Les liniers de Trautenau. Deux documents inédits

DOI : 10.57086/sources.124

p. 177-194

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L’histoire de la firme J. A. Kluge en Bohême (1797-1919)

Archives régionales de Zámrsk, archives du district de Trutnov, fonds de la firme J. A. Kluge de Horní Staré Město, carton 25, numéro d’inventaire 227, « Fondation et développement de la firme J. A. Kluge, [histoire] compilée par Franz Kluge, ingénieur ». Tapuscrit daté du 20 juillet 1944, rédigé à la demande de la municipalité. La traduction ci-dessous correspond approximativement à la moitié du texte d’origine.

Remarques de traduction

Compte tenu du nombre réduit de prénoms masculins utilisés par la famille Kluge, un numéro indiquant la génération a été ajouté aux descendants des fondateurs. L’auteur de cette relation historique est Franz [III] Kluge, dit aussi l’ingénieur Franz Kluge. Il écrit en allemand, à propos de localités situées en Bohême du nord-est au pied des monts des Géants (Riesengebirge/Krkonoše) ; lieux qui, à l’époque du tapuscrit, étaient majoritairement peuplés de germanophones. Les noms géographiques ont donc été laissés en allemand, leur équivalent tchèque étant indiqué en note à la première occurrence.

On a voulu rester assez proche des façons d’écrire de l’auteur, par exemple en gardant la plupart des titres de civilité, même pour des personnes décédées à l’époque de la rédaction. Cette dernière eut lieu alors que le district de Trutnov, Trautenau en allemand, avait été intégré au Troisième Reich après les accords de Munich du 30 septembre 1938, ce qui se ressent dans l’emploi de certains termes comme Gefolgschaft pour désigner les salariés de l’entreprise. Ce mot implique un lien hiérarchique à l’employeur, avec une connotation féodale puisqu’il peut se traduire par « cour » ou « cortège », ainsi qu’une certaine familiarité (« gens de maison »). On a choisi de le rendre, selon le contexte, par plusieurs expressions proches (membres ou salariés de la communauté de l’entreprise ou de la maison Kluge). D’autres tournures feront l’objet d’un commentaire spécifique dans l’introduction. Les passages entre crochets droits sont un ajout de Ségolène Plyer.

*

Nos ancêtres sont venus de Silésie s’installer à Hermannseifen1 au xviie siècle, après la guerre de Trente ans. Ils provenaient plus exactement de la région de Görlitz, comme des recherches l’ont montré. Les registres de l’église de Hermannseifen ont été détruits dans un incendie, ce qui rend impossible d’établir la date précise de leur arrivée. Appelés Klug à l’époque, ils étaient tisserands de profession. Ils se firent une place dans leur nouvelle patrie en tant que tisseurs de lin et ils exploitaient aussi une petite ferme, jusqu’à ce qu’en 1797, un rejeton de la famille plein d’entreprise, Johann Adam Klug, né en 1777, fasse malgré sa jeunesse enregistrer l’activité familiale sous son nom dans le livre des corporations du district d’Arnau2. La date de 1797 est donc considérée comme l’année où notre firme fut fondée.

Ce Johann Adam Klug est l’arrière-grand-père et l’arrière-arrière-grand-père des sociétaires actuels de l’entreprise. Il développa rapidement son activité : partout où il le pouvait dans la région des Monts des Géants, il achetait le lin, qu’on filait alors au rouet dans la plupart des maisons. Il le faisait tisser sur son métier à Hermannseifen, chez d’autres dans le village ou dans les environs, ou encore revendait le fil. Plus tard, il reprenait les pièces tissées et s’occupait de les préparer, puis de les vendre.

Johann Adam Klug se maria trois fois. Les propriétaires actuels de l’entreprise sont issus de son second mariage avec Madame Helena John, alors que les enfants issus des autres mariages n’ont pas atteint l’âge adulte.

Klug ne se borna pas à commercer autour de son village, mais fréquenta bientôt régulièrement la foire de Vienne, où il avait un emplacement dans l’actuel parc de l’église Votive. En parallèle, il aménagea un petit magasin dans la cave voûtée d’une ruelle de la vieille ville qui, confié à un domestique, servait de dépôt et de magasin de transit. À l’époque de la foire, Klug y logeait, comme plus tard son fils et même ses petits-fils quand, tout jeunes hommes, ils furent envoyés à la foire de Vienne entre 1859 et 1862. Ce magasin fut le point de départ de la filiale de la firme à Vienne, une succursale commerciale dont le dernier emplacement fut au numéro 12 de la Werdertorstrasse jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale. C’est seulement après la destruction de la monarchie d’Autriche-Hongrie que, dans les années 1930, elle fut transformée en représentation de l’entreprise pour l’Autriche. Depuis ce point de vente principal, Klug avait étendu ses relations d’affaire, notamment avec les territoires italiens qui appartenaient alors à l’Autriche. Une fois l’an, il allait y vendre sa marchandise avec son propre charroi. Au retour, il transportait des articles en soie pour Vienne et Prague. Plus tard, le fret consista aussi en tabac de la régie autrichienne, acheté à la fabrique de Sedletz3. Le successeur de Johann Adam Klug, son fils Franz, avait en effet pris en charge le débit principal du tabac pour le district de Trautenau4, après avoir ouvert une filature dans la ville et y avoir déménagé les principaux bureaux de l’entreprise de Hermannseifen. Ce débit se trouvait sous l’arcade de l’église et il était tenu par une tante célibataire du côté maternel. L’activité fut abandonnée après le décès de celle-ci.

Johann Adam Klug, le fondateur de l’entreprise, avait l’habitude d’ajouter une boucle à sa signature qui ressemblait à un « e » ; comme il commençait d’avoir des concurrents sur le marché du lin qui portaient le même nom que lui, il dériva le nom Kluge de cette signature. Son fils, né en 1821, s’appela Franz Kluge dès son inscription sur le registre des baptêmes. Etant données ses relations commerciales avec l’Italie, qu’il voulait encore renforcer, il envoya ce fils dès son jeune âge en apprentissage chez son partenaire en affaires ; Franz acheva sa formation en « entrant en condition », comme on disait à l’époque, à Ancône.

A l’automne de l’année de son retour, en 1842, Franz Kluge épousa Johanna, la fille du cordonnier et commerçant en cuir Ignaz Etrich, du village de Freiheit5. Johann Adam Kluge se sentait dépassé par les débuts de la mécanisation du filage du lin ; celle-ci changeait nécessairement les méthodes d’achat du fil, d’élaboration des toiles et bientôt aussi du commerce du lin. Il confia la direction de l’entreprise à Franz qui, entre-temps, avait fondé une famille et avait rapidement fait preuve de ses aptitudes dans l’affaire familiale.

