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DOI : 10.57086/sources.131

p. 7-18

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Ceste peste de sorciers est plus ordinaire aux villages & fauxbourgs des villes que dedans les villes1.

La répression de la sorcellerie est un phénomène majeur de l’Europe moderne et de ses colonies. La sorcellerie est perçue d’emblée comme un phénomène rural, ce qui est attesté autant chez les démonologues et théoriciens de la chasse aux sorcières depuis le Moyen Âge que chez les historiens contemporains qui ont étudié ce phénomène. Mais la sorcellerie est également présente en milieu urbain puisqu’elle concerne des questions importantes pour l’ensemble de la population. Le milieu dans lequel se pratique la sorcellerie est récemment devenu un objet d’étude avec la journée d’étude tenue en 2013 à l’Université de Strasbourg et la parution de l’ouvrage La sorcellerie et la ville2 en 20183. Ce nouvel angle d’étude a abordé en préambule la définition de la ville, ou plutôt l’absence de définition absolue de la ville, laissant encore en suspens nombre de questions sur le territoire urbain et ses limites. Un nouveau regard méthodologique a souligné ce que prétend être une ville, avec ses privilèges politiques et économiques spécifiques.

Une sorcellerie urbaine peu évidente pour les contemporains de la chasse aux sorcières

À la fin du xviie siècle, on ne comptait que 200 villes de plus de 10 000 habitants malgré un essor démographique en Europe occidentale et centrale. Ce chiffre reste stable au siècle suivant, alors que le nombre de grandes villes de plus de 100 000 habitants connaît une forte expansion en passant de 8 à 13. Ainsi, si l’on considère que seulement 15% des Européens vivaient dans un espace urbain au xvie et xviie siècle, la sorcellerie concerne logiquement en grande majorité la population des campagnes.

Ce constat était déjà présent chez les penseurs de la fin du Moyen Âge, parfois de façon implicite comme l’atteste le Malleus Maleficarum4 qui ne comporte aucun chapitre expressément dévolu à la question du milieu qui engendre la sorcellerie. Cependant, dans le plus célèbre des ouvrages démonologiques publié en 1486, la bulle papale contre l’hérésie des sorcières spécifie à plusieurs reprises que la sorcellerie se trouve dans toutes « les provinces, cités, diocèses, districts et autres localités5 ».

L’opinion de Jean Bodin clairement explicitée dans l’exergue de cette présentation fait l’objet d’une étude particulière dans l’article consacré à la sorcellerie parisienne. Ce que le juriste et démonologue considère comme un état de fait est partagé par d’autres théoriciens de la chasse aux sorcières. Comme cela a été souligné dans La sorcellerie et la ville, Nicolas Remy considère en 1595 comme une évidence la ruralité du crime de sorcellerie puisque « la réalité montre que les sorciers appartiennent la plupart du temps au monde des bourgs et des campagnes6 ». Il insiste sur le terreau fait de « sottise », de « stupidité » et de « lourdeur campagnarde »7 qui fait prospérer la sorcellerie, mais dénonce tout autant l’ignorance de la foule qui à la cour se rallie aux rois et aux princes pour croire les diseurs de bonne-aventure8.

Pierre de Lancre relate en 1612 un épisode récent révélateur de la place de la ville dans l’esprit de l’époque : un avocat venant défendre des prêtres accusés d’être des sorciers arriva devant les portes de la ville de Saint-Sever alors qu’elles étaient déjà fermées, et « tempesta si fort qu’il mit presque la ville en alarme » ; or, « les portes des villes aussi bien que les murs estans commes sainctes ou sacrées, le diable y a si peu de part que son bruit n’estoit entendu9 ». L’espace urbain bénéficierait donc d’une protection spéciale contre les attaques du diable. Cette protection est à mettre en rapport avec le fait que la ville est le siège de la justice, et que puisque la justice se rend au nom de Dieu et du souverain, son lieu d’exercice doit être immunisé contre les actions du diable et de ses sorciers. Les juges comme les bourreaux et les inquisiteurs sont intouchables et protégés par Dieu parce que leur mission d’extermination est une mission divine10.

