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DOI : 10.57086/sources.293

p. 7-15

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Au départ, il n’y avait guère qu’un jeu de mots inspiré par le titre de la célèbre série télévisée CSI (Crime Scene Investigation, dite en version française Les Experts) et par les sous-entendus du mot « expertise » lorsqu’il est associé à la féminité. Nous réclamons l’indulgence car malgré ce début un peu hasardeux, nous savions dès l’origine qu’en réalité il allait s’agir d’un sujet d’une redoutable complexité. L’aspiration à une égalité réelle des hommes et des femmes suscite des débats de société qui ne cessent de nous solliciter depuis de nombreuses années. Ils ont eu parfois des retombées importantes, relativement par exemple à la parité, ils ont permis de lever des tabous et de mettre fin à certaines crispations. Pourtant, les enquêtes statistiques démontrent toujours l’existence d’un « plafond de verre » empêchant les femmes d’accéder à la pleine reconnaissance de leurs talents, dans les appareils politiques ou bien, de façon encore plus évidente, dans les entreprises privées. Et si l’on s’en tient juste au domaine de la science et de la culture, nous sommes bien placés pour savoir qu’on en demeure souvent au niveau des pieuses intentions. Dans les instances universitaires, malgré les discours progressistes qui semblent faire consensus, se dissimulent parfois des pratiques discriminatoires et de sordides rapports de subordination1. Et même dans cet univers en apparence favorisé, les préjugés attachés aux femmes qui prétendent faire valider une expertise et imposer une autorité dans le domaine de la connaissance sont très loin d’avoir disparu2.

L’histoire des femmes et du genre, depuis de nombreuses années, a permis d’opérer une véritable réévaluation de la place des femmes dans les sciences et les arts, en Occident, entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine. Partie du constat d’une forme d’absence des femmes de l’Histoire, ou d’une forme de silence des sources relativement aux femmes, bref de cette gêne qu’avait pointée Virginia Woolf dans son magistral essai de 1929, Une chambre à soi, elle a mis au jour une présence au cœur de l’Histoire nettement plus importante et plus signifiante que celle qu’on avait imaginée. Ce ne sont pas là des découvertes toutes fraîches : vers la fin des années 1970, dans les toutes premières tentatives destinées à rendre aux femmes du passé une place mieux proportionnée au rang qu’elles avaient tenu, la question de l’accès au savoir, à la culture classique et à l’érudition avait déjà été mise au premier plan3. Dès l’âge de la première modernité, les femmes d’Occident furent donc plus nombreuses qu’on n’aurait été tenté de le penser à se voir reconnaître savoir-faire et capacités. Ne serait-ce que face à l’héritage : au sein des maisons nobiliaires, à l’époque des guerres de religion, les dames nobles apparaissent comme de « puissantes actrices de la transmission du patrimoine aristocratique », ainsi que le montre Anne-Valérie Solignat à propos de l’Auvergne. Les systèmes familiaux et lignagers ne pouvaient fonctionner sans leur médiation. Plus tard, dans les controverses religieuses du xviie siècle, une veuve proche de la reine-mère Anne d’Autriche telle que Françoise de Motteville peut se faire reconnaître comme une interlocutrice de choix parmi les théologiens. Ainsi que le démontre l’article de Jean-Pascal Gay, la démarche de Motteville ne peut entièrement être vue comme transgressive, car elle se fonde sur l’agency étendue et sophistiquée d’une femme qui appartenait au grand monde, et elle s’articule à tout un réseau de relations intellectuelles et amicales. Elle ne peut s’avancer sur cette scène éminemment masculine des controverses théologiques qu’en sollicitant la caution de personnes de l’autre sexe installées comme des autorités, donc avec moultes précautions – mais n’est-il pas essentiel qu’elle l’ait fait et que la valeur de son travail ait été saluée ? La maîtrise des langues anciennes et des auteurs canoniques n’était donc pas entièrement interdite aux femmes de haut rang, et par l’intermédiaire du célibat ou du veuvage, quelques cas d’immixtion dans les sphères intellectuelles de l’Europe classique peuvent être relevés.

