Cet article explore une rencontre musicale entre la scène du metal nordique et le « yoik », une technique de chant pratiquée par les Sámi, peuple autochtone présent dans le Nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, ainsi que sur la péninsule russe de Kola.
Les Sámi occupent une position doublement marginale en Europe : d’abord en tant « qu’Européens du Nord », par définition éloignés d’un « centre » géographique et culturel ; ensuite en tant que population minoritaire au sein même de cette région, historiquement sujette aux politiques de colonisation des différents États nordiques et russe. Du fait de cette marginalité, et de la même manière que l’identité nordique est aujourd’hui largement construite et véhiculée du dehors (Howell 2019, Schram 2011, Størvold 2019), la perception des Sámi en Europe est en grande partie conditionnée par des représentations exogènes liées à la production culturelle et à l’industrie du tourisme (Lehtonen 2017, Mathisen 2004).
Souvent présentés à l’étranger comme un peuple d’éleveurs de rennes (activité qui n’occupe qu’une faible minorité de la population Sámi actuelle), les Sámi trouvent dans le yoik une autre pratique emblématique les distinguant de leurs voisins nordiques. Elle consiste à chanter, souvent pour soi-même, des mélodies courtes et répétitives afin de décrire et rendre présent une personne, un animal ou un lieu. Dans la tradition Sámi, chaque chant agit ainsi comme une sorte de « portrait musical » visant littéralement à invoquer ces êtres, de manière à exprimer de l’affection pour une personne, voyager en pensée vers une région éloignée, explorer sa relation à certains animaux ou éveiller des souvenirs. Dans cette optique, un chant est perçu comme une extension de la personne (ou de l’animal ou du lieu) qu’il évoque et dont il capture l’essence.
Dans certaines régions, la plupart des mélodies sont chantées sur des syllabes sans signification linguistique, ce qui contribue fortement à l’identité sonore du yoik pour les auditeurs non-Sámi. S’il est aujourd’hui largement connu et reconnaissable pour des oreilles « nordiques », c’est aussi grâce au travail de divers artistes autochtones qui, dès la fin des années 1960 et à la suite de l’œuvre pionnière du poète, peintre et chanteur Sámi Nils-Aslak Valkeapää (Gaski 2008), se mirent à interpréter des yoiks sur scène, accompagnés d’instruments de musique. On notera par exemple le recours au yoik par la Norvège aux concours de l’Eurovision 1980 et 2019 ainsi que dans la bande originale du film de Disney La Reine des Neiges (Buck & Lee 2013), composée par l’artiste Sámi Frode Fjellheim. Ce « yoik moderne » (Jones-Bamman 1993) cohabite aujourd’hui avec la pratique « traditionnelle », a cappella, du yoik, tel qu’il est chanté dans la vie de tous les jours dans certaines régions du pays Sámi.
Ma propre rencontre avec le yoik s’est faite de manière indirecte, à travers le sous-genre du « folk metal » – caractérisé par l’utilisation d’instruments et de sonorités traditionnels et une atmosphère plus ou moins festive – et en particulier via un groupe non-Sámi originaire d’Helsinki : Finntroll. Leur album Jaktens Tid (2001) comporte en effet quelques pistes conjuguant une voix proche du « black metal » à des sections de yoik (« Aldhissla », « Jaktens Tid » et « Vargtimmen »). À l’époque où je découvrais l’album, l’alchimie entre les deux esthétiques semblait convaincante, mais reposait assez distinctement sur des éléments hétérogènes, les sections « yoikées » évoquant un certain exotisme.
Une dizaine d’années plus tard, j’en vins à m’intéresser de plus près au « véritable » yoik, celui qui est pratiqué par les Sámi eux-mêmes, dans le cadre d’un travail de doctorant incluant un séjour de terrain en pays Sámi, une série d’entretiens avec des chanteurs autochtones et un apprentissage de la technique vocale. Ce n’est qu’après coup, en me tournant à nouveau vers Jaktens Tid, que j’ai pu apprécier ce que cet album révèle de la permanence d’un imaginaire lié au Nord. En incluant du yoik dans leurs compositions, Finntroll et d’autres groupes de metal issus des pays nordiques actualisent en effet un ensemble de perceptions de la culture Sámi (sans nécessairement nommer celle-ci explicitement) en continuité directe avec l’héritage des sagas islandaises et des textes de missionnaires, érudits et voyageurs des siècles suivants.