Le jeune Franz Kluge, désormais propriétaire de la firme, observait avec grand intérêt comment le filage mécanique du lin se développait dans la région de Trautenau depuis les années 1840 ; Monsieur Johann Faltis avait, dès la fin des années 1830, ouvert à Jungbuch6 la première filature industrielle de Bohême. Franz Kluge s’adapta à ce fil qui remplaçait sur le marché le lin filé manuellement, considéré comme trop cher et, par bien des côtés, de moindre qualité ; par ailleurs, il allait vendre annuellement ses tissus et son lin en Italie. Au bout de quelques années, il vit son affaire si solide qu’avec son beau-frère, Monsieur Josef Etrich, le grand-père du chef actuel de la société en commandite « Ignaz Etrich K.G.7 » d’Oberaltstadt8, il put se lancer dans le filage mécanique du lin en fondant la firme « Kluge et Etrich ». Franz Kluge destina son aîné, qui s’appelait Johann Adam [Johann II] comme son grand-père, à cette branche de l’activité familiale. L’un des fils de son beau-frère, Ignaz [II] Etrich, montrait de belles dispositions pour la mécanique ; il fut envoyé deux ans dans une usine de Leeds qui fabriquait les machines nécessaires à produire le fil de lin et qui avait fourni les filatures de la région de Trautenau. Le moulin dit du Bas fut acheté à Oberaltstadt, ainsi que son installation hydraulique ; tirant parti de la force de la rivière Aupa9 à cet endroit, une filature mécanique de 8 000 broches fut construite, avec des machines et d’après des plans anglais. Elle fut progressivement mise en service en 1854. Les deux cousins Johann [II] Kluge et Ignaz [II] Etrich travaillaient ensemble en bonne entente, le premier comme chef des achats de lin et de la production, le second comme chef technique, tandis qu’un oncle, fils d’Ignaz Etrich l’Ancien et prénommé Johann, s’occupait du bureau de vente à Trautenau.

Puisque leurs affaires marchaient si bien et qu’en raison de la guerre civile américaine, les importations de coton avaient été interrompues, ce qui avait extraordinairement accru la demande en fil de lin, les compagnons Kluge et Etrich jugèrent le moment venu d’augmenter le nombre de broches. Ils achetèrent donc en 1862 l’installation hydraulique de l’ancien atelier communal de teillage d’Oberaltstadt, qui existait encore, et le terrain attenant. Ils y construisirent une deuxième filature tout à fait semblable à la première. Au début de l’année 1865, alors qu’elle était prête à entrer en service, les deux beaux-frères décidèrent de se séparer. Ils tirèrent au sort les deux fabriques d’Oberaltstadt. Le sort attribua la nouvelle en amont de l’Aupa à la firme J. A. Kluge. L’ancienne en aval prit le nom de « firme Ignaz Etrich et fils », Ignaz [II] ayant pris ses deux fils comme associés10. Le 1er juillet 1865, les broches se mirent à tourner dans chaque fabrique pour leurs propriétaires respectifs.

La vente de lin de la firme J. A. Kluge, qui s’était poursuivie jusqu’alors à Hermannseifen, fut ajoutée à la filature d’Oberaltstadt. Juste après l’incendie qui avait ravagé Trautenau en 1861, Franz Kluge avait acquis la parcelle n° 21 sur la grand-place et s’y était bâti une maison moderne pour l’époque. Les bureaux de l’entreprise y furent installés en 1865. Franz Kluge vint y habiter après la mort de sa femme en 1871 et c’est dans cette maison, qui se trouve maintenant dans les mains du petit-fils qui porte son nom11, qu’il mourut le 3 janvier 1888. Il fut toutefois inhumé à Hermannseifen, dans le caveau familial qui avait été construit entre-temps.

Bientôt, le poste de chef technique de la filature de la firme J. A. Kluge fut confié au fils d’une sœur de Franz Kluge, Monsieur Josef Kaulich. Ce dernier avait été formé dans l’Empire allemand, à l’école professionnelle de Mittweida qui était à l’époque une référence pour le textile, puis il avait acquis un peu d’expérience dans une autre filature. Monsieur Johann [II] Kluge conserva la direction de la filature, ainsi que la gestion de son activité. En 1872, Franz Kluge se décida à prendre ses fils et collaborateurs Johann [II], Franz [II] et Josef comme sociétaires de sa firme J. A. Kluge, qui devint une « société commerciale ouverte12 » . L’aîné, Johann [II], s’installa à Oberaltstadt ; les deux autres, à Hermannseifen.

C’est de cette époque que date le premier élargissement de gamme de la filature vers un fil de lin plus fin qui, jusqu’à la Première Guerre mondiale, fut développé avec tant de soin qu’à côté d’une filature de Lille, la firme J. A. Kluge était considérée comme le numéro un dans ce domaine sur le continent européen. En 1865, des ateliers furent construits pour assurer les réparations nécessaires aux machines en bois et en fer, qui durent être encore agrandis par la suite, car la filature croissait aussi : après sa première extension en 1872, la filature d’Oberaltstadt comptait environ 13 500 broches pour le lin et l’étoupe.

Les filatures de notre région, dont celle de la firme J. A. Kluge, étaient conçues pour être alimentées par la production intérieure de lin. Rapidement toutefois, il fut nécessaire d’importer des quantités toujours plus conséquentes de lin, essentiellement de Russie. Le processus d’achat changea donc du tout au tout ; il était désormais indispensable d’avoir des espaces de stockage plus vastes qu’auparavant. Par conséquent, une annexe fut ajoutée en 1875 au bâtiment principal pour servir de magasin ; mais un incident – la charpente brûla à la Pentecôte 1876 – changea son affectation et elle servit à abriter le parc des machines qui ne cessait de se moderniser et de s’agrandir. La question du stockage fut résolue en 1883, lorsque le bâtiment principal fut surélevé d’un demi-niveau pour atteindre sa taille définitive de deux étages. Un autre magasin de lin, suffisamment grand à l’époque, lui fut ajouté. Grosso modo, ces transformations correspondirent à l’achèvement d’un cycle de développement de la filature.

Les conditions de logement des ouvriers étaient notoirement insuffisantes. De plus, l’inondation catastrophique de 1882 pesa lourdement sur elles. Dès 1884, une fois les principaux dégâts de celle-ci réparés, l’entreprise se mit à construire généreusement des maisons ouvrières et ce, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Progressivement furent bâties trois maisons destinées chacune à deux familles d’employés, trente-sept maisons individuelles d’ouvriers et huit habitations à un étage. Ces dernières logeaient chacune six à huit familles qui disposaient d’une à deux pièces, d’une cave, d’un grenier et d’une resserre à bois commune. En 1919-1920 s’ajouta une grande maison double, occupée par dix-huit familles locataires en tout.