Dès lors qu’ils confinaient leurs prétentions dans certaines limites, de tels cas ne suscitaient ni levée de boucliers, ni curiosité apitoyée. C’est la postérité le plus souvent qui, pour des raisons qui demeurent difficiles à expliquer en l’état actuel de nos connaissances, leur a été défavorable et a fait minorer ou oublier la reconnaissance que s’étaient gagnée ces femmes, peu nombreuses certes, et au prix de rudes combats le plus souvent, toujours silencieusement sans nul doute. C’est d’ailleurs pour ce motif qu’à Strasbourg, nous avons tenu à accueillir la réédition d’un des plus importants inventaires dressés en France en l’honneur des femmes savantes et lettrées du passé. Plusieurs centaines d’écrivaines, amatrices et mécènes des lettres francophones se trouvaient rassemblées dans le dictionnaire bio-bibliographique sorti en 1804 par Fortunée Briquet, que nos presses universitaires ont republié cette année4. Cette jeune poétesse issue de la bonne société poitevine dédia même son œuvre au Premier Consul – elle avait été mêlée aux combats des Idéologues, dont la disgrâce politique ne faisait plus guère de doutes, alors qu’on était à la veille de l’établissement de l’Empire. Dans son édition critique, Nicole Pellegrin s’est attachée à comprendre les conditions de la genèse d’une pareille entreprise intellectuelle et éditoriale dans un contexte post-révolutionnaire délicat pour les femmes, en littérature comme dans la sphère domestique, où s’opérait une véritable redéfinition du féminin au sein d’une société française désormais soumise au Code civil.

Parallèlement, l’existence d’un tel ouvrage, à l’orée du xixe siècle, n’invite-t-elle pas à creuser la notion de « célébrité », et à examiner de plus près les processus de sélection et de fabrication des « grands noms » et autres « classiques » d’une littérature nationale, ici prise par son versant féminin ? Ainsi que l’avait observé Mme de Motteville, de ce point de vue, les forces étaient inégales, et

les lois qui nous soumettent à [la] puissance [des hommes] sont dures et insupportables ; je sais qu’ils nous donnent en partage la vanité, les louanges et la beauté, pour mieux usurper sur nous le commandement de la mer et de la terre, les sciences, la valeur et la puissance de juger et d’être les maîtres de la vie des humains, les dignités en toutes conditions ; et, ôtée la quenouille, je ne vois rien sous le soleil qu’ils n’aient mis de leur côté. Cependant leur usurpation n’est fondée sur aucun prétexte. Les histoires sont pleines de femmes qui ont gouverné des empires avec une singulière prudence, qui ont acquis de la gloire en commandant des armées, et qui se sont fait admirer par leurs capacités5.

