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Séminaire de l’axe « Espaces, Identités, Frontières », 2012-2013

L’Europe périphérique et les voyageurs, xiiie-xixe siècles

Pour sa première année de fonctionnement, ce séminaire prolongera et achèvera la réflexion entamée en 2009-2010 dans le cadre du programme de recherche Maison des Sciences de l’Homme d’Alsace « L’Europe et ses marges, entre mise à distance et intégration, xe-xxe siècles ». Du côté de l’édition de sources, il y avait, sur support papier, l’idée d’une anthologie, et sur support électronique, l’idée d’une bibliothèque virtuelle que la MISHA ou la BNU hébergeraient, et qui améliorerait à terme la visibilité de l’équipe ARCHE. Plutôt que de demeurer circonscrits au domaine français, nous souhaitions élargir la perspective aux autres domaines de civilisation qui, successivement ou simultanément, ordonnèrent et polarisèrent l’Europe par rapport à leur propre rayonnement. Du côté des recherches collectives, il s’agissait d’un programme ambitieux.

Il demandait qu’on réfléchisse aux dynamiques de formation de l’identité européenne à travers la relation entre l’Europe et ses confins, c’est-à-dire ces territoires qu’elle reconnaît pour partie comme siens mais qui ne peuvent s’identifier à elle que de manière incomplète ou inaboutie. On cherche donc à éclairer les racines historiques de cette hésitation entre stratégies de mise à distance et stratégies d’intégration vis-à-vis de ces territoires. L’histoire peut être décrite comme un phénomène d’extension et d’apprivoisement : de l’espace convoité, on passe au prix de bien des vicissitudes et de conflits séculaires au terrain conquis. Mais l’inconnu fait aussi lentement place au terrain connu par l’intermédiaire de contacts diplomatiques et commerciaux, de voyages et de missions remplissant un rôle exploratoire. Ainsi l’Europe face à la Moscovie médiévale, les monarchies ibériques face aux régions reprises aux Arabes, ou encore Venise face aux Slaves du littoral dalmate des xviie et xviiie siècles… Au cours du temps, la production d’un discours sur ces « confins » prend plusieurs voies, qui représentent autant de sources qu’on pourrait mettre à contribution : explorations et enquêtes, ambassades, voyages, reconnaissances militaires ou cartographiques, puis « itinéraires » destinés au tourisme. Dans le temps long, il s’agit donc d’analyser l’entreprise de connaissance par laquelle, sur ses régions bordières, l’Europe (ou plutôt, concurremment les uns les autres, les différents foyers de civilisation se reconnaissant comme l’Europe) effectua l’inventaire de la diversité, et s’essaya au décryptage de la différence.

Dans les travaux collectifs et les journées d’études qui ont jalonné ce programme au cours de trois dernières années, on chercha d’abord à « couvrir » des régions périphériques jusque-là peu abordées. Les territoires du continent européen islamisés et/ou occupés par les Arabes au Moyen Âge ou par les Ottomans à l’époque moderne et jusqu’au premier ou au second xixe siècle en font partie. Ainsi, pour le début du xixe siècle, les principautés danubiennes qui seront à l’origine du royaume de Roumanie. L’attribution du label de l’européanité aux Slaves du Sud libérés du joug ottoman est un peu la grande affaire du xixe siècle, et elle est loin d’aller de soi. Au temps des révolutions de 1848, on leur reprocha d’avoir fait le jeu de la réaction autrichienne, et Friedrich Engels par exemple écrivit des pages très dures à leur sujet. Le monde polono-ukrainien en fait aussi partie, pour l’ère médiévale et moderne, à la rigueur pour le xixe lorsque la Pologne a disparu en tant qu’État. La Russie également, bien qu’au-delà du règne d’Alexandre Ier, elle apparaisse davantage à travers les confins de l’Empire tsariste lui-même (Caucase, Asie centrale). On peut soutenir qu’avec la première guerre mondiale, le front oriental devient à nouveau une limite, un no man’s land insaisissable de l’Europe, et bien entendu qu’avec la victoire du bolchevisme, c’est tout le monde russe qui de nouveau se trouve renvoyé à un statut de différence radicale mêlé de proximité par rapport à l’Europe.