En 1878, les terrains attenant à la filature d’Oberaltstadt, situés de l’autre côté de l’Aupa en amont, avaient été achetés à Monsieur Wenzel Illner et un droit de conduite d’eau depuis Trübenwasser13 avait été acquis. Là, une blanchisserie industrielle pour le fil de lin fut construite. Mais lorsqu’en 1880, Monsieur Franz Kluge acquit les domaines de Hermannseifen et Mohren14, inscrits au registre des propriétés nobles de Bohême15, sur lesquels se trouvait aussi une blanchisserie comprenant les bâtiments et les droits de blanchir et de colorer le lin, on décida de vendre celle d’Oberaltstadt et de transférer l’activité de blanchiment à Hermannseifen. Dans l’esprit du temps, cette dernière était dans la continuité du tissage et il semblait nécessaire de pouvoir blanchir sur place les pièces tissées. L’usine d’Oberaltstadt fut donc vendue en 1882 à Fred William Duncan qui, à son tour, la céda après la guerre mondiale à un consortium de cinq entreprises juives d’Eipel16.

Dès ses débuts, Monsieur Franz [II] Kluge, diplômé de l’École secondaire commerciale de Prague17, avait été le chef des affaires commerciales de la partie « tissage » de l’entreprise à Hermannseifen. Il était secondé par Monsieur Josef Kluge18 qui prit ensuite la direction de la blanchisserie, d’abord à Oberaltstadt, ensuite à Hermannseifen. Les deux frères vivaient dans la maison familiale, construite dans les années 1820 au confluent des ruisseaux de Hermannseifen et de Mohren, en face de l’habitation d’origine des Klug. Dans les années 1870, une maison fut construite pour Monsieur Franz [II] Kluge, dans laquelle furent aménagés des espaces de vente, de réception et de stockage de la marchandise. Le bureau des expéditions servait aussi de poste impériale et royale pour le village ; Franz [II] Kluge était donc aussi maître de poste. Après l’achat du domaine de Hermannseifen, sur lequel s’élevait une grande bâtisse moderne appelée le château, construite vers 1850 par le précédent propriétaire, le baron Silberstein, Monsieur Josef Kluge s’y installa, tandis que la demeure familiale était transformée pour loger contremaîtres et employés de l’entreprise. Après l’intégration au Reich, on a entrepris de la remanier complètement pour la transformer en maison du personnel, destinée aux salariés de la maison J. A. Kluge travaillant à l’usine de tissage. Malheureusement, la guerre a empêché ces travaux d’aboutir19.

En mai 1885, un violent orage fit brûler la filature de Dunkelthal20, propriété de l’entreprise de tissage de lin Morawetz & Oberländer d’Eipel qui, dans les années 1870, avait acheté cette fabrique à son fondateur, le comte Aichelburg, châtelain de Marschendorf21. La firme J. A. Kluge se porta immédiatement acquéresse des ruines, des bâtiments encore debout, de l’installation hydraulique et des droits liés à la propriété, pour étendre l’activité de filature sous la direction de Johann [II] Kluge, d’abord avec 3 600 broches. Cette fabrique était destinée à produire du fil à partir du lin peigné à Oberaltstadt, et c’est ainsi que les choses sont restées jusqu’à ce jour.

Avec la disparition de Monsieur Franz Kluge le 3 janvier 1888, c’est comme si une phase du développement de l’entreprise s’était achevée. La firme était alors sous le régime d’une société commerciale ouverte. Les trois sociétaires22 y accueillirent leur plus jeune frère, Monsieur le Dr Alois Kluge, avocat à Trautenau. Les quatre frères se répartirent le travail. Johann [II] Kluge continua de diriger la filature d’Oberaltstadt, ses frères continuèrent de gérer l’usine de tissage et la blanchisserie à Hermannseifen, et d’administrer le grand domaine où se trouvait une brasserie. Le Dr Alois Kluge fut le conseiller juridique de la firme à Trautenau. Le domaine de Hermannseifen-Mohren fut bientôt vendu à Josef Kluge qui avait neuf enfants et voulait préparer l’avenir de ceux qui n’étaient pas destinés à entrer dans l’entreprise familiale. En 1889, il sortit donc de l’actif de l’entreprise J. A. Kluge pour devenir la propriété privée de son sociétaire Josef Kluge.

Les frères se mirent d’accord sur le principe que chaque branche de la famille aurait le droit de mettre deux de ses descendants masculins à disposition de l’entreprise. Mais comme seuls MM. Johann [II] et Josef Kluge avaient plusieurs fils, tandis que M. Franz [II] Kluge ne conserva qu’une fille après la mort de son fils unique en 1886 et que M. Alois Kluge n’eut de fils qu’en 1891, cet arrangement ne s’est pas pleinement réalisé. M. Johann [II] Kluge avait donc décidé que ses trois fils travailleraient dans l’entreprise. Après le décès prématuré de l’un d’entre eux en 1901, il ne restait plus que l’ingénieur Franz [III] Kluge, né en 1876, l’auteur de ces lignes, et son frère Johann [III], né en 1885, tandis que M. Josef Kluge destinait son aîné Ignaz, né en 1875, et son second fils Alfred, né en 1876, à entrer dans l’entreprise. Ce dernier en sortit néanmoins rapidement, car son père souhaitait qu’il se consacre à une entreprise de fonderie et de construction mécanique achetée à Arnau23. Le cadet, Heinrich, fut envoyé en Amérique pour se renseigner sur les possibilités d’exportation ; mais il n’a pas rejoint l’entreprise par la suite.

Tous les jeunes gens destinés à travailler dans la firme y furent préparés par une formation particulière. M. Johann [II] Kluge fit entrer son aîné Franz [III], après le lycée technique24, à l’École supérieure technique de Prague, où il obtint le titre d’ingénieur après avoir passé la deuxième partie pratique de l’examen d’État, pour prendre la direction technique de la filature. Le second, Johann [III], qui devait être formé à la commercialisation, fut envoyé par son père à l’École secondaire de commerce25 de Vienne. Puis les deux frères, après avoir obtenu leur diplôme et passé quelque temps dans l’entreprise pour engranger une première expérience, furent envoyés à Belfast, la capitale de l’industrie linière britannique, afin d’acquérir en Irlande non seulement la langue anglaise, mais encore les connaissances nécessaires à diriger une filature de lin et les méthodes de transformation de la matière première. M. Josef Kluge envoya son fils Ignaz à l’École d’État des métiers à Reichenberg26, dont l’actuelle école professionnelle textile faisait alors encore partie, afin de le placer plus tard à la direction de l’usine de tissage. Alfred Kluge fut formé pour diriger la commercialisation. Le plus jeune de cette génération, M. Fritz Kluge, fils de l’avocat de Trautenau, fut aussi envoyé étudier en Amérique, une fois achevée la première partie de sa formation. Il demeura presque une année à Boston pour se familiariser avec les éléments de son futur emploi dans le secteur commercial et financier de l’entreprise.