D’où l’importance de l’investissement par les femmes des xviie et xviiie de l’écriture de l’histoire, de l’histoire littéraire, et même de l’histoire des beaux-arts, investissement discret mais bien réel sur lequel revient dans ce numéro l’article de Dorothée Lanno. Le droit de s’emparer de pareilles matières est une chose, la possibilité d’en traiter et d’être prise au sérieux en est une autre, et on observe parfois que certains détours furent indispensables pour que ces femmes parviennent à s’imposer comme des voix averties (au moins de leur vivant, puisque la postérité, là aussi, était fréquemment ingrate). Souvent, à travers la connaissance intime de leur sujet, la familiarité avec le savoir-faire des artistes, pour les préceptrices par exemple, souvent elles-mêmes filles de peintres ou de miniaturistes. Parfois aussi en dirigeant leur enquête vers des domaines encore peu valorisés, notamment, au xixe siècle, du côté anglo-saxon, vers l’enluminure et le vitrail du Moyen Âge avec Anna Jameson ou Elizabeth Eastlake (cette dernière en partie légitimée par un mariage qui la lia au secrétaire perpétuel de la Royal Academy)… Mais elles n’allaient pas toujours au terme de cette procédure de reconnaissance, demeurant au seuil de l’auctorialité et se satisfaisant d’hommages purement personnels de quelques hommes de lettres triés sur le volet. Dans le cadre de mes recherches sur le voyage en Italie des Américains, j’ai ainsi en projet une monographie sur Frances (dite Francesca) Alexander, une Bostonienne installée à Florence qui rassembla des poésies et contes populaires des montagnes toscanes, à la fin du xixe siècle en les illustrant de dessins à la plume de son cru. Sa réputation fut grande dans les cercles étudiants d’Oxford, mais elle s’imposa à elle-même une grande discrétion aussi bien au titre de folkloriste que d’écrivaine ou bien d’artiste, en se présentant comme une simple collaboratrice du grand historien d’art John Ruskin, dont l’autorité intellectuelle et morale était alors à son zénith. De même, remarquons qu’il existe un long itinéraire conduisant de l’apparent dilettantisme des voyageuses amatrices d’art, corrigeant ou complétant les guides et critiques établis, au fil de leur parcours dans les musées des villes d’Italie du xviiie siècle (ainsi lady Anne Miller ou lady Mary Coke), jusqu’au connoisseurship soigneusement construit et assumé de femmes de lettres telles qu’Edith Wharton ou Violet Paget, entre le tournant du xxe siècle et les années 19306.

L’accès des femmes du passé à un statut d’expertise et à la reconnaissance qui s’y attache était donc toujours négocié, d’une part, et fragile, d’autre part. Dans le domaine de l’éducation, l’accès aux spécialités considérées par la norme sociale ou religieuse comme inappropriées à la féminité n’a cessé d’être un enjeu majeur. « Y a-t-il du mal à savoir le grec ? Y a-t-il du mal à gagner sa vie par son travail ? Pourquoi riez-vous donc d’une chose aussi simple ? », demandait Corinne dans le roman de Madame de Staël7, faisant d’ailleurs implicitement référence à l’une des pionnières des humanités au féminin, Clotilda Tambroni, à qui l’Université de Bologne avait offert une chaire de grec et que la romancière avait rencontrée en 1805. Car malgré l’idée reçue attachée aux pays de culture catholique, la péninsule italienne du xviiie siècle était allée très loin dans l’accueil des femmes au sein de la vie académique et de l’espace public8. Il ne s’agissait alors que de l’enseignement des élites éclairées, celles dont les Lumières avaient longuement médité l’orientation au féminin, en réaction le plus souvent au tableau fort conservateur qu’en avait donné Rousseau9. L’image ambiguë de la femme philosophe, avec laquelle joue souvent la littérature romanesque des Lumières finissantes, en est aussi un des résultats, ainsi que l’a montré récemment Florence Lotterie10. Les courants féministes du xixe siècle ont eu tôt fait d’apercevoir que l’amplification du rôle des femmes dans la société pourrait s’appuyer sur des ouvertures concernant l’enseignement secondaire et supérieur et touchant les professions d’accès protégé par la barrière du diplôme et/ou par celle des humanités classiques. Ces verrous étaient en train de tomber en Europe autour de 1900, au bénéfice des classes moyennes, et indirectement les jeunes filles en tiraient avantage11. Non sans conflits avec leur famille et plus généralement leur entourage, comme on le voit dans le journal de jeunesse de Catherine Pozzi, pourtant fille d’un chirurgien réputé et installée dans la haute société du Paris de la Belle Époque. Au-delà des études, le statut d’épouse et a fortiori celui de mère n’apparaissaient pas toujours compatibles avec la revendication d’un accomplissement professionnel, intellectuel ou artistique. Dans ce numéro, l’examen que fait Marie Desaunay des états d’âme de Beatrice Potter-Webb donne la démonstration de la difficulté de tels enjeux, pour l’entrée dans l’univers du journalisme et de l’enquête sociale, de la part d’une femme très favorisée par ses connexions sociales et (de manière plus paradoxale) par son environnement familial. Il démonte les logiques d’un engagement non-féministe faisant pourtant bouger les frontières des rôles sexuels et sociaux préétablis. Encore faut-il bien voir que le glissement auquel finalement elle souscrivit vers un partnership intellectuel avec Sidney Webb, le célèbre leader du socialisme fabien, la mettait – à terme en tout cas – en porte-à-faux par rapport à son milieu d’origine.