En examinant ces continuités, l’objectif de cet article n’est pas de dénoncer une mystification « rêvée ou fantasmée » de la culture Sámi en la comparant à sa « réalité » (Briens 2016 : 180, Chartier 2016 : 192), mais plutôt de montrer comment la musique de Finntroll et d’autres groupes de metal contribue à une certaine perception du Nord au sein de laquelle « imaginaire » et « réalité » sont inséparables (Bohlman 2017 : 43). Les images du pays Sámi présentées ici ne peuvent en effet être réduite ni à la projection d’un imaginaire arbitraire sur un espace entièrement fantasmé, ni à une émanation directe du territoire Sámi lui-même. Elles représentent plutôt un espace créatif émergeant dans l’entre-deux des relations tissées à travers l’histoire.
En explorant indissociablement la « réalisation » et « l’imagination » du Nord dans la musique, Philip V. Bohlman a recours à l’expression de « boréalisme », une notion dérivée de « l’orientalisme » d’Edward Saïd, évoquant l’exotisme présent dans les représentations du Nord, notamment musicales (Schram 2011, Størvold 2019). À cet égard, une des particularités de l’utilisation du yoik dans le metal est qu’elle représente une forme de boréalisme largement véhiculée par les musiciens nordiques (non-Sámi) eux-mêmes, empruntant à une tradition plus septentrionale les ressources nécessaires pour développer leur propre expression musicale.
En outre, cette appropriation du chant Sámi échappe en partie à la règle selon laquelle les productions exogènes sur le Nord bénéficient d’une meilleure visibilité que les productions endogènes à la culture Sámi, puisqu’elle demeure un phénomène relativement marginal et limité à certains publics de la scène metal. À l’heure d’écrire ces lignes, les statistiques de la plateforme Spotify indiquent que certains « yoiks modernes » d’artistes Sámi comme Jon Henrik Fjällgren ou Frode Fjellheim comptabilisent largement plus d’écoutes que les compositions de groupes de metal non-Sámi analysées ici1.
Enfin, la rencontre entre metal et yoik présente la singularité d’être à sens unique. En effet, s’il existe quelques groupes de hard rock Sámi ayant acquis une certaine renommée, tels qu’Intrigue ou Sagittarius, ainsi que quelques collaborations entre des artistes Sámi et des groupes de metal non-Sámi (notamment sur l’album So Fine! du groupe de metal progressif Waltari (1994)), il n’existe à ma connaissance aucun groupe de metal Sámi utilisant le yoik dans ses compositions.
On trouve pourtant plusieurs cas d’appropriation du yoik par des groupes de metal nordiques. La présente étude se focalise sur Jaktens Tid, qui présente l’intérêt d’impliquer un chanteur non-Sámi parfaitement familier de la culture Sámi, mais ne faisant ici aucune référence explicite à cette culture, illustrant ainsi un cas où le yoik est entièrement et consciemment réapproprié dans un nouvel univers musical. En outre, Jaktens Tid demeure certainement l’album le plus emblématique et le plus influent de la rencontre entre yoik et metal, du fait de son succès sur la scène folk metal, de la maîtrise de ses sections « yoikées » et de la vaste gamme de représentations du Nord qu’il met en scène.
À travers cette étude de cas, les sections suivantes mettent en évidence la permanence d’un imaginaire du Nord évoquant des images de paysages exotiques, de paganisme et d’antichristianisme, de créatures mythiques et de primitivisme, de violence et de fêtes enjouées.
