À la recherche du langage des émotions en sciences humaines et sociales : méthodes et exemples

p. 171-175

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La journée d’étude de l’école doctorale SHS-PE (ED 519) intitulée « Les émotions en situations » a réuni le 17 avril 2015 – sous l’œil bienveillant du comité scientifique représenté par Pascal Hintermeyer et Jean-Philippe Heurtin –, jeunes chercheurs et enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales autour d’une question longtemps insaisissable et pourtant omniprésente dans de nombreux champs disciplinaires : le travail des émotions.

Si des exemples d’émotions viennent assez facilement à l’esprit, leur répertoire, le langage spécifique qu’elles mobilisent, leur autonomisation et leur inscription sociale et culturelle méritent l’attention renouvelée des chercheurs (en témoigne la dernière livraison de la revue Source(s) coordonnée par Anne Corneloup et consacrée aux « affects, émotions et convictions » dans la recherche en histoire).

Par définition éphémères et donc difficilement saisissables, tantôt frappées d’un soupçon d’inauthenticité lorsqu’elles paraissent vouloir instrumentaliser une audience, tantôt considérées comme les signes manifestes d’un emportement totalement incontrôlé, les émotions ont fait ici l’objet d’une réflexion méthodologique systématique au fil des quinze communications.

Nommer les émotions

Dans son introduction, Jean-Philippe Heurtin a rappelé que, pour Marcel Mauss, les émotions forment – plus que de simples manifestations – un langage à part entière. Ce langage fait l’objet d’un apprentissage, comme le montre Sunami Inoué (LISEC) dans le cas du Japon où les enfants apprennent très tôt et dans un cadre institutionnel ce qu’est le Jôso : la « qualité du vivant » et « celui qui est riche de sensibilité ».

Au début du xviiie siècle, les émotions sont le sujet de traités en Angleterre, comme La lettre sur l’enthousiasme de Lord Shaftesbury (1708), ou d’articles dans des manuels de confession en France, comme celui d’Antoine Blanchard, désireux, en 1713, de recenser tous les sentiments pouvant animer parents et enfants d’une même famille. Y apparaissent le respect, le mépris, la dureté, la froideur, l’emportement, la tristesse, la douleur, l’envie, la jalousie, la haine, l’attachement excessif, l’indifférence. Daniel Fischer (ARCHE), comparant cette grille de vocabulaire au répertoire des émotions exprimées dans les archives de la famille de Dietrich, notamment la correspondance entre Jean de Dietrich et ses fils dans les années 1770 et 1780, remarque qu’elles sont pour la plupart négatives et fonctionnent par couples liant ces émotions au regret de les avoir suscitées.

Marion Aballéa (DYNAME) s’est intéressée aux émotions de « masse » à travers le symbole des ambassades dans le mécontentement populaire aux xixe et xxe siècles. Elle montre notamment que lorsqu’une institution diplomatique est prise d’assaut par des manifestants, le sort réservé aux diplomates et personnels des ambassades suscite une « émotion » à l’échelle mondiale permettant, à son tour, de mesurer l’ampleur du différend international et de ses conséquences. C’est également sur le terrain diplomatique que Gilles Vogt (ARCHE) a placé son propos, dans un aperçu des émotions manifestées par l’opinion suisse à l’occasion du siège de Strasbourg en 1870 (à travers journaux, carnets privés et documents diplomatiques). Là, l’impact d’une déchirure diplomatique vient questionner la non-belligérance d’une population helvétique qui, devant le sort tragique d’une ville « voisine », exprime son impuissance, sa compassion et sa douleur.

Dans la mesure où l’émotion est un interprétateur de situation, son identification a son importance dans les rapports sociaux. Chloé Toutain (SULISOM) a montré l’impact des émotions dans sa recherche en psychologie clinique, où elles servent de porte de passage entre le biologique et le psychologique. Se pose alors la question de la définition d’émotions « fondamentales » interrogeables (la surprise, la peur, la joie, la tristesse ou le dégoût). Auprès de parents de grands prématurés, Cécile Bréhat (SULISOM) a, par le biais d’entretiens, élaboré la méthodologie d’une approche psychanalytique des émotions. Mais la présence d’un magnétophone lors de l’entretien altère fatalement l’émotivité, certaines émotions pouvant être reconstruites pour paraître acceptables, d’autres, souvent liées au deuil ou à l’enfantement, remontant brutalement à la surface sous forme de larmes bientôt regrettées par les personnes interrogées.