Nicolas Remy, qui faisait également partie du corps des magistrats, partage cet avis et parle d’un bienfait spécial de Dieu. Ce privilège est présenté comme nécessaire au bon fonctionnement de la justice car l’action des juges pourrait être affectée s’ils se sentaient menacés de représailles de la part d’accusés vengeurs. Le diable aurait, selon Nicolas Remy, pris la parole en personne pour expliquer à une sorcière pourquoi il ne peut agir contre les juges :

Ma chère Xalouette, […] je l’avoue, […] toutes mes tentatives se sont soldées par un échec parce que ceux-ci sont sous la tutelle et la protection de Celui qui seul peut faire obstacle à mes entreprises11.

Ainsi, la ville devrait être moins touchée par la sorcellerie puisqu’elle abrite la justice.

Il faudrait relire l’ensemble de l’immense œuvre démonologique pour compléter les liens établis entre la sorcellerie et la ville, et ainsi connaître la vision des élites à ce sujet, en tant que contemporains de la chasse aux sorcières. Il est possible de comprendre leurs opinions car ils ont laissé de nombreux écrits. En revanche, il est difficile d’entrevoir les pratiques de sorcellerie et leur signification pour les simples gens, qu’ils soient ruraux ou urbains, car ils ne laissent que très peu de traces écrites pour comprendre ces mentalités populaires. La culture urbaine est un peu mieux connue que la culture rurale car plus riche d’écrits volontaires. Ces cultures ne peuvent être appréhendées que par des sources indirectes, et souvent par le biais des procédures judiciaires qui ne laissent que peu d’espace à l’expression personnelle. Le filtre de la justice et de ses procédures codifiées laisse entrevoir des bribes de témoignages que l’historien tente d’assembler. Carlo Ginzburg a remis en perspective les mots des accusés et de leurs juges, révélateurs du savoir réel des premiers et des attentes des seconds, avec un résultat parfois surprenant12.

La présence de documents qui n’émanent pas du cadre strict de la justice, tels les libelles imprimées à l’occasion d’affaires présentées comme des faits divers spectaculaires, aident à entrevoir les mentalités populaires13. Les imprimeurs suscitent la curiosité des lecteurs avec des éléments aguicheurs pour les faire acheter leurs « canards14 ». La demande est là pour ce genre d’imprimés, comme l’attestent l’affaire danoise de Thisted en 1699 et celle de Paris en 1619. Les descriptions d’une actualité réelle se mêlent à des récits imaginaires pour accentuer le côté sensationnel. Comme les Teufelbücher germaniques, ces récits imprimés sont vendus à la criée par des colporteurs à un public populaire mais aussi plus cultivé. L’engouement pour ces récits suscitant des émotions fortes est une manifestation des tensions sociales et culturelles qui s’expriment de façon évidente dans ce cas. Cependant, il ne faut pas oublier ou négliger tout ce qui l’est moins et qui reste dissimulé dans l’infra-judiciaire. Le chercheur n’aura jamais accès à tous les règlements de compte entre voisins cachés à la justice, voire les lynchages partiellement connus mais imprévisibles, et plus largement à toutes les pensées qui animaient l’esprit et le cœur des citadins comme des ruraux. L’interprétation même étayée et argumentée doit rester humble.

Historiographie

L’historiographie du sujet dévoile un postulat longtemps partagé par de nombreux historiens. Au xixe siècle, Jules Michelet, en artisan d’un « roman national » qui s’est avéré être une falsification de documents et d’interprétation, affirmait que la sorcière « [règne] sur le village15 » et « n’est pas la grasse bourgeoise lourde et oisive des villes16 » mais peut être la pauvre femme des « quartiers indigents des grandes villes » qui doit tout subir, forcée, effrayée et battue17. Ce postulat a été poussé à son paroxysme par un occultiste au tournant du xixe et du xxe siècle, Charles Lancelin, qui après des études de médecine s’intéresse à la sorcellerie. Son ouvrage La sorcellerie des campagnes18 est présenté encore aujourd’hui comme « un grand classique de l’ésotérisme » où il exposerait « d’une manière claire et documentée les origines et les pratiques de la sorcellerie dans le monde des campagnes. Il décrit les multiples procédés pour assurer une défense contre l’envoûtement, c’est un ouvrage indispensable pour tous les passionés (sic) d’occultisme19 ». Son auteur prétend étudier la sorcellerie sous « sa forme actuelle » et explique que le sorcier sait s’adapter et suit « les travailleurs des champs » qui se ruent vers les villes et continue de former sa clientèle peu fortunée. Ces ignorants des villes deviennent moins crédules et n’hésitent pas à aller au commissariat de police et à exposer en justice un sorcier jugé trop peu efficace20. Charles Lancelin en conclut que « les villes sont dures pour le sorcier21 » et constate que le sorcier « primitif […] perd son pouvoir et son autorité et finit par tomber dans l’escroquerie ». Il ajoute en note de bas de page que le sorcier des villes y devient infiniment plus redoutable parce qu’il comprend mieux ses formules en étudiant à la ville et en tire tout le parti. L’auteur promet d’écrire une monographie du sorcier des villes qui finalement n’a pas vu le jour.