Dans le domaine de l’art, les enjeux n’étaient pas tellement différents, car si certains apprentissages avaient été traditionnellement accolés à la féminité, dans l’éducation aristocratique et bourgeoise, ils étaient restés davantage conçus comme des passe-temps, adaptés aux aptitudes « naturelles » prêtées aux filles, que comme l’antichambre de futures vocations. Il valait toujours mieux dessiner ou herboriser que lire des livres, et a fortiori des livres interdits, pour le dire vite… Pour celles qui n’avaient pas baigné dès la naissance dans une famille d’artistes, les portes des ateliers restaient souvent fermées, et l’accession à un enseignement de type professionnalisant tarda à s’opérer12. C’est la peinture qui est apparue aux historiens comme la voie la plus accueillante aux femmes, avec bien sûr un certain nombre de restrictions implicites, du même niveau que celles qu’on rencontre face aux activités de création en littérature, en particulier du côté du partage entre ceux des genres où une légitimité pouvait leur être reconnue (le portrait, la nature morte, l’aquarelle) et ceux qui restaient des territoires d’accès interdit parce que supposant gravité, culture générale, maîtrise de la composition, tels que la peinture d’histoire13. Encore assez tard au cours de l’avènement de l’art moderne, l’impact de ce type de représentations perdurait : en témoignent ainsi les orientations thématiques que s’imposèrent les grandes artistes du post-impressionnisme comme Berthe Morisot ou Mary Cassatt. Par rapport au domaine des lettres, où les femmes purent prétendre à la professionnalisation assez tôt (dès les années 1810-1830 en Angleterre, pour la critique et le roman), l’apparition d’un substantiel segment féminisé des peintres qui faisaient carrière et vivaient de leur production est nettement plus tardive14.

Les ouvertures faites dans le domaine de la sculpture apparaissent beaucoup plus restrictives, et plus tardives encore. Félicie de Fauveau s’imposa, au milieu du xixe siècle, mais dans un contexte bien particulier – elle vécut des commandes de milieux légitimistes et carlistes, en exil à Florence, et faisant quasiment office de chef de famille à côté de sa mère et de sa large fratrie… Harriet Hosmer, qui incarna la tradition de la sculpture néo-classique dans les derniers temps de la Rome pontificale, peut apparaître aussi comme une figure de renommée internationale, qui suscita d’ailleurs des jalousies. Elle reçut dans son atelier romain les hommages de beaucoup de visiteurs, qui estimaient toutefois souvent avoir affaire à une personnalité très déroutante, « vraiment queer », écrivit dans son journal Nathaniel Hawthorne15. Admirées certes pour leur détermination et leur talent, ces sculptrices restaient perçues comme des créatures presque hors normes.