Les témoignages recueillis par Marie-Frédérique Bacqué révèlent quant à eux une certaine tendance à l’intériorisation des émotions. Dans le cadre de la psychothérapie, elle pointe notamment la disjonction entre l’apparente neutralité émotionnelle des patients réunis en salle d’attente (donc, en société) et la réalité d’entretiens tout à fait débridés dans l’intimité du cabinet médical. Seul face au psychothérapeute, l’individu dévoile ses émotions au point, parfois, de s’excuser de dévier d’un comportement émotionnellement neutre. Ce besoin de garder intériorisées les émotions, de les maîtriser, voire de les cacher, est peut-être à mettre en lien avec l’individualisation croissante dans nos sociétés modernes, qui conduit à mettre à distance émetteurs et récepteurs d’émotions.

Manifester (ou non) des émotions

L’émotion a également sa place dans un cadre plus officiel. Proposant une approche praxéologique des émotions dans la sphère judiciaire, Julie Colemans (Université de Liège) dévoile notamment leur utilisation dans les procédures prud’homales. Là, les émotions (ou l’absence d’émotions) accusent ou défendent, et toute la question est de savoir si leur examen est conscient, reconnu et assumé par les professionnels du droit.

La famille (et l’intimité qu’elle permet) reste un cadre privilégié d’expression des émotions. Prenant le cas des familles « pathologiques » (un dysfonctionnement caractérise les relations au sein de l’unité familiale), Chad Cape (SULISOM) se demande si les émotions y sont pléthoriques ou au contraire réprimées. Des entretiens menés sur un échantillon de familles où les enfants jouent le rôle de parents ont montré que la colère, l’affection et le manque d’affection ne se manifestent pas de la même façon que dans un cadre familial plus serein, chaque type de famille conditionnant et codifiant ces émotions à sa manière.

Mais Juliette Deloye (ARCHE), étudiant la correspondance de Louis de Beer (1791-1823) avec ses proches, rappelle que la famille n’est pas – du moins pas entièrement, loin s’en faut – la sphère du privé et de l’intime à toutes les époques. Au xviiie siècle, la famille est encore largement une affaire publique. Daniel Fischer (ARCHE) fait le même constat lorsqu’il décrit les colères de Jean de Dietrich, réagissant à la débauche de son fils aîné (d’après la correspondance des années 1789-1790 conservée aux archives du château de Reichshoffen) et à l’irresponsabilité financière du fils cadet (1774-1776) ainsi qu’à son choix de renoncer à la religion de sa famille (1781-1782). Ces colères rachètent en quelque sorte, aux yeux des proches, une conduite répréhensible et rétablissent l’honneur de la famille par le truchement de sanctions mesurées. Proposant une méthode d’analyse de la forme, de la matérialité et du contenu des lettres de Louis de Beer, Juliette Deloye explique comment la relation épistolaire peut venir se substituer aux relations humaines. La souffrance qu’il ressent devant l’éloignement de sa famille – notamment de son père au moment de sa mort – s’exprime dans ses lettres qui sont un lieu de représentation de soi, voire une corvée parfois, mais aussi un authentique lieu d’expression d’émotions rappelant l’attachement de l’épistolier à sa famille et justifiant la poursuite de la correspondance.

Dorothée Lanno (ARCHE) – s’intéressant à la représentation de la douleur dans les mises en scène de la mort dans la peinture de genre au xviiie siècle – donne des exemples de codification artistique et sociale des émotions et de leur manifestation, en puisant dans l’œuvre de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805). Les représentations du drame qu’est la mort varient selon les classes sociales. La douleur, le deuil sont parfois si difficiles à exprimer, entre effroi et pudeur, que les peintres choisissent de s’inscrire dans une tradition de la représentation de la mort (La Mort de Germanicus de Nicolas Poussin au xviie siècle) préférant les personnages retournés ou dont le visage est caché par l’obscurité.