« Aldhissla » et le troll païen
L’appropriation du yoik dans le genre du folk metal trouve son origine chez un musicien finlandais, Jonne Järvelä, connu aujourd’hui comme le chanteur et guitariste du groupe Korpiklaani. Bien qu’ayant grandi dans la partie méridionale de la Finlande, il vécut momentanément dans le pays Sámi, où il apprit la technique vocale du yoik et fit ses armes en tant que musicien en collaborant lui-même avec des artistes autochtones, notamment la chanteuse Sámi Maaren Aikio, avec qui il fonda le groupe folk Shamanii Duo. Après être passé au metal avec le groupe Shaman, Jonne Järvelä fut appelé à chanter les yoiks de l’album Jaktens Tid de Finntroll, en qualité de musicien invité. L’événement n’est pas anodin puisqu’on a désormais affaire à un groupe entièrement non-Sámi faisant appel à un musicien lui-même non-Sámi pour chanter des yoiks dans une musique qui n’évoque plus du tout la culture Sámi. L’univers musical de Finntroll est en effet tout autre, tirant son inspiration principale du folklore scandinave et de la figure du troll – « Finntroll » signifie « troll finlandais ».
Les interventions de Jonne Järvelä n’en demeurent pas moins relativement fidèles à la technique traditionnelle du yoik. La piste « Aldhissla » illustre ainsi deux techniques emblématiques. L’introduction est chantée avec une voix basse, légèrement gutturale, répétant sans cesse le même thème avec diverses variations mélodiques et timbrales. Dans la deuxième moitié du morceau, un pont musical laisse place à un yoik plus aigu, chanté avec une voix claire et davantage de puissance. Ces deux techniques peuvent correspondre, respectivement, à celle utilisée par les Sámi pour chanter calmement, dans l’intimité du foyer ou près d’un feu de camp, et à celle utilisée dans la montagne, où l’on se prête plus volontiers à des interprétations intenses et enthousiastes.
Jonne Järvelä n’assure pas l’intégralité des sections chantées sur Aldhissla, puisque sa voix alterne avec celle du chanteur de metal Katla, qui inclut des paroles en suédois à propos d’un troll maléfique2 :
Månen skiner över nordens land
Skogen står i sin mörka prakt
Aldhissla vandrar över fjäll och slätt
Evigt han vakar, betraktar
Denna tysta och nattliga trakt
Han sitter i sin grotta, bevakar sin gyllene skatt
Sitt hem fyllt av mörker och is
Detta underjordiska land, riket av evig natt
Mästaren Aldhissla…
Mästaren Aldhissla, trollet som allting hör
Mästaren Aldhissla, ondska som aldrig dör
Ingen man här satt sin fot, inga människobarn födas här
Tomhet och tystnad härska
Inget spår, inget tecken av honom som korset bär
Aldhissla stänga ej ögon, han aldrig sova
Ingen komma hit med lögner i mun
Vacker och mäktig, fet är Nordens natt utan Jehova!
Mästaren Aldhissla, trollet som allting hör
Mästaren Aldhissla, ondska som aldrig dör
Ensamheten, tecken av kraft
Ensamheten, tecken av kraft
Att allt se, tecken av kraft
Evigt liv, tecken av kraft
Bien que les Sámi ne soient pas directement évoqués, le texte mentionne « la terre du Nord », un endroit « silencieux et nocturne », « foyer d’ombre et de glace » et « royaume de la nuit éternelle », références possibles à la nuit polaire, période de l’année au cours de laquelle le soleil demeure sous l’horizon. Plus loin, on apprend qu’il s’agit d’une terre sans christianisme. Les ténèbres, la nuit, la solitude et le paganisme se trouvent ainsi valorisés, faisant du territoire du troll Aldhissla une terre « belle », « puissante » et « riche » ; l’antithèse du pays Sámi décrit par l’humaniste suédois Johannes Schefferus au xviie siècle : « un païs affreux, au milieu des foréts, parmi les bêtes sauvages » (1678 : 61).
