Quiconque vit en Italie depuis longtemps a constaté avec horreur que tous les chemins mènent vraiment à Rome, alors que le flot annuel d’étrangers gâche son séjour pendant des mois et qu’il tente en vain d’échapper à la barbarie toujours plus envahissante d’un faux enthousiasme.1
Ces lignes, qui déjà annoncent l’ère du tourisme de masse, furent écrites en 1848 par Adele Schopenhauer (1797-1849), sœur du philosophe Arthur, assez peu connu à l’époque, et fille de l’écrivaine Johanna, alors célèbre. Cette citation est tirée de l’introduction d’un de ses essais sur les territoires du Rhin inférieur et les villes de Xanten et Kalkar, présentées comme destinations alternatives à la Ville Eternelle (certes ensoleillée mais déjà trop courue par la foule) qui permettent de contempler librement la beauté des paysages comme les vestiges des civilisations antique et moyenâgeuse. Le texte avait été rédigé pour une de ces revues allemandes dont elle était depuis plusieurs années une correspondante active et appréciée. L’aggravation inattendue de son état de santé au printemps 1849 empêcha probablement la parution de cet essai, qui fut oublié parmi ses papiers personnels jusqu’à une récente publication2.
En revanche, en 1848 fut publié son roman, Eine dänische Geschichte, écrit presque totalement durant son dernier séjour en Italie, mais dont le récit se déroule dans un paysage complètement opposé : les territoires lointains du Danemark et de l’Islande3.
Adele Schopenhauer est née en 1797 sur les côtes de la Mer du Nord, à Hambourg, où son père avait déménagé sa société jusque-là implantée à Danzig ; elle a grandi dans les salons littéraires de Weimar, où sa mère (devenue veuve en 1805) avait choisi de s’installer à partir de 1806. Johann Wolfgang von Goethe, qui rendait souvent visite aux Schopenhauer, joua le rôle, d’abord pour l’enfant ensuite pour la jeune femme, de bienveillante figure paternelle, mais aussi de tuteur pour les lectures et la formation artistique. Ainsi élevée dans un environnement fortement empreint de classicisme, Adele Schopenhauer baigna dès l’adolescence dans les nouveautés du premier romanticisme allemand tout droit sorties des esprits bouillonnants des étudiants de l’université voisine d’Iéna. Goethe, qui reconnaissait volontiers les capacités critiques et la vaste érudition de la jeune femme, échangeait souvent avec elle sur les nouveautés littéraires, en particulier celles d’Europe du Nord, comme les textes de Henrich Steffens, qui furent l’objet, sur demande de Goethe, d’un long essai de la lectrice4.
Adele Schopenhauer fit ses premiers pas littéraires dès sa jeunesse (et elle se mêla probablement aussi à l’activité, aujourd’hui plus connue, de sa mère) ; mais comme elle publiait sciemment sous couvert d’anonymat ou sous nombre de pseudonymes, elle ne put trouver son public, si ce n’est que tardivement. Ce n’est en effet qu’en 1844 qu’Adele Schopenhauer, peu avant son départ pour un long séjour en Italie, décida de se présenter officiellement au public en tant qu’écrivaine, par un bref recueil de contes, Haus- Wald- und Feldmärchen, dont les trois récits relatent sous des formes différentes le rapport entre l’homme et les esprits élémentaires de la nature à travers l’Histoire. L’auteure avait déjà abordé ce thème en 1842 dans la pièce de théâtre Erlinde, écrite avec le neveu de Goethe, Wolfgang Maximilian. Basée sur la saga populaire en Thuringe de la nymphe du fleuve Ilm, dont un humain (trop humain) comte Berka, est éperdument amoureux, la pièce se termine par la mort tragique de l’un comme de l’autre. En 1845, elle publia une seconde œuvre littéraire, un roman qu’on pourrait presque qualifier d’autobiographique : Anna. Ein Roman aus der nächsten Vergangenheit se déroule en Allemagne et en Suisse entre 1806, année fatidique de la bataille d’Iéna, que les troupes françaises gagnèrent haut la main, et 1832, année de la Hambacher Fest, qui jeta les fondations d’un rêve national. L’Histoire qui forge les grands événements de l’humanité favorise ainsi les changements individuels, comme ce fut le cas pour Anna, protagoniste du roman, toujours plus assurée et indépendante dans la recherche de liberté et de bonheur individuel.
