réduite à un code au service d’une communication transparente et efficace où toute altérité pourrait être évacuée. D’autre part, les descripteurs de compétences poussent toujours plus loin les logiques d’une rationalité managériale au service de l’évaluation et de l’homogénéisation des savoirs, laissant peu de place au sujet, celui qui apprend et celui qui enseigne. Ainsi le volume complémentaire décompose-t-il à l’extrême en « micro-aptitudes » les compétences langagières de l’apprenant poursuivant le « fantasme » de pouvoir mesurer objectivement ce que signifie « parler ».

In 2018, the European Council published a “complementary volume to the CEFR” and proposed “new descriptors”. This 254-page text was intended to be less ideological and more practical while emphasizing the main points developed in the first CEFR publication: as such, it details the levels and skills expected through “descriptors”. Reading this complementary volume allows us to take up and update the criticisms we had already formulated against the CEFR in an article from 2016. On the one hand, the complementary volume endorses a conception of language reduced to a code serving a transparent and effective communication where there is no space for otherness. On the other hand, the descriptors of competencies keep pushing the logic of managerial rationality to continue serving language evaluation and the homogenization of knowledge, leaving little room for the Subject, the one who learns and the one who teaches. Thus, the complementary volume breaks down to the extreme the language skills of the learner into “micro-abilities” pursuing the “whimsical goal” of being able to measure in an objective way what “speaking” means.

Index

Mots-clés

code, instrument, altérité, rationalité managériale

Keywords

code, tool, otherness, managerial rationality

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Introduction

Dans un article de 2016 intitulé « Le CECR : une technologie politique de l’enseignement des langues », nous dénoncions avec Jean-Marie Prieur la conception instrumentale et managériale des langues qui sous-tend le CECR (Prieur & Volle, 2016). Le CECR construit en effet l’« image folle » d’une langue comme simple processus d’encodage de la réalité, trouvant un équivalent d’une langue à l’autre, et où s’annonce comme possible une communication transparente, maîtrisée, toute entière dévolue à l’accomplissement de l’action. Or, cette conception réductrice nous prive fondamentalement de pouvoir penser les langues comme des systèmes symboliques et des mémoires discursives irréductibles les unes aux autres. Ainsi se trouve compromise toute défense du plurilinguisme et de l’éducation interculturelle que ce texte de cadrage prétend pourtant promouvoir. En 2018 est publié un « volume complémentaire au CECR » (Conseil de l’Europe, 2018) qui propose de « nouveaux descripteurs ». Réaffirmant les perspectives ouvertes par le CECR, ce texte de 254 pages se veut moins idéologique et plus pratique : il détaille par des « descripteurs » les niveaux et les compétences attendues. Il répond à ce qui a été sans doute interprété comme une demande d’outils concrets pour mettre en œuvre le CECR.

La lecture de ce volume complémentaire nous permet de reprendre et de retravailler les critiques formulées en 2016. D’une part, celui-ci entérine une conception de la langue réduite à un code au service d’une communication transparente et efficace où toute altérité est évacuée. Or, c’est oublier que tout lien est marqué d’une radicale altérité, altérité qui est d’abord celle de la langue comme espace d’équivoques travaillé par de l’impossible à dire. D’autre part, les descripteurs de compétences poussent toujours plus loin une rationalité managériale au service de l’évaluation et de l’homogénéisation des savoirs, laissant peu de place au sujet, celui qui apprend et celui qui enseigne1. Ainsi le volume complémentaire décompose-t-il à l’extrême en « micro-aptitudes » les compétences langagières de l’apprenant poursuivant le « fantasme » de pouvoir mesurer objectivement ce que signifie « parler ».