Dans les années 1890, alors que, comme dans la première décennie de celui-ci27, la conjoncture était très instable, les sociétaires s’étaient décidés à moderniser le tissage à Hermannseifen. Jusqu’alors, il n’y avait qu’un atelier de tissage28 associé à des dépôts29 situés dans les principaux villages tisserands du piémont30. À côté de cet atelier se trouvait une manufacture assez insignifiante, comparativement parlant, équipée de vieilles machines Jacquard en bois. Le tissage à la main fut mécanisé. De grands bâtiments furent construits et environ 240 métiers mécaniques à tisser le lin, modernes pour l’époque, furent achetés pour partie en Angleterre, pour partie en Allemagne. Cette construction se fit en deux étapes. Elle fut encore agrandie avant la Première Guerre mondiale par l’adjonction d’un bâtiment de réception et d’expédition de la marchandise, avec bureaux.

En plus de maisons ouvrières de bois construites autrefois par la firme où, dès le départ, un métier à tisser, lui aussi en bois, avait été intégré à chaque logement, diverses petites maisons furent achetées au tournant du siècle et pour finir, on bâtit un ensemble d’habitations individuelles comme celui d’Oberaltstadt. Après la Première Guerre mondiale, une partie du vieux bâtiment du finissage des tissus par les opérations d’apprêt, fut transformé en logements pour les employés de bureau31. Parallèlement, trois grandes maisons pour les ouvriers de Dunkelthal furent construites dans la première décennie du siècle, parce que le manque de logements ouvriers commençait à se faire sentir au détriment de la firme, surtout après l’agrandissement de la filature en 1910. Ils devaient offrir des habitations meilleures et plus confortables, et permettre à l’entreprise de conserver ses ouvriers expérimentés.

Vers le début du siècle32, à l’arrivée des forces vives de la quatrième génération, une nouvelle phase de la firme commença. À Hermannseifen, Ignaz Kluge était actif dans l’usine de tissage depuis 1898 ; l’ingénieur Franz [III] Kluge, après une année transitoire à la filature d’Oberaltstadt en 1900, avait passé l’année 1901 en Irlande. Il entra définitivement dans la firme en 1902, mais ne fut reçu comme sociétaire qu’en 1912, après le décès en 1909 de Josef Kluge qui avait eu pour conséquence que son fils aîné, Ignaz, était automatiquement devenu sociétaire. Quant à Monsieur Johann [III] Kluge, il devint sociétaire quelques années plus tard.

Les propriétaires de la firme, notamment M. Johann [II] Kluge l’Ancien, directeur de la partie « filature », avaient toujours en vue le bien-être social des salariés de la maison. Cette sensibilité était plus développée chez eux qu’il n’était ordinaire à leur époque. En 1898, les salariés J. A. Kluge fondèrent une coopérative ; on fit une place à sa succursale dans les maisons de Dunkelthal. Administrée par un comité de salariés avec le concours de la firme, elle étendit ses bienfaits à tous pendant les quarante années de son existence, jusqu’à sa dissolution ordonnée en 1939. Dès le milieu des années 1890, Johann [II] Kluge avait institué des cours du soir de cuisine et de couture, où tout le matériel était fourni, dans lesquels des ouvrières, par groupes de douze, étaient formées gratuitement aux activités d’une maîtresse de maison. Le temps de travail qui, dans toutes les autres filatures de la vallée de l’Aupa, était de soixante-cinq heures par semaine jusqu’à la Première Guerre mondiale, avait été réduit à soixante et une heure et demie et les ouvriers disposaient de tout leur samedi après-midi. Dès les années 1880, les membres de la communauté de l’entreprise qui tombaient malades étaient pris en charge par la caisse maladie de l’entreprise, qui étendait ses bienfaits à toutes les usines de la firme et qui, après la Première Guerre mondiale, fut incluse de force par le nouveau gouvernement tchèque [sic] à la caisse du district.

La conjoncture particulièrement favorable en 1907 et 1908 donna aux chefs de l’entreprise, à la demande de M. Johann Kluge, l’occasion d’ouvrir à Oberaltstadt en face de la filature un foyer pour les enfants33 des ouvrières de l’usine. Âgés de deux à six ans, ils étaient gardés pendant la journée dans cet établissement modèle, pour l’époque. La politique sociale de l’entreprise s’étendit aux mères de nourrissons, à qui on payait le temps de travail qu’elles passaient à allaiter. Elles recevaient aussi un demi-litre de lait en supplément. Cette mesure, prise contre la pénurie de fileuses qui s’annonçait, fut un succès. Pendant la guerre mondiale de 1914 à 1918, une partie du foyer d’enfants fut mise à la disposition de l’infanterie comme hôpital militaire de réserve. Vingt-cinq à trente blessés y furent soignés gratuitement.

Les grandes incertitudes de la conjoncture dans les années précédant la Première Guerre mondiale poussèrent les industriels à se rapprocher. Il était naturel pour la firme de s’associer au Groupement34 des industriels de Bohême de l’est, dont le siège était à Trautenau, qui était une branche de la Ligue des industriels autrichiens créée à cette époque-là. Au début, ce regroupement provoqua des tensions sociales dont la firme souffrit, mais moins que la plupart des industriels liniers, grâce à ses aménagements en faveur des ouvriers. Puis cette adhésion se révéla très avantageuse. Par ailleurs, M. Johann [II] Kluge l’Ancien fut élu président du Groupement des intérêts liniers autrichiens lorsque ce dernier fut fondé à Trautenau, et le demeura jusqu’à sa dissolution après la guerre mondiale35. Le siège de ce groupement était administré par M. le Dr Ernst von Stein. Son but était de promouvoir une coopération étroite entre tous les cercles intéressés par la culture et la transformation du lin, afin de ralentir sa désaffection à l’intérieur36 et pour soutenir la transformation et l’indispensable exportation de fil et d’articles liniers. Pour ranimer la culture du lin, le Groupement fonda, en association avec l’École d’agriculture et de culture du lin à Trautenau, sa propre station d’expérimentation. Son directeur fut, plus tard, appelé à diriger le laboratoire de recherche sur les fibres libériennes de la Société de l’empereur Guillaume (Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft), à Sorau37. En effet, cette station d’expéri-mentation suscita de moins en moins d’intérêt, notamment de la part des agriculteurs, et donc de moyens financiers ; elle dut fermer en 1910.