Dans Eine dänische Geschichte, ces thèmes sont abordés conjointement par l’auteure : le roman d’Adele Schopenhauer se déroule dans des paysages nordiques presque inhabitables, dans des territoires chargés d’un renouveau d’exotisme romantique, où, à la fin du xviiie siècle, suite aux révolutions qui secouent l’Europe, la volonté et la liberté de l’individu sont possibles même dans un cadre social et naturel hostile.
Le texte a été presque entièrement écrit durant la dernière partie du séjour italien de l’auteure, à une latitude fort éloignée de la région de Lolland, située au sud du Danemark, où se déroule une grande partie de l’action. Adele Schopenhauer, qui de l’Europe du Nord n’avait vu de ses yeux que son Hambourg natal, Berlin et les propriétés familiales à Danzig et Oliva, ne connaissait pas directement les territoires danois qu’elle décrit pourtant avec force détails. Pourquoi donc une œuvre qui se déroule dans ce pays ? Le Danemark venait récemment de s’affirmer comme cas d’étude dans une expérimentation historico-sociale sans précédent : le Dänischer Gesamtstaat avait réuni dans un même ensemble politique, entre 1773 et 1864, des territoires et des peuples différents par leurs cultures, leurs langues, leurs religions, tels ceux du Danemark actuel, de l’Islande, du Groenland, d’une partie de la Norvège, du Duché de la Silésie, et du Holstein (jusqu’en 1806) et de la Saxe-Lauenbourg (jusqu’en 1815)5.
Le roman d’Adele Schopenhauer s’inscrit dans les années 1795-96, mais cette période est analysée avec un prisme chronologique situé en 1848, un regard déjà au fait des événements patriotiques qui ont suivi de plus en plus fréquemment après 1830. Ainsi, le choix du cadre de la fin du xviiie siècle permet-il d’illustrer les différentes positions politiques portées par les personnages du roman, du conservatisme au jacobinisme, en passant par les réformes de type rationaliste, et donc d’analyser leurs différentes personnalités et réactions devant les faits politiques. De plus, durant les vingt dernières années du xviiie siècle et jusqu’à la guerre de 1808, le Danemark vécut une forte prospérité, insufflée par l’action réformatrice conduite depuis plusieurs décennies par des ministres d’origine allemande (Johann Hartwig Ernst von Bernstoff, Johann Friedrich Struensee, Adam Gottlob von Moltke) qui transformèrent en profondeur l’État danois, jusqu’alors fortement marqué par l’absolutisme, en lui impulsant une évolution libérale et rationaliste. Cet élan fut prolongé après 1780, même si quelques-unes des réformes initiales furent par la suite modérées par d’autres hommes d’État tels Andreas Peter von Bernstorff, Christian Detlev von Reventlow, ou le juriste Christian Colbjørnsen. Ainsi l’année 1788 vit-elle l’abolition du servage des paysans, même si l’on était encore loin d’un affranchissement réel dans un Danemark toujours soumise à un système d’Ancien Régime6.
Dans son roman, Adele Schopenhauer voulait ainsi analyser la dynamique entre les mouvements historiques et les individus au travers de l’exemple politico-social du Danemark, et montrer comment le cadre social et familial influence la perception qu’un individu peut avoir d’un événement historique. C’est très certainement avec cette visée historique et sociale qu’elle a choisi le cadre de son roman ; néanmoins, le souci des détails dans la description des territoires danois et islandais va bien au-delà du simple fait narratif : le texte reflète ainsi l’attrait croissant, tout au long du xixe siècle, pour les paysages intacts du Nord aux yeux des lecteurs allemands, et invite à un voyage par la pensée qui se distingue des destinations établies dans l’Europe du Sud, à la recherche du soleil et des vestiges historiques7.