Il faut attendre la seconde moitié du xxe siècle pour voir apparaître des travaux sérieux qui questionnent le milieu géographique de la sorcellerie. Robert Mandrou a amorcé la recherche française avec sa thèse Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique publiée en 1968, et ses notes pour son séminaire tenu de 1967 à 1969 et déjà intitulé « La sorcière au village » placent logiquement la sorcière dans une communauté rurale22. Il rappelle « la tradition séculaire de la sorcellerie rurale23 » et explique que « la sorcellerie héritée des siècles médiévaux est plus rurale qu’urbaine24 ». Il rappelle aussi les hypothèses de Jules Michelet sur la sorcière issue du « village médiéval25 », selon les termes de Robert Mandrou.

Pour Robert Muchembled, dans les années 1970, la sorcière est encore au village plus qu’en ville26. Mais il pose dès le début de ses recherches la question d’une différenciation religieuse entre les villes et les campagnes où le milieu rural constituerait jusqu’au début du xvie siècle un « univers un peu à part » alors que le milieu urbain compterait avec des degrés différents des « citadins plus sensibles à la morale chrétienne, à la notion de péché, à la théologie même27 ».

Dans les années 1990, Guy Bechtel a soulevé la question de l’origine géographique des sorcières et a consacré trois paragraphes aux « Villageoises et citadines28 ». Il insiste sur la supériorité numérique des cas de la campagne comparés à ceux de la ville et conclut que « le stéréotype de la sorcière se confond même avec la vieille femme rurale ». Ce constat est présenté comme logique puisque la majorité des Européens vivaient dans les campagnes au temps fort de la répression de la sorcellerie. De plus, il est « naturel » car les accusés étaient des auteurs de maléfices, une « sorte » de sorcellerie plus pratiquée à la campagne (« les épidémies de bétail et les malheurs météorologiques ont toujours été plus durement ressentis en milieu rural ») que dans les villes où « ces lieux étaient plutôt réservés à des magies savantes ». G. Bechtel souligne également la confusion entre lieu de jugement et lieu d’origine des accusés qui transfère des accusées rurales dans la catégorie des citadines. Ainsi le stéréotype de la sorcière campagnarde se vérifie dans un premier temps, mais des variations apparaissent au xviie siècle avec les cas urbains de possession diabolique, sans toutefois toucher les très grandes villes de Paris, Londres, Vienne, Rome et Madrid. Le xviiie siècle voit une transformation de la répression en « phénomène mondain qui intéressa le Tout-Paris29 » et la cour de Versailles, mettant en scène de vrais empoisonneurs et spécialistes des problèmes de cœur, et de prétendus adeptes de « pratiques diaboliques épouvantables avec sabbat et crimes sexuels », tous issus d’un milieu social différent.

Les chercheurs étrangers se sont également penchés sur la ruralité ou non du phénomène. Erik Midelfort30 affirme à la fin des années 1980 que le diable est aussi actif à la ville qu’à la campagne, sans pour autant faire étude systématique dans son aire de recherche. Cependant, cette même question a interrogé William Monter qui a montré que, pour la ville de Genève, la moitié des accusés étaient issus des alentours qui ne comptabilisaient que 15% environ de ses justiciables31. Ses recherches se sont poursuivies pour le contexte urbain à l’échelle européenne32. Ses conclusions sur la sorcellerie aux marges de l’Empire avec les Pays-Bas et l’Italie du Nord sont que l’Europe du Sud semble avoir puni la sorcellerie avec moins de sévérité à cause de la présence de l’Inquisition qui ne faisait pas grand cas des accusations de magie maléfique. Ces régions concentrent de très grandes villes de plus de 100 000 habitants, Milan et Venise, et de grandes villes de plus de 40 000 habitants aux Pays-Bas (plus qu’en Allemagne).