Mais le parcours ne s’arrête pas là, bien entendu. Il s’étend à la Scandinavie, longtemps très à l’écart de l’Europe, mais articulée à elle par des relations commerciales et culturelles développées à partir de l’ère moderne. La grande phase de « découverte » de cet extrême Nord de l’Europe, avec ses caractéristiques originales (grands espaces forestiers, lacs et fjords, nuit polaire, climat très rigoureux) date cependant seulement du dernier tiers du xviiie siècle, et les Français y ont très peu participé – avant Xavier Marmier, romancier d’aventure et écrivain voyageur spécialisé, au milieu du xixe seulement. Pour les Anglais, cette entreprise est sans doute à rapprocher du travail de description/domestication des parties les plus inhospitalières de l’Écosse mené autour de 1750-1775, avec le témoignage d’un arbitre de la britannité comme Samuel Johnson sur les îles Hébrides.

Les îles, justement, devraient aussi constituer un terrain de curiosité : en dehors des Hébrides, les Féroé, l’Irlande (celle d’avant l’Acte d’Union, mais dans un sens aussi d’après la Grande Famine), Canaries, Açores, Madère, Baléares, Corse, Malte, Crète… Certains de ces postes avancés de l’Europe ont d’abord été des colonies, dont la compréhension de leur assimilation progressive à leur métropole a été un sujet peu fréquenté par les chercheurs. Le cas de la Sicile et de la Sardaigne se rapproche davantage des Sud, de cette bordure méditerranéenne, qui aux xixe et xxe, s’est vue repoussée et mise à distance de l’Europe, alors même qu’elle avait été un grand foyer de la civilisation du temps des Lumières. En cause, la perception de la méridionalité à travers l’agriculture latifundiaire, ses retards et ses hiérarchies, la perception des populations comme communautaires, rebelles, paresseuses, attardées, inassimilables à l’État-Nation moderne. De ce point de vue, la notion était fort extensible, et chaque pays, à terme, a eu peu ou prou son Sud… D’autre part, on s’efforcera de fonctionner en écho ou en liaison avec la mise en ligne par la BNU d’un corpus d’ouvrages numérisés relatifs aux voyages dans l’Europe des confins. Prévu pour coller avec le démarrage et l’extension du portail de ressources numériques de la BNU, ce projet a fait l’objet d’une convention avec l’EA ARCHE, après la sélection par nos soins d’une cinquantaine de textes rares dans les collections de la BNU, qui ont trait essentiellement aux explorations et reconnaissances dans le Grand Nord et aux voyages et séjours dans le domaine balkanique et méditerranéen. Enfin, on cadrera le séminaire avec la préparation de l’anthologie de textes sur le voyage aux confins de l’Europe (sur le modèle des volumes « Bouquins »-Robert Laffont) qui était prévue dès l’origine pour clore la programmation « L’Europe et ses marges » et qui devrait être prête pour une parution fin 2013.

Nicolas Bourguinat, Christine Peltre et Damien Coulon

 

  • 14 janvier 2013. Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg, EA ARCHE) : « L’ailleurs du lecteur français du second xixe siècle : Jules Verne, Xavier Marmier et les autres »
  • 28 janvier. Eugène François-Xavier Gherardi (Université de Corse, UMR Lisa) : « La Corse romantique, 1810-1850 »
  • 18 février. Catherine Horel (Université de Paris 1, UMR Irice) : « De l’exotisme à la modernité. Que reste-t-il de l’altérité hongroise à la fin du xixe siècle ? »
  • 21 mars. Guillaume Saint-Guillain (Université de Picardie) : « La perception de l’espace égéen par les Vénitiens à la fin du Moyen Âge »
  • 8 avril. Jawad Daheur (Université de Strasbourg, EA ARCHE) : « L’expérience paysagère des confins : perceptions de la nature et discours de l’identité chez les voyageurs allemands dans l’Est prussien (vers 1830-1860) »
  • 17 mai. Christine Peltre (Université de Strasbourg, EA ARCHE) : « La Grèce in situ. Regards d’artistes au xixe siècle »
  • 3 juin. Thomas Tanase (Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : « L’Europe face à ses périphéries balkaniques et russes, xiiie-xve siècles »

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Séminaire de l’axe « Sources, Savoirs, Méthodes », 2012-2013

Représenter la nature. Arts, sciences et techniques de l’âge classique au positivisme

