Éduquer aux médias à l’ère numérique : enjeux communicationnels de la médiation des savoirs dans une perspective franco-allemande

DOI : 10.57086/rrs.197

p. 119-128

Plan

Notes de la rédaction

La thèse a été soutenue le 15 décembre 2020 à l’université de Haute-Alsace devant un jury composé de Laurence Corroy, professeur à l’université de Lorraine et présidente du jury, Pierre Moeglin, professeur émérite à l’université Sorbonne Paris Nord (rapporteur), Stefanie Averbeck-Lietz, université de Brême (rapporteur), Philippe Viallon, université de Strasbourg (examinateur), Olivier Thévenin, université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (directeur de thèse) et Carsten Wilhelm, université de Haute-Alsace (co-directeur de thèse).

Texte

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L’éducation aux médias désigne trois réalités : un domaine de pratiques pédagogiques, communément considérées comme faisant partie des méthodes actives et visant l’esprit critique ; un domaine de politiques publiques, faisant partie des programmes scolaires ; et enfin un domaine de recherche, rattaché aux sciences de l’information et de la communication ainsi qu’aux sciences de l’éducation. Si le terme se généralise dans les années 1980, les pratiques pédagogiques liées aux médias existent depuis le début du xxe siècle. D’abord le fait de pédagogues militants, elles sont peu à peu intégrées à l’institution scolaire à partir des années 1960 dans le contexte français comme allemand, avant que l’éducation aux médias ne soit reconnue comme un domaine officiel dans les années 1980. Elle gagne progressivement en légitimité grâce aux instances qui la portent (notamment l’UNESCO) jusqu’à entrer dans les programmes au début des années 2000. Les « éducations à », censées décloisonner les disciplines et ouvrir le système scolaire sur l’extérieur2, sont alors en pleine expansion dans un contexte où l’usage des outils et supports numériques est de plus en plus répandu.

Initialement, les médias numériques sont adossés à l’expansion de l’informatique et des télécommunications et se fondent sur le multimédia et l’interactivité, permettant un accès simultané à une variété de fonctions. Ils se distinguent des médias dits « traditionnels » (télévision, radio) par leur canal de diffusion, permettant une « numérisation généralisée des signes et des traces »3 et une convergence des formes médiatiques sur des supports numériques. « Le numérique » est un adjectif dérivant du nombre et qui a été substantivé ; or « [il] n’existe pas en tant que tel. Il existe de nombreuses pratiques, usages, outils et environnements différents, chacun fondé sur des principes particuliers, chacun promouvant des valeurs spécifiques et entraînant des conséquences caractéristiques »4. Cela entraîne des conséquences au niveau éducatif : « l’éducation aux médias et la tendance dite “numérique” semblent se rencontrer au sein des préoccupations sociales et politiques pour l’avenir de l’école »5.

La période allant de la fin des années 1990 à aujourd’hui a vu l’explosion des équipements personnels et mobiles : en 1998, 8 % des adolescents allemands peuvent se vanter de posséder un téléphone portable ; en 2005, 92 % d’entre eux en sont équipés6. Le premier smartphone est lancé en 2007 ; en 2019, 77 % des Français en possèdent un7. Les premiers réseaux sociaux sont fondés dès 2003. La massification des équipements et des usages s’accompagne de discours ambiants sur Internet et les réseaux sociaux, polarisés entre des conceptions pessimistes et d’autres excessivement optimistes, majoritairement spéculatifs, sans références empiriques. Notre travail de thèse cherchait à proposer une vision plus mesurée du phénomène de numérisation en se concentrant sur les questions de médiation du savoir et en recourant à la comparaison franco-allemande à des fins heuristiques.