Trop facilement, le génie féminin dans le domaine des beaux-arts a même pu être assimilé à une forme de folie, de débordement dans un au-delà de la raison, de dérive loin des normes comportementales de la female decency. Camille Claudel en est un exemple bien connu… Les recherches qui ont été faites dans le monde universitaire anglophone autour de l’équation entre l’auctorialité féminine et la maladie mentale donnent des hypothèses qui sont vraisemblablement transposables pour la femme artiste. Longtemps, elle ne cessa donc pas d’apparaître comme une « anomalie singulière », ainsi que l’écrivit autrefois Vineta Colby dans un livre pionnier16. Sans doute, parallèlement, la femme artiste pouvait trouver une manière de se faire admettre en se revendiquant comme une personne rangée, à l’abri du rempart constitué par une famille sans tache : c’était le cas de d’Elisabeth Vigée-Lebrun, ou plus encore d’Angelika Kauffmann, dans l’Europe de la fin de l’Ancien Régime et de la Révolution. Mais dès lors qu’on admet qu’elle est en soi un objectif (on ne doit pas oublier que George Sand affichait comme une fierté, sur ses vieux jours, le fait d’avoir toujours vécu de sa plume, après sa séparation d’avec son mari), la prétention de l’artiste femme à l’indépendance suscite toujours des soupçons. Quelles ambitions cache-t-elle, au fond ? N’est-elle pas finalement frauduleuse ? Au sujet de sa sœur Hélène, qui fit une importante carrière de peintre, Simone de Beauvoir a rappelé les derniers mots de leur père, décédé en 1941 : « Toi, tu as gagné ta vie de bonne heure : ta sœur [Hélène] m’a coûté cher17. » Les différents cas étudiés dans ce numéro ont l’intérêt d’orienter la curiosité vers des femmes pour lesquelles les formes de la reconnaissance du statut d’artiste (ou de professionnelle d’un métier artistique, comme dans le cas de l’architecture intérieure) ont été d’apparence moins conflictuelle mais ont fait l’objet de négociations patientes et serrées. Paulette Bernège, en cherchant à imposer un domaine propre permettant de cadrer son activité de création, l’architecture domestique, est parvenue à nouer un authentique dialogue avec quelques-unes des grandes personnalités du mouvement moderniste, à commencer par Le Corbusier. Sa spécialisation demeure une forme de compromis, puisqu’elle l’enferme dans un univers domestique dévolu traditionnellement au féminin, avec l’objectif de le rendre plus fonctionnel. En un sens, elle conduirait presque à redoubler l’aliénation ménagère, sous couvert de la rationaliser. Marisa Merz et Isabelle Waldberg sont l’une et l’autre des femmes artistes au parcours singulier, cooptées par un mouvement pour partie sans doute (l’Arte Povera pour l’une, le surréalisme pour l’autre) mais restées isolées. Pour la première au moins, qui est traitée ici par Valérie Da Costa, le choix des matériaux comme des sujets suggère qu’elle s’est pensée elle-même comme une artiste de l’humilité mais aussi de l’intime, attentive aux résonances que son propre univers personnel et familial pouvait prendre dans le programme esthétique de l’« art pauvre », et qu’elle a assumé cette orientation. Isabelle Waldberg, qui fait l’objet de l’étude fouillée de Nikoleta Tsagkari, apparaît plus difficile à caractériser comme femme artiste, tant sa formation est l’affaire de plusieurs strates successives et tant son projet semble un carrefour d’influences diverses, sinon peut-être dans l’isolement singulier qu’elle revendiqua jusqu’au terme de sa carrière.

À la fin du siècle dernier et dans les récents développements de notre xxie siècle, une normalisation semble s’être produite, et il n’y a plus, en apparence, de sentiment d’anormalité qui soit associé communément à l’idée de femme artiste. La tentation de se prendre soi-même pour sujet de son œuvre, à travers son existence matérielle, sa vie de relation, ses amours, a touché indifféremment des artistes des deux sexes, depuis Jeff Koons jusqu’à Sophie Calle, encouragés sans doute par la confusion entre le public et le privé qui caractérise l’époque la plus récente. Néanmoins, les qualités détectées par les écoles des beaux-arts chez celles et ceux qui aspirent à suivre leur formation sont-elles bien indifférentes à leur sexe ? On n’oserait l’affirmer. Les talents prêtés par le public des amateurs d’art aux créateurs et aux plasticiens dont la réputation est installée ne suivent-ils pas, sans l’avouer, un profil spécifique aux femmes et aux hommes ? La question peut être posée – aux professionnels de ce domaine d’y répondre, s’ils le peuvent.