À la veille de la Révolution, dans un des articles de son Dictionnaire des Beaux-Arts, l’académicien Claude-Henri Watelet s’efforçait de préciser les qualités qui, selon lui, distinguaient un dessin inventif et expressif dépassant la simple imitation mécanique du modèle. Pour bien se faire comprendre, il prenait pour exemple le recours aux procédés du calque : « […] La facilité mécanique que présente l’opération de calquer, est assez souvent mise en usage par les personnes qui, n’ayant point de connaissances réelles et manquant de la facilité de dessiner, croient suppléer à ce talent indispensable dans tous les Arts du dessin, sans se donner la peine de l’acquérir1. » Or, selon Watelet, l’imitation fidèle et minutieuse devait être réservée aux illustrations servant à l’étude de l’histoire naturelle. Dans ce cas, l’intérêt des objets à imiter légitimait pleinement leur reproduction exacte. Ainsi, dans l’article « Fidélité », il précise encore sa pensée : « La fidélité la plus minutieuse devient le premier des devoirs quand on dessine ou peint quelques objets de la nature pour servir à l’étude de l’histoire naturelle. On demande alors l’imitation la plus exacte, & non de l’intérêt, ou plutôt cette exactitude est alors le plus grand intérêt dont ces objets soient susceptibles. Plus les objets qu’on peint se trouvent dénués de mouvement, d’action & d’expression, plus la fidélité dans les détails devient indispensable. Cette fidélité consiste alors principalement dans l’exactitude des formes, de la couleur & dans la représentation des accidens2 ».

On voit bien, ici, comment Watelet contribue à l’amorce d’une histoire connue, celle des différents modes de rejet de la mimèsis au nom de l’art véritable. Un rejet qui a comme corollaire l’idée que l’artiste authentique n’a pas à imiter la nature, mais à créer selon son propre fonds. Cela dit, en déduire, comme l’académicien le suggère fortement, que l’illustration scientifique est toujours entièrement fidèle et soumise aux apparences du monde semble bien réducteur.

Le recours à un mode de représentation naturaliste est évidemment un des meilleurs moyens de convaincre le lecteur ou le spectateur de l’exactitude, de la fidélité et de la neutralité de l’image qui lui est proposée. Or, si la restitution « scientifique » des données observées devrait a priori viser à la plus grande objectivité, il convient de poser la question de ce que cela implique, tant au niveau des images produites que des dispositifs de vision sur lesquels elles se fondent. Alors que Malebranche avait loué les vertus cognitives de la perception simple, vive, claire et évidente d’un objet3, la camera obscura, avec ce qu’elle supposait de stabilité et de fixité de la part de l’observateur, semblait fournir une assise objective aux observations, et, à ce titre, était utilisée par les illustrateurs scientifiques au même titre que d’autres « prothèses visuelles4 » comme les microscopes ou les télescopes. Un siècle plus tard, le mythe de la photographie comme image exacte et naturelle, émancipée de toute contingence technique, s’inscrirait dans le prolongement de cette histoire5 ; on sait d’ailleurs sa place dans l’image scientifique, notamment à partir du moment où elle a été capable d’enregistrer ce qu’il est impossible de voir à l’œil nu, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Faut-il rappeler cependant que la question de l’imitation n’a cessé, tout au long de l’âge classique et jusqu’à la fin des Lumières, de croiser celle de l’electio, c’est-à-dire du choix des meilleurs morceaux, puis de leur assemblage en un beau de réunion permettant de compenser les imperfections de la nature ? Un autre académicien, le peintre Joshua Reynolds, a donné une formulation très claire de ce principe dans son troisième discours prononcé devant la Royal Academy, le 14 décembre 1770. Persuadé lui-aussi que la perfection de l’art ne consistait point dans une imitation pure et simple, il avait encouragé les jeunes artistes à apprendre à discerner ce qui est difforme dans la nature, affirmant alors que « […] toute la beauté et la grandeur de l’art consiste […] dans l’aptitude à s’élever au-dessus de toute forme singulière, de toute mode locale, de tout ce qui n’est qu’exception et détail6 ». Il serait d’ailleurs aussi facile que fastidieux de multiplier les exemples analogues, sans d’ailleurs que la notion même de « nature » s’en trouve très éclairée7. Il nous importe plutôt de souligner que cette volonté esthétique de dégager la représentation artistique du rendu du singulier, de l’accidentel, de l’exception et du détail, a pu affecter, quoi qu’en dise Watelet, jusqu’aux illustrations naturalistes elles-mêmes, chaque fois que le particulier y a été subordonné au général et l’individu à l’espèce8.