1. Une conception instrumentale et managériale du langage

Le CECR témoigne de « l’extension culturelle du langage de l’entreprise » (Gori, 2011, p. 103). Il y est question de « gestion d’activités langagières en langue étrangère » pour un individu « utilisateur de la langue » ou encore un « apprenant utilisateur ». Le volume complémentaire de 2018 réaffirme cette conception de l’apprenant comme un « communiquant » et un « acteur social » :

Le CECR fait non seulement la promotion de l’enseignement et de l’apprentissage comme moyen de communication mais il propose une nouvelle vision, plus large, de l’apprenant. Le CECR présente l’apprenant/utilisateur de langues comme un « acteur social », agissant dans le milieu social et exerçant un rôle dans le processus d’apprentissage. (Conseil de l’Europe, 2018, p. 26)

Or, le type de communication promue relève fondamentalement de l’univers du management. En effet, ce qui est visé s’énonce d’emblée sous les termes d’« un comportement langagier efficace ». Se profile ainsi un sujet « libre entrepreneur de lui-même » (Foucault, 2004, p. 232) qui s’exerce dans toutes les sphères de la vie sociale :

[La] définition [du CECR] des aspects de la compétence, sous forme de « je peux faire » (can do), fournit une feuille de route claire et commune pour l’apprentissage […]. Ce principe a pour fondement la vision du CECR selon laquelle le langage est un vecteur d’opportunité et de réussite dans les domaines sociaux, éducationnels et professionnels. (Conseil de l’Europe, 2018, p. 25)

Le sujet est ainsi envisagé uniquement dans une relation de maîtrise et de calcul stratégique envers sa parole. Ainsi pour converser, écrire ou interagir, l’apprenant doit mettre en œuvre « des opérations de communication langagière » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 73) ; pour parler il doit « prévoir », « organiser », « formuler », « prononcer » un énoncé. Pour lire, le lecteur doit, entre autres, pouvoir « identifier un message (aptitudes linguistiques) », pouvoir le « comprendre (aptitudes sémantiques) », pouvoir l’« interpréter (aptitudes cognitives) » (Conseil de l’Europe, 2001, p. 74). Pour interagir, il faudra que ce même apprenant réalise des « opérations de planification », d’« exécution », d’« évaluation » et éventuellement de « remédiation » en cas d’« incompréhension » ou d’« ambiguïté » qui est qualifiée d’« inacceptable » par le cadre ; ce qui implique des « demandes de clarification » (p. 70). Dans le volume complémentaire, la production orale s’entend en des termes qui rappellent plutôt une chaîne de production de biens marchands : « stratégies de production : planification/compensation/contrôle /correction » (Conseil de l’Europe, 2018, p. 6).

Action/stratégie/planification/but/succès : le modèle qui prévaut au final dans l’usage de la langue est celui d’une action efficace ; la parole procède d’un calcul stratégique qui vise un résultat :

Les stratégies sont le moyen utilisé par l’usager d’une langue afin (…) d’exécuter la tâche avec succès et de la façon la plus complète et la plus économique possible en fonction de son but précis. (Conseil de l’Europe, 2001, p. 48)

La langue qui prime dans le CECR fonctionne donc comme un code, un idiome technique. La parole y est écrasée par l’action, par l’exécution de la tâche. Dans le cadre, il s’agit d’une parole-outil qui a pour effet d’occulter l’impropriété foncière du langage, son inadéquation, qui est pourtant le fondement de notre condition de sujet parlant (Authier-Revuz, 1995). À l’instar du discours gestionnaire et managérial qui organise, planifie, commande et contrôle les différentes étapes d’une action commerciale ou financière, le discours du CECR décompose à l’extrême en « micro-aptitudes » les activités de l’apprenant. Ce sont ces microaptitudes qui constituent l’ensemble des descripteurs que proposent le volume complémentaire de 2018.

2. Transparence du sens et dissolution de la langue dans l’action

Dans le cadre, la « compétence interculturelle ou plurilingue » ou encore ce qu’il nomme « la médiation » sont particulièrement soumises à l’impératif d’une communication transparente et efficace.

L’effet (…) d’un acte de communication est d’étendre le champ de la congruence et de la compréhension de la situation dans l’intérêt d’une communication efficace qui permette aux apprenants d’atteindre leurs objectifs. (Conseil de l’Europe, 2001, p. 44)

L’efficacité recherchée se situe donc dans la capacité à repérer ce qui dans la diversité linguistique et culturelle est porteur de malentendus susceptibles d’entraver l’action. Une bonne communication est une communication qui crée du consensus, les différences de valeurs — celles des mots et des croyances — sont autant de pièges qu’il faut savoir lever par une « conscience interculturelle » :