Le paganisme est un thème récurrent de la scène folk metal, en particulier dans les pays nordiques, où il se trouve souvent teinté d’un imaginaire viking (Spracklen 2015). Il est néanmoins remarquable qu’il soit ici évoqué à travers une appropriation du chant Sámi. Les Sámi ont en effet longtemps été perçus comme les derniers païens d’Europe. Certains démonologues, comme Jean Bodin au xvie siècle, allaient jusqu’à considérer les régions nordiques comme une terre infestée de sorciers représentant l’épicentre du mal (Bodin 1604 : 243-244, Hansen et Olsen 2014 : 322). Le yoik lui-même fut perçu par certains missionnaires comme la musique du Diable (Fellman 1903 : 195). Aujourd’hui encore, bien qu’il soit rarement perçu comme « diabolique » à proprement parler, il demeure interdit dans certaines églises du nord de la Norvège (Graff 2016 : 182). À l’évidence, cette perception du chant Sámi n’a pu que faciliter son intégration au metal, autre genre communément associé au Diable.
Le fait, pour des populations scandinaves ou finlandaises, de revendiquer cet héritage païen (ou supposément anti-chrétien) à leur propre compte, est lui-même en lien avec certaines attitudes historiques. Comme l’observent les archéologues et historiens Lars Ivar Hansen et Bjørnar Olsen à propos de la christianisation du nord de la Norvège :
Les Sámi et les chefs de clan du nord de la Norvège avaient un intérêt commun dans le combat contre la nouvelle religion. Il est aussi intéressant de noter que les chefs de clan qui avaient combattu l’introduction du Christianisme utilisaient les capacités magiques des Sámi et qu’il est dit que les Sámi se sont battus du côté païen (Hansen & Olsen 2014 : 51).
Pour un groupe comme Finntroll, d’expression suédoise et se réclamant explicitement d’un certain néo-paganisme, le recours au yoik peut être entendu dans la continuité de ces événements, c’est-à-dire comme une alliance imaginaire entre populations nordiques Sámi et non-Sámi face à un ennemi commun, dans la lignée des représentations récurrentes de peuples autochtones en tant qu’alternatives à la modernité et aux modes de vie dominants, notamment dans un contexte de crises environnementales (Mathisen 2004 : 17).
Mais les paroles d’Aldhissla font également écho à un autre imaginaire ancien : celui du « Sámi troll » ou, plus généralement, de l’association entre Sámi et créatures mythiques. On en trouve déjà la trace dans les sagas médiévales, où les grands espaces sauvages passent pour être la demeure des trolls, mais aussi des elfes, des nains et des géants. Le pays Sámi ne fait pas exception à la règle : dans trois récits, la Ketils saga hœngs, la Gríms saga loðinkinna et la Örvar-Odds saga, le Finnmark (région septentrionale de la Norvège) est la demeure des finnar (c’est-à-dire des Sámi) ainsi que des géants et des ogres (Storfjell 2013 : 120). Dans le premier de ces textes, le héros Ketill a une liaison avec la géante Brúni, qui donnera naissance à un enfant présenté comme Sámi (Mundal 1996 : 105). Relevant également la mention d’un roi Sámi dans les textes médiévaux, nommé alfa liopi ou visi alfa, c’est-à-dire « le roi elfe », Troy Storfjell suggère que « les Sámi étaient devenus plus ou moins synonymes d’altérité magique dans l’imaginaire médiéval islandais » (Storfjell 2013 : 121).