M. l’ingénieur Franz [III] Kluge avait toujours accordé beaucoup d’importance à l’inclusion d’une retorderie dans la filature. Il avait fait ses observations en Angleterre sur cette question et rassemblé les connaissances nécessaires pour ajouter à l’entreprise familiale ce complément qu’il jugeait indispensable. Au début, la concurrence étrangère était trop forte pour pénétrer dans ce segment de la fabrication sans grande difficulté ; mais le développement de la fabrication de sacs de jute, cousus avec une grande quantité de fil retors, et de l’industrie de la chaussure, qui adoptait de plus en plus les souliers cousus à la machine, allaient dans son sens ; de sorte qu’au déclenchement de la guerre mondiale, la firme était prête à livrer à l’infanterie une partie du fil retors dont cette dernière avait besoin.

La croissance de la vente des articles tissés, à laquelle s’ajoutait la demande en fil retors de couleur ou bien grand blanc, de la part de l’industrie de la dentelle et de la passementerie dans les Monts métallifères et les Monts de l’Aigle, requérait l’agrandissement de la blanchisserie, jusqu’alors équipée seulement pour blanchir d’un quart38, au maximum de 50%. Là encore, les travaux préparatoires se déroulèrent jusqu’à la veille de la guerre mondiale : en 1912, il fut arrêté que l’atelier de blanchiment du fil serait agrandi dans le sens que nous venons d’indiquer et sa capacité de production augmentée, tandis que le blanchiment des articles tissés serait modernisé. Des bâtiments tout neufs furent construits à Hermannseifen avec, en 1913 et 1914, une nouvelle conduite d’eau et une station d’épuration. Malheureusement, la guerre interrompit les derniers travaux ; c’est seulement ensuite que, luttant contre de grandes difficultés, on put poursuivre ce développement et s’adapter à la modernisation particulièrement rapide du blanchiment dans l’industrie linière.

En 1918, en raison de la pénurie de charbon entraînée par la guerre, quelques firmes de la région s’étaient réunies pour acheter, à Radovenz39, le puits Catherine qui n’était alors presque plus exploité. Ceci permit certes à la firme de couvrir ses besoins en charbon pour la dernière période de la guerre, mais le développement de cette entreprise ne fut pas satisfaisant, malgré l’importance des moyens investis pour installer un lavoir à charbon et une centrale électrique dans le puits, qui fonctionnait parallèlement à la Centrale de Bohême orientale ; la firme finit par mettre fin, à perte, à sa participation en 1942.

Suivant le mot d’ordre du « charbon blanc » (l’énergie hydro-électrique) lancé après l’expérience de la pénurie de charbon pendant la Première Guerre mondiale, une installation hydroélectrique fut construite à Hermannseifen en utilisant la force combinée des deux ruisseaux qui se rejoignent près de la blanchisserie industrielle, le Seifen40 et le Silberbach41. Cette installation était moderne, mais très coûteuse et malheureusement pas rentable, le débit étant variable et souvent très faible. En même temps, le site fut relié au réseau de la Centrale électrique de Bohême de l’est et les vieilles installations motrices à vapeur des deux usines furent supprimées.

À Dunkelthal, après l’inondation catastrophique de 1897, l’indispensable rénovation des installations motrices à eau et à vapeur de la filature et leur agrandissement, ainsi que – surtout lorsque la conjoncture était bonne – la demande soutenue pour notre fil qui avait toujours joui d’une réputation de qualité, conduisirent les sociétaires de la firme à songer d’agrandir l’usine qui comptait alors environ 3 800 broches. En 1910, le bâtiment fut prolongé par un autre et progressivement, on atteignit le nombre actuel de 6 500 broches.

À ce jour, la filature de Dunkelthal continue d’être alimentée seulement par le lin peigné d’Oberaltstadt. Son agrandissement, ainsi que des innovations dans les machines à filer le lin, exigeaient de prévoir aussi l’extension de la salle des peigneuses du lin à Oberaltstadt. Tout d’abord, sous la direction du jeune ingénieur Franz Kluge, un atelier à toit de shed fut bâti en 1904 (voici bien longtemps !) avec plusieurs élévateurs pour faciliter le transport, afin de permettre une production sans à-coup de l’entrepôt des matières premières jusqu’au magasin du fil. À partir de 1902, on introduisit aussi une installation de dépoussiérage afin d’améliorer les conditions sanitaires dans lesquelles travaillaient les membres de la communauté ouvrière. Dès 1902, quand ici personne n’y songeait encore, un système d’aération fut aménagé dans la carderie sur le modèle américain.

Ensuite, toujours dans le cadre du réaménagement de l’atelier des peigneuses mécaniques, un nouveau bâtiment fut construit en 1912-1913 qui, heureusement, entra en fonction avant le début de la guerre mondiale. À la même époque, une modification plus importante des lieux fut nécessaire, parce qu’il fallait faire de la place pour la production croissante du fil retors. Ceci se fit en parallèle avec le déplacement de la chaudière, jusqu’alors installée sous le séchoir, que les autorités demandaient de placer dans une chaufferie à part. Cette dernière fut construite en 1908, en même temps que les turbines de l’installation hydraulique d’Oberaltstadt étaient rénovées ; là-dessus, le séchage fut transformé par l’installation d’un séchoir mécanique moderne, qui libéra de la place pour la retorderie ainsi que pour certaines améliorations sociales. Seule l’installation motrice à vapeur, désormais trop faible, ne fut pas modernisée.

Alors que la chaudière était déplacée, une seconde installation motrice fut mise en place en 1906, accouplée directement à un générateur de courant triphasé et reliée par ligne à haute tension à la Centrale électrique de Bohême orientale, après la mise en activité de cette dernière42. Auparavant, les anciennes turbines hydrauliques avaient été remplacées par une nouvelle installation de turbines Francis de la firme J. Voith de Sankt-Polten, de 400 chevaux-vapeur à plein débit, avec modernisation complète du vieil entraînement primaire. Après les dégâts causés par l’inondation de 1907 au déversoir d’Oberaltstadt, ce dernier fut réparé d’après les directives les plus modernes et le fossé supérieur, remis en état. Ainsi fut-il possible d’abandonner en 1906 l’ancien système d’éclairage public au gaz de pétrole comprimé à Oberaltstadt et d’introduire partout l’éclairage électrique. Avant même la mise en service de la Centrale électrique de Bohême orientale à Parschnitz43, la firme avait fourni à la majeure partie d’Oberaltstadt lumière et électricité, grâce à l’électrification partielle permise par la rénovation de l’installation hydraulique et l’ajout d’une installation motrice à vapeur en 1905 ; de sorte que cette localité, qui avait le statut de commune rurale, fut l’une des premières autour de la ville de Trautenau à bénéficier des bienfaits de l’électricité.