C’est pour mieux réunir ces deux objectifs qu’elle se documenta très précisément, non seulement par une lecture attentive des textes historiques, géographiques et socio-économiques dont elle tira de nombreux détails8, mais aussi en fréquentant le cercle des artistes danois présents à Rome durant la première moitié du xixe siècle. Ces cercles formaient un vrai trait d’union entre le nord et le sud de l’Europe, comme le démontre bien le Paysage de montagne (Musée Hirschsprung, Copenhague) du peintre danois Wilhelm Bendz (1804-1832), réalisé en 1831 durant son voyage vers Rome en compagnie du peintre allemand Joseph Petzi (1803-1871) et du Norvégien Thomas Fearnley (1802-1842), ces derniers également représentés sur la toile. La communauté danoise à Rome, dont Bertel Thorvaldsen faisait partie depuis son installation en 1796, ne fut étudiée que récemment, dans des travaux qui en soulignèrent la vivacité créative et les liens tissés avec les artistes locaux, allemands, norvégiens et suédois, aux abords de la révolution de 1848, dans une période qui fut qualifiée « d’âge d’or de la peinture danoise »9. Cette génération d’artistes danois se rassemble à Rome autour du peintre Ditlev Blunck (1798-1843), auteur d’une très belle représentation de cette communauté réunie à l’Osteria della Gensola, exposée de nos jours au Musée Thorvaldsen de Copenhague. Les peintres danois jouèrent un rôle efficace de médiateurs culturels et artistiques entre différentes zones géographiques : ils surent mélanger des thèmes typiques de la peinture du Nord Européen à la lumière chaude de la peinture du Sud, ils surent créer et diffuser un nouveau genre de peinture de paysage, qui sortait du pittoresque pour se charger d’un sentiment de grandeur. La nature, les figures humaines, les scènes de la vie quotidienne, figées dans une lumière apaisante et fortement symbolique, répondent à des canons classiques dans leur construction mais sont plongées dans une atmosphère tout à fait romantique. Les toiles de ces peintres danois établis à Rome sont donc chargées d’un nouveau réalisme poétique, et ce sentiment entre parfaitement en résonance avec les intentions littéraires du roman d’Adele Schopenhauer.
Les plus jeunes de cet important groupe, le sculpteur Adolf Jens Jericau (1816-1883)10 et le peintre Thorald Læssøe (1816-1878), en colocation avec le peintre norvégien Ludvig Ruben (1818-1878) dans un appartement proche de Via Gregoriana, furent les plus proches d’Adele Schopenhauer à Rome à partir de 1844. L’influence du paysagiste Thorald Læssøe est particulièrement sensible dans l’écriture du roman, afin de rendre le plus réaliste possible les lieux de l’action, et c’est lui qui signe (Lassoe in Rom) le dessin du château de Valloe en première page de l’exemplaire personnel de l’auteure11, le lieu dans lequel, nous le verrons, le récit trouvera son heureuse conclusion.
Ce n’est donc pas un hasard si le fil conducteur du roman, en particulier le début dans la petite ville de Nystedt (Lolland), se déroule autour de l’histoire d’amour d’un peintre danois nommé Thorald, un jeune homme gagné par les idéaux révolutionnaires déjà vécus (et pour partie mis en œuvre) pendant son séjour en Italie.
Hélas ! malgré les efforts des plus nobles de notre peuple, malgré Moltke, Reventlov et Colbiornsen, rien de plus ? À quel point la graine du bien mûrit-elle lentement – a-t-elle donc vraiment besoin d’un sol maculé de sang ?12
C’est ainsi que Thorald, dépité, s’interroge pendant une pause dans son travail de peinture pour l’autel principal de l’église, alors qu’il observe les paysans de sa terre natale ; la loi les a affranchis, mais ils perpétuent de fait avec leur seigneur l’usage de la dime. Néanmoins l’artiste a pu bénéficier d’une période de paix dans le pays à la fin du xviiie siècle ; malgré ses origines modestes, il a pu étudier à l’Académie de Copenhague et il vient de rentrer d’un séjour à Naples, Rome, Florence. Le passionné Thorald représente, dans le roman, la jeune génération danoise qui admire, de façon aussi inconditionnée que simpliste, Napoléon considéré comme le porteur en Europe des valeurs et des droits issus du jacobinisme français, auxquels Bonaparte lui-même fait traverser les frontières grâce à l’instauration d’une série de républiques. Bien que son engouement pour la république soit fort, Thorald est néanmoins partagé dans son intime conviction, et se rend compte de l’écart entre ses désirs et la réalité ; il est conscient que son sort personnel est de fait encore très concrètement lié à la structure de l’Ancien Régime : à cette aristocratie qui commande encore de grands portraits ou de magnifiques décorations pour ses demeures et à ce pouvoir ecclésiastique pour les peintures des autels et des chapelles.