Notre travail de thèse visait à répondre à trois questions. Premièrement, comment les savoirs sur les médias sont-ils organisés et quelles sont les modalités de leur transmission ? Dans le contexte de la généralisation des outils et supports numériques, de l’émergence de discours d’accompagnement promouvant l’usage du numérique à l’école et de la disciplinarisation de l’informatique, quel type de convergences existe-t-il entre savoirs en éducation aux médias et compétences numériques ? Enfin, plus largement, quels sont les enjeux théoriques, éducatifs et politiques de l’éducation aux médias, dont l’objectif est en France la culture numérique, et en Allemagne la compétence médiatique (Medienkompetenz) ? Il s’agissait, in fine, d’étudier les modalités de la légitimation de cet enseignement. En effet, l’éducation aux médias prend ces derniers comme objet d’étude pour les problématiser dans leurs différentes dimensions, qu’elles soient techniques, sociales ou encore esthétiques et économiques. Dans la mesure où il s’agit d’un enseignement transversal et « nouveau », les savoirs y diffèrent de ceux qui constituent les disciplines instituées.

Une étude comparative et multi-méthodique

Afin de répondre au mieux à ces questions, et car l’éducation aux médias est un objet sociétal complexe, nous avons eu recours à une analyse comparative multidimensionnelle associant étude de documents et enquêtes empiriques. La comparaison franco-allemande nous a en outre semblé pertinente pour interroger la légitimité des savoirs. En tant que méthode de recherche dialectique et heuristique, la comparaison fait surgir les connaissances de la confrontation à l’altérité. Cela demande d’avoir des connaissances fines sur les contextes étudiés et de faire preuve de prudence méthodologique. Par exemple, il faut garder en tête que le système scolaire allemand diffère du système français. Les Länder allemands sont responsables de leurs systèmes éducatifs, ce qui signifie que les programmes scolaires sont différents dans chaque Land. Cependant, la Conférence Permanente des Ministres et Sénateurs en charge de l’éducation (Kultusministerkonferenz ou KMK) produit des standards communs pour l’ensemble du pays sur la base du dialogue et du consensus. Elle produit des documents sur l’éducation aux médias depuis 1979 que nous avons inclus dans notre corpus d’étude.

Parmi les autres différences entre les systèmes scolaires allemands et français susceptibles d’influer sur notre recherche, on peut citer la séparation précoce des filières (dès 10 ans) par rapport au collège unique français, la valorisation du modèle dual (c’est-à-dire l’apprentissage) plus forte en Allemagne, ou encore la temporalité scolaire. Le modèle dominant en France est celui d’une semaine bien remplie, et en Allemagne celui des demi-journées, laissant le temps aux élèves de suivre des activités l’après-midi et de développer leur Bildung. Ce terme caractérise la philosophie éducative allemande : il désigne la formation de soi, la construction de soi dans le développement de ses capacités. En France, la philosophie éducative de référence correspond davantage au modèle républicain. La transmission de savoirs, l’instruction, y tient une place plus importante, d’après des chercheurs ayant comparé les deux systèmes8. Pour résoudre les problèmes de comparabilité, nous avons choisi de ne traiter que du système scolaire formel, en nous concentrant sur le secondaire (niveau collège-lycée en France, et niveau Gymnasium en Allemagne). Malgré ces différences, la comparaison garde toute sa pertinence car elle permet à la fois de monter en généralité et de relativiser, c’est-à-dire de dénaturaliser des phénomènes.

La genèse de l’éducation aux médias

L’analyse historique a permis de situer les phénomènes dans leur contexte et d’étudier leur évolution sur le temps long. Les approches consistant d’une part à vacciner les jeunes contre les « mauvais » contenus (approche dite « protectionniste »9, se rattachant aux théories des effets directs des médias) et d’autre part à utiliser des médias « irréprochables » pour l’enseignement sont dominantes au début du xxe siècle, mais une troisième voie, utilisant les médias dans une approche active, apparaît avec Célestin Freinet en France, et des ateliers de création radiophoniques liés au parti communiste en Allemagne entre les années 1920 et 1930.