Le déclenchement de la guerre marque la fin de cette période de croissance relative ; pendant les hostilités et ensuite, la direction de la firme fut confrontée à des tâches autrement plus difficiles. Au début de la guerre, les réserves de lin étaient toutefois exceptionnellement abondantes et on saisit encore quelques occasions pour acheter de la matière première, de sorte que l’activité put se poursuivre à plein régime jusqu’en juin 1915, malgré l’enrôlement d’une grande partie des ouvriers hommes dans l’armée44. Alors surgirent diverses difficultés, palliées néanmoins par notre firme puisqu’on réussit à raccorder la filature de fils fins à l’installation hydraulique électrique, de manière à y travailler en double équipe pour fabriquer le fil de lin nécessaire à la toile d’avion, ce qui était très important pour la guerre. C’est pourquoi notre firme eut plusieurs fois la possibilité d’être livrée en matières premières depuis la Belgique ; toutes les entreprises linières n’avaient pas accès à ces livraisons.

Pendant la Première Guerre mondiale, deux fils de M. Johann Kluge et trois fils de M. Josef Kluge furent enrôlés. L’ingénieur Franz Kluge fut mobilisé dans la 13e section du ministère de la Guerre à Vienne pour des missions spécifiques et donc libéré de ses obligations militaires après une brève instruction. Dans l’exercice de ses fonctions, il demanda dès le début de 1915 à être chargé de rechercher des moyens d’approvisionner sa filature et d’autres liniers autrichiens en matières premières de Russie ; il fut autorisé à se rendre en Suède. Seuls quelques-uns des autres filateurs s’engagèrent, certains d’entre eux très modestement, dans cette entreprise dont ils ne se promettaient pas grand-chose. En janvier 1915, l’ingénieur Franz Kluge fit un premier voyage en Suède pour négocier avec les fournisseurs de lin passés de Russie dans ce pays neutre. Par des voyages répétés, ainsi que l’aménagement de grands entrepôts chez une firme amie à Sörforsa dans la province du Hälsingland, il réussit à acheter plus de 10 000 tonnes de lin à la Russie pendant la guerre. Malgré de grandes difficultés, en changeant plusieurs fois de méthode, il parvint aussi à acheminer ce lin en Autriche45 à l’exception de 1 500 tonnes. Jusqu’à ce que nos troupes, en occupant les territoires cultivant le lin de la Pologne et la Lituanie46, puissent de nouveau alimenter l’arrière en matières premières, l’industrie du filage du lin et particulièrement notre firme bien évidemment, put donc être approvisionnée, même si ce fut avec une grande parcimonie.

Dès la guerre mondiale, une organisation obligatoire de guerre chargée de gérer les affaires concernant le fil de lin avait été créée47 et M. Alexander Vidéky, directeur général de la firme Johann Faltis Héritiers, Trautenau, avait été mis à sa tête. Des messieurs de différentes firmes, dont M. l’ingénieur Franz Kluge, furent désignés pour être ses collaborateurs. Cette organisation fut conservée après la guerre pour servir de bureau de vente des Filatures de lin réunies, dans l’idée d’un retour progressif aux conditions d’avant-guerre. Cette tentative échoua, car trop d’obstacles s’y opposaient. Tout d’abord, les conditions changèrent du tout au tout lorsque la monarchie austro-hongroise s’effondra et que toutes les filatures autrichiennes, sauf une, se retrouvèrent sur le territoire désormais tchécoslovaque. À l’exception de ce territoire, toute l’ancienne monarchie qui était autrefois marché intérieur48 devint marché étranger, où de nombreuses barrières douanières entravaient l’export. Les anciens marchés du fil de lin, la Belgique et l’Irlande, furent perdus en grande partie, car les filateurs s’étaient mis à fabriquer ce fil. Avec le rétablissement du marché mondial du lin, il fallut compter avec une concurrence des plus féroces. Les propriétaires de notre firme se rendirent bientôt compte qu’à côté des Filatures de lin réunies, union à laquelle ils devaient naturellement participer, il fallait chercher d’autres voies et d’autres marchés pour leur filature, leur usine de tissage et leur retorderie.

* * *

L’expédition galicienne des liniers de Trautenau. Juin 1918

Copie carbone d’une lettre tapuscrite de Franz Russ, fondé de pouvoir et directeur de la production de la firme Johann Faltis Héritiers à Trautenau/Trutnov (actuellement en République tchèque), à Alexander Vidéky, fondé de pouvoir et directeur commercial de la même entreprise, séjournant à Vienne. Archives régionales de Zámrsk, district de Trutnov, fonds de la firme J. Faltis Héritiers, Trutnov-Mladé Buky, livre 10 (recueil des copies carbones du courrier départ de la direction), p. 275-279. Document presque effacé par endroits. Les passages les plus insistants sont soulignés au crayon de couleur dans l’original, en noir dans la traduction. Signature manuscrite.

Remarque de traduction

Les phrases comprenant des mots peu ou pas lisibles ont été complétées de façon vraisemblable ; les ajouts sont entre crochets droits.

*

Trautenau, le 11 juin 1918

Par express

Cher Monsieur !

Voici le résultat de la séance d’hier à la préfecture : une réunion s’est tenue chez nous aujourd’hui, entre Monsieur Michael Müller et les entreprises désignées – Faltis, Haase, Kluge et Etrich (de Jungbuch49) – pour mettre en train l’achat des vivres destinés à compléter les salaires du personnel ouvrier.

Monsieur Michael Müller va entamer jeudi 13 son voyage avec Monsieur Kaltofen, responsable de projets publics à la préfecture50, et Monsieur Fritz Kluge, ainsi qu’avec des acheteurs d’autres districts, afin de commencer les achats en Galicie et en Pologne russe. Monsieur Müller possède une lettre de crédit de la préfecture impériale et royale de Trautenau pour à peu près trois51 millions de couronnes, dont il [se servira] pour [couvrir] les montants de ses achats et que nous [rembourserons] à la préfecture par l’intermédiaire de la filiale de la Banque d’escompte de Bohême. Cette opération, de même que la répartition des denrées alimentaires, se fera sous couvert de la Centrale autrichienne du lin de Trautenau, à qui vraisemblablement les wagons seront adressés. Huit entreprises y participent. Les vivres seront partagés entre elles en fonction du nombre de leurs ouvriers, dont dépendent aussi les sommes qu’elles investissent.

