Philippe Bernardi (né en 1959) est un archéologue et historien français, spécialiste du monde de la construction à la fin du Moyen Âge. Après sa thèse de doctorat, soutenue en 1990 au laboratoire d’archéologie médiévale méditerranéenne d’Aix-en-Provence, il entre au CNRS en 1993. Après son habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2002, il devient directeur de recherche et rejoint le LaMOP (UMR 8589, CNRS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) en 2008. Il est notamment l’auteur de Maître, valet et apprenti au Moyen Âge. Essai sur une production bien ordonnée (Toulouse, CNRS-Université Toulouse-Le Mirail, 2009) et de Bâtir au Moyen Âge (Paris, CNRS Éditions, 2011).
L’histoire sociale, est-ce une catégorie, une étiquette que tu revendiques, que tu utilises ?
Je ne dirai pas que c’est une étiquette, mais plutôt une sorte de point de repère, une sorte de boussole face à une tentation d’une histoire trop déconnectée de la société, face au risque de se focaliser sur un objet pour lui-même, la monographie pour la monographie, sans lien avec l’histoire d’une société. Oui, pour moi c’est une sorte de garde-fou. Mais pas une étiquette. Je ne suis pas sûr que je me revendique comme faisant de l’histoire sociale.
Est-ce que l’histoire sociale c’est plutôt une méthode ?
Oui, c’est une méthode, et c’est la méthode historique. Je ne pense pas qu’il y ait une méthode particulière, sinon celle évidemment qui est héritée des Annales et de Seignobos antérieurement, mais c’est plus un objectif qu’une méthode : réfléchir au fait que ce qui est travaillé, ou la recherche qui est effectuée, a pour visée l’histoire de la société et pas l’histoire de… par exemple dans mon cas, l’histoire d’un bâtiment précis. Oui, on peut faire l’histoire d’un bâtiment précis, mais en l’incluant dans autre chose, sans quoi cela perd de son intérêt pour moi, et je pense que c’est une sorte d’ambition, d’objectif.
Est-ce que l’histoire sociale a une place dans ta formation intellectuelle, à travers des auteurs, des séminaires, des courants historiographiques ?
L’histoire sociale pour moi s’est imposée progressivement, je n’ai pas épousé l’histoire sociale comme ça, comme on brandit un flambeau. Je ne sais pas si je fais bien de l’histoire sociale. Je pense que j’en fais en partie, que ce que je fais s’inscrit dedans, mais je ne me suis pas découvert une vocation. Et je pense aussi que venant de l’archéologie et de l’histoire de l’art, au fond, au début j’y suis arrivé par l’histoire culturelle, en fait, et par les travaux par exemple de Jacob Burckhardt (1818-1897) sur la civilisation de la Renaissance en Italie1. Ce type de lecture m’a progressivement ouvert l’esprit à ça, même si l’histoire culturelle ne recouvre pas complètement l’histoire sociale. Après, il y a une rencontre avec Philippe Braunstein (né en 1933), pour moi c’est fondamental à plus d’un titre, mais notamment de ce point de vue, lui et ses travaux. Et puis des lectures sur la microhistoire, oui ça a été quelque chose d’important, et les travaux de Roger Chartier (né en 1945). Mais ce n’est pas une construction académique, je ne peux pas dire que je suis un fin connaisseur de l’histoire de l’histoire sociale, j’ai pioché des choses qui m’ont beaucoup intéressé, et puis j’en pioche encore à droite et à gauche. Après, je ne me pose pas toujours la question de savoir si c’est de l’histoire sociale ou autre chose. Je pense que l’histoire sociale a cela d’intéressant qu’elle peut se nourrir de beaucoup de choses.
Comment articules-tu histoire sociale et archéologie ?
Je suis parti de l’objet archéologique, du bâti, mais je pense que ça, c’est une des influences fortes de Philippe Braunstein mais déjà de Gabrielle Démians d’Archimbaud (1929-2017) dans une certaine mesure. J’ai toujours été intéressé par l’homme, au sens de l’humain évidemment, l’homme qui pouvait être derrière les réalisations, ou devant, je ne sais plus comment on peut dire, en tout cas la réalisation pour la réalisation, la technique pour la technique, ça ne m’a jamais vraiment intéressé. Ce qui m’intéressait, c’était qu’il s’agissait là de productions humaines et de productions qui étaient ancrées dans une société, entendue au sens large, à la fois avec des relations économiques, sociales, et aussi de la technique. Je pense au fond que je suis arrivé à l’histoire par le biais de l’histoire des techniques, passant de l’archéologie à l’histoire des techniques. Il me semble que l’histoire des techniques est là pour renseigner la société et fait un lien assez intéressant entre archéologie et histoire, enfin pourrait faire un lien, parce que dans bien des cas les clivages académiques rendent cela très compliqué.
