La noirceur, un signe de l’imaginaire du Nord

  • A Symbol of the Imagined North: Darkness

p. 225-250

Zusammenfassungen

Dans cet article, l’auteur analyse la « noirceur » comme signe dans le contexte de l’imaginaire du Nord, tout en le situant dans le contexte historique de son émergence et de son évolution jusqu’aux emplois contemporains dans un contexte nordique (ici défini de manière large, d’un point de vue circumpolaire). Cette étude prend comme point de départ une méthodologie qui pose le « Nord » comme un espace complexe et pourtant souvent simplifié dans les représentations, composé de réalités physiques, culturelles et sémiologiques, lourdement défini et marqué par les discours extérieurs. L’analyse des tensions et effets du signe de la « noirceur » dans le cadre de l’imaginaire du Nord s’inscrit dans le cadre d’une recherche où l’on tente collectivement de répondre au défi de rendre le Nord « définitoire », même s’il s’agit d’en constater les emprunts à d’autres espaces culturels. La « noirceur » s’inscrit tant dans un système de signes que dans un rapport géographique de la réalité physique basé sur les observations de la luminosité, à la jonction de différents modes d’appréhension du réel. Elle renvoie à des traditions diverses dont l’accumulation des représentations, des discours et des œuvres a fini par la transformer en esthétique et en lieu commun. Enfin, cette noirceur forme avec la blancheur un couple d’opposition et de tension puissant. L’aire d’analyse de la présente étude se compose d’une sélection d’œuvres principalement littéraires, issues des cultures nordiques et d’œuvres qui se situent ou évoquent les mondes nordique et arctique, eux-mêmes délimités par les signes liés à la noirceur, à la lumière et aux phénomènes lumineux définis comme nordiques (aurores boréales, double soleil, etc.). Cette réflexion est ici menée par une volonté de définir les composantes et valeurs associées à la noirceur; de relever les lignes de force et de tension qui sous-tendent le couple sémiotique de la lumière et de la noirceur, qui se trouve au cœur de l’organisation de l’« imaginaire du Nord »; d’évaluer les effets littéraires, identitaires et psychologiques de la noirceur dans les discours; d’examiner l’esthétisation de la noirceur, principalement ici dans les discours et les œuvres littéraires, dans un contexte nordique; de tracer l’histoire de ce signe de la noirceur; enfin de concevoir la noirceur comme un renversement du Nord, qui permet de recomplexifier les représentations qui en sont issues.

In this article, the author analyses “darkness” as a symbol in the context of the “imagined North”, while situating it in the historical context of its emergence and its evolution to contemporary applications in a Northern context (here broadly defined, from a circumpolar perspective). This study takes as a starting point a methodology which poses the “North” as a complex space, although often simplified in its representations, comprised of various physical, cultural, and semiotic realities and heavily labelled by external discourse. Analyzing the tensions and effects of the idea of “darkness” within the imagined North is part of a collective research effort to tackle the intellectual challenge of making the North “definable,” even if this involves observing its borrowings from other cultural realms. Darkness falls within a system of signs as well as a geographical relationship to the physical space based on observations of lighting, at the crossroads between different ways of perceiving reality. Darkness also relates to various traditions, whose combined portrayals, narratives, and artworks have turned it into an aesthetic and a trope. Lastly, darkness and light are locked in a powerful dynamic of tension and opposition. The area of analysis for this study thus covers a choice of works stemming from northern cultures and that are located in the Arctic world or evoke the northern realm. These works are themselves delineated by signs related to darkness, light and luminous phenomena defined as Nordic (northern lights, double sun, etc.). This analysis is guided by the intention of defining the components and values associated with darkness; identifying the salient issues and tensions underlying the semiotic couple of darkness and light, which lies at the heart of the structure of the “imagined North”; evaluating the literary, psychological effects of darkness in discourse, as well as those pertaining to identity; examining the aestheticizing of darkness in a northern context; historically mapping the sign of darkness; and finally, viewing darkness as a reversal of the North, which makes it possible to recomplexify its representations.

Gliederung

Text

Le « Nord » est un espace complexe et pourtant souvent simplifié dans les représentations, composé de réalités physiques, culturelles et sémiologiques, lourdement défini et marqué par les discours extérieurs, défini selon des méthodologies qui appellent l’invention de néologismes : septentrionisme1, arcticism2, idea of North3, boréalisme4, imaginaire du Nord5, nordicité6 et bien d’autres. Ces perspectives, qui se superposent et se rejoignent à la fois, permettent un point de vue varié et riche7 pour comprendre la subtile interaction entre le rapport interne et externe de perception du Nord, mais aussi pour renverser, par une « recomplexification » culturelle, la simplification historique de ces représentations. Ce processus nécessite une analyse des composantes, des signes, des mythèmes, du chromatisme, des schémas narratifs, bref, des vecteurs qui composent ce vaste système de signes qu’est l’imaginaire du Nord, signes interreliés et souvent issus de traditions culturelles anciennes et variées, comme c’est ici le cas pour la « noirceur » associée à la définition du Nord.

L’analyse des tensions et effets du signe de la « noirceur8 » dans le cadre de l’imaginaire du Nord s’inscrit dans le cadre d’une recherche où l’on tente collectivement de répondre au défi intellectuel lancé par le géographe et linguistique Louis-Edmond Hamelin de rendre le Nord « définitoire9 », même s’il s’agit d’en constater les emprunts à d’autres espaces culturels, mais qui permet tout de même de faire le compte des éléments qui le composent et qui le représentent. Ainsi, réfléchir au froid, au silence, à la blancheur, à la neige, à l’hiver, à la glace – et à bien d’autres signes et pratiques de l’espace circumpolaire – permet d’amorcer une réflexion sur les composantes de cet imaginaire et sur sa contribution culturelle.

Rappelons que le terme Nord – voire l’idée du Nord – renvoyait historiquement en langue française, du moins jusqu’aux années 1960, exclusivement à un Nord continental européen et scandinave. Peu à peu, à la fois par les extensions coloniales (danoises et anglaises, notamment) et d’influences de ce Nord, puis par un exercice réflexif à la fois venu de l’Est (par la Russie) et de l’Ouest (par l’Amérique), on a étendu cette définition à ce que l’on appelle aujourd’hui l’« espace circumpolaire », en posant l’hypothèse d’une base commune de réflexion entre l’ensemble des cultures du monde froid, sans nécessairement que des contacts historiques ou migratoires aient eu lieu entre elles.

La « noirceur » s’inscrit à la fois dans un système de signes et dans un rapport géographique de la réalité physique basé sur les observations de la luminosité, à la jonction de différents modes d’appréhension du réel. La noirceur renvoie également à des traditions diverses dont l’accumulation des représentations, des discours et des œuvres a fini par la transformer en esthétique et en lieu commun. Enfin, cette noirceur forme avec la blancheur un couple d’opposition et de tension puissant, qui donne aux discours qui y renvoient un caractère rigoureux, « sérieux », parfois moral, tendant quelquefois vers l’absolu et l’abstraction.

D’un point de vue méthodologique, la présente analyse s’appuie, d’une part, sur une recherche de sources littéraires historiques10 qui permettent de poser les jalons des premières occurrences de la noirceur dans le système symbolique, mais aussi, d’autre part, sur la recherche des composantes du système de signes de l’imaginaire du Nord, entreprise depuis 2003 par une classification des figures, lieux communs, mythèmes11, schémas narratifs du monde froid. Cette recherche a permis depuis 2003 la compilation dans une base de données et d’analyse de 15 000 extraits tirées de 2 250 œuvres littéraires écrites par des auteurs des cultures nordiques12 (comprises comme un tout circumpolaire, et non selon une définition limitée à l’espace européen) ou d’auteurs de l’extérieur du monde nordique, mais qui ont pris pour sujet le Nord et l’Arctique. Dans cet immense corpus, à partir des extraits qui évoquent « les aurores boréales et phénomènes optiques et astronomiques13 » propres au Nord et « l’absence ou la surabondance de la lumière14 » nordique, nous avons analysé les lignes de force de ce discours spécifique, comme partie prenante d’un système de signes composé de l’ensemble des discours qui forment « l’imaginaire du Nord15 ».