En mettant en avant les différentes voies de la construction d’un statut, dans le domaine des savoirs, des professions ou des beaux-arts, et en soulignant l’historicité de cette production de figures féminines d’influence, de compétence, de réputation, ce numéro double de Source(s) interroge finalement à la fois les résistances opposées à la reconnaissance des femmes et aussi la persistance des représentations genrées attachées à la création, au pouvoir et à la pensée. Pour revenir au point d’où nous sommes partis, supposons que l’on s’aventure dans une analyse des représentations de la professional woman dans les productions des médias de masse d’aujourd’hui. On découvrirait probablement que son succès n’y est souvent que d’apparence et que sa position acquise s’est payée cher. Presque systématiquement, dans ce type de fiction destiné au grand public, l’avocate, la politique, ou la policière (à commencer par le lieutenant Stella Bonasera des Experts : Manhattan18) n’accèdent à leurs fonctions et ne s’y font respecter qu’en dissimulant une faille cruelle de leur itinéraire personnel, ou bien en surinvestissant sur cette réussite de manière à compenser le vide sidéral de leur existence privée. Façon de renouer, de manière sans doute très lointaine mais, pour autant, bien réelle, avec l’équation malheureuse de Corinne, l’héroïne éponyme du roman staëlien : empêchée de réunir l’admiration que déclenche son art d’improvisatrice avec la passion que suscite sa personnalité de femme, empêchée, en d’autres termes, d’allier la gloire et l’amour, bref, victime de la reconnaissance qui lui a été accordée. La normalisation non seulement n’est pas achevée au sens institutionnel mais reste aussi à parachever au sens symbolique.

1 On se souvient peut-être qu’en 2010, un ancien président de l’agence nationale d’évaluation avait balayé d’un revers de main les critiques portant

2 Je n’oublierai jamais pour ma part certaines choses vues et entendues à l’Université, où il y a encore quinze ans, la femme accédant au statut de

3 Je pense notamment au recueil de Patricia H. Labalme (dir.), Beyond their Sex. Learned Women of the European Past, New York, New York University

4 Fortunée Briquet, Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs écrits, éd. de Nicole Pellegrin, Strasbourg, Presses universitaires de

5 Lettre de Mme de Moteville à Mlle de Montpensier, dans Lettres de Mademoiselle de Montpensier, de Mesdames de Motteville et de Montmorenci, de

6 Voir ainsi Sarah Bird Wright, Edith Wharton’s Travel Writing. The Making of a Connoisseur, Basingstoke-Londres, Macmillan, 1997, et Christa Zorn

7 Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, éd. de Simone Balayé, Paris, Gallimard-Folio, 1985 [1807], p. 162. Avant Tambroni, l’Université de Bologne

8 De telles initiatives ne sont pas allées bien entendu sans résistance et sans débat : on en a redécouvert récemment l’importance, avec des travaux

9 Voir Isabelle Brouard-Arends et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Femmes éducatrices au Siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de

10 Florence Lotterie, Le Genre des Lumières. Femme et philosophe au xviiie siècle, Paris, Garnier, 2013.

11 Voir ainsi Linda Clark, Women and Achievement in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 180-195.

12 Voir par exemple pour la France Marina Sauer, L’entrée des femmes à l’École des Beaux-Arts, 1880-1923, Paris, Ensba, 1991. Concernant l’

13 Voir pour un cadre général sur ce sujet l’essai justement célèbre de Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists ? », Art News, n° 

14 Voir Mary Alice Waters, British Women Writers and the Profession of Literary Criticism, 1789-1832, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002 ; Linda H.