Plus difficiles à combler sont les différences de croyances et de valeurs, de convenances, d’attentes sociales, etc. dans des termes dont les différentes parties interprètent l’interaction, à moins qu’elles n’en aient acquis la conscience interculturelle appropriée. (Conseil de l’Europe, 2001, p. 44)

La communication visée dans le CECR est ainsi toujours une communication consensuelle et coopérative. Elle définit un horizon de convergence et de collaboration, elle n’est jamais une relation d’inconnu, un espace de dépaysement, voire de rencontre en ce qu’elle surgit de l’imprévu. L’altérité, la différence de « visions du monde » que portent les langues sont toujours envisagées comme une source de conflit qu’il va falloir désamorcer. Un tel postulat nie l’écart, la distance que creuse toute parole. Un tel postulat réfute l’expérience de l’altérité qu’impose tout échange condition sine qua non de l’émergence d’une parole singulière.

En conférant une valeur de dogme au mirage d’une communication transparente, le CECR peut faire croire à une parole qui se dissoudrait dans l’action. La compétence langagière du CECR n’est ainsi appréhendée qu’à travers l’action, elle s’y manifeste et n’est observable qu’à travers les « tâches » réalisées et les résultats constatables : vous êtes donc compétent si vous avez pu déplacer une armoire (sic.). À l’image du discours du cadre lui-même il s’agit d’une langue fonctionnelle, sans expressivité, qui est exclusivement conçue comme un instrument d’action ou au service d’une action :

L’action est le fait d’un (ou plusieurs sujets) qui mobilisent stratégiquement les compétences dont ils disposent pour parvenir à un résultat déterminé. (Conseil de l’Europe, 2001, p. 15)

L’approche actionnelle débouche sur un idéal paradoxal d’un cours de langue dont l’objet ne serait pas la langue :

L’approche actionnelle implique avant tout des tâches ciblées, collaboratives dans la classe, et dont l’objet principal n’est pas la langue ». (Conseil de l’Europe, 2018, p. 27)

Cet objectif s’incarne en particulier dans l’expression la « vie réelle » qui est martelée dans les premières pages du volume complémentaire :

Permettre aux apprenants d’agir dans des situations de la vie réelle, de s’exprimer et d’accomplir des tâches de nature différente est le message méthodologique que fait passer le CECR concernant l’apprentissage des langues. Le critère proposé pour l’évaluation est la capacité à communiquer dans la vie réelle […]. Cela signifie aussi de façon évidente qu’il faut penser en termes de besoins communicatifs des apprenants dans la vraie vie, ce qui implique une coordination entre programme, enseignement et évaluation. (Conseil de l’Europe, 2018, p. 26)

Dans le volume complémentaire, la vie réelle ne s’oppose pas à une vie imaginaire ou virtuelle mais bien à la réalité de la classe, de l’école. Selon le CECR, les pratiques de classe ne relèveraient pas de la vie réelle. Se trouve ici reconduit le débat déjà ancien entre acquisition vs apprentissage pour un parti pris clairement orienté vers le modèle visant l’imitation du « bain linguistique ».

Une langue envisagée uniquement dans sa fonction instrumentale, un cours de langue qui n’a pas pour objet la langue mais qui vise une dissolution de la langue dans l’action, tout cela conduit légitimement à entendre un rejet de l’enseignement de la grammaire et une marginalisation de la littérature en ce qu’elle envisage d’abord les langues dans leur fonction évocatrice. Le volume complémentaire s’en défend pourtant :

Le CECR est conçu comme étant aussi exhaustif que possible, car on y trouve les principales approches de l’enseignement des langues, et neutre, car il soulève des questions plutôt que d’y répondre ou de prescrire une approche pédagogique particulière. Par exemple, l’arrêt de l’enseignement de la grammaire ou de la littérature n’est y nulle part suggéré. (Conseil de l’Europe, 2018, p. 27) 

Il n’est pourtant que de regarder la façon dont les différents types de lecture sont répertoriées dans le volume complémentaire : Lire pour s’orienter/ Lire pour s’informer et discuter/Lire des instructions/ Lire comme activité de loisir pour s’inquiéter de la place de la littérature dans l’apprentissage. Difficile avec un tel postulat de considérer encore les principes du CECR comme « neutres ».