L’aire d’analyse de la présente étude est donc vaste, mais toutefois limitée par une sélection d’œuvres principalement littéraires16, issues des cultures nordiques et d’œuvres qui se situent ou évoquent les mondes nordique et arctique, eux-mêmes délimités par les signes liés à la noirceur, à la lumière et aux phénomènes lumineux définis comme nordiques (aurores boréales, double soleil, etc.). Cette réflexion sera menée par la volonté de définir les composantes et valeurs morales associées à la noirceur; de relever les lignes de force et de tension qui sous-tendent le couple sémiotique de la lumière et de la noirceur, qui se trouve au cœur de l’organisation de l’« imaginaire du Nord »; d’évaluer les effets littéraires, identitaires et psychologiques de la noirceur dans les discours; d’examiner l’esthétisation de la noirceur, principalement ici dans les discours et les œuvres littéraires, dans un contexte nordique; de tracer l’histoire de ce signe de la noirceur; enfin de concevoir la noirceur comme un renversement du Nord, qui permet de recomplexifier les représentations qui en sont issues.

La noirceur : définitions, composantes et valeurs morales

Définir la noirceur s’apparente à un impossible exercice de style dans lequel il faudrait tout à la fois définir l’absence, le néant, l’absolu. Pourtant, par le couple d’opposition que l’obscurité forme avec la lumière – et avec lui, la nuit et le jour, le noir et le blanc, l’hiver et l’été – s’ouvre tout un système de représentations qui s’appuie sur des valeurs morales, historiques et esthétiques qui chargent l’imaginaire du Nord de l’un de ses vecteurs les plus puissants.

La perception de la noirceur varie selon la situation d’énonciation, c’est-à-dire selon que l’énonciation vienne de ceux et celles qui vivent dans le Nord ou de ceux et celles qui, de l’extérieur à celui-ci, l’imaginent, puis parfois le visitent. La noirceur varie aussi selon qu’on la considère comme un phénomène de la physique ou dans son rapport à une intériorité – voire à une transcendance – humaine. La noirceur est-elle uniforme ? Est-elle semblable selon les saisons, les climats, les cultures? Sa perception varie-t-elle selon les croyances religieuses, les époques, les classes sociales, l’appartenance culturelle, les genres ? La noirceur se situe dans un système de valeurs symboliques où les couleurs se voient associées à des significations, inscrites dans un rapport les unes avec les autres. Dans celui-ci, la noirceur est souvent perçue dans son opposition à la blancheur, qui souvent signifie la lumière, la pureté, la vie – et qui renvoie donc la noirceur à ses inverses, soit une privation de la lumière, de la pureté et de la vie. Comme tout couple d’opposition, noirceur et blancheur se révèlent souvent inséparables, ce qui rend plus nuancée l’association entre le Nord et la noirceur, puisqu’avec cette dernière vient toujours la lumière.

Depuis l’Antiquité, la noirceur porte et représente une valeur morale, voire religieuse, comme le veut la tradition chrétienne17 venue de la Méditerranée et qui influence en grande part la conception de l’idée du Nord et des territoires circumpolaires. La variation plus grande entre le jour estival et la nuit hivernale dans le Nord induit une association, volontiers exagérée par les discours, d’un gradient de valeurs, qui se manifeste dans les représentations de la nuit éternelle, qui fixe le rapport entre Nord et noirceur.

Dans ce registre moral, la nuit peut être un châtiment : celui d’être exclu de l’habitation, du confort, de la lumière qui protège et qui guide. Avec la nuit vient une vulnérabilité, une hostilité, la peur, le danger, une possible violence et tout ce qui s’en suit. À l’inverse, la lumière qui surgit après la nuit révèle le monde et les actes de la noirceur, et elle apporte la bienfaisance et la justice. Ce schéma qui tient du lieu commun a des origines anciennes. La perception de la noirceur est un héritage occidental et biblique, comme l’analyse l’historien des couleurs Michel Pastoureau18 : couleur primordiale, le noir signifie le monde qui n’existe pas encore, l’« in-créé », mais également la possibilité du monde que la Genèse fait jaillir par la lumière et le surgissement du vivant. Noirceur et lumière s’opposent, mais émergent entre elles un rapport d’interdépendance et un registre moral qui apparaissent eux-mêmes inséparables de l’existence de la vie. Voyons comment la Genèse pose ce rapport de force initial :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux.
Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres.
Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour19.

Dans les textes bibliques, la noirceur est associée au mal, aux criminels et aux méchants. Dans le Livre de Job, on lit : « Il fait noir quand l’assassin se lève, pour tuer le pauvre et l’indigent. Durant la nuit rôle le voleur20. » Dans le Livre d’Isaïe, la noirceur apparaît comme le vêtement de celui qui a honte : « Par ma présence, je dessèche la mer, je change les fleuves en désert. Les poissons s’y corrompent faute d’eau, ils meurent de soif. Je revêts les cieux de noirceur, je leur mets un sac comme vêtement21. » On ne peut minimiser l’ordre moral induit par ce couple d’opposition, puisque celui-ci perdure longtemps dans les représentations occidentales. L’association entre le Nord et la noirceur amènerait avec elle une part de ce registre au sein de l’imaginaire du Nord, notamment jusque dans les œuvres littéraires contemporaines, comme nous le verrons ci-dessous.

Le positionnement face à la noirceur a des racines anciennes : dès l’Antiquité – chez Strabon, chez Hippocrate –, un rapport de causalité entre la noirceur du Nord et la noirceur présumée de ses habitants est établi, idée reprise pendant le romantisme par la théorie des climats de Germaine de Stäel22. Comment les habitants du Nord pourraient-ils vivre dans une telle nuit perpétuelle sans finir par être contaminés par la noirceur et devenir eux-mêmes des « êtres de noirceur »? La revendication identitaire de la noirceur par les habitants du Nord porte cette ambiguïté et cette composante morale fondamentale, puisque le réseau de signification de l’imaginaire du Nord associe noirceur, froid, blancheur, utopie et chaos.

La définition actuelle de la « noirceur » en langue française lui donne à la fois un sens propre et un sens figuré, qui traduisent cet héritage : le sens propre est lié au chromatisme, le figuré, à la morale. Au sens propre, le mot signifie ce qui est noir; par extension, l’obscurité. Au sens figuré, il désigne le caractère méchant et perfide; l’état de ce qui est assombri par la tristesse ou la mélancolie; ce qui est inquiétant et menaçant. Ce glissement sémantique vers le sens figuré a conduit à donner à la couleur noire des valeurs négatives, associées au mot : le mal, la tristesse, la menace. C’est ce sens qui a aujourd’hui pris le dessus sémantique, comme le signale la mention « rare » pour désigner la couleur noire par noirceur, selon le Trésor de la Langue Française23.

Selon Michel Pastoureau, bien que la dimension négative de la noirceur soit omniprésente dans la Bible – liée aux épreuves, aux défunts, au péché, et ainsi associée à l’enfer et au monde souterrain –, la tradition maintient une ambivalence en ce sens qu’il existe aussi un double et un opposé à ce noir mauvais, cette fois souhaité et bénéfique : « [I]l y a également un noir plus respectable, écrit Pastoureau, celui de la tempérance, de l’humilité, de l’austérité, celui qui fut porté par les moines et imposé par la Réforme24. » Et, pourrions-nous ajouter, dans le contexte de l’imaginaire du Nord, c’est aussi cette noirceur qui est encore associée aux peuples scandinaves, notamment par les valeurs liées au protestantisme de tempérance, d’humilité et d’austérité25 comme rapport au monde.