En Allemagne, suite à la dénazification, les approches sont motivées par la volonté des enseignants de rendre les jeunes hermétiques à la manipulation véhiculée par les médias, particulièrement audiovisuels. Ces derniers sont alors majoritairement abordés sous l’angle de leurs effets ou alors comme des supports neutres pour l’enseignement, et les approches actives disparaissent. En RDA, la situation est peu connue, mais selon certains chercheurs, elle aurait surtout eu pour fonction de rendre les jeunes méfiants vis-à-vis des médias en provenance d’Allemagne de l’Ouest, et de les amener à les rejeter10.

Des structures dédiées à l’éducation aux médias sont créées dans les années 1980. En France la création du CLEMI recentre les efforts autour de l’information d’actualité, le journalisme à l’école étant conçu comme un « atelier de démocratie ». En Allemagne de l’Ouest, le groupe de travail sur l’éducation aux médias à la conférence permanente des ministres et sénateurs en charge de l’éducation (ou KMK), produit ses premières circulaires dans les années 1980. Celles-ci mettent l’accent sur l’usage des médias à des fins éducatives, d’une part, et sur l’audiovisuel et ses effets d’autre part. Le but est de faire renoncer les jeunes aux contenus problématiques et par extension, à la violence. On retrouve dans les deux pays la même finalité d’enseigner différemment, mais aussi de protéger le modèle démocratique, d’un côté par la défense du pluralisme, de l’autre par l’octroi aux apprenants de capacités critiques devant leur permettre de résister à la manipulation ainsi qu’à la tentation de la violence, suite aux expériences totalitaires. Cela est particulièrement visible dans les productions de la KMK après la réunification – les Länder d’ex-Allemagne de l’Est ont rejoint la Conférence en 1992.

L’éducation aux médias dans les systèmes scolaires formels après 2010

L’ancrage de l’éducation aux médias dans les textes officiels et dans les programmes scolaires a été renforcé dans les années 2000. À partir de 2010, elle devient obligatoire dans le secondaire en France, et en Allemagne la KMK incite à la rendre obligatoire en 2012 – ses productions n’ont pas force de loi mais représentent un consensus entre Länder. Nous avons particulièrement étudié les logiques discursives selon lesquelles les savoirs étaient construits et légitimités. Pour cela, nous avons rassemblé un corpus composite : d’une part des textes d’orientation stratégique, surplombant, produits par l’Éducation Nationale en France, et s’appliquant au niveau fédéral en Allemagne. Ces textes imposent de mettre en place l’éducation aux médias, ou donnent des orientations issues d’un consensus entre Länder, dans le cas allemand. Ils définissent au moins partiellement ses modalités. Les programmes scolaires consignent les contenus d’enseignement et intègrent l’éducation aux médias comme élément transversal, selon différentes modalités. Enfin, les structures en charge de l’éducation aux médias (CLEMI en France et centre médiatique régional, LMZ dans le cas du Bade-Wurtemberg) sont des acteurs importants sur le territoire. Placées sous la tutelle des Ministères de l’Éducation, elles assurent un relais entre les directives ministérielles et les enseignants en organisant des formations, en produisant des ressources et en mettant en place des partenariats avec différents types d’acteurs, notamment médiatiques. Les programmes scolaires et les opérateurs sont centralisés en France et régionalisés en Allemagne : dans ce dernier cas, nous avons étudié plus précisément ceux du Bade-Wurtemberg. L’objectif était d’observer l’implémentation des décisions officielles dans les systèmes éducatifs.

En termes de méthode, nous avons réalisé d’une part une analyse de données textuelles dans une démarche relevant de la lexicométrie, afin d’objectiver la lecture du corpus et d’en observer la structuration. En tant qu’analyse statistique des corpus, elle fait apparaître les termes les plus utilisés ou ceux qui sont souvent employés ensemble. D’autre part, nous avons utilisé les outils de l’analyse de discours, notamment les modalités d’énonciation ainsi que les formes d’interdiscours, afin d’interroger les logiques discursives caractérisant les différents textes. Dans certains cas, nous avons aussi eu recours à des analyses thématiques ainsi qu’à des recherches d’occurrences pour avoir une idée plus précise et objective des contenus.