Oscar Di Simplicio s’est attelé à faire un état des lieux de la recherche qu’il qualifie de clairsemée en matière de sorcellerie urbaine pour la grande encyclopédie anglophone de la sorcellerie publiée en 200633. Il pose ce qu’il estime être la question cruciale en ces termes : à quel point les villes de l’époque moderne sont-elles devenues des centres d’innovation et de créativité où leur taille et leur culture affectaient suffisamment la vie quotidienne de ses habitants pour transformer leur attitude à propos de questions aussi basiques que l’amour, la naissance et la mort34 ? Sa réponse semble tenir dans le fait que les citadins vivaient dans un milieu où de meilleures opportunités en matière de pratique religieuse, de scolarisation, de soins médicaux et de maintien de l’ordre faisaient une différence.

Une nouvelle encyclopédie publiée en 201935 propose différentes versions du sorcier et de la sorcière dans différents contextes historiques de l’antiquité à l’époque contemporaine, mais n’a pas retenu la dimension urbaine comme sujet de chapitre. Les champs de recherche sur la sorcellerie parmi les citadins sont encore partiellement en friche.

Nouvelles recherches

Ce numéro thématique offre de nouvelles conclusions sur les recherches actuelles menées dans un espace urbain particulièrement large du point de vue géographique et temporel. Les cas étudiés s’étendent du xive siècle à la toute fin du xixe siècle, en parcourant un espace européen qui part du nord avec le Danemark, passe par les Pays-Bas, l’Alsace et Paris pour aboutir en Espagne et de là, traverser l’Atlantique pour rejoindre les colonies sud-américaines. La grande envergure de ce double espace permet de brosser un large tableau de la répression de la sorcellerie dans différents contextes urbains.

Ce tableau commence par la scène parisienne qui s’inscrit dans le cadre temporel le plus vaste. Les affaires de sorcellerie de la capitale du royaume de France ont été étudiées au long cours depuis les cas précoces sporadiques du xive siècle jusqu’à la fin de la criminalisation de la sorcellerie en 1682. L’intérêt de cette étude en cours réside déjà dans le fait que Paris est la ville par excellence à l’époque moderne, particulièrement représentative de la situation d’une très grande métropole. C’est également une recherche qui s’appuie sur les premières strates de la justice sur le territoire de la prévôté de Paris, le premier ressort dévoilant les liens inhérents du centre urbain avec ses périphéries campagnardes. Les recherches précédentes d’Alfred Soman ont envisagé Paris comme le centre de la cour d’appel d’un territoire plus ou moins lointain fait de villes et de campagnes couvrant les deux tiers du royaume. Il s’agit dans cet article d’examiner les cas de proximité immédiate où les liens avec la ville sont personnalisés.

Le contexte urbain étudié par Iris Gareis est, quant à lui, le plus vaste d’un point de vue géographique puisqu’il englobe le monde espagnol situé de part et d’autre de l’Atlantique. L’espace temporal large, entre le xve et le xviiie siècle, dépeint une situation dont les évolutions confortent la tendance initiale : l’existence de deux formes de sorcellerie nettement différenciée. Cette étude confirme également une concordance des croyances populaires en Espagne et en Amérique, suivant grosso modo un modèle démonologique partagé dans toute l’Europe, avec toutefois l’introduction d’influences africaines et amérindiennes. Ces similitudes dans les différents groupes coloniaux témoignent d’un modèle descendant où les images et les idées des théoriciens européens de la sorcellerie se sont diffusées jusque dans les classes populaires des colonies espagnoles américaines.

L’exemple choisi par Kazuo Muta d’une ville moyenne mais importante dans sa région, Haguenau, permet de dégager une chronologie de la persécution du crime de sorcellerie déterminée par les autorités municipales. Les dirigeants de la ville, une élite locale qui se conduit souvent comme une oligarchie, répondent à une demande populaire de condamner les pratiques de sorcellerie. Plutôt pragmatiques, ils semblent ne pas se montrer très intéressés par les concepts démonologiques sataniques. La courte période de flambée des bûchers répond plus à une crise politique et confessionnelle qu’à une volonté théologique construite.

Le contexte danois étudié par Maria Østerby Elleby met en scène le dernier épisode de la chasse aux sorcières du pays. Cette affaire concerne une forme définie comme spécifiquement urbaine de sorcellerie, la possession. Cet exemple rejoint la longue liste des cas de possession étudiés par Sarah Ferber entre autres chercheurs36. Le cadre urbain sert de scène à la mystique chrétienne qui s’exprime d’abord dans la population urbaine puis dans les cercles ecclésiastiques et politiques supérieurs. Un accent particulier est donné à la circulation des idées par les imprimés qui ne manquent pas de relayer ces affaires curieuses et attractives pour un public en demande dans toute l’Europe depuis le siècle précédent.