Monsieur Müller a de très bonnes relations dans les lieux où il se rend ; on lui a récemment fait parvenir de nouvelles offres, qui attestent catégoriquement que la marchandise est suffisamment abondante. Mais les bons de transport manquent pour la charger et l’emporter. Si l’on établit à Monsieur Müller les lettres de voiture nécessaires, il est sûr de nous procurer dix à vingt wagons de denrées alimentaires en l’espace d’une à deux semaines.

De là découle que c’est à vous, cher Monsieur, qu’est maintenant adressée la prière de poursuivre vos efforts et qu’outre les cinq lettres de voiture que vous avez emportées et ferez remplir avec les renseignements nécessaires, de demander vingt lettres de voiture en tout, qui contiennent l’autorisation d’acheter et d’exporter de Galicie orientale et de Pologne russe52.

Il faut absolument que quelque chose soit fait, car les ouvriers sont très affaiblis. Les rations distribuées par l’autorité publique sont maintenant si réduites que si ce régime dure, il leur sera impossible de conserver le peu de force qui leur reste et de survivre. Notre avenir est très sombre : à moins que la pluie n’arrive bientôt, tout indique que la récolte de blé de cet été est menacée par les conditions météorologiques actuelles. De par ces raisons, il est urgent, il est indispensable que nous puissions distribuer des aliments à notre personnel en plus de ce que donne l’État, simplement pour pouvoir continuer à gérer les usines.

La délibération d’aujourd’hui a conclu qu’il était urgent et indispensable d’expliquer avec la dernière énergie aux ministères de la Guerre et du Commerce que tous nos ouvriers sont sous-alimentés ; qu’ils ne peuvent donc travailler correctement et que les livraisons à l’armée doivent être interrompues de ce fait, parce que les ouvriers ne peuvent reconstituer leur force de travail avec les faibles quantités que les autorités leur livrent, insuffisantes même pour survivre. C’est la raison pour laquelle les ministères de la Guerre et de l’Economie devraient tout faire pour que les autorisations de transport soient délivrées sans faute via le Bureau d’alimentation, comme celles d’acheter et d’exporter des denrées de Galicie orientale et de Pologne russe, afin qu’on puisse organiser rapidement les secours et limiter les troubles dus à la faim qui menacent ; comme ceux qui se sont déjà produits hier, mais qui sont restés encore assez modérés.

Cependant, il ne fait aucun doute que le ministère de la Guerre et du Commerce [sic] se montrera particulièrement secourable en cette période difficile pour imposer notre demande légitime au Bureau d’alimentation. Mais les transports depuis la Galicie orientale et la Pologne russe courent un risque considérable : la confiscation de certains wagons. Pour réduire un peu ce souci, on a réfléchi soigneusement à la chose suivante, dont Monsieur Müller pense qu’elle ne peut manquer de réussir.

A Plaszow près de Cracovie, l’État a un dépôt de collecte du chanvre et du lin, autrefois situé à Podgorze ; sans doute ces deux lieux ne sont guère éloignés l’un de l’autre53. Ce dépôt impérial et royal est administré par le lieutenant Blum. De mémoire, le dépôt est sous l’autorité du capitaine Hanke. Nous comptons sur l’aide de ces deux officiers, c’est-à-dire le capitaine Hanke et le lieutenant Blum.

Les wagons nécessaires ont été saisis à Cracovie pour la préfecture de Trautenau. Nous espérons éviter la confiscation si les vivres sont collectés au dépôt de chanvre et lin de Plaszow à côté de Cracovie puis, de là, envoyés à la Centrale autrichienne du lin à Trautenau. Evidemment, il est indispensable que le ministère de la Guerre, c’est-à-dire les lieutenants Heuritsch et Barnert, exerce une influence particulièrement bienveillante et rapide sur cette affaire, de sorte que le capitaine Hanke reçoive l’ordre d’être au dépôt de lin et chanvre de Plaszow au moment du transport des denrées alimentaires, afin que ces dernières arrivent sans encombre à Trautenau.

C’est maintenant vous, cher Monsieur, qui êtes prié de réfléchir à la manière dont nous pouvons utiliser le point d’achat du lin que l’État entretient à Cracovie, pour le transport des wagons de nourriture ; naturellement sous couvert d’une mission du ministère impérial et royal de la Guerre à ce magasin, c’est-à-dire à l’officier qui le commande, afin de pouvoir organiser un transit qui soit au moins partiellement dans les règles.

Comme je l’ai déjà évoqué au début de ma lettre, Monsieur Michael Müller part dès ce jeudi en Galicie et désire que le capitaine Hanke ou, du moins, le lieutenant Blum ait reçu du ministère de la Guerre, c’est-à-dire des messieurs déjà nommés, la mission de l’assister pour le transport des denrées alimentaires et, si possible, la permission de collecter ces dernières au dépôt de Plaszow.

J’ai aussi déjà appelé le Groupement de guerre54 en urgence, pour qu’on vous prie, cher Monsieur, de nous appeler afin que je puisse vous exposer cette affaire de vive voix.

Veuillez recevoir l’expression de ma considération choisie et de mes sentiments les meilleurs. Votre toujours dévoué

Franz Russ

A Son Excellence55

Monsieur le Conseiller commercial impérial et royal Alexander Vidéky

Actuellement à Vienne, I. Schottenring

Hôtel de France.

1 Rudník.

2 Hostinné.

3 Sedlec, près de Kutná Hora.

4 Trutnov.

5 Svoboda, près de Trutnov.

6 Mladé Buky, près de Trutnov.

7 K.G. pour Kommanditgesellschaft.

8 Horní Staré Město, aujourd’hui faubourg de Trautenau.

9 Úpa.

10 Franz Kluge fait erreur : la firme s’appelle « Josef Etrich et fils ».

11 À savoir l’auteur de ces lignes.

12 « Offene Handelsgesellschaft ».

13 Kalná Voda.

14 Javorník.

15 « Landtäflige Güter ».

16 Úpice. Sur l’expression nazie d’« entreprises juives », voir article précédent, § 41.

17 « Handelsakademie ».