Malgré les doutes de Thorald, la révolution avance inexorablement : son souffle se déplace du Sud, chaud et passionnel, au Nord, avec ses longues bandes de terre uniformes, où la ligne d’horizon du paysage danois s’inscrit dans un temps long qui ne souffre aucun changement. Ce dilemme est souligné avec force par le personnage central du roman, la comtesse Helene von Geier, qui déclare fièrement au peintre l’amour qu’elle ressent pour lui, et en même temps, son rêve de liberté politique et individuelle.
Le soleil de la liberté s’est levé et appelle tous les germes de la vie à la lumière – même dans notre Nord froid, son rayon pénètre. […] je veux être et je serai libre, pour me défaire des liens qui me lient à cette motte ainsi que le serf à qui nous donnons la liberté, et cette liberté, c’est votre amour qui me l’accordera !13
La liaison entre Thorald et Helene est décriée, avec différents arguments politiques et existentiels, par un couple plus âgé d’une dizaine d’années : Christian et Eva. Christian von Geier, seigneur d’Aalhol14, est le frère aîné d’Helene ; c’est avec conviction qu’il a accompagné les transformations sur ses terres, en libérant les serfs et en améliorant leur condition, mais il n’admet pas que les droits individuels puissent remettre en question son autorité aristocratique. Pliant sous le poids de l’obligation de gouverner territoire et famille selon les vieux principes de la tradition, Christian cherche à préserver le patrimoine génétique en tentant d’empêcher à tout prix la liaison de sa sœur (la branche masculine est stérile) avec un artiste qui, à force d’être en voyage, en a oublié jusqu’aux valeurs fondamentales de son pays : « Nous sommes des protestants, M. Cynerssen, vous comprenez ? Des protestants entiers, pas des demi-catholiques, pas des déistes […] nous sommes danois ! »15, crie Christian, furibond, à Thorald, coupable d’avoir reproduit le visage de la bienaimée parmi les pleureuses au pied de la Croix, sur l’autel central de l’église de Nysted.
Eva est la création la plus poétique du roman. Souffrante et évanescente, elle est l’épouse de Christian, qu’elle a aimé et qu’elle aime, mais dont elle se sent irrémédiablement toujours plus lointaine. Eva est dans ce roman le personnage qui vit le plus tragiquement cette période de transition historique : fille d’un serviteur libéré mais assujetti à vie à un patron dont il a totalement intériorisé l’autorité, elle ressent le poids et la culpabilité de ne pas avoir respecté les limites que la tradition a imposées à sa classe depuis des siècles, et d’avoir voulu, par amour, s’affranchir de son groupe social, où elle n’est plus acceptée, sans pour autant appartenir à l’aristocratie, qui l’ignore. C’est ainsi qu’Eva conseille à Helene de renoncer à une relation qui ne pourra lui causer que des déceptions :
La terre, ses coutumes, la tribu à laquelle vous appartenez forment un triple mur autour de vous et de votre liberté rêvée. Ce n’est pas seulement votre frère, pas uniquement sa fierté aristocratique […] c’est plus que tout le caractère du pays tout entier […] c’est ce que vous devez craindre, c’est la chaîne avec les nombreux petits anneaux qui s’enroulent autour de vous.16
Outre la description minutieuse de la psychologie de ces personnages et de nombreux autres, moins importants, du roman, l’auteure revient avec des accents particulièrement pittoresques sur les paysages. Grâce à sa formation culturelle et artistique, l’auteure superpose sagement les souvenirs des toiles de Caspar David Friedrich, les paysages de ses amis danois et les visions de la peinture romantique du début du xixe siècle17. Elle arrive ainsi à créer, dans son roman, une géographie de l’imaginaire, en insérant dans les descriptions des éléments que le public de lectrices et lecteurs était capable de reconnaître et d’analyser, afin de rendre « visible », par l’écriture et la lecture, un paysage déjà autrement intériorisé.