Enfin, l’article de Willem de Blécourt envisage la sorcellerie sous un angle différent, par le biais de la presse hollandaise urbaine de la fin du xixe siècle pour la ville d’Utrecht. Ces comptes-rendus de cas de sorcellerie sont particulièrement instructifs sur la géographie des liens qui unissent accusés et accusateurs. L’importance du lieu de vie et l’aire de vie des habitants éclairent les relations quotidiennes entre voisins qui s’accusent, entre autres choses, de faire mourir leurs enfants. Ces exemples sont révélateurs des accusations de sorcellerie apparues dès la fin du Moyen Âge et qui perdurent jusqu’aux prémices du xxe siècle. La persistance de l’importance de ces questions essentielles de vie et de mort déterminées par des sorts magiques pourrait étonner dans un contexte urbain industriel contemporain. La province hollandaise avait mis un terme précoce aux procès de sorcellerie de l’époque moderne, et les élites judiciaires et plus largement intellectuelles ont joué un grand rôle dans cette évolution. Le décalage entre culture populaire et culture savante voit ici toute sa dimension37.

Pistes de synthèse comparative

Ainsi, ces différents articles envisagent les liens entre l’espace urbain et l’espace rural, et mettent en avant des similitudes et des différences notables dans la conception et la répression de la sorcellerie qui concourent à éclairer la place de ce phénomène dans la société qui l’a vu naître.

Ces liens peuvent être ceux d’une même affaire qui passe d’un espace à l’autre au gré des procédures judiciaires. Maria Østerby Elleby montre les implications induites par le changement de lieu et d’échelle pour le dernier épisode de la chasse aux sorcières au Danemark : le bourg où les accusations prennent forme devient la ville où la justice se rend et devient ensuite la capitale du Danemark où la cour suprême tranche. On peut voir un cheminement comparable des affaires de sorcellerie pour la juridiction de Haguenau dans l’article de Kazuo Muta où certaines accusées sont originaires de villages dépendant de la ville. L’article de Willem de Blécourt met en avant l’importance de la périphérie de l’espace urbain où les cas de sorcellerie se concentrent.

L’article d’Iris Gareis ajoute une dimension supplémentaire avec l’étude de formes différentes de sorcellerie selon le milieu où elle est pratiquée : la « brujeria » rurale est très différente de la « hechiceria » urbaine38. Les rituels magiques décrits dans les centres urbains espagnols et sud-américains se rapprochent de ceux décrits pour la capitale du royaume de France. Les sorciers et sorcières de Paris pratiquent eux aussi essentiellement la magie amoureuse et la recherche de trésors. La magie y est présente notamment avec l’utilisation de « carrataires39 ». Le dictionnaire publié pour la première fois en 1690 explique ce terme et souligne l’importance du cadre urbain dans cette activité qui a pour but d’escroquer les « sots ». La signification exacte est :

Caractère, se dit aussi de certains billets que donnent des charlatans, ou sorciers qui sont marqués de quelques figures talismaniques, ou de simples cachets.

Ils font croire au « sot peuple » qu’ils ont la vertu de faire des choses « merveilleuses & incroyables comme de faire cent lieuës en trois heures, d’estre invulnérable à l’armée, &c ». Et quand on raconte qu’un homme a un caractère, c’est qu’il a fait un pacte avec le diable40. Des billets et tracts sont imprimés pour faire de la publicité au « charlatan », ce « faux medecin qui monte sur le théâtre en place publique pour vendre de la thériaque & autres drogues & qui amasse le peuple par des tours de passe-passe & des bouffonneries pour en avoir plus facilement le debit ». Ce mot viendrait de l’italien ceretano« qui a été fait de ceretum, qui est un bourg proche de Spolete en Italie d’où sont venus premièrement ces imposteurs qui courent de ville en ville41 ».