Partant de ce constat, ce séminaire voudrait se situer dans une problématique générale qui, ainsi que l’indique son sous-titre, arts sciences et techniques de l’âge classique au positivisme, vise à confronter l’évolution des connaissances scientifiques et des techniques à celle de l’art, des idées et du goût. Au reste, le titre complet joue sciemment sur la multiplicité du sens : « représenter », si l’on s’en tient au Dictionnaire de l’Académie française dans sa 4ème édition (1762), signifie exhiber, exposer devant les yeux. À cet égard, « représenter la nature » renvoie aux collections savantes, aux cabinets d’histoire naturelle ou aux jardins d’acclimatation qui connaissent des évolutions significatives au cours de la période. Toujours dans le même dictionnaire, le deuxième sens est de « mettre dans l’esprit, dans l’idée », de « rappeler le souvenir », et l’on se doute que la médiation par les discours et par les images avec lesquelles ils interagissent constituera un axe essentiel de notre réflexion. Du reste, on pense alors à un autre sens de « représenter », à savoir « figurer par le pinceau, par le ciseau, par le burin, &c. ». Enfin, pour nous en tenir là, les académiciens admettent que « représenter » peut aussi signifier « être le type, la figure de quelque chose », ce qui rejoint finalement ce que nous notions plus haut à propos du « général » et de l’ « espèce ».

Ainsi, l’objectif de ce séminaire est d’interroger ce que « représenter la nature » a pu impliquer, des Lumières au positivisme, en terme de savoirs, d’interactions entre des textes et des images, entre des savants et des illustrateurs, mais aussi en termes de coûts, de compétences techniques, de circuits de diffusion et de réception, que ce soit à propos de publications scientifiques qui visaient un petit nombre de spécialistes, que ce soit à propos d’ouvrages de vulgarisation destinés à un public élargi. Nous espérons que ce thème, suffisamment riche et ouvert, permettra à ces séances de devenir un lieu d’échanges entre universitaires, conservateurs et chercheurs qui pourront y confronter leur méthodologie, leurs pratiques et leurs expériences personnelles. Le calendrier des séances apparaîtra très prochainement sur le site internet de l’EA ARCHE.

Isabelle Laboulais et Martial Guédron

1 Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Levesque, Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières : beaux- arts, Paris, Panckoucke, 1788, t. 1

2 Ibid., p.  290.

3 Nicolas Malebranche, «  De la méthode », Œuvres, nouvelle édition par Jules Simon, Paris, Charpentier, 1842, p.  482.

4 Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p.  20.

5 François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.

6 Sir Joshua Reynolds, Discours sur la peinture, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1991, p.  55.

7 Rappelons qu’Arthur O. Lovejoy a recensé dix-huit acceptions différentes de ce terme pour le seul xviiie siècle ; Arthur O. Lovejoy, «  Nature as

8 Pour reprendre les termes de Philippe Junod, dans Chemins de traverse : essais sur l’histoire des arts, Paris, Infolio, 2007, p.  111.

Notes

1 Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Levesque, Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières : beaux- arts, Paris, Panckoucke, 1788, t. 1, article «  Calquer & calque », p.  89. Un an plus tôt, Jean-François Féraud, dans son Dictionnaire critique de la langue française, avait donné la définition suivante : «  Calque est un trait léger d’un dessein qui a été calqué ; et calquer, c’est contre-tirer un dessein, en passant une pointe sur les traits, afin qu’ils s’impriment sur du papier ou de la toile, ou sur une planche de cuivre. Prendre un calque ; calquer un dessein, une estampe » (Marseille, Jean Mossy Père et fils, 1787, vol. 1, p.  344). Ajoutons qu’on employait alors des papiers très fins, comme le papier serpente, mais aussi du papier huilé ou du papier vernis, qui faisaient office de papier calque.

2 Ibid., p.  290.

3 Nicolas Malebranche, «  De la méthode », Œuvres, nouvelle édition par Jules Simon, Paris, Charpentier, 1842, p.  482.

4 Paul Virilio, La machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p.  20.

5 François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.

6 Sir Joshua Reynolds, Discours sur la peinture, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1991, p.  55.

7 Rappelons qu’Arthur O. Lovejoy a recensé dix-huit acceptions différentes de ce terme pour le seul xviiie siècle ; Arthur O. Lovejoy, «  Nature as Aesthetic Norm », Essays in the History of Ideas, Baltimore, The John Hopkins Press, 1948, p.  69-78.

8 Pour reprendre les termes de Philippe Junod, dans Chemins de traverse : essais sur l’histoire des arts, Paris, Infolio, 2007, p.  111.

Citer cet article

Référence papier

« Autres informations », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 1 | 2012, 123-128.

Référence électronique

« Autres informations », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 18 octobre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=467

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