Le signe de la noirceur sert aussi de vecteur pour représenter les états d’âme, qu’ils soient négatifs ou positifs, ainsi que la vie intime, intérieure et religieuse. Le lien entre la noirceur nordique et celle intérieure des habitants du Nord s’appuie sur la théorie des humeurs et celle des climats. Toutes deux affirment la pertinence d’un rapport de l’être humain à son milieu naturel et l’influence que la nature exerce sur eux. Dès le 5e siècle avant l’ère chrétienne, Hippocrate suggérait l’existence d’un rapport entre la rudesse des climats montagneux et la complexion : la difficulté du terrain expliquait pour lui la capacité d’endurance, de courage et de force de ceux qui y vivaient26. Jean Bodin constatait au 16e siècle, avant que Germaine de Staël propose sa théorie des climats, que chez les Anciens, les habitants du Nord et du Sud se distinguaient les uns des autres par la robustesse des corps, mais aussi par la finesse de l’esprit : « [L]es hommes du Nord ont le corps plus robuste et de plus haute taille; mais si les Méridionaux ont le corps plus faible, ils l’emportent par l’esprit27. »

L’opposition entre le Nord physique et le Sud spirituel, celle entre le Nord inerte et le Sud sensuel, celle entre le Nord viril et le Sud féminisé se retrouvent comme on l’a mentionné dans la théorie des climats telle qu’exposée par Germaine de Staël au début du 19e siècle. Cette théorie continue par certains aspects à influencer la perception générale des sociétés nordiques. Germaine de Staël constatait un effet du climat du Nord sur l’esprit mélancolique de ses habitants, mais aussi sur leur caractère sombre : cette théorie, largement diffusée depuis deux siècles, a historiquement renforcé le rapport symbolique entre le Nord et la noirceur. Elle écrit :

Le climat est certainement l’une des raisons principales des différences qui existent entre les images qui plaisent dans le Nord, et celles qu’on aime à se rappeler dans le Midi. […] Les peuples du Nord sont moins occupés des plaisirs que de la douleur; et leur imagination n’en est que plus féconde. Le spectacle de la nature agit fortement sur eux; elle agit, comme elle se montre dans leurs climats, toujours sombre et nébuleuse28.

Cette relation pose les éléments naturels des territoires nordiques dans une relation avec le caractère des êtres qui y vivent. Elle permet aussi de faire basculer la perception de la noirceur du point de vue de l’intérieur pour ceux et celles qui y vivent et, par conséquent, en tant que caractéristique esthétique et symbolique des œuvres qu’ils produisent.

Dans les œuvres culturelles du Nord, où l’on retrouve un grand nombre de personnifications d’éléments inertes (le froid, la neige, la glace, etc.), la noirceur intérieure se trouve quelquefois représentée sous la forme d’un personnage qui accompagne ou qui menace les personnages, ce qui renforce le rapport entre l’esprit, le corps et la noirceur dans le Nord – y compris dans les œuvres les plus contemporaines. Ainsi, chez la romancière groenlandaise Niviaq Korneliussen, un personnage écrit : « La noirceur me souhaite la bienvenue29. » Chez les personnages de la pièce Yukonstyle de la Québécoise Sarah Berthiaume, la noirceur du Nord attaque les personnages : « Le noir nous grignote / Le noir s’immisce en nous / Le noir nous laisse juste la résilience qu’il faut pour passer l’hiver30. » Enfin, chez le Groenlandais Kelly Berthelsen, la noirceur a pris le contrôle du corps du narrateur et elle le rend contagieux31. Dans l’œuvre de Berthelsen, la noirceur intérieure condamne l’homme à la solitude : elle devient de ce point de vue un signe de la désespérance. Ainsi, le personnage ne peut même plus se permettre de regarder l’être aimé, puisque ce serait lui communiquer sa noirceur intérieure et le contaminer. Cette représentation s’oppose à la vision du coup de foudre amoureux sous forme d’épiphanie, où l’amant s’illumine de l’amour de l’autre et est foudroyé par la lumière qui s’en dégage. Les personnages de Berthelsen sont aspirés par le trou noir de la désespérance. Ils ne trouvent pour s’en sortir que le déni, comme l’illustre bien le titre de son recueil de nouvelles : Je ferme les yeux pour couvrir l’obscurité. Cette quête autodestructrice qui éteint la possibilité de l’amour se lit également dans les vers de l’autrice ilnue32 Marie-Andrée Gill, qui écrit : « je t’ai vu chercher un trou noir / et y enfouir tous tes soleils / au beau milieu de la place33 ».

La nécessité d’un positionnement des auteurs et artistes nordiques face à la noirceur et à ses symboles revêt un caractère plus douloureux pour les Autochtones, qui ont vécu le colonialisme et qui superposent à l’association générale du Nord et de la noirceur une réalité sociale, politique et humaine qui les a conduits à une négation de leur identité, de leur langue et de leur culture, et qui s’apparente fort à une mise sous silence symbolisée par la noirceur. Dans leur cas, la noirceur venue du Sud a des effets réels sur les conditions de leur existence et elle se mesure en termes d’historicité et de combat – une libération cette fois liée à une mise en valeur lumineuse.

La noirceur et la lumière comme couple symbolique

Les origines de la signification de la noirceur nous rappellent l’impossibilité de la concevoir sans son double et son contraire : la blancheur et la lumière. En réalité, il faudrait en toute circonstance plutôt parler du couple sémiotique de la noirceur et de la lumière pour interpréter les représentations et comprendre le sens puissant qui s’en dégage. Ce couple est fortement imprégné dans le système de signes du Nord et de l’Arctique.

Le rapport qui existe entre Nord et noirceur est tout aussi ancien que celui qui unit Nord et blancheur : ce double rapport perdure dans les œuvres contemporaines comme une oscillation qui renforce l’association et, parfois, la renverse tout à la fois. Les évolutions de ce couple sémiotique, ses mutations et ses tensions font état de la richesse et de la polysémie symbolique des représentations possibles dans le rapport de l’être humain au Nord et à l’Arctique. Celles-ci touchent tant à la fatalité de la variation de la lumière dans l’espace géographique septentrional (de plus en plus marquée à mesure qu’on monte vers le pôle, lieu qui concentre selon le géographe Louis-Edmond Hamelin le plus haut niveau de nordicité) qu’à des connotations intimes et morales, qui se rapprochent de l’identité personnelle et collective. L’association entre les observations physiques et matérielles et une quête intérieure, voire transcendante, de recherche de soi, de son identité, de pureté, d’abstraction et d’absolu qui caractérise la montée vers le Nord, cette association fait écho à l’ambiguïté fondamentale du couple sémiotique de la noirceur et de la lumière dans l’imaginaire du Nord comme système de signes abstrait, mais tout de même inspiré et ancré dans le réel.

Dans certaines représentations culturelles, cette opposition entre blancheur et noirceur se manifeste de l’intérieur par un combat, une effraction de l’un envers l’autre qui témoigne de la tension constante dans ce couple sémiotique. On pense à des exemples de formulations littéraires telles que l’« enfer de blancheur et de silence34 » dans le roman Neige noire de Hubert Aquin, aux « ténèbres blanches35 » des nuits hivernales chez Maurice Constantin-Weyer ou encore, à la « grande noirceur blanche36 » du poète Jean Désy. Cette tension s’observe aussi dans le langage plastique des peintres du Nord37, comme dans les tableaux du peintre féroïen Sámuel Joensen-Mikines (1906-1979) ou encore dans une esthétique qui s’en rapproche dans ceux de l’artiste québécois Paul-Émile Borduas (1905-1960), par exemple dans son tableau célèbre L’étoile noire (1957), qui se joue explicitement des contrastes entre le blanc et le noir pour faire ressentir, par l’abstraction, cette ambivalence du discours plastique hivernal.

De manière générale et d’un point de vue esthétique et symbolique, les signes les plus puissants sont ceux qui témoignent d’une ambivalence, notamment les couples qui s’opposent et s’équivalent tout à la fois. Dans ce lieu hyperbolique qu’est le « Nord », la jonction du blanc et du noir accorde un caractère « sérieux » à l’imaginaire qui le représente. Dans le registre chromatique, cette idée perdure à l’effet, comme l’écrit Michel Pastoureau, que « le sérieux exige le noir et blanc38 », les couleurs étant perçues comme émotives plutôt que rationnelles. L’imaginaire du Nord acquiert ainsi, par ce point de jonction et de conjonction de l’abstraction et de l’absolu entre le blanc pur et la noirceur totale, un caractère austère et rationnel.

Les effets de la noirceur

La noirceur provoque l’émotion et cause des effets psychologiques, comme la peur, l’angoisse ou l’impression d’un manque. Elle conduit par conséquent à des transformations personnelles et, par extension, sociales et esthétiques. Le ciel de la nuit noire fait naître l’émotion : la noirceur absolue déclenche des idées et des perceptions nouvelles, hors du jour et du brouhaha de l’activité quotidienne, et elle renvoie au silence et à la solitude, deux autres composantes fondamentales de l’imaginaire du Nord.

« De la lumière, plus de lumière39! » s’exclame Baldur, le personnage du récit Le moindre des mondes de Sjón, alors qu’il parvient à se dégager de sous la glace et la neige d’une avalanche. La noirceur symbolise la privation et le manque, qui finissent par atteindre l’équilibre mental et physique de l’homme, qui réclame à la manière de Baldur le retour du jour et de la lumière. La nuit, la tempête, l’orage, l’éruption, l’emprisonnement conduisent tous à une impression d’étouffement et à une quête de la lumière.