Le rituel cité par Willem de Blécourt impliquant une poule et des plumes sous l’oreiller dans les Pays-Bas du xixe siècle est à rapprocher du rituel cité pour le Paris du xive siècle où un coq blanc et un autre oreiller de plume sont utilisés dans un envoûtement à finalité sexuelle. Ces rituels magiques procèdent-ils de la même croyance initiale ? Pour répondre à cette question, il faudrait enquêter précisément sur les rituels magiques qui se diffusent et persistent dans tout l’espace européen. L’utilisation de charmes et de contre-charmes révèle la puissance magique par laquelle, avec l’aide du démon, les sorciers sont réputés faire des choses merveilleuses, au-dessus des forces ou contre l’ordre de la nature. Ensorceler, c’est quand un sort ou un maléfice est jeté, quand il arrive une maladie aux hommes ou à leurs bêtes dont on ne peut découvrir la cause et que les médecins ne peuvent guérir. C’est aussi quand un homme est « fort amoureux » d’une femme qu’il en est tellement « coeffé42 », fou, qu’elle le « gouverne absolument ». L’exemple donné par Furetière dans son dictionnaire pour illustrer le cas général est éloquent puisque c’est une femme qui ensorcèle le jeune homme, et non l’inverse.

La dimension confessionnelle tient une grande place dans la sorcellerie à Haguenau étudiée par Kazuo Muta et celle d’Utrecht étudiée par Willem de Blécourt. Le mouvement de Contre-Réforme dans le premier cas et la séparation établie entre Catholiques et Protestants dans le second cas expliquent partiellement l’intensité de la répression de la sorcellerie à deux moments distants de presque trois siècles. L’étude comparative de Rita Voltmer sur les villes du Saint-Empire43 concluait sur les variations d’un modèle qui est loin d’être seulement lié au contexte confessionnel des milieux urbains. Cette différence confessionnelle scrutée par William Monter dans le vaste cadre européen a révélé « un espace méditerranéen clément et un Nord sévère44 », ce qui ne peut être retenu comme seule explication. L’analyse fine montre des contextes urbains très différents qui ont abouti à des résultats similaires, et inversement des contextes similaires aboutissant à des résultats différents quand on tient compte de tous les facteurs.

Le contexte politico-judiciaire semble être des plus déterminants. L’élite oligarchique de Haguenau peut être comparée à celle de Thisted au Danemark. L’entrelacs plus ou moins dense des juridictions parisiennes et alsaciennes fait écho aux différentes strates de la justice danoise ou espagnole coloniale. La question posée de l’influence de la politique locale sur la persécution de la sorcellerie reste ouverte car elle ne peut être généralisée. La politique locale influe mais la dimension supérieure joue un rôle lui aussi déterminant. La méthodologie avancée par R. Voltmer pour considérer deux modèles d’analyse, l’un ascendant et l’autre descendant, est pertinente dans les contextes étudiés ici. Les habitants d’une ville peuvent pousser les autorités vers une répression du crime de sorcellerie, comme à Haguenau, ou au contraire, les autorités de la ville peuvent inciter ses habitants à dénoncer les sorciers pour servir leurs propres intérêts, comme dans certaines villes espagnoles sud-américaines.

Pistes à confirmer et à explorer en guise de conclusion introductive

Tous ces exemples urbains montrent une certaine forme de clémence relative vis-à-vis du crime de sorcellerie, avec pourtant des pics de répression ponctuels. Mais il faut encore explorer les archives pour pouvoir conclure à une clémence générale de la ville envers les sorciers. Le constat d’une sorcellerie urbaine plus spécialisée en empoisonnements et retours d’affection déjà établi par nombre de chercheurs n’est finalement pas le simple résultat d’une évolution dans le temps, d’une migration des cas précoces ruraux vers les centres urbains. Cette caractéristique semble s’être distinguée dès le xive siècle, mais elle était moins visible sous la masse des cas ruraux.

Une des difficultés de la problématique de la sorcellerie urbaine a été dès le départ la définition de la ville. Les conclusions de cette nouvelle série d’études de cas nous incitent à peut-être renverser les choses : ce qui fait la caractéristique des très grandes villes pour qui le caractère urbain est sans équivoque, c’est-à-dire la présence d’une forme de sorcellerie centrée sur la magie amoureuse et la recherche de trésors, ne peut-il être un indicateur du caractère plus ou moins urbain d’un espace d’habitation ?

Ces cas de sorcellerie en milieu urbain révèlent paradoxalement un grand absent, le diable et son sabbat. Cette question devra être étudiée pour une publication à venir.

1 Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, 1588, f. 187v.

2 Voir le premier chapitre introductif d’Antoine Follain et Maryse Simon, La sorcellerie et la ville - Witchcraft and the city, Strasbourg,

3 Cette thématique s’inscrit dans l’axe « Autorité. Contrante. Liberté. » de l’équipe ARCHE UR3400.

4 Henry Institoris et Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum), éd. Amand Danet, Grenoble, J. Millon, 1990.