On peut donner comme exemple le passage où Helene décide d’affirmer son autonomie et son indépendance, jugeant pour ce faire utile de renoncer dans un premier temps à la présence de Thorald auprès d’elle (et de Christian, furieux). Elle se bat donc aussi contre elle-même et contre ses propres sentiments, mais elle est certaine que ce sacrifice est nécessaire pour retrouver une apparente sérénité, et ainsi vaincre les positions de son frère. Tout cela se reflète dans une merveilleuse vision nocturne des fenêtres du château d’Aaholm, comme un reflet intime entre la nature et son esprit travaillé :
C’était une de ces nuits capricieuses où les mariées du vent brandissent leur drapeau, s’élevant des profondeurs brumeuses des dunes, leurs longs voiles blanc-gris pendant de travers jusqu’au sol, puis acclamant soudain comme des ménades déliées, hurlant avec le long sifflement connu seulement du nordiste, se jetant sur la mer, attrapant avidement le bateau en fuite qui pensait leur échapper ; – Oui ! Il doit maintenant danser, se mettre à l’eau, et une vague déferle sur lui, – une autre – vague après vague ! Les étoiles, le ciel, la barge et la plage s’effacent à la vue du rameur ; mais la sirène sauvage qui cherche son bien-aimé, entre mer et terre, ne se repose pas tant qu’elle n’a pas tout trempé dans le bateau ; – comme une flèche, la petite barque tire sur la mer couverte d’écume – et soudain, comme par magie, tout est fini ! Le ciel est dégagé, les étoiles brillent comme si elles étaient effrayées par le jeu du péché, mais tout est lisse, calme, voire lumineux sur le rivage et en mer : l’amante de l’eau en colère éteint son courroux. Un long vent haletant sèche rapidement les voiles et les personnes ; jusqu’à ce qu’il rencontre un phénomène similaire, le bateau est calme, sa course souvent même rapide et heureuse.18
Le rapport entre le territoire et ses habitants se base souvent sur un contraste fort : dans les longues lignes d’horizon du Danemark, au milieu de ses paysages plats et monotones, ceux qui se sont libérés des travaux de la terre se retrouvent en proie aux passions les plus aveugles, alors qu’en Islande, entre la colère des volcans et le tourment des glaces, les sentiments sont modérés par les températures arctiques, ou balayés par la violence du feu, pour devenir un souvenir léger et lointain.
Plus le climat est rude, plus la volonté est aiguisée, plus les dons de la terre froide sont faibles, plus l’homme est obstiné dans les décisions qui le concernent lui et les siens ; l’Islandais endurcit une âme dans le gel comme le fer dans le feu.19
La tante d’Helene, Ulrike, était aussi éprise d’un jeune et pauvre précepteur, et son père, Owen von Geier, s’opposa à cette relation, exigeant la séparation des deux amoureux : Ulrike, restée au Danemark, sombra alors dans une dépression qui la conduisit jusqu’à la folie, et Johannes, le précepteur, put dépasser sa douleur grâce à son occupation de pasteur des âmes dans les régions dures et lointaines de l’Islande. En décrivant si longuement les terres islandaises, Adele Schopenhauer a choisi un lexique tiré de l’univers de Dante, dont elle avait par ailleurs une bonne maîtrise pour l’avoir lu dès son enfance, grâce à l’un des meilleurs connaisseurs allemands du poète : Carl Ludwig Fernow20 ; le mélange de termes qui évoquent des scènes de l’enfer et d’un lexique précis du registre géologique et minéral (une autre passion de l’auteure) produit des images d’une grande efficacité plastique.