La noirceur ambiante peut aussi conduire à une impression grisante et libératrice d’invisibilité et d’anonymat, mais également à la peur d’un glissement dans l’invisibilité et le néant. Cette angoisse renvoie aux terreurs nocturnes de l’enfance, à une forme d’état pré-rationnel où le monde apparaît potentiellement hostile, à défaut d’être visible. Ainsi, le vidéaste Hadrien Segond dit, dans la narration de son installation vidéographique intitulée Journal de bord de mon voyage vers le Nord, qui relate sa découverte de Tromsø et du Svalbard : « Je suis seul ici, loin de l’humanité, reculé du monde connu, invisible dans les ténèbres. Qui pourrait se douter de ma présence ici40? »

La peur de la dissolution dans la noirceur s’accompagne d’une perte de contrôle du monde ambiant, qui peut à son tour être porteuse d’un danger réel, concret et physique, par exemple dans la conduite automobile nocturne pendant une tempête de neige, qui réduit la lisibilité de la route et les signes du monde extérieur. De ce danger physique à la tentation du surnaturel, il n’y a qu’un pas qu’on franchit dans certaines œuvres nordiques tout comme dans les légendes et les contes anciens, sous la forme de l’apparition de créatures issues de la nuit et jusque-là invisibles. La noirceur matérialise en quelque sorte les peurs et les angoisses qui y surgissent dans le Nord sous la forme d’une entité autonome, parfois personnifiée, qui symbolise l’empreinte du vide et de l’instabilité causés par l’absence de lumière.

Au terme du règne de la noirceur surgit ensuite celui du retour de la lumière. Avec lui, pour les personnages du Nord, se réalise une métamorphose, comme si le passage de la nuit était une épreuve initiatique qui renforçait et changeait, de l’intérieur, les personnes qui ont pu faire face à l’obscurité, au vide, au retour vers leurs peurs et leurs angoisses enfouies au fond de leur passé. Ainsi, le personnage de Clara dans le remarquable roman de Maurice Constantin-Weyer La nuit de Magdalena41 se voit dépouillée de ses attributs du Sud lorsqu’elle émerge enfin de la nuit polaire, qui a duré plusieurs semaines. Elle a l’impression d’avoir appris à retrouver la lumière dans la noirceur, d’avoir ainsi réuni les opposés de l’absence et de la présence, et, par conséquent en contexte arctique, d’avoir apprivoisé le regard nordique sur le monde.

D’un point de vue esthétique, dans les productions culturelles et littéraires, la noirceur du monde ambiant se reflète dans la psychologie des personnages et vice-versa : on peut donc parler d’un processus d’« hypallage », c’est-à-dire une projection des qualités du paysage ou d’une atmosphère à un être vivant et à son émotion. C’est ainsi, par cette transposition au moyen d’un procédé rhétorique, que le phénomène de l’irrégularité saisonnière de la lumière diurne dans le Nord se transforme en effet esthétique qui à son tour produit du sens et, par extension, arrive à intégrer un système de signes, celui de l’imaginaire du Nord.

L’esthétisation nordique de la noirceur

Tant du point de vue de la perspective externe qu’interne, la noirceur s’inscrit comme une composante de l’imaginaire du Nord, qui esthétise dans des formes culturelles variées des impressions de la nature ou encore, des comportements. Lorsque le voyageur français Jean-Jacques Ampère découvre les paysages naturels norvégiens au début du 19e siècle, il s’émeut de l’atmosphère brumeuse, terne, sévère et triste du pays, à tel point que lorsque la lumière et le soleil pénètrent les vallées profondes du pays, Ampère s’en trouve choqué : « [L]a lumière éclatante est nécessaire à la nature méridionale », écrit-il, mais « le Nord, à quelques exceptions près, est vraiment laid par un beau soleil42. »

Les visiteurs étrangers ne sont pas les seuls à valoriser ainsi la noirceur : des artistes nordiques revendiquent aussi leur attachement à la noirceur – tant extérieure qu’intérieure – comme une affirmation esthétique. Ainsi, Ted Hodgkinson, qui a coédité avec Sjón un recueil de nouvelles nordiques, confie qu’il trouve dans le côté noir de la littérature scandinave un paradigme qui lie l’émotion du lecteur, les expériences de l’hiver nordique et un état intérieur, dont la noirceur révèle l’ambiguïté. Il dit ainsi :

We go into the Nordic stories and if it’s noirish or dark or bleak we’re looking at ourselves in isolation, we’re looking at ourselves when we are reduced, pared back, in extremis situations. […] I think that’s why so many people are gripped by Nordic noir, because it’s showing you there’s trouble in paradise43.

D’autres artistes, à l’exemple du chanteur pop féroïen Sakaris Emil Joensen, souhaitent au contraire se détacher de ce cadre esthétique qu’ils trouvent à la fois stéréotypé et trop contraignant. Toutefois, et cela démontre bien à quel point la noirceur est constitutive de l’esthétique nordique, Joensen admet qu’il ne peut s’en détacher qu’en s’y opposant : – « I’m kind of trying to break free of that and do the exact opposite44 » –, ce qui illustre à quel point l’équation posée entre Nord et noirceur est définitoire, en ce sens qu’elle l’appelle à un positionnement autant esthétique qu’éthique.

L’art permet donc ici de maintenir un équilibre entre les stéréotypes nordiques esthétiques attendus des lecteurs et l’énonciation de nuances quant à l’ambiguïté fondamentale qui se dégage de cette formidable oscillation entre blancheur immaculée et noirceur inquiétante, qui a aussi valeur universelle. Ainsi, le poète français Charles Baudelaire cherchait une certaine beauté dans la noirceur, tentant de dégager « les fleurs du mal ». L’histoire culturelle nous rappelle que le Nord et l’Arctique ont historiquement été représentés de l’extérieur comme des espaces de pureté, de blancheur et de vacuité, mais de l’intérieur comme des lieux de tension, parfois de laideur, de violence, de noirceur et de déchéance. La jonction des deux positions conduit à l’ambigu esthétique qui se manifeste dans le principe de « désolation », fait de grandeur et de pauvreté. Certains réussissent admirablement ce jeu complexe entre lumière et noirceur, comme la romancière du Nord de la Finlande Rosa Liksom. Cette dernière a finement repris ce double regard dans son œuvre, représentant la Laponie comme un lieu à la fois de perversion et de bonheur, et avec une narratrice, dans son recueil Noirs paradis45 – dont le titre en français transmet cette tension –, qui ne juge jamais les comportements des personnages. Cette absence de jugement chez Liksom face à des situations violentes, voire criminelles, qui pourraient se rapprocher de cette représentation du « mal » de Baudelaire, permet par son esthétisation une représentation sensible et nuancée d’un réalisme pourtant brutal46.

Tous ces positionnements d’artistes et d’écrivains nordiques, l’intérêt des lecteurs pour la littérature noire ainsi que les impressions relatées par les voyageurs étrangers au Nord démontrent l’incorporation esthétique de la noirceur dans le système de signes du Nord et de l’Arctique. On peut y adhérer ou s’y opposer, mais dans tous les cas, la noirceur nordique impose une norme – elle est ainsi constituante de l’esthétique du Nord.

Une histoire de la noirceur nordique

Historiquement, le système symbolique du Nord associe ce dernier à la vacuité et à la blancheur. Toutefois, le régime d’alternance entre le jour estival et la nuit hivernale propre à l’espace circumpolaire induit l’idée d’un couple d’opposés, la blancheur éblouissante et la nuit longue, toutes deux composantes du Nord. Cette opposition duelle a des racines historiques et s’appuie sur une observation de la réalité géographique de la région, mais elle s’est également transmutée en valeurs morales, en liens d’appartenance et en une valorisation de l’adaptation à la noirceur comme ancrage identitaire nordique.

Si l’on réfléchit à ce qu’on appelle le « chromatisme » du Nord, c’est-à-dire le réseau symbolique et esthétique de couleurs qui signalent le système sémiotique du Nord et le composent, on constate qu’historiquement, on y associe la couleur bleue, couleur froide depuis l’âge classique47. On ajoute au bleu pour définir le Nord le couple opposé du blanc et du noir, qui ne sont pas des couleurs, mais dont la tension renforce le caractère absolu par l’alternance entre le blanc – l’ensemble des couleurs réunies, associé à la pureté, au bien, à la vacuité et au néant – et le noir – l’absence de toute couleur, associée justement à l’absence, au mal, mais également au néant. Outre la couleur bleue, qui sert à symboliser le froid, le Nord serait donc pour l’essentiel un univers sans couleur, du moins représenté par une simplification radicale du chromatisme, et défini soit par l’excès soit par l’absence totale de lumière.