5 Ibid., p. 4.

6 Nicolas Remy, La démonolâtrie, éd. Jean Boës, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1998, p. 4 (1ère éd. 1595). Voir A. Follain et M. Simon, La

7 Ibid., p. 332.

8 Ibid., p. 279.

9 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons : où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, éd. Nicole

10 Voir Suart Clark, Thinking with Demons. The Idea of Witchcraft in Early Modern Europe, Oxford, Clarendon Press

11 N. Remy, La démonolâtrie…, op. cit., p. 58.

12 Voir la postface de Carlo Ginzburg dans A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 237-246.

13 Voir Robert Muchembled, Une histoire du diable ( xiie - xxe  siècle), Paris, Seuil, 2000, p. 186-188 ; Jean-Pierre Seguin, L’information en

14 Le terme de canard est utilisé dès le xvie siècle pour qualifier une tromperie et son emploi est attesté au xviiie siècle pour une fausse nouvelle

15 Jules Michelet, La sorcière, Paris, C. Lévy, 1878, p. 139.

16 Ibid., p. 33.

17 Ibid., p. 167.

18 Charles Lancelin, La sorcellerie des campagnes, Paris, H. Durville, 1911.

19 Notice de présentation sur le site de la FNAC :  <https://livre.fnac.com/a2419784/Charles-Lancelin-La-sorcellerie-des-campagnes#ficheResume>.

20 C. Lancelin, La sorcellerie, op. cit., p. 48.

21 Ibid., p. 49.

22 Philippe Joutard, « Archive de Robert Mandrou : séminaire “La Sorcière au villageˮ », L’histoire, 30 janvier 2019, disponible sur  <https://www

23 Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968, p. 499.

24 Idem., p. 96.

25 Idem., p. 15.

26 Robert Muchembled, La sorcière au village (xve-xviiie siècle), Paris, Gallimard, 1979.

27 Idem, « Sorcellerie, culture populaire et christianisme au xvie siècle, principalement en Flandre et en Artois », Annales, n° 28/1, 1973,

28 Guy Bechtel, La sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, p. 597-598.

29 Ibid., p. 601.

30 H. C. Erik Midelfort, « The devil and the German people : Reflections on the popularity of demon possession in

31 William Monter, Witchcraft in France and Switzerland: The Borderlands during the Reformation, Ithaca/New York/

32 Idem, « Urban Witchcraft on the margins of the Empire: the Low Countries and Northern Italy », dans A. 

33 Richard Golden(éd.), The Encyclopedia of Witchcraft. The Western Tradition, 4 vol., Oxford/Santa Barbara, ABC-Clio,

34 Oscar di Simplicio, « Urban witchcraft », dans Ibid., vol. 4, p. 1148.

35 Johannes Dillinger(éd.), The Routledge History of Witchcraft, Londres/New York, Routledge, 2019.

36 Voir Sarah Ferber, « The devil comes to Town : Magdelaine de Flers and the Picardy Illuminists », dans A. Follain et M. Simon, La

37 Voir Antoine Follain et Maryse Simon, Sorcellerie savante et mentalités populaires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.

38 Voir également Maria Tausiet, Urban Magic in Early Modern Spain : abracadabra omnipotens, trad. Susannah Howe, Basingstoke, Palgrave Macmillan,

39 Archives nationales, X/2a/217 et X/2a/995.

40 Voir Antoine Furetière, Dictionnaire universel : contenant generalement tous les mots françois tant vieus que modernes, et les termes des sciences

41 Ibid.

42 Coiffé.

43 Rita Voltmer, « Witchcraft in the City. Patterns of Persecution in the Holy Roman Empire », dans A. Follain et

44 W. Monter, « Urban Witchcraft…», op. cit., p. 212.

Notes

1 Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, 1588, f. 187v.

2 Voir le premier chapitre introductif d’Antoine Follain et Maryse Simon, La sorcellerie et la ville - Witchcraft and the city, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2018, p. 5-30.

3 Cette thématique s’inscrit dans l’axe « Autorité. Contrante. Liberté. » de l’équipe ARCHE UR3400.

4 Henry Institoris et Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum), éd. Amand Danet, Grenoble, J. Millon, 1990.

5 Ibid., p. 4.

6 Nicolas Remy, La démonolâtrie, éd. Jean Boës, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1998, p. 4 (1ère éd. 1595). Voir A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 6.