L’analyse des données textuelles a permis d’identifier des sphères discursives spécifiques : l’éducation aux médias en France trouve à s’insérer au sein de textes d’une portée plus globale, elle y est périphérique et peu définie. En Allemagne, les textes fédéraux d’orientation stratégique définissent plus précisément l’éducation aux médias. Notre étude du contenu des documents a montré une continuité des définitions et cadres conceptuels de l’éducation aux médias vis-à-vis des approches historiques, malgré la convergence autour des nouveaux supports médiatiques (Internet et réseaux sociaux) et de thématiques identifiées au niveau européen. L’éducation aux médias en France est plus explicitement reliée à des questions de culture informationnelle. Elle doit permettre de développer un esprit critique rendant les élèves capables de distinguer le vrai du faux. En Allemagne et dans le Bade-Wurtemberg, elle repose sur la théorie de la construction médiatisée de la réalité. La critique porte alors sur la capacité à opérer des choix adaptés, conscients et constructifs au sein de l’offre médiatique.

Comme en France, le ministère de l’Éducation du Bade-Wurtemberg complète son action par le biais de son opérateur, le LMZ. Celui-ci partage certaines de ses fonctions avec le CLEMI : former les enseignants, leur fournir des ressources pédagogiques pour mettre en place l’éducation aux (et par les) médias ainsi que des éléments de connaissance sur la culture numérique juvénile. Les deux opérateurs ont en commun d’inciter les enseignants à mettre en place l’éducation aux médias, dans la mesure où celle-ci est obligatoire mais non évaluée. Ils attribuent à l’éducation aux médias la fonction de transmettre des valeurs et des connaissances aux apprenants qui vont dans le sens de leur émancipation : ils visent à développer l’esprit critique, la créativité et la réflexivité par le biais de l’analyse, de la création et du dialogue. En France comme en Allemagne, l’éducation aux médias relève du champ des pédagogies alternatives, en rupture avec la pédagogie transmissive basée sur un rapport vertical entre enseignant et élève.

Savoirs en éducation aux médias et compétences numériques

La généralisation des outils et supports numériques génère des enjeux éducatifs importants : filtrage de l’information, enjeux économiques des plateformes ou encore problèmes sociaux comme le cyberharcèlement. Dans ce contexte de changements d’ordre technique et socioculturel, notre deuxième question portait sur le type de convergences entre compétences numériques et éducation aux médias. Nous nous sommes demandé ce qu’il en était au niveau des cadres de compétences numériques : Allemagne et France suivent-elles le modèle européen ou en divergent-elles ? Est-ce que les domaines de l’éducation aux médias et de l’informatique se rapprochent dans un contexte où l’usage des outils numérique se fait de plus en plus répandu, ou bien est-ce que ces deux sphères de savoirs restent hermétiques l’une à l’autre ?

Tout d’abord, les deux pays à l’étude ont développé des « stratégies du numérique » pour l’éducation, qui (re)définissent partiellement les modalités de l’éducation aux médias. Pour justifier l’action politique, ces textes recourent à des procédés argumentatifs similaires : par exemple, ils mettent l’accent sur le contexte, celui de la numérisation ou de la société de l’information, et soulignent le besoin d’encadrer les usages pour les rendre plus sûrs. L’usage éducatif des technologies numériques est fortement valorisé selon une rhétorique méliorative similaire, car elles sont conçues comme un gage de modernisation de l’enseignement. Les outils numériques sont présentés comme des opportunités de participation des individus à la société, en termes d’employabilité notamment. Nous avons observé que les textes reprenaient ici un certain nombre d’éléments issus de discours d’accompagnement (rapports parlementaires dans le cas français, et en Allemagne, consortiums pour l’éducation numérique).