Y a-t-il eu au cours des dernières années des inflexions marquantes pour toi dans l’histoire sociale ?
Il y a des choses qui m’ont influencé, c’est indéniable. Je pense par exemple aux questionnements nés autour du linguistic turn, du légitime retour aux sources qui s’en est suivi. Tout le questionnement épistémologique, les travaux sur la représentation discursive de la réalité, m’ont toujours beaucoup intéressé. J’ai beaucoup tiré des travaux de Paul Veyne (1930-2022) ou de Roger Chartier, je trouve qu’il y a des choses à prendre dans beaucoup de périodes, de disciplines. Et dans ce sillon que j’essaie de creuser – et que je ne suis pas seul à creuser – du retour à l’individu, des travaux comme ceux de Sabrina Loriga2 sont importants parce que je trouve que ce genre biographique, ces expériences singulières permettent d’approcher ce que Paul Veyne désigne comme « l’éparpillement médiocre de la quotidienneté ». Ce genre de chose me parle, et je pense que ça c’est de l’histoire sociale, évidemment ce n’est pas que cela. Il y a aussi des rencontres comme celle des travaux de David Edgerton (né en 1959) sur les techniques d’usage3. Tout ça est un peu lié et important dans ma démarche. J’ai dernièrement essayé de me frotter à l’analyse de réseaux, et là j’avoue que j’ai vu les limites de mes capacités intellectuelles. Je pense qu’il y a des choses à faire, j’ai des amis qui travaillent là-dessus, qui en tirent des choses intéressantes. J’avoue que pour moi, avec les sources dont je dispose, il y a des choses à prendre que j’essaie de prendre, mais je n’épouse pas toute la cause.
Y a-t-il des spécificités nationales dans la manière de faire de l’histoire sociale du Moyen Âge ?
J’aurais envie de sortir le joker pour ce genre de question. Je ne suis pas armé pour dire que ça, c’est plutôt français, ou plutôt britannique ou italien. J’ai tendance à ne pas regarder ce genre de choses. Si je trouve des choses à prendre en Espagne, en Italie ou en Grande-Bretagne, je n’hésite pas.
Quelle place a l’école des Annales dans cette histoire sociale ?
L’école des Annales n’est plus uniquement française. Beaucoup de chercheurs ont tiré quelque chose des travaux des Annales et quand j’ai commencé mes propres recherches les choses ne se présentaient pas en termes de nationalité.
Quelles seraient les spécificités, les contraintes particulières d’une histoire sociale du Moyen Âge ?
Je pense à la question de la langue et du vocabulaire, je la vois vraiment comme centrale dans l’histoire sociale. De ce point de vue, je trouve que les piques parfois provocatrices d’Alain Guerreau sont vraiment intéressantes. Effectivement, posons-nous la question : « qu’est-ce qu’une vigne4 ? » Je pense que c’est aussi dans ces questionnements sur le vocabulaire au sens large, c’est-à-dire à la fois le vocabulaire médiéval mais aussi le vocabulaire contemporain, que l’on emploie pour l’appréhender. Cela nous ramène à la question de la société. Je pense que si on ne s’attelle pas à poser ces questions-là, on ne pourra jamais rapprocher l’histoire de l’archéologie, parce qu’effectivement on peut projeter des réalités différentes, et du coup les penser comme incompatibles, alors qu’elles relèvent de la même réalité. Et ça, je pense que c’est important. Le mot, c’est fondamental.
Tu as codirigé en 2014 une Histoire sociale du salariat5…
C’est complexe, car en plus je ne parle pas entièrement en mon nom, donc c’est un peu plus délicat… En fait, je crois que l’on voulait ne pas s’en tenir à une approche de la question du seul salaire, en isolant ce mode de rémunération des autres modes de rémunération, ou de non-rémunération, qui sont attestés pour la période médiévale, et donc l’idée était de replacer le salariat, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs salariés, au sein de pratiques sociales plus larges, ce qui permettait de mieux saisir les spécificités du salariat, mais de pointer aussi ce faisant les passerelles qui existaient – et qui existent encore – entre des groupes tels que celui des travailleurs indépendants et celui des salariés, souligner le caractère flexible de la condition de salariés, et là on en revient à ces questions d’individu aussi. C’est-à-dire que le salariat en tant qu’entité ou concept n’est pas le salarié, ne s’applique pas à l’ensemble des travailleurs salariés. Je ne sais pas comment dire cela autrement. Et je pense qu’en fait dans mon idée, et je pense que c’était le cas aussi pour Laurent Feller, Patrick Beck et les gens qui ont participé à cette recherche, c’était une sorte de contribution à la chronique du salariat que Robert Castel (1933-2013) avait proposée comme sous-titre à son livre Les Métamorphoses de la question sociale6. Je pense que c’était un peu ça l’idée : replacer le salariat dans des pratiques plus amples. D’ailleurs, le titre est Rémunérer le travail.