La blancheur est l’un des signes dominants du Nord, auquel on prête un grand nombre de valeurs symboliques qui s’y trouvent par extension associées : au premier chef l’abondance de la lumière, voire sa surabondance qui peut conduire à l’aveuglément, à l’angoisse, à l’effacement de soi, à la transcendance48, au néant et à la mort, mais aussi les symboles du silence et de la vacuité49, qui associent au paysage nordique vide, neigeux et glacé l’« écran blanc de l’imaginaire ». Mais alors, quelle place pour le noir et la noirceur dans le système symbolique de l’imaginaire du Nord? Michel Pastoureau rappelle que les significations du blanc ne trouvent sens depuis la Renaissance que dans leur opposition au noir50 : lumière et noirceur s’en trouvent depuis pour ainsi dire unis dans un couple d’opposition qui induit une tension dans les représentations culturelles et symboliques.

Ainsi, la noirceur se trouve également associée au Nord, parfois en un miroir équivalent à la blancheur – et en parallèle de l’opposition entre blanc et noir, puis de celle entre le jour et la nuit. Ces doubles appartenances parcourent la culture et l’histoire occidentales qui, dès les premières représentations du « Grand Nord » symbolisé par la mythique Thulé, insistent sur le caractère excessif de l’opposition nordique. Pline l’Ancien écrit ainsi de l’actuel Royaume-Uni, associé à Thulé, que ces régions « connaissent le jour continu durant six mois et inversement la nuit continue quand le soleil s’est retiré dans son séjour hivernal51 ». Cette description deviendra un lieu commun des terres arctiques, en exagérant le caractère absolu et fabuleux de la luminosité différenciée du Nord entre les saisons froides et chaudes, autre couple d’opposés qui vient se greffer à celui de la noirceur et de la blancheur. Cette opposition se retrouve aussi dans les cultures arctiques autochtones, par exemple chez les Inuits, qui associent leur territoire à une noirceur en opposition à la lumière.

La noirceur du Nord au sens symbolique tire ses origines d’une réalité géographique et objective, liée au climat, à la saisonnalité et aux paysages. Chez les voyageurs, la frontière est parfois floue entre cette noirceur, le silence, le calme, la profondeur et la mort, qui s’en voient associés dans un tout multisensoriel qui caractérise l’expérience nordique. Ainsi, Xavier Marmier découvre dans le paysage nordique plongé dans la noirceur une impression qui le ramène au cœur du chaos du monde : « Tout était morne, silencieux comme le désert, profond comme l’abîme. Pas un cri qui ne se faisait entendre; pas un être vivant, pas une plante ne se montrait à nos yeux. On eût dit la nature morte entourée par la nuit, plongée dans le chaos52. »

D’un point de vue moral, cet intérêt pour la noirceur porte en lui une réversibilité du discours entre la valorisation du bien lumineux et la résistance au mal sombre. De plus, la noirceur du Nord reprend elle-même cette dualité entre le bien et le mal et force à se situer sur une échelle des valeurs : les « habitants de la noirceur » du Nord sont à la fois vus comme maudits sur la Terre, vivant dans les pires conditions que l’on puisse imaginer, et bénis des dieux, bénéficiant d’un monde qui les conduit à la pureté, au silence, à l’abnégation, à l’invention et au courage. De l’extérieur, pour les voyageurs, cela se manifeste par une ambivalence entre la fascination et le rejet; de l’intérieur, pour les habitants du Nord, cela marque la nécessité de s’approprier la nuit éternelle et d’en affirmer la spécificité en l’intériorisant, en s’y adaptant, puis en la revendiquant comme un élément central de leur identité, d’une manière qui demeure toutefois toujours ambiguë, entre la honte et la fierté.

De l’autre côté, l’adaptation à la noirceur révèle un sens du courage, de l’invention et de la positivité qui est remarqué et valorisé par les voyageurs, qui en font parfois un critère d’adhésion et d’identité au Nord. Apprendre à vivre dans le noir, à lire les signes de la noirceur, à transformer l’espace sombre en théâtre de lumière devient ainsi un processus d’apprentissage et d’affirmation – voire de victoire – qui dénote la force et induit une validation de l’identité des véritables habitants du Nord.

L’écrivain états-unien Jack London, qui a puissamment contribué à l’imaginaire du Nord du point de vue du Nord-Ouest de l’Amérique, décrit bien la quiétude tranquille des habitants du Nord dans la longue nuit hivernale du Yukon :

L’homme ne s’en inquiétait pas : cela faisait des semaines qu’il n’avait pas vu le soleil. Il savait que plusieurs semaines s’écouleraient avant que l’astre du jour franchisse la ligne d’horizon, au sud, et interrompe enfin, très brièvement pour sa première apparition, la longue nuit polaire53.

Chez le romancier Bernard Clavel, les véritables habitants du Nord se servent de leur maîtrise de l’espace sombre comme d’une arme face à ceux qui arrivent du Sud et qui n’arrivent pas à lire la nuit arctique54. S’habituer à la noirceur serait ainsi un signe de maîtrise et de rapport intime avec l’environnement nordique : cette habileté signalerait un acquis définitoire, une ligne de partition entre les gens du Nord et ceux du Sud. Cette adaptation peut s’effectuer de deux manières : soit en faisant de la noirceur un lieu lisible où l’on peut arriver à se repérer et à habiter, soit en créant de la lumière dans l’espace sombre du Nord, à la fois à l’extérieur, notamment par l’art d’éclairer les villes, et à l’intérieur des habitations. Ainsi, l’écrivain norvégien Tomas Espedal décrit la subtilité des dispositifs d’éclairage dans une maison scandinave, qui crée une ambiance de vie et témoigne de la capacité à inventer, à partir de la noirceur, un univers à tonalité humaine et intime :

La main courante des rampes d’escalier était recouverte de cuir, et les escaliers étaient éclairés par des lanternes de couleur. Il y avait des lampes et des dispositifs d’éclairage partout ; la lumière venait des endroits les plus inattendus, elle brillait si fort que je me suis dit qu’un été éternel devait régner dans la maison, en hiver comme au printemps55.

Cette adaptation par la création d’une architecture de la lumière permet de renverser les représentations du Nord pour les faire basculer, en ce sens que le Nord est alors perçu de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Pour les Nordiques, l’usage intérieur tamisé et subtil de la lumière permet de créer un mode de confort, d’intimité et de vie au chromatisme chaud, une oasis de lumière et de chaleur au milieu d’un monde extérieur marqué par le froid, le silence, la noirceur et les couleurs blanche et bleue.

Dans tous les cas, qu’elle se concrétise dans une vie extérieure comme celle au Yukon ou repliée vers les intérieurs domestiques comme celle en Scandinavie, cette adaptation à la noirceur mène les gens du Sud à ressentir une fascination devant la force des habitants du Nord, qui arriveraient par celle-ci à vivre en harmonie avec la nature qui les environne.

La noirceur comme renversement

La valorisation de la noirceur dans un contexte nordique conduit à un renversement des positivités dans le couple d’opposition entre jour et nuit qui ne se fait pas sans un bouleversement de l’ordre moral, esthétique et identitaire, de l’extérieur comme de l’intérieur du Nord. Dans certains cas, cela permet une déconstruction des lieux communs de l’imaginaire du Nord et une reformulation nuancée des rapports de force dans les représentations culturelles et sociales.

Au même titre que la blancheur, mais dans un autre registre, la noirceur – souvent sous un mode négatif – est considérée comme l’un des « signes du Nord », tels qu’ils sont perçus de l’extérieur et de l’intérieur, dans ce dernier cas parfois sous la forme d’une revendication identitaire. Ce signe est donc partagé entre des discours internes et externes du Nord. La noirceur sert de ligne de partage entre les perceptions : pour les voyageurs qui viennent se frotter à la réalité du Nord, cela peut conduire à la déception ou à la confirmation de leurs stéréotypes56; pour les habitants du Nord qui vivent cette noirceur au quotidien, cela relève à la fois d’une exigence et d’une rigueur – climatiques et sociales. Dans tous les cas, cette attention sur la noirceur nordique infère un renversement des valeurs occidentales qui, dans leur vaste majorité, valorisent plutôt la lumière, opposée à une noirceur perçue comme angoissante, lourde d’un héritage judéo-chrétien qui l’a associée au chaos, au mal et à la mort.