L’inscription sociale des émotions

Dans l’approche sociologique des émotions, dont Jean-Philippe Heurtin détaille les grands axes à partir d’une étude menée autour de l’émission du Téléthon, il apparaît que les émotions ne sont pas seulement le résultat d’un état intérieur, mais aussi l’effet émergent d’une activité inséparable de son contexte social et culturel. Elles sont alors motivées par un objet et caractérisées par une intentionnalité. Les transports intérieurs sont donc moins déterminants que la relation entre les acteurs de ces émotions. Le sens à donner à une émotion ressentie et exprimée dépend de fait d’un processus de coordination entre émetteurs et récepteurs qui, loin d’être isolés, sont ancrés dans un contexte social et culturel.

Les différentes communications de la journée ont montré que chaque communauté culturelle produit un répertoire d’émotions accepté et compris par ses membres. Véronique Matemnago Tonlé (SAGE) le constate dans le cas de l’expression du deuil chez les Bamiléké de l’Ouest Cameroun. Les émotions sont codifiées par plusieurs phases de lamentations, et l’expérience varie selon la position sociale du défunt et le sexe. L’homme pleure simplement sa femme assis dans un fauteuil, alors que les étapes du deuil d’une veuve sont beaucoup plus contraignantes (au niveau vestimentaire entre autres). Les veuves rebelles sont remises en place par les autorités coutumières et des conflits naissent autour de nouvelles formes d’expression de la douleur provenant de l’introduction d’éléments culturels extérieurs (urbanité, désir de paraître, évolution de l’habitat, influence de religions importées).

L’expression culturelle d’une émotion n’est donc pas immuable et oppose générations et classes sociales. Yannick Deschamps (ARCHE) a montré l’évolution de l’image des champions soviétiques dans la presse sportive française : d’abord héros suscitant curiosité et admiration dans les années 1950, ils deviennent ensuite figures repoussoir, objets de lassitude, suspectés de dopage et incarnant un modèle désenchanté. Cette évolution est sans doute à mettre en comparaison avec le poids – variable – de l’électorat communiste dans la société.

Les émotions, enfin, sont sociales en ce qu’elles sont tournées vers l’action. C’est ce qu’a remarqué Gilles Vogt dans la mise en lumière d’un lien de cause à effet entre les émotions manifestées par l’opinion suisse devant le malheur de Strasbourg et leur récupération (ou leur canalisation) par les plus hautes autorités fédérales. L’envoi d’une délégation helvétique « officielle » à Strasbourg (dans le but d’évacuer les civils strasbourgeois) semble ainsi répondre à l’intensification des sentiments de douleur et de pitié exprimés par la population suisse au fil du bombardement. Aussi, toujours dans le cas du Téléthon, Jean-Philippe Heurtin remarque que c’est aux autres que l’on manifeste ses sentiments – aux participants, aux téléspectateurs, aux médias –, au point que l’enthousiasme communicatif pourra devenir l’élément central de la mobilisation, sa manifestation la plus évidente voire une affirmation d’engagement en soi. Ainsi l’expression de l’émotion s’autonomise-t-elle par rapport aux causes de son déclenchement, à ses finalités primitivement annoncées (l’appel à la compassion pour les malades), et relève d’une logique propre et nouvelle. Créant un évident différentiel d’avec la banalité habituelle, elle entraîne à sa suite un public sans cesse élargi. Où le partage d’émotions, de fait, se révèle producteur de lien social.

Citer cet article

Référence papier

Daniel Fischer et Gilles Vogt, « À la recherche du langage des émotions en sciences humaines et sociales : méthodes et exemples », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 6 | 2015, 171-175.

Référence électronique

Daniel Fischer et Gilles Vogt, « À la recherche du langage des émotions en sciences humaines et sociales : méthodes et exemples », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 08 mars 2023, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=365

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Daniel Fischer

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