Pour conclure, nous ne reviendrons pas sur les effets de la conception instrumentale de la langue sur les subjectivités, point déjà développé dans l’article de 2016. Nous conclurons plutôt sur les effets du cadre sur les systèmes éducatifs et sur la transmission des langues et du savoir. Même si ses auteurs s’en défendent, le CECR est un incroyable outil de standardisation et d’uniformisation des méthodes d’enseignement des langues. Tout d’abord parce que les systèmes éducatifs se trouvent réformés sur la base d’une conception managériale des langues au détriment d’autres traditions propres à chaque pays (on pourrait évoquer ici la question de l’humanisme et de la formation de l’esprit critique pour le système éducatif français). D’autre part, en poursuivant le fantasme de pouvoir mesurer objectivement ce qui signifie « parler », l’enseignant devient l’exécutant d’une grille d’évaluation où il ne s’agit plus que d’identifier et de chiffrer une série de micro-compétences2. Or l’évaluation et la pression des certifications en langue commandant désormais l’ensemble de l’organisation du savoir3, le travail de transposition didactique de l’enseignant, la part de créativité qui rend son enseignement singulier se trouvent considérablement menacés.

1 D’autres travaux développent une critique sur la rationalité managériale à l’œuvre dans le CECR, nous pensons en particulier à l’ouvrage de Springer

2 Cf. par exemple la grille d’évaluation des épreuves de langue pour le baccalauréat en France. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Annales_

3 Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Maurer et Puren, CECR : par ici la sortie !  (2019) qui développe une critique d’un enseignement des langues

Bibliographie

Authier-Revuz, J. (1995). Ces mots qui ne vont pas de soi. Larousse.

Conseil de l’Europe (2000). Cadre européen commun de référence pour les langues. Didier.

Conseil de l’Europe (2018). Cadre européen commun de référence pour les langues. Volume complémentaires avec de nouveaux descripteurs. Conseil de l’Europe Publishing.

Foucault, M. (2004). Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979). Gallimard-Seuil.

Gori, R. (2011). La dignité de penser. Les liens qui libèrent.

Maurer, B. & Puren, C. (2019). CECR : par ici la sortie ! Éditions des archives contemporaines.

Springer, C. & Longuet F. (2020). Autour du CECR Volume complémentaire (2018) : médiation et collaboration. Une didactique de la Relation écologique et sociosémiotique. Éditions des archives contemporaines.

Prieur, J-M. & Volle R.-M. (2016). Le CECR : une technologie politique de l’enseignement des langues. Éducation et sociétés plurilingues, 41, p. 75-87.

Notes

1 D’autres travaux développent une critique sur la rationalité managériale à l’œuvre dans le CECR, nous pensons en particulier à l’ouvrage de Springer et Longuet, Autour du CECR Volume complémentaire (2018) : médiation et collaboration. Une didactique de la Relation écologique et sociosémiotique : « Le monde de l’éducation est celui des éducateurs et des pédagogues ; le monde du management est celui des politiques et de l’assurance qualité, des qualiticiens. Faire comme si ces deux logiques antinomiques pouvaient cohabiter dans le même ouvrage ne peut apporter que confusion et brouiller la qualité du message du CECR/VC 2018. » (Springer & Longuet, 2020, p. 74)

2 Cf. par exemple la grille d’évaluation des épreuves de langue pour le baccalauréat en France. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Annales_zero_BAC_2021_1e/03/2/S0BAC21-1e-Tle-COM-LV-aide_a_l-evaluation_1207032.pdf

3 Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Maurer et Puren, CECR : par ici la sortie !  (2019) qui développe une critique d’un enseignement des langues entièrement orienté par une évaluation certificative à valeur marchande tel que promu par le CECR.

Citer cet article

Référence papier

Rose-Marie Volle, « Le CECR : Une conception instrumentale et managériale des langues », Didactique du FLES, 1:1 | 2022, 139-145.

Référence électronique

Rose-Marie Volle, « Le CECR : Une conception instrumentale et managériale des langues », Didactique du FLES [En ligne], 1:1 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=376

Auteur

Rose-Marie Volle

Rose-Marie Volle est maître de conférences en sciences du langage, didactique du FLE à l’université Paul-Valéry Montpellier III. Ses travaux de recherche portent en particulier sur les pratiques artistiques dans l’enseignement/apprentissage des langues.

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