Cette association se retrouve par ailleurs dans d’autres compositions de metal nordique, notamment « Fjøsnissens Fjaseri » du groupe de folk metal norvégien Trollfest (2019 : piste 1), qui oppose également la figure du « nisse » (lutin du folklore scandinave) au chrétien et inclut une section « yoikée » associée à une référence explicite à la culture Sámi dans les paroles : la phrase « Le yoik a plus de puissance que la dynamite » (Joik har større kraft enn krutt), tirée de la chanson « Sámiid Ædnan » chantée par Sverre Kjelsberg et Mattis Hætta (1980 : piste 1) au concours de l’Eurovision 1980. Les paroles de « Wooden Pints » de Korpiklaani (2003 : piste 1), où l’on retrouve Jonne Järvelä au chant, sont un autre exemple de cette association où le terme « yoik » est directement employé :
Little men from underground
Who have never seen the sun
But they really know how to party
They rise their wooden pints
And they yoik and sing
And they fight and dance ‘till the morning
« Jaktens Tid » et la violence joviale
La piste éponyme de l’album Jaktens Tid alterne entre des couplets chantés par Katla et un refrain « yoiké » par Jonne Järvelä, interprété sur mode enjoué et festif. Les paroles évoquent le roi des trolls qui, accompagné de son loup, part semer la terreur parmi les humains avant de rentrer festoyer dans son repère souterrain. On retrouve ici, de manière implicite, un contraste entre le troll autochtone, habitant la terre elle-même et représentant la figure du païen, et les humains occupant la surface, intrus chrétiens présentés comme des proies3 :
Fram rider trollens kung
Med vargabroder ut på jakt
Allt levade flyr, fä och frände
Blodet skall dränka denna ensliga trakt
Utav mörket i sin eviga sal
Han ger sig ut, en törst att släcka
Skyndar de fram på krokiga ben
Flera liv att tas, hundra ben att knäcka
Trollherrens sällskap river sig fram
Genom dyster skog och fruset fjäll
Dräper vad de ser, finner allt gömt
Huvuden ska pryda deras heliga häll
Så står trakten dyster och mörk
Solen stiger, inget liv att skåda
Underjorden firar lyckad jakt
Sedan igen för sekler tystnad råda
Ve dig människa, du inkräktar här
Snart trollen dig till hällen bär
Comme dans « Wooden Pints », le yoik se trouve ici associé à l’idée de fête, un thème récurrent du folk metal, souvent moqué par les amateurs de black metal pour ses éloges de la consommation d’alcool (Spracklen 2015). Ici encore, il s’agit d’une caractéristique historiquement associée au yoik. Celui-ci ayant longtemps été banni de l’espace public dans un contexte colonial, car volontiers considéré comme païen ou archaïque, les fêtes devinrent un endroit privilégié où certains Sámi se seraient sentis plus libre de partager leur joie en chantant (Gaup 2009 : 5). Parmi les yoikeurs que j’ai rencontrés dans le cadre de mon enquête ethnographique en pays Sámi, beaucoup racontaient ainsi avoir appris à chanter lors des mariages, en écoutant les adultes chanter.
Du fait de cette association, et dans la mesure où le læstadianisme, mouvement religieux présent dans le nord du pays Sámi depuis son apparition au milieu du xixe siècle, considérait la consommation d’alcool comme un péché mortel, le yoik fut d’autant plus déprécié par une partie de la population locale (Graff 2016 : 29). Il est ainsi remarquable que deux genres associés à l’alcool (association largement exagérée et aujourd’hui désuète dans le cas du yoik) se trouvent combinés, renouvelant cet imaginaire dans un sens positif et jovial plutôt que condamnateur.
« Jaktens Tid » présente par ailleurs un autre trait absent de la piste « Aldhissla » et suggéré par « Wooden Pints » : celui de la violence de la guerre (ou, du point de vue du troll, de la « chasse »), un thème qui peut sembler surprenant dans la mesure où les Sámi n’ont jamais été particulièrement connus comme un peuple guerrier. À plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion de discuter avec des Sámi qui soulignaient avec fierté que le mot « guerre » n’existe pas dans leur langue. Comme Hansen et Olsen le remarquent d’ailleurs (2014 : 7), l’idée d’un contraste entre les Scandinaves belliqueux et les Sámi pacifiques est un leitmotiv de la littérature historique.
Pour autant, la culture Sámi fut longtemps perçue comme une menace par les autorités coloniales, justifiant le recours à certaines violences. Au xviie siècle, les représentations négatives des Sámi par leurs voisins nordiques concernaient surtout des aspects religieux et leur vénération supposée des forces démoniaques. Dans ce contexte, l’usage de tambours chamaniques, considérés comme « la bible de Satan » (Bäckman 1975 : 51), fut prohibé, de même que l’interprétation de certains yoiks anciens, qui donna notamment lieu à une condamnation à mort sous le règne de Charles XI de Suède (Wersland 2005 : 17). Si, dès le xviiie siècle, la perception des Sámi et du yoik tend à se séculariser, le mode de vie Sámi n’en demeure pas moins largement considéré comme une menace pour la civilisation, la santé et le progrès (Mathisen 2004 : 24), d’où un rapport conflictuel avec le monde « humain », chrétien et moderne, que Finntroll s’attache à attaquer dans « Jaktens Tid ».