7 Ibid., p. 332.

8 Ibid., p. 279.

9 Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons : où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, éd. Nicole Jacques-Chaquin, Paris, Aubier, 1982, p. 301 (1ère éd. 1612).

10 Voir Suart Clark, Thinking with Demons. The Idea of Witchcraft in Early Modern Europe, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 573-575.

11 N. Remy, La démonolâtrie…, op. cit., p. 58.

12 Voir la postface de Carlo Ginzburg dans A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 237-246.

13 Voir Robert Muchembled, Une histoire du diable ( xiie - xxe  siècle), Paris, Seuil, 2000, p. 186-188 ; Jean-Pierre Seguin, L’information en France avant le périodique. 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964 ; et Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993, p. 377.

14 Le terme de canard est utilisé dès le xvie siècle pour qualifier une tromperie et son emploi est attesté au xviiie siècle pour une fausse nouvelle lancée par la presse pour abuser le public.

15 Jules Michelet, La sorcière, Paris, C. Lévy, 1878, p. 139.

16 Ibid., p. 33.

17 Ibid., p. 167.

18 Charles Lancelin, La sorcellerie des campagnes, Paris, H. Durville, 1911.

19 Notice de présentation sur le site de la FNAC :  <https://livre.fnac.com/a2419784/Charles-Lancelin-La-sorcellerie-des-campagnes#ficheResume>.

20 C. Lancelin, La sorcellerie, op. cit., p. 48.

21 Ibid., p. 49.

22 Philippe Joutard, « Archive de Robert Mandrou : séminaire “La Sorcière au villageˮ », L’histoire, 30 janvier 2019, disponible sur  <https://www.lhistoire.fr>.

23 Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Paris, Plon, 1968, p. 499.

24 Idem., p. 96.

25 Idem., p. 15.

26 Robert Muchembled, La sorcière au village (xve-xviiie siècle), Paris, Gallimard, 1979.

27 Idem, « Sorcellerie, culture populaire et christianisme au xvie siècle, principalement en Flandre et en Artois », Annales, n° 28/1, 1973, p. 267.

28 Guy Bechtel, La sorcière et l’Occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, Plon, 1997, p. 597-598.

29 Ibid., p. 601.

30 H. C. Erik Midelfort, « The devil and the German people : Reflections on the popularity of demon possession in Sixteenth-Century Germany », dans Steven Ozment(éd.), Religion and Culture in the Renaissance and Reformation, Kirksville, Sixteenth Century Journal Publishers, 1989, p. 120.

31 William Monter, Witchcraft in France and Switzerland: The Borderlands during the Reformation, Ithaca/New York/Londres, Cornell University Press, 1976.

32 Idem, « Urban Witchcraft on the margins of the Empire: the Low Countries and Northern Italy », dans A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 211-224.

33 Richard Golden(éd.), The Encyclopedia of Witchcraft. The Western Tradition, 4 vol., Oxford/Santa Barbara, ABC-Clio, 2006.

34 Oscar di Simplicio, « Urban witchcraft », dans Ibid., vol. 4, p. 1148.

35 Johannes Dillinger(éd.), The Routledge History of Witchcraft, Londres/New York, Routledge, 2019.

36 Voir Sarah Ferber, « The devil comes to Town : Magdelaine de Flers and the Picardy Illuminists », dans A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 225-238.

37 Voir Antoine Follain et Maryse Simon, Sorcellerie savante et mentalités populaires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.

38 Voir également Maria Tausiet, Urban Magic in Early Modern Spain : abracadabra omnipotens, trad. Susannah Howe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2014.

39 Archives nationales, X/2a/217 et X/2a/995.

40 Voir Antoine Furetière, Dictionnaire universel : contenant generalement tous les mots françois tant vieus que modernes, et les termes des sciences et des arts…, La Haye, Pierre Husson, 1727.

41 Ibid.

42 Coiffé.

43 Rita Voltmer, « Witchcraft in the City. Patterns of Persecution in the Holy Roman Empire », dans A. Follain et M. Simon, La sorcellerie…, op. cit., p. 149-174.

44 W. Monter, « Urban Witchcraft…», op. cit., p. 212.

Citer cet article

Référence papier

Maryse Simon, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 16 | 2020, 7-18.

Référence électronique

Maryse Simon, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 16 | 2020, mis en ligne le 20 octobre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=131

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Maryse Simon

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