Dans les politiques publiques européennes, le domaine de l’éducation aux médias et celui des compétences numériques (représentées par le cadre DIGCOMP) sont séparés. Ils ne relèvent pas des mêmes acteurs ni des mêmes logiques. C’est également le cas à l’UNESCO, qui traite différemment la question de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) et des compétences numériques. Dans le cas français, compétences numériques et éducation aux médias sont également distinctes ; le cadre de compétences étudié s’adossait aux dimensions du modèle européen, décliné selon les niveaux scolaires. De plus, dans les programmes français, informatique et EMI sont hermétiquement séparées : elles ne font pas référence l’une à l’autre. Cela reflète également la situation au plan académique : les collaborations entre Sciences de l’information et de la communication et informatique sont rares.

Le cas allemand est complexe. Les enseignants allemands déclarent en moyenne de moindres taux d’équipements et d’usages des TIC que leurs collègues français11. Les textes font également preuve de prudence conceptuelle : le « numérique » n’est pas substantivé et tous les concepts utilisés sont systématiquement définis, par exemple, la numérisation (Digitalisierung). Les discours déclarent un « primat de la pédagogie » sur l’équipement informatique – le deuxième devant servir le premier. Il semblerait que l’Alle­magne­ soit frileuse vis-à-vis d’une approche du « tout numérique ». Le modèle de compétence « dans le monde numérique » produit par la KMK12 prend soin d’articuler dimensions critiques et techniques, en se basant sur le socle théorique que représente la construction médiatisée de la réalité. Précisons que les compétences « dans le monde numérique » concernent les élèves et sont plutôt opératoires ; les concepts traditionnels, comme la compétence médiatique (Medienkompetenz), renvoient à un savoir d’expertise propre aux enseignants.

Dans le cas du Bade-Wurtemberg, l’éducation aux médias et l’informatique, contrairement au cas français, ne sont pas dissociées dans les programmes scolaires ; elles font référence explicitement l’une à l’autre. Cette absence de cloisonnement strict s’observe également dans la production de modèles théoriques interdisciplinaires, tels ceux de Dagstuhl13 et de Francfort14. Des chercheurs en pédagogie des médias et en informatique se sont en effet réunis pour échanger et produire un modèle théorique commun aux deux disciplines, afin d’orienter les processus éducatifs. Ces échanges académiques permettent d’associer la culture informatique et une démarche socioculturelle d’éducation aux médias.

Enjeux théoriques et politiques de l’éducation aux médias

Dans un dernier temps, afin de mieux expliciter ce qui fonde la légitimité de l’éducation aux médias dans les contextes étudiés, nous avons entrepris de sonder les enjeux théoriques et politiques des concepts de culture numérique et de compétence médiatique (Medienkompetenz), intraduisibles dans l’autre langue. Ces développements ont permis de montrer qu’elles avaient été élaborées sur des bases différentes, d’une part la notion de culture, elle-même polysémique, et d’autre part celle de compétence inspirée des travaux de Chomsky et Habermas. Elles ont néanmoins des points communs : elles insistent sur des dimensions de créativité, c’est-à-dire la capacité de réaliser une production personnelle comprenant une dimension expressive, et d’émancipation, désignant la capacité de penser par soi-même, de se fixer sa propre loi tout en faisant preuve de responsabilité sociale. Cette émancipation passe notamment par des connaissances sur le système médiatique, permettant de ­l’envisager de manière critique.

Culture numérique et compétence médiatique sont devenues les objectifs de l’éducation aux médias selon les politiques publiques entre la fin des années 1990 et les années 2000. Dans ce cadre, elles combinent des dimensions instrumentales (numérique éducatif, éducation par les médias) et des dimensions politiques (EMI citoyenne d’une part, éducation de caractère relevant de la Bildung d’autre part). La culture informationnelle comme compétence cognitive visant l’accès au savoir est plutôt caractéristique de la France. En Allemagne, la protection de la jeunesse (Jugendmedienschutz) est un concept singulier. Elle s’applique aux différents aspects de la consommation médiatique et vise à développer la capacité de jugement, en apportant aux apprenants des éléments de connaissances sur leurs propres pratiques. Pour les institutions scolaires françaises et allemandes, il s’agit à la fois d’agir sur l’insertion sociale des élèves, leur participation à la société, et de protéger le modèle politique démocratique.