Mais si le yoik peut évoquer la guerre et le conflit à des interprètes scandinaves ou finlandais, c’est aussi parce qu’il ne vise pas directement à évoquer la culture Sámi en tant que telle, mais offre plutôt un miroir à travers lequel les populations nordiques non-Sámi ont coutume d’envisager leur propre passé. Au xviiie siècle déjà, le prêtre suédois Pehr Högström suggérait que l’étude des Sámi pouvait informer les Suédois sur la manière dont leurs propres ancêtres vivaient autrefois dans tout le pays (Fur 2012 : 127). La culture Sámi, indistinctement envisagée comme une relique de la Fennoscandie ancienne, se trouve dès lors associée à l’héritage (supposément guerrier) des populations qui se l’approprient.
« Jaktens Tid » illustre ainsi une caractéristique récurrente de la perception des Sámi et d’autres peuples autochtones, considérés non dans leur singularité, mais comme « les expressions symboliques d’un passé européen mythique (supposant un héritage commun de l’humanité) » ou l’incarnation d’un « Âge d’Or » perdu (Mathisen 2004 : 18). Le groupe de black metal norvégien Dimmu Borgir justifiait en des termes similaires l’usage de yoik (interprété par un chanteur Sámi invité, Mikkel Gaup) dans leur album Eonian (2018) : « Nous souhaitions incorporer quelque chose de primitivement nordique (urnordisk) » ; le yoik « donne une dimension chamanique. Le yoik est primitivement norvégien (urnorsk), puissant et magique » (Larsson 2018).
Finntroll combine ainsi l’image du « noble sauvage » à celle de « l’ignoble sauvage » à travers la célébration du troll, figure du passé primordial se prêtant à une immense violence dans une atmosphère joviale et festive. Comme pour l’imaginaire de la fête (et plus explicitement de l’alcool dans « Wooden Pints »), une image traditionnellement négative du passé se trouve réhabilitée en tant que vertu, dans un esprit décalé et largement humoristique caractéristique de Finntroll.
Discussion
Jaktens Tid a cette particularité de mêler une solide maîtrise technique du yoik à une ignorance consciente et délibérée de la culture Sámi, qui n’y est jamais explicitement nommée. On peut légitimement s’interroger sur un tel processus d’appropriation (Vuolab 2013), dans un contexte ethno-politique où les représentations exogènes des Sámi demeurent dominantes – sinon dans le domaine musical, du moins dans la plupart des médias, notamment les sciences humaines (Turi 2013). À ma connaissance, aucun album de metal n’a donné lieu à une polémique publique concernant l’appropriation du yoik. Cet état de fait pourrait s’expliquer par le caractère marginal de la scène folk metal, probablement ignorée par une large part de la population Sámi, ou, dans le cas de Jonne Järvelä, par ses interactions avec des musiciens Sámi, impliquant un apprentissage réel de la technique vocale.
Mais c’est avant tout par la profondeur historique de ses représentations que Jaktens Tid se distingue d’une alinéation pure et simple de la culture Sámi. En invoquant des images d’exotisme boréal, de paganisme et d’antichristianisme, de trolls et de lutins, de fête et d’alcool, de violence et de primitivisme, Jonne Järvelä et les membres de Finntroll ne se contentent pas de projeter arbitrairement un fantasme sur un Nord « objectif » ; ils inscrivent leur œuvre dans l’histoire des relations entre populations nordiques et capturent (consciemment ou non), en condensé, un large spectre de représentations allant du Moyen Âge à l’époque contemporaine, rappelant au passage que l’histoire des Sámi et celle de leurs voisins sont inextricablement liées.