15 Nicolas Bourguinat, « Harriet Hosmer. L’itinéraire d’une sculptrice américaine à Rome au xixe siècle (1852-1870) », dans Claire Le Thomas et

16 Je fais allusion à l’importante somme de Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic. The Woman Writer and the Nineteenth-Century

17 Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris, Gallimard, 1964, ch. 10. Elle commente, avec une amertume non dissimulée : « Sa classe et lui-même

18 Série diffusée de 2004 à 2013 et produite par Jerry Bruckheimer. Aux États-Unis, la femme policière avait inspiré les scénaristes dès les années

Notes

1 On se souvient peut-être qu’en 2010, un ancien président de l’agence nationale d’évaluation avait balayé d’un revers de main les critiques portant sur l’insuffisante représentation des femmes dans sa structure en déclarant que, du fait de leurs responsabilités familiales, elles « n’avaient pas de temps à consacrer » à de telles missions. Par ailleurs, pour balayer devant notre porte et prendre l’exemple de l’Université de Strasbourg, soulignons que l’équipe dirigeante actuelle ne compte que quatre femmes, parmi les dix-sept vice-présidents qui la composent.

2 Je n’oublierai jamais pour ma part certaines choses vues et entendues à l’Université, où il y a encore quinze ans, la femme accédant au statut de professeur était, sinon suspecte en soi, du moins aisément suspectable – on ne sait trop de quoi, d’ailleurs : d’ambition ? de volonté de revanche ? de dénaturation de son sexe ? – comme si l’on s’était trouvé transporté en plein xixe siècle au temps où l’on fustigeait les « bas-bleus ». Ces idées reçues s’affichent aujourd’hui moins ouvertement, mais je suis convaincu qu’elles ne sont nullement éteintes.

3 Je pense notamment au recueil de Patricia H. Labalme (dir.), Beyond their Sex. Learned Women of the European Past, New York, New York University Press, 1980.

4 Fortunée Briquet, Dictionnaire historique des Françaises connues par leurs écrits, éd. de Nicole Pellegrin, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg (collection « Écrits de femmes »), 2016. Le titre complet est Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, connues par leurs écrits ou par la protection qu’elles ont accordé aux gens de lettres depuis l’établissement de la Monarchie jusqu’à nos jours (Paris, Imprimerie de Gillé, an XII).

5 Lettre de Mme de Moteville à Mlle de Montpensier, dans Lettres de Mademoiselle de Montpensier, de Mesdames de Motteville et de Montmorenci, de Mademoiselle Du Pré et de Madame la marquise de Lambert, Paris, Léopold Collin, 1806, p. 40-41.

6 Voir ainsi Sarah Bird Wright, Edith Wharton’s Travel Writing. The Making of a Connoisseur, Basingstoke-Londres, Macmillan, 1997, et Christa Zorn, Vernon Lee. Aesthetics, History and the Victorian Female Intellectual, Athens (Oh.), Ohio University Press, 2003.

7 Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, éd. de Simone Balayé, Paris, Gallimard-Folio, 1985 [1807], p. 162. Avant Tambroni, l’Université de Bologne avait également donné un enseignement à deux femmes en sciences expérimentales : Laura Maria Bassi (1711-1773) en physique et Anna Morandi (1716-1774) en anatomie.

8 De telles initiatives ne sont pas allées bien entendu sans résistance et sans débat : on en a redécouvert récemment l’importance, avec des travaux tels que le livre de Rebecca Messbarger, The Century of Women. Representations of Women in Eighteenth-Century Italian Public Discourse, Toronto-Londres, University of Toronto Press, 2002. Certains des éléments des controverses italiennes se trouvent dans Ead. et Paula Findlen (éd.), The Contest for Knowledge. Debates over Women’s Learning in Eighteenth Century Italy, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2005.

9 Voir Isabelle Brouard-Arends et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), Femmes éducatrices au Siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, et pour la période antérieure : Colette Nativel (dir.), Femmes savantes, savoirs des femmes. Du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, Genève, Droz, 1999.

10 Florence Lotterie, Le Genre des Lumières. Femme et philosophe au xviiie siècle, Paris, Garnier, 2013.

11 Voir ainsi Linda Clark, Women and Achievement in Nineteenth-Century Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 180-195.