Enfin, pour sonder davantage la culture numérique juvénile sous un angle empirique, nous avons utilisé l’outil du MédiaLog. Il s’agit d’une méthode de recherche originale, qui se présente sous la forme d’un journal d’usage, dans lequel une personne consigne ses activités médiatiques sur une durée définie ; il s’agit donc de s’auto-observer. Surtout, cet outil permet de faire développer aux répondants une réflexivité, une prise de recul sur leurs propres pratiques. Nous l’avons utilisé dans une étude pour sonder les pratiques numériques des adolescents du secondaire (lycée et Gymnasium). Les répondant·e·s ont ainsi été, dans la plupart des cas, en mesure de verbaliser leur rapport aux médias et leurs préférences.

L’enjeu de la réflexivité est à la fois scolaire et politique. Elle permet de mieux comprendre les affordances des outils et transférer les compétences informelles dans le domaine formel ; elle permet également de développer une critique. Or, cette réflexivité a moins de chances d’aboutir si les pratiques jugées « non légitimes » sont maintenues aux portes de l’école, et/ou condamnées par celle-ci. C’est par ailleurs ce qu’ont expliqué les formateur·rice·s lors du focus-group réalisé en février 2020 au siège du CLEMI à Paris : ils et elles préconisent à leurs collègues de partir des pratiques des élèves, ce qui est plus enrichissant et productif que d’imposer ce que seraient de « bonnes pratiques ». En cela, l’approche allemande, à la fois au niveau fédéral et du Land du Bade-Wurtemberg, semble inspirante : elle consiste précisément à inciter les enseignants à s’intéresser aux pratiques de divertissement et de communication de leurs élèves sans chercher à les modifier, tandis qu’en France, ces dernières sont peu abordées. L’accent est plutôt mis sur la culture informationnelle et le journalisme plus particulièrement.

 

Pour conclure, l’étude de la légitimation de l’éducation aux médias a consisté à observer comment des sociétés négocient le lien entre médias et éducation, et comment celui-ci se concrétise dans leurs systèmes scolaires en fonction de leurs philosophies éducatives de référence. Il s’agit d’une part d’interroger et de déconstruire des croyances, dans le but de recréer du lien dans une société fragmentée, selon une approche républicaine (en France), et d’autre part de protéger l’individu, de le rendre autonome et lui permettre de s’intégrer harmonieusement à la société dans la continuité du concept de Bildung (en Allemagne). Cette recherche nous aura permis d’explorer ce que sont aujourd’hui les cadres de l’éducation aux médias dans l’institution scolaire et, plus largement la médiation des savoirs, les acteurs qui y participent, les discours qu’ils portent et les tensions qui peuvent émerger entre eux.

2 François Audigier, « Les Éducations à… », Recherches en didactiques, 13-1 (2012), p. 25-38.

3 Alexandre Serres, Dans le labyrinthe : évaluer l’information sur Internet, Caen, C&F éd., 2012.

4 Marcello Vitali-Rosati, « Le “numérique”, une notion qui ne veut rien dire », The Conversation, 2019 [En ligne : http://theconversation.com/

5 Marlène Loico, « De quoi l’éducation aux médias numériques est-elle la critique ? », tic&société, 11-1 (2017), p. 141.

6 Thomas Rathgeb, Peter Behrens, JIM 2018-Jugend, Information, (Multi-)Media, Stuttgart, Medienpädagogischer Forschungsverbund Südwest, 2018 [En ligne

7 CREDOC, Baromètre du numérique 2019, Paris, Conseil Général de l’Économie, de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies (CGE), Autorité de

8 Par exemple, Nathanaël Wallenhorst ou encore Anémone Geiger-Jaillet.

9 Laurence Corroy-Labardens, Éducation et médias : la créativité à l’ère du numérique, Londres, ISTE Éditions, 2016.

10 Friederike von Gross, Dorothee Meister, Uwe Sander (dir.), Die Geschichte der Medienpädagogik in Deutschland, Weinheim, Beltz Juventa, 2015.