De l’intérieur, au contraire, la noirceur arctique peut être une révélation, à l’image de la lumière au Sud : dans des contes issus des régions circumpolaires, la noirceur ouvre un espace de révélation. Ainsi que le rapporte Knut Rasmussen, au Groenland, la nuit permet le contact sacré avec le pays des morts :

Le crépuscule commençait à peine à tomber, lorsque le tambour se mit en action; un tambour qui se met à vibrer avant la fin même des incantations est toujours le signe qu’un grand chaman est en train d’officier.

Quand l’obscurité fut totale, on entendit les esprits qui arrivaient. Certains, grands et forts, piétinaient le sol si violemment qu’il en tremblait. Ils s’exprimaient avec des voix profondes et graves et leurs voix ressemblaient à des cris. D’autres, au contraire, avaient des voix frêles et fluettes de femmes et l’on pouvait deviner qu’ils étaient petits et avaient le pied léger. Quand ils furent tous réunis, le voyage extatique put commencer57.

On constate ici que la noirceur joue le rôle d’épiphanie – la manifestation et le retour de la lumière – que l’on prête traditionnellement à la blancheur dans le rite chrétien, dans lequel le divin éclaire le monde.

Venus de l’extérieur, les voyageurs arrivent dans le Nord l’esprit rempli des stéréotypes extrêmes transmis par les discours, dont ceux sur l’obscurité totale qui durerait six mois ou ceux sur la complète obscurité des terres arctiques, ce qui cause déception et surprise lors de l’expérience plus nuancée sur le terrain. Ainsi, un moine irlandais du 9e siècle fait état de sa désillusion face à la nuit polaire58, qu’il croyait complètement noire alors qu’elle demeure blafarde : pour lui qui cherchait à « Thulé » (ici, l’Islande) un monde d’absolu, il découvre avec déception un paysage nuancé, aux lumières tamisées59. Xavier Marmier, qui pourtant connaît bien les territoires nordiques, écrit se surprendre d’y découvrir la lumière baigner les paysages lorsqu’il gravit le mont Hekla. Toutefois, comme pour réaffirmer la force des lieux communs sur la noirceur dans le Nord, Marmier écrit que ce « rayon de soleil […] ne sert qu’à faire mieux ressortir l’obscurité60 ». L’apparition du jour dans le Nord demeure ainsi dans le registre de l’exception et renforce la préséance de la noirceur, comme si l’apparition du jour ne servait que de faire-valoir à la noirceur. Dans certains cas, cette lumière qui éclaire le Nord est même perçue comme une irruption du Sud dans le Nord, une irrégularité de la nature61.

Autre exception notable dans la noirceur de la nuit hivernale nordique, l’aurore boréale ne cesse de fasciner. L’irruption de ce « déroulement fluvial62 » de lumière colorée dans le ciel, comme l’écrit la romancière Marie Le Franc, cette « lumière des esprits63 », comme la décrit le Danois Jørn Riel, cause surprise, émerveillement et frayeurs. C’est l’exception de la noirceur nordique : une splendeur, un mystère, voire un miracle qui éclaire le monde furtivement, comme une percée du ciel nocturne vers un monde transcendant. Ce phénomène lumineux fascine tellement qu’il n’est pas étonnant qu’il soit devenu l’un des grands symboles de l’Arctique et du Nord. Les conditions pour voir l’aurore boréale demeurent la nuit et la noirceur : l’absence de lumière, le silence de la nuit, l’attente improbable. Même si elle est un phénomène de lumière, l’aurore boréale renforce par sa singularité et sa rareté l’association du Nord à la nuit et à la noirceur.

Il faudrait nuancer la relation du Nord à la noirceur en prenant en compte, autant que faire se peut, les traditions préchrétiennes qui ne partageaient pas les valeurs morales associées à la noirceur ou à la blancheur. Selon Guy Bordin64 par exemple, dans la pensée inuite, l’obscurité ne signifiait pas le mal avant l’arrivée du christianisme : chez les Inuits, les concepts du jour et de la nuit, de l’obscurité et de la lumière, et même, du rêve et de la vie consciente, s’inscrivaient davantage dans la continuité que dans la binarité. Knut Rasmussen raconte que dans la cosmogonie groenlandaise, l’être humain vit d’abord dans l’obscurité totale, où il jouit de l’immortalité, mais il appelle l’arrivée de la lumière, qui vient toutefois avec la possibilité de la mort : ainsi « la lumière apparut, ainsi que la mort65 ». La lumière est donc ici l’acceptabilité de la condition humaine, et elle conduit à l’apparition du soleil, de la lune et des étoiles, signes de ceux qui sont morts et qui resplendissent dans le firmament. Cette conception préchrétienne inuite trouve son écho dans d’autres traditions circumpolaires, là où l’alternance entre le jour et la nuit varie considérablement. Elle permet de mettre en évidence le conflit des codes entre la conception de la lumière telle qu’elle a été développée dans les pays tempérés du Sud, à la luminosité plus régulière au cours des saisons, et celle des pays froids.

On peut retenir de la tradition occidentale la possibilité d’une réversibilité des valeurs entre la luminosité et la noirceur dans le Nord. La déconstruction des couples conceptuels associés aux espaces géographiques et aux saisons permet ainsi l’irruption de la lumière de manière inattendue dans la noirceur par des phénomènes propres au monde arctique, ou encore la permutation des valeurs et des symboles associés à l’un et à l’autre. Quoi qu’il en soit, nous avons ici affaire à un puissant et polyvalent couple sémiotique noirceur-lumière, qui s’est installé au cœur de la définition esthétique, morale et identitaire du Nord. Cette conclusion porte également ses limites : comme le rappelle le géographe Louis-Edmond Hamelin, dans certains territoires, dont le Québec, l’hiver nordique est dans les faits mesurables plus lumineux que l’hiver dans les pays du Sud. Cela n’empêche pas des migrations temporaires hivernales des gens du Nord vers le Sud, à la recherche de chaleur et de lumière, une manière de s’adapter à l’obscurité hivernale nordique et de lutter contre la menace perçue de cette noirceur pour l’équilibre physique et mental.

Conclusion

Le signe de la noirceur est lié géographiquement, symboliquement, culturellement et physiquement au Nord. Bien qu’il s’appuie sur une longue tradition européenne, il se rattache spécifiquement aux espaces boréaux par le biais des discours sociaux et culturels, et donc, par celui de l’imaginaire, comme l’un des signes par lesquels est représenté le Nord de l’extérieur, mais aussi un de ceux par lesquels les cultures du Nord se définissent par rapport au reste du monde. Ce signe universel se rattache au Nord, certes basé sur le fait que la longueur des nuits et le manque de lumière hivernal caractérisent l’espace circumpolaire, et induit pour ses habitants et la perception qu’ont les autres de ceux-ci un rapport à la fois analogique et métonymique. Cette noirceur peut toutefois difficilement être circonscrite, puisqu’elle appelle systématiquement son contraire, la blancheur. De plus, comme il s’agit à la fois d’une idée construite par l’imaginaire et d’un fait de la réalité géographique du Nord, ce double signe du Nord, celui du couple noirceur-blancheur, se situe au creuset de lignes de partage et de conflits de code qui le rendent à la fois polysémique et particulièrement puissant. La noirceur et son opposition à la blancheur peuvent ainsi ouvrir un nouvel axe critique d’analyse des représentations culturelles du Nord, en ce sens qu’elles agissent comme un vecteur qui prend racine dans une tradition culturelle plus large que le Nord, mais qui en parcourt les modes de perception et de réception. Aujourd’hui encore, de nouveaux courants esthétiques – que l’on pense ici au « Nordic Noir » contemporain – émergent en prenant appui sur ce signe constitutif du Nord ; ces courants auraient ainsi intérêt à être étudiés dans une perspective historique qui englobe une réflexion sur le rattachement de certains signes de l’imaginaire du Nord, tant internes qu’externes, tant spécifiques qu’universels.