12 Voir par exemple pour la France Marina Sauer, L’entrée des femmes à l’École des Beaux-Arts, 1880-1923, Paris, Ensba, 1991. Concernant l’architecture, on peut signaler des mémoires soutenus à l’École d’architecture de Versailles : Lydie Mouchel, Femmes architectes, une histoire à écrire, mémoire de DEA, 2000, et Stéphanie Mesnage, Actrices de l’architecture, les femmes dans l’exercice professionnel architectural entre 1890 et 1968, mémoire de master, 2009.

13 Voir pour un cadre général sur ce sujet l’essai justement célèbre de Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists ? », Art News, n° 69, janvier 1971, trad. française dans Ead., Femmes, art, pouvoir et autres essais, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 201-244. Là aussi, la nécessité de réparer les oublis et la sélection implicitement sexistes opérés par la postérité a suscité de grandes enquêtes, sur le modèle de celles conduites depuis les années 1980 pour les femmes auteurs : voir ainsi l’ouvrage compilé par Delia Gaze, Maja Mihajlovic et Leanda Shrimpton (dir.), Dictionary of Women Artists, 2 vol., New York, Fitzroy Dearborn Publishers, 2003 [1997].

14 Voir Mary Alice Waters, British Women Writers and the Profession of Literary Criticism, 1789-1832, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2002 ; Linda H. Peterson, Becoming a Woman of Letters. Myths of Authorship and Facts of the Victorian Market, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2009 ; Rosalynd Sydie, « Women Painters in Britain, 1768-1848 », Atlantis, n° 5, 1980, p. 144-175. Pour la comparaison avec la féminisation du monde des lettres et des arts en France, voir par exemple : Sonya Stephens, A History of Women’s Writing in Nineteenth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, et (très superficiellement) Harrison C. White et Cynthia A. White, La carrière des peintres au xixe siècle. Du système académique au marché des impressionnistes, Paris, Flammarion, 2009 [Londres, 1965].

15 Nicolas Bourguinat, « Harriet Hosmer. L’itinéraire d’une sculptrice américaine à Rome au xixe siècle (1852-1870) », dans Claire Le Thomas et Tiphaine Larroque (dir.), Voyages d’artistes : entre tradition et modernité, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg [à paraître en septembre 2016].

16 Je fais allusion à l’importante somme de Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic. The Woman Writer and the Nineteenth-Century Literary Imagination, New Haven, Yale University Press, 1974, et à l’ouvrage de Vineta Colby, The Singular Anomaly. Women Novelists of the Nineteenth Century, New York, New York University Press, 1970. Très riche également est la réflexion d’une autre précurseuse de ces recherches sur les femmes et le métier d’écrivain, qui rappelle à bon droit que les représentations médicales de la folie étaient elles aussi fortement genrées : Elaine Showhalter, The Female Malady. Women, Madness and English Culture, 1830-1980, Londres, Virago Press, 1987.

17 Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris, Gallimard, 1964, ch. 10. Elle commente, avec une amertume non dissimulée : « Sa classe et lui-même parlaient par sa bouche d’une seule voix […]. Ses dernières paroles […] décourageaient les larmes. »

18 Série diffusée de 2004 à 2013 et produite par Jerry Bruckheimer. Aux États-Unis, la femme policière avait inspiré les scénaristes dès les années 1970, lorsque l’actrice Angie Dickinson incarna avec brio l’héroïne d’une série appelée tout simplement Police Woman, entre 1974 et 1978. En écho aux recherches esquissées par Nicole Pellegrin dans ce numéro, autour des mobilités et de la géographie intime de la crime writer Agatha Christie, il me semble manifeste que toute l’histoire d’un imaginaire pourrait être faite autour de la figure de la femme détective, enquêtrice ou inspectrice de terrain telle qu’elle apparaît dans la fiction policière contemporaine.

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Bourguinat, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 8-9 | 2016, 7-15.

Référence électronique

Nicolas Bourguinat, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 8-9 | 2016, mis en ligne le 22 septembre 2023, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=293

Auteur

Nicolas Bourguinat

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