11 Données issues de l’étude ICILS (International Computer and Information Literacy Study), 2019.

12 Kultusministerkonferenz, Bildung in der digitalen Welt-Strategie der Kultusministerkonferenz, 2016.

13 Gesellschaft für Informatik (GfI), Dagstuhl-Erklärung : Bildung in der digitalen vernetzten Welt. Eine gemeinsame Erklärung der Teilnehmerinnen und

14 Id., Frankfurt-Dreieck zur Bildung in der digital vernetzten Welt – ein interdisziplinäres Modell, 2019.

Notes

2 François Audigier, « Les Éducations à… », Recherches en didactiques, 13-1 (2012), p. 25-38.

3 Alexandre Serres, Dans le labyrinthe : évaluer l’information sur Internet, Caen, C&F éd., 2012.

4 Marcello Vitali-Rosati, « Le “numérique”, une notion qui ne veut rien dire », The Conversation, 2019 [En ligne : http://theconversation.com/le-numerique-une-notion-qui-ne-veut-rien-dire-116333. Consulté le 28 février 2020].

5 Marlène Loico, « De quoi l’éducation aux médias numériques est-elle la critique ? », tic&société, 11-1 (2017), p. 141.

6 Thomas Rathgeb, Peter Behrens, JIM 2018-Jugend, Information, (Multi-)Media, Stuttgart, Medienpädagogischer Forschungsverbund Südwest, 2018 [En ligne : https://www.mpfs.de/studien/jim-studie/2018/].

7 CREDOC, Baromètre du numérique 2019, Paris, Conseil Général de l’Économie, de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies (CGE), Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes (ARCEP) et Agence du numérique, 2019 [En ligne : https://www.credoc.fr/publications/barometre-du-numerique-2019].

8 Par exemple, Nathanaël Wallenhorst ou encore Anémone Geiger-Jaillet.

9 Laurence Corroy-Labardens, Éducation et médias : la créativité à l’ère du numérique, Londres, ISTE Éditions, 2016.

10 Friederike von Gross, Dorothee Meister, Uwe Sander (dir.), Die Geschichte der Medienpädagogik in Deutschland, Weinheim, Beltz Juventa, 2015.

11 Données issues de l’étude ICILS (International Computer and Information Literacy Study), 2019.

12 Kultusministerkonferenz, Bildung in der digitalen Welt-Strategie der Kultusministerkonferenz, 2016.

13 Gesellschaft für Informatik (GfI), Dagstuhl-Erklärung : Bildung in der digitalen vernetzten Welt. Eine gemeinsame Erklärung der Teilnehmerinnen und Teilnehmer des Seminars auf Schloss Dagstuhl, Zentrum für Informatik GmbH, Leibniz, 2016.

14 Id., Frankfurt-Dreieck zur Bildung in der digital vernetzten Welt – ein interdisziplinäres Modell, 2019.

Citer cet article

Référence papier

Sabine Bosler, « Éduquer aux médias à l’ère numérique : enjeux communicationnels de la médiation des savoirs dans une perspective franco-allemande », Revue du Rhin supérieur, 3 | 2021, 119-128.

Référence électronique

Sabine Bosler, « Éduquer aux médias à l’ère numérique : enjeux communicationnels de la médiation des savoirs dans une perspective franco-allemande », Revue du Rhin supérieur [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/rrs/index.php?id=197

Auteur

Sabine Bosler

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