Comment approcher la question des liens entre histoire économique et histoire sociale ?
Dans ce que je fais, je ne distingue pas radicalement l’histoire sociale de l’histoire économique. Je pense que l’histoire sociale englobe l’histoire économique, qu’une histoire économique qui ne serait qu’une évolution du prix, des salaires moyens, ne m’intéresse pas, parce que justement elle est déshumanisée et qu’elle ne tient pas compte de la diversité, parce que c’est souvent la moyenne qui compte, et elle ne tient pas compte non plus des conditions spécifiques de certains moments, pour certaines catégories de personnes. Donner un salaire en argent à quelqu’un, ce n’est pas seulement donner un pouvoir d’achat, c’est aussi quelque chose de social, qui positionne socialement les gens, etc. S’en tenir uniquement à la partie comptable des choses me semble être réducteur.
Tu réfléchis plutôt en termes d’acteurs ?
Pour moi ça revient toujours à l’humain.
C’est quoi la société ?
J’avais noté une définition. Je me reconnais dans une définition vieillie de la société, cela ne t’étonnera pas : « Ensemble des relations éphémères ou durables de rapports organisés ou fortuits, que les êtres humains entretiennent entre eux7. » Pour moi, c’est ça faire de l’histoire sociale, c’est s’intéresser à cela. Dedans il y a les relations économiques, il y a les transferts techniques, il y a beaucoup de choses, mais ça finit par les interactions entre les humains.
Dans le Dictionnaire du Moyen Âge de Claude Gauvard, il n’y a pas d’entrée « société ». Est-ce que la société est un impensé en médiévistique ?
La question est importante. Du coup j’ai repris le dictionnaire, auquel j’ai participé du reste, et je m’interrogeais sur ce qu’on peut entendre comme un impensé. Excuse-moi, c’est une manière de répondre sans répondre. Je répondrai : impensé dans le sens où on ne veut pas l’envisager ou impensé dans le sens où il est de toute façon tellement présent qu’il n’a pas à être pensé. Moi, j’aurais tendance à penser que c’est la deuxième solution qui est à l’œuvre dans le cas évoqué. En fait, cela ne parle que de la société. Et avoir une entrée « société », ce serait presque un contresens… je ne veux pas parler à la place de Claude Gauvard et des autres auteurs, mais je pense que la société est là, elle est dans ces relations, dans la féodalité, etc. Toutes les entrées peuvent être ramenées à des faits de société. Donc je trouve logique qu’il n’y ait pas d’entrée « société ».
Donc la notion contemporaine de société est une notion transférable au Moyen Âge sans qu’il y ait de biais ?
Tu poses une question difficile, parce que des biais il y en a toujours. Moi, j’ai l’impression qu’on ne parle jamais que de notre société… Je ne sais pas ce que les gens entendent par société maintenant. C’est peut-être cela qu’il faudrait éclairer. Je pense que la définition que j’ai donnée précédemment n’est pas marquée historiquement, on peut tiquer sur le fait que ça forme « ensemble ». Pour moi c’est un concept qui peut s’appliquer, qui est assez neutre pour pouvoir s’appliquer à différentes périodes. De toute façon on ne peut penser que ce qu’on peut formuler.
Quel avenir pour l’histoire sociale du Moyen Âge ?
Je n’en sais rien. Je n’ai pas de conviction, je n’ai pas d’étendard. L’intérêt pour l’individu est une voie d’accès, mais ce n’est pas la seule. Je ne revendique pas cela comme l’issue possible. Le fait que vous posiez la question prouve déjà qu’il y a un avenir. J’ai remarqué qu’à chaque fois qu’on se pose une question du genre « L’histoire économique est-elle morte ? », c’est qu’elle est en train de renaître. L’avenir, je n’en sais rien. C’est l’avenir du monde qui pose problème, je pense que l’histoire sociale du Moyen Âge, elle, passe un peu au second plan [rires].Si je peux rajouter une question : « Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à l’histoire sociale ? » Je pense que c’est dans l’hypercontemporanéité du sujet que réside une partie de la réponse. Et je pense que si on ne fait pas cette démarche-là, on risque de partir sur des concepts qui sont déjà obsolètes, mais là aussi c’est encore une question de vocabulaire en partie. Ne pas se poser la question, ou plutôt le considérer comme une évidence, c’est ne pas voir non plus les différences, c’est-à-dire l’instrumentalisation de cette recherche historique. Je ne pense pas qu’il faille forcément se défendre de cette influence contemporaine, parce que ce serait stupide, et aussi parce qu’on peut très bien en user, ça peut avoir un impact. Mais il faut en avoir conscience. Et peut-être s’interroger sur la manière dont la période contemporaine modèle notre approche de cette question sociale pour le Moyen Âge. Qu’est-ce qu’on va y chercher ? Sachant ce qu’on va y chercher, peut-être y cherchera-t-on autre chose.