La noirceur peut aussi être perçue comme l’un des stéréotypes ou l’une des préconceptions du Nord; elle porte alors une lourde valeur morale universelle (liée pour les espaces froids à l’impression d’une absence de vie, aux misères et aux souffrances) et parfois, politique (liée au colonialisme, à la mise sous silence, à l’ignorance de l’autre). Certains artistes et écrivains nordiques cherchent ainsi à s’en distancier, soit en tentant d’inverser le pôle des valeurs négatives qui y sont liées, soit en la transformant en un trait identitaire qui s’en trouve valorisé. Comme dans tous les cas de renversement de stéréotype, ce geste a un double tranchant : il déplace certes la signification du lieu commun, mais il renforce en même temps son association obligée avec l’imaginaire dans lequel il s’inscrit.

Quoi qu’il en soit, nous devons conclure que la noirceur est l’une des constituantes de l’imaginaire du Nord. Sous tous ses aspects (géographique, physique, métaphorique, morale, politique, esthétique et identitaire), elle incarne un vecteur fondamental de l’idée du Nord, ainsi qu’une esthétique face à laquelle les écrivains et les artistes doivent situer leurs productions. L’opposition du noir et du blanc, de la noirceur et de la blancheur, induit aussi une interdépendance des contraires, qui permet de recomplexifier le Nord et l’Arctique, historiquement représentés de l’extérieur comme des espaces simplifiés.

Anmerkungen

1 Les travaux de l’université de Lille dès le tournant du 21e siècle proposaient cette notion, entre l’esthétisme et l’histoire. Voir par exemple : Le Nord, latitudes imaginaires, dirigé par Monique Dubar et Jean-Marc Moura, Villeneuve-d’Ascq, Presses de l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3, coll. « UL3 Travaux et recherches », 2000, 490 p.

2 C’est le terme parfois utilisé par les chercheurs norvégiens, dont Henning Howlid Wærp et ses collègues. Voir par exemple Anka Ryall, Johan Schimanski et Henning Howlid Wærp, « Arctic Discourses: An Introduction », Anka Ryall, Johan Schimanski et Henning Howlid Wærp [dir.], Arctic Discourses, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2010, p. ix-xxii.

3 Selon la formule utilisée par le musicien canadien Glenn Gould dans son essai musical et radiophonique Solitude Triology amorcé dès 1967 par un volet sur « The Idea of North », formule souvent reprise par la suite, notamment dans le célèbre essai pour la littérature canadienne-anglaise de Sherill E. Grace, Canada and the Idea of North, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, 341 p.

4 La formule est utilisée en 2007 par l’essayiste norvégien Kjartan Fløgstad dans son essai socioesthétique sur le Svalbard intitulé Pyramiden (traduit en français sous le titre : Pyramiden. Portrait d’une utopie abandonnée, Arles, Actes Sud, coll. « Aventure », 2009, 176 p.), mais elle est transformée en une réflexion sur l’esthétique des représentations européennes sur le Nord par Sylvain Briens, notamment dans l’excellent numéro qu’il a dirigé sur cette question en 2016 dans Études germaniques, vol. 71, no 2, 2016. Un second numéro sur cette question est paru dans Études germaniques, vol. 73, no 2, 2018.

5 C’est sur cette notion que se base cet article, notion notamment exposée dans Daniel Chartier, Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord? Principes éthiques, Montréal et Harstad, Imaginaire | Nord et Arctic Arts Summit, 2018, 156 p. Ce livre a fait l’objet d’éditions et de traductions en 15 des langues du Nord : voir <https://nord.uqam.ca/projet/traduire-publier-et-diffuser-en-15-langues-du-nord-quest-ce-que-limaginaire-du-nord> (consulté le 28 janvier 2021).

6 C’est là l’un des nombreux néologismes inventés par le géographe et linguiste québécois Louis-Edmond Hamelin pour enrichir la langue française d’un vocabulaire qui lui permettrait de comprendre la complexité du monde froid. Selon Hamelin, la nordicité renvoie tant au Nord, à la haute montagne qu’à l’Arctique. Pour la saison hivernale, conçue comme une « nordicité temporaire », il a forgé le terme d’« hivernité ». De nombreux mots inventés par Hamelin font aujourd’hui partie du vocabulaire courant, et plusieurs ont été traduits dans les principales langues de l’espace circumpolaire. Voir notamment son testament intellectuel : La nordicité du Québec, Québec, Presses de l’université du Québec, 2014, 141 p.

7 Comme l’a brillamment démontré Odile Parsis-Barubé dans son article « “Il y a tant de nords dans ce Nord!” Problématiques de la délimitation et de l’indélimitation dans l’étude de l’imaginaire septentrional », Daniel Chartier, Helge Vidar Holm, Chantal Savoie et Margery Vibe Skagen [dir.], Frontières. Actes du colloque québéco-norvégien, Montréal et Bergen, Imaginaire | Nord et Département des langues étrangères de l’université de Bergen, coll. « Isberg », 2017, p. 165-186.

8 Compris comme un signe, le terme « noirceur » s’adjoint d’autres termes et adjectifs connexes, comme on ne verra par les exemples cités dans cet article : noir, sombre, assombri, etc.

9 Louis-Edmond Hamelin, « À la rencontre du Nord et du Sud », Cap-aux-Diamants, no 56, « Au nord du Nord », hiver 1999, p. 19.

10 Pour la rédaction de cet article, je remercie Marie Mossé, qui a réalisé un rapport de recherche et de synthèse à partir des travaux collectifs réalisés dans le cadre du Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique à l’université du Québec à Montréal, notamment grâce à la base de données Imaginaire | Nord, qui regroupe les références, citations et illustrations de divers projets liés au Nord culturel.

11 À ce sujet, voir les travaux menés par Thomas Mohnike, bien exposés sur le site <https://mythemes.u-strasbg.fr> (consulté le 28 mai 2021) et par exemple son article « Narrating the North. Towards a Theory of Mythemes of Social Knowledge in Cultural Circulation », Deshima, no 14, p. 9–36, https://doi.org/10.57086/deshima.663.

12 Ce travail collectif, réalisé au sein du Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique à l’université du Québec à Montréal, a sollicité la contribution d’une centaine de chercheurs depuis 2003. Les éléments, localisations, schémas narratifs, perspectives et figures issues de ce corpus ont été identifiés et compilés au sein d’une base de données en trois parties interreliées : la première concerne d’abord les œuvres et les études; la deuxième, les extraits littéraires et discursifs; et la dernière, les illustrations. Une recherche au sein de cette base de données, nommée Imaginaire | Nord, permet d’isoler les citations qui concernent un ou plusieurs des éléments qui composent l’imaginaire du Nord, ici les phénomènes optiques et les variations de la lumière dans le Nord et l’Arctique. Si les œuvres de langue française de ce corpus sont importantes, elles s’inscrivent toutefois dans une démarche multilingue qui inclut aussi de nombreuses autres langues du Nord et de l’Arctique.

13 Selon la terminologie utilisée dans la base de données « Imaginaire | Nord ».

14 Ibidem.

15 Ces travaux se basent sur la définition suivante de l’imaginaire du Nord : « L’ensemble des discours énoncés sur le Nord, l’hiver et l’Arctique, que l’on peut retracer à la fois synchroniquement – pour une période donnée – ou diachroniquement – pour une culture déterminée –, issus de différentes cultures et formes, accumulés au cours des siècles selon un double principe de synthèse de concurrence, forment ce qu’on peut appeler “l’imaginaire du Nord”. Il s’agit d’un système de signes pluriel et mouvant, qui fonctionne de manière variable selon les contextes d’énonciation et de réception. » (Daniel Chartier, 2018, op. cit., p. 12.)

16 Seront évoqués de manière sporadique d’autres arts, dont la peinture, le vidéo et la chanson; on pourrait étendre cette réflexion au cinéma et à la photographie : ce serait un autre chantier, qui permettrait de vérifier les hypothèses de cette recherche, et éventuellement d’aborder la question de l’utilisation du signe de la noirceur de manière plus large, et selon différentes formes artistiques.

17 Voir ci-dessous les citations de la Genèse, qui déjà sépare la lumière et les ténèbres selon une axiologie du bien et du mal.

18 Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Paris, Panama, 2005.

19 Genèse 1, 1-5.

20 Job 24, 14-17.

21 Isaïe 50, 2-3.

22 Germaine de Staël, De la littérature, considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Genève et Paris, Droz et Minard, 1959 (1800), tome 1.