L’Islande ! Peut-être que la nature n’a jamais donné à un pays au monde un extérieur plus effrayant qu’à cette île rocheuse volcanique, dont l’intérieur est resté jusqu’à ce jour un secret du Créateur ; dans une épiphanie fantastiquement sauvage, il l’a présentée comme une énigme au Grand Nord ; personne n’a osé la résoudre – incommensurablement, sans avoir été fouillées, les fissures intérieures de la glace islandaise s’étendent, ses hautes montagnes s’élèvent, […] des masses de glace, des colonnes de fumée et de feu s’échappent du sol géologiquement riche, et de l’intérieur, elles expulsent constamment de la lave, des cendres et des pierres roulant vers la faible végétation de la plage habitée, étroite bande de terre qui entoure les masses de rochers s’élevant derrière elle. Huit longs mois, la banquise recouvre aussi ce rivage et sa couronne de granit dentelée de pics sera alors découpée par d’innombrables fjords pénétrants, – pendant le court été, une mer toujours écumante rugit sauvagement, que seule la rigueur de l’hiver force au repos avec de fortes bandes de glace, des ruisseaux sauvages s’arrachent aux hautes montagnes et se précipitent joyeusement vers cette mer dont le lourd ressac répond à leur salutation d’écume ; à l’est, le volcan Torfajökull exhale ses sources embrasées du milieu de l’océan Arctique dans une exubérance bacchanale, tandis que dans la vallée de Gaukakal, les geysers envoient dans l’air, depuis de larges et profonds bassins, leurs rayons fantomatiques, rivalisant les uns avec les autres à des hauteurs imprévisibles – peut-être leur merveilleuse beauté est-elle un message des profondeurs vers le lointain du ciel, portant plus loin le jeu de couleurs de leurs arcs-en-ciel. Mais au sommet, derrière tous ces sommets enneigés […] se trouvent les immenses champs de glace blancs et bleus dans un silence éternel, comme un sinistre conte de gnomes ; ils forment l’anneau magique qui, en contraste avec leur silence mortel impérissable, embrasse un foyer de feu bouillant dans leurs entrailles, dans ces abîmes et ces cratères où les éléments se battent sans cesse les uns contre les autres.21
Le cadre de l’action dans les terres du Nord permet à l’auteure d’évoluer avec agilité au milieu d’images qui lui sont familières depuis son enfance et qui se rappellent à elle grâce au contact direct avec la communauté danoise de Rome ; elle a ainsi la possibilité de décrire, avec la précision scientifique si caractéristique de ses récits, un paysage aussi terrifiant que sublime qui, depuis cette mode littéraire que fut l’ossianisme, emplissait l’imaginaire de tout lecteur. Dans les régions pratiquement restées vierges de tout contact humain, dans les terres si pures que la beauté sauvage de la nature s’exprime encore de toute sa force, l’homme se confronte à ses propres limites et fait face à la grandeur de l’univers ; et c’est justement là, dans les terres extrêmes de l’Islande, que l’on peut, enfin, retrouver sa sérénité, comme ce fut le cas de Thugge, père d’Helene, qui traverse fjords et lacs dans sa quête de roses d’un parfum rarissime et pour rencontrer Johannes, l’homme aimé par son ineffable sœur. Il atteint ainsi les plaines d’altitude de Skálholt et en découvre l’envoutante beauté :
Dehors, il semblait que le printemps était arrivé, un soleil chaud et vivifiant dorait la neige des montagnes lointaines, et faisait apparaître les crevasses dans le bleu saphir le plus pur, le bruant des neiges chantait, et les enfants couraient vers nous avec des fleurs alpines qu’ils avaient cherchées pendant notre séjour dans la paroisse. […] L’habitation du bon Johannes était entièrement construite en lave grise et rouge ; autour d’elle, puisqu’elle était très petite, se trouvaient plusieurs autres bâtiments de ferme également d’un étage pour l’entrepôt du bétail, pour faire dormir les domestiques et pour le stockage des provisions d’hiver ; tous étaient peints en rouge et couverts d’herbe verte.22
Nous ne sommes pas si loin des représentations qui ont pu faire de l’Islande une destination touristique parmi les plus appréciées de ces dernières années, et le voyage imaginaire proposé par Adele Schopenhauer dans son roman est, de toute évidence, la projection d’un désir de découverte bien réelle de ces terres qui fascinaient de plus en plus un nouveau public de lecteurs épris de romantisme. C’est aussi un parcours touristique que l’auteure dessine soit en Islande qu’au Danemark : depuis la petite ville de Nysted, au sud de l’île de Lolland, pour longer les terres fertiles du Jutland, puis revenir enfin à l’est de l’île, dans le couvent de Vallø, où Helene peut enfin échapper à la surveillance de Christian et se mettre sous la protection directe de la Reine, qui lui permettra de couronner son rêve d’amour.
Le bonheur est donc finalement possible, même dans les paysages du Nord, qui mettent à l’épreuve les sentiments et les passions, à condition de trouver en soi la volonté et la force de dépasser les barrières socioculturelles, les frontières politiques et toutes ces limites imposées par différentes formes d’autorité ; c’est ainsi qu’Hélène et Thorald décident de vivre dans une petite maison, qui reflète leur désir de franchir toute frontière, et…
Tout est devenu fantastiquement beau […] dans ce mélange de confort de cottage anglais, de villa italienne et d’élégance française.23