18 Josef Kluge est le frère de Franz [II] Kluge.

19 Ce passage porte sur l’Anschluss de 1938 et les années qui l’ont suivi.

20 Temní Důl.

21 Maršov.

22 Il s’agit de Johann [II], Franz [II] et Josef Kluge.

23 Hostinné.

24 « Realschule ».

25 « Handelsakademie ».

26 Liberec.

27 « Celui-ci », c’est-à-dire le xxe siècle.

28 « Lohnweberei ».

29 « Faktoreien ».

30 Pour rendre ce système de proto-industrialisation, nous nous sommes inspirée d’Eugen Schwiedland et son « Essai sur la fabrique collective » paru

31 « Beamten ».

32 Comprendre « du xxe siècle ».

33 « Kinderheim ».

34 « Verband ».

35 Il s’agit de la Première Guerre mondiale.

36 Comprendre « à l’intérieur de l’empire d’Autriche ».

37 Dans le Brandebourg oriental, aujourd’hui Żary en Pologne.

38 Il s’agit de blanchir le lin, brun à l’origine.

39 Radvanice.

40 Bolkovský potok, puis Luční potok.

41 Stříbrný potok ou Čistá.

42 En 1914.

43 Poříčí, faubourg de Trutnov.

44 « Wehrmacht ». Il est possible que Franz Kluge fasse ici un anachronisme, mais le terme de Wehrmacht (qu’on pourrait traduire par « forces

45 « Inland ».

46 Dans la seconde moitié de 1918.

47 Sous le nom de Centrale autrichienne du lin.

48 « Inland ».

49 Mladé Buky, près de Trutnov.

50 « Konzipist ».

51 Ce passage de la copie carbone est peu lisible. Il pourrait s’agir de cinq, voire huit millions de couronnes autrichiennes.

52 Le texte porte en marge l’indication suivante : « Veuillez envoyer directement en Galicie les cinq lettres de voiture que vous avez déjà promises à

53 Płaszów et Podgórze sont deux faubourgs de Cracovie, annexée à l’Autriche en 1846.

54 « Kriegsverband ».

55 « Euer Hochwohlgeborene ». Titre honorifique employé, à l’époque de la lettre, autant pour les membres de la noblesse que les très hauts

Notes

1 Rudník.

2 Hostinné.

3 Sedlec, près de Kutná Hora.

4 Trutnov.

5 Svoboda, près de Trutnov.

6 Mladé Buky, près de Trutnov.

7 K.G. pour Kommanditgesellschaft.

8 Horní Staré Město, aujourd’hui faubourg de Trautenau.

9 Úpa.

10 Franz Kluge fait erreur : la firme s’appelle « Josef Etrich et fils ».

11 À savoir l’auteur de ces lignes.

12 « Offene Handelsgesellschaft ».

13 Kalná Voda.

14 Javorník.

15 « Landtäflige Güter ».

16 Úpice. Sur l’expression nazie d’« entreprises juives », voir article précédent, § 41.

17 « Handelsakademie ».

18 Josef Kluge est le frère de Franz [II] Kluge.

19 Ce passage porte sur l’Anschluss de 1938 et les années qui l’ont suivi.

20 Temní Důl.

21 Maršov.

22 Il s’agit de Johann [II], Franz [II] et Josef Kluge.

23 Hostinné.

24 « Realschule ».

25 « Handelsakademie ».

26 Liberec.

27 « Celui-ci », c’est-à-dire le xxe siècle.

28 « Lohnweberei ».

29 « Faktoreien ».

30 Pour rendre ce système de proto-industrialisation, nous nous sommes inspirée d’Eugen Schwiedland et son « Essai sur la fabrique collective » paru dans la Revue d’économie politique, 1893, vol. 7, n° 11, p. 877-892, ici p. 916-918 : les « facteurs », « fabricants ou entrepositaires » pouvaient adjoindre aux « factoreries », c’est-à-dire là où les tisseurs achetaient le nécessaire à la production (matière première, trames, dessin…) et vendaient le produit de leur travail, un petit atelier de tissage ou tissanderie où ils entretenaient quelques métiers à bois manuels, ce qui garantissait une qualité des pièces tissées meilleure que celles fabriquées à la maison, dans les vapeurs de cuisine et de lessive des petits logements ouvriers. Dans les Vosges, de telles stations étaient appelées dépôts ; nous nous permettons de renvoyer à notre article « Mon métier à tisser, mon paradis. Le paradoxal regain du tissage à domicile autour de Sainte-Marie-aux-Mines, années 1920-années 1960 », à paraître dans les Actes du colloque 2017 du comité d’histoire régionale « Histoire et patrimoine textile du Grand-Est ».

31 « Beamten ».

32 Comprendre « du xxe siècle ».

33 « Kinderheim ».

34 « Verband ».

35 Il s’agit de la Première Guerre mondiale.

36 Comprendre « à l’intérieur de l’empire d’Autriche ».

37 Dans le Brandebourg oriental, aujourd’hui Żary en Pologne.

38 Il s’agit de blanchir le lin, brun à l’origine.

39 Radvanice.

40 Bolkovský potok, puis Luční potok.

41 Stříbrný potok ou Čistá.

42 En 1914.

43 Poříčí, faubourg de Trutnov.

44 « Wehrmacht ». Il est possible que Franz Kluge fasse ici un anachronisme, mais le terme de Wehrmacht (qu’on pourrait traduire par « forces défensives ») était employé couramment depuis le xixe siècle pour parler de l’armée d’un pays.

45 « Inland ».

46 Dans la seconde moitié de 1918.

47 Sous le nom de Centrale autrichienne du lin.

48 « Inland ».

49 Mladé Buky, près de Trutnov.

50 « Konzipist ».

51 Ce passage de la copie carbone est peu lisible. Il pourrait s’agir de cinq, voire huit millions de couronnes autrichiennes.

52 Le texte porte en marge l’indication suivante : « Veuillez envoyer directement en Galicie les cinq lettres de voiture que vous avez déjà promises à M. Müller. »

53 Płaszów et Podgórze sont deux faubourgs de Cracovie, annexée à l’Autriche en 1846.

54 « Kriegsverband ».

55 « Euer Hochwohlgeborene ». Titre honorifique employé, à l’époque de la lettre, autant pour les membres de la noblesse que les très hauts fonctionnaires, au rang desquels étaient mis les employés dirigeant une grande entreprise.

Citer cet article

Référence papier

« Les liniers de Trautenau. Deux documents inédits », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 17 | 2020, 177-194.

Référence électronique

« Les liniers de Trautenau. Deux documents inédits », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 17 | 2020, mis en ligne le 26 septembre 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=124

Éditeur scientifique

Ségolène Plyer

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