23 « Noirceur », Trésor de la Langue Française informatisée, <http://stella.atilf.fr> (consulté le 21 janvier 2021).

24 Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, op. cit., p. 76-77.

25 Pensons par exemple à la nouvelle de Karen Blixen, traduite en français sous le titre « Le dîner de Babette », qui illustre l’opposition entre la noirceur austère et le plaisir venu du Sud. (Le dîner de Babette. Contes d’hiver, nouveaux contes d’hiver, Paris, Gallimard, coll. « Biblios », 1993 [1958], p. 18-58.)

26 Hippocrate, Airs, eaux, lieux, XXIV, 2, Paris, Les Belles Lettres, 1996, tome 2, partie 2, p. 244-245.

27 Jean Bodin, La méthode de l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1941 [1566], p. 59.

28 Germaine de Staël, op. cit., p. 180-181.

29 Niviaq Korneliussen, Homo sapienne, Chicoutimi, La Peuplade, 2017 [2010], p. 103.

30 Sarah Berthiaume, Yukonstyle, Montréal et Paris, Éditions théâtrales, 2013 [2010], p. 32.

31 « Je ne veux pas prendre le bus aujourd’hui, parce que les gens vont trouver ça bizarre quand il y aura de la clarté autour de moi. Si je rentre à pied, mon corps va absorber la lumière plus rapidement. » (Kelly Berthelsen, Je ferme les yeux pour couvrir l’obscurité, Québec, Presses de l’université du Québec, coll. « Jardin de givre », 2015, p. 161-162.)

32 « Ilnu » se dit de la Première Nation des Innus de la région du Lac-Saint-Jean au Québec, autrefois désignés en français comme les « Montagnais ».

33 Marie-Andrée Gill, Béante, Chicoutimi, La Peuplade, 2015, p. 24.

34 Hubert Aquin, Neige noire, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1997 [1974], p. 189.

35 Maurice Constantin-Weyer, Un homme se penche sur son passé, Paris, Rieder, coll. « Prosateurs français contemporains », 1927, p. 91.

36 Jean Désy, Le coureur de froid, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Romanichels », 2001, p. 99.

37 Compris ici dans l’extension circumpolaire que lui donne Louis-Edmond Hamelin, soit celui des pays froids. (La nordicité du Québec, 2014).

38 Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, op. cit., p. 82.

39 Sjón, Le moindre des mondes, Payot, coll. « Rivages », 2007, p. 112.

40 Hadrien Segond, Journal de bord de mon voyage vers le Nord, mémoire de recherche-création en média expérimental, université du Québec à Montréal, 2019, piste audio en ligne et retranscription lue au <https://segondhadrien.wixsite.com/nord> (consulté le 7 janvier 2021).

41 Maurice Constantin-Weyer, La nuit de Magdalena, Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. « Bibliophile », 1938, p. 109.

42 Jean-Jacques Ampère, Littérature et voyages. Allemagne et Scandinavie, Paris, Paulin, 1833, p. 95-96.

43 Matthew Janney, « Ted Hodgkinson on the Light and Darkness of Nordic Literature », Culture Trip, 21 décembre 2017, <https://theculturetrip.com/europe/norway/articles/ted-hodgkinson-on-the-light-and-darkness-of-nordic-literature/> (consulté le 6 janvier 2021).

44 Sakaris Emil Joensen, entrevue dans Maximilian Specht et Eike Hollermann, Okkara. People in the Faroe Islands, <https://www.youtube.com/watch?v=NO0xrR-Zcvc> (consulté le 6 janvier 2021), min 25:30-27:26.

45 Rosa Liksom, Noirs paradis [Tyhjän tien Paratiisit], Paris, Le Serpent à plumes, coll. « Motifs », 2001 [1989], 169 p.

46 Voir également dans cette perspective l’œuvre du romancier groenlandais Kelly Berthelsen et l’introduction à son œuvre en français : Daniel Chartier, « Introduction. Du Nord nous vient la noirceur », Kelly Berthelsen, Je ferme les yeux pour couvrir l’obscurité, Québec, Presses de l’université du Québec, coll. « Jardin de givre », 2015, p. 1-26.

47 Selon l’historien français Michel Pastoureau, spécialiste de l’histoire des couleurs, jusqu’à la Renaissance le bleu était perçu comme une couleur chaude : la convention qui consiste à représenter l’eau par la couleur bleue se développe à compter du 15e siècle, puis la découverte du spectre lumineux par Isaac Newton au tournant du 17e siècle finit par associer cette couleur au froid (Michel Pastoureau, Bleu, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000, p. 9).

48 Michel Pastoureau et Dominique Simonnet écrivent : « Le blanc, c’est aussi la lumière primordiale, l’origine du monde, le commencement des temps, tout ce qui relève du transcendant. On retrouve cette association dans les religions monothéistes et dans de nombreuses sociétés. L’autre face de ce symbole, c’est le blanc de la matière indécise, celui des fantômes et des revenants qui viennent réclamer justice et sépulture, l’écho du monde des morts, porteurs de mauvaises nouvelles. » (Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, op. cit., p. 79.)

49 Voir à ce sujet Daniel Chartier, « Couleurs, lumières, vacuité et autres éléments discursifs. La couleur blanche, signe du Nord », Maria Walecka-Garbalinska et Daniel Chartier [dir.], Couleurs et lumières du Nord, Stockholm, Acta Universitatis Stockholmiensis, 2008, p. 22.

50 Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, op. cit.

51 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, p. 186-187, cité par Monique Mund-Dopchie, Ultima Thulé. Histoire d’un lieu et genèse d’un mythe, Genève, Droz, 2009, p. 32.

52 Xavier Marmier, Lettres sur l’Islande, Paris, F. Bonnaire, 1837, p. 68-69.

53 Jack London, Construire un feu, Bruxelles, Alice Jeunesse, 2006 [1902], p. 12.

54 Bernard Clavel, Le royaume du Nord. Tome 4 : Amarok, Paris, Albin Michel, coll. « Pocket », 2001 [1987], p. 22-23.

55 Tomas Espedal, Contre la nature (les carnets), Arles, Actes Sud, coll. « Lettres scandinaves », 2015 [2011], p. 41.

56 Au sens sémiologique tel que le suggère Ruth Amossy, c’est-à-dire une « préconnaissance » qui n’est pas nécessairement péjorative ou erronée. Voir à ce sujet Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1991, 215 p., et Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, coll. « Lettres et sciences sociales », 1997, 128 p.

57 Knut Rasmussen, « Le monde des morts », Contes inuit du Groenland, Paris, Hachette, 1998. p. 21.

58 Dicuil, De mensura orbis, VII, § 11, p. 74, cité par Monique Mund-Dopchie, op. cit., p. 111.

59 On retrouve cette même déception chez Pierre Loti, dont les marins de son roman Pêcheur d’Islande se désolent de la lumière faible et de la nuit incomplète du Nord : « Mais c’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d’eux, tout de suite commençait un vide immense qui n’était d’aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique. » (Paris, Calmann Lévy, 1900, p. 15-17.)

60 Xavier Marmier, op. cit., p. 68-69.

61 Ainsi, Xavier Marmier écrit : « En ce moment toute cette partie de l’Islande a l’aspect d’une contrée méridionale. La Méditerranée n’est pas plus limpide que cette mer du Nord, le ciel du midi n’est pas plus beau. » (Ibid., p. 29-30.)

62 Marie Le Franc, La rivière solitaire, Paris, J. Ferenczi et fils, coll. « Le livre moderne illustré », 1934, p. 246.

63 Jørn Riel, Le chant pour celui qui désire vivre. Tome 3 : Soré [Sangen for livet], Paris, 10/18, coll. « Domaine étranger », 2001 [1985], p. 107.

64 Guy Bordin, Beyond Darkness and Sleep. The Inuit Night in North Baffin Island, Louvain, Peeters Publishers, Société d’études linguistiques et anthropologiques de France, 415 p.

65 Knut Rasmussen, « La naissance de l’Homme », op. cit., p. 15-18.

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gedruckte Quellen

Daniel Chartier, « La noirceur, un signe de l’imaginaire du Nord », Deshima, 15 | 2021, 225-250.

Elektronische Referenz

Daniel Chartier, « La noirceur, un signe de l’imaginaire du Nord », Deshima [Online], 15 | 2021, online gestellt am 04 décembre 2025, aufgerufen am 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=644

Autor

Daniel Chartier

Professeur, université du Québec à Montréal, directeur du laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique.

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