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Après une éclipse apparente dans les années 1990 – promptes à annoncer l’avènement d’un monde de flux et de libre-circulation –, les frontières semblent aujourd’hui s’imposer dans le débat public, se multiplier sur le terrain et se diversifier dans leurs manifestations Michel Foucher, Le retour des frontières, Paris, CNRS Éditions, 2020.
Par-delà leur diversité, ces travaux — qui tendent à se structurer sous la bannière des Isabelle Surun, « Une souveraineté à l’encre sympathique ? Souveraineté autochtone et appropriations territoriales dans les traités franco-africains au Bruno Dumézil, Sylvie Joye et Charles Mériaux, Confrontation, échanges et connaissance de l’autre au nord et à l’est de l’Europe : de la fin du Sabine Dullin, Vladimir Kolossov, James Scott, « Selected conceptual issues in border studies. Questions conceptuelles dans les recherches sur les frontières », Sabine Dullin, « Le réveil des frontières intérieures », border studies — ont en commun de questionner et de remettre en perspective la place et le rôle des États dans le processus sans cesse renouvelé et changeant de fabrication des frontièresxixe siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 69/2 (2014), p. 313-348 ; Benjamin Duinat, Autour de la « ligne divisoire ». L’espace frontalier au Pays Basque à l’âge des États-nations (1780-1920), thèse de doctorat en histoire, Université Paris Sciences & Lettres, 2021.viie siècle au milieu du xie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.La frontière épaisse. Politiques soviétiques de la fermeture (1920-1940), Paris, Éditions de l’EHESS, 2014 ; Sabine Dullin et Etienne Forestier-Peyrat, Les frontières mondialisées, Paris, PUF, 2015.Belgeo, 1 (2013) [En ligne : http://journals.openedition.org/belgeo/10532].xviie siècle pour être reconnue par les traités de Westphalie de 1648 est ainsi mise en perspective et nuancée. Cela conduit par exemple à revenir sur la dichotomie souvent durcie entre les frontières d’un Empire et celles d’un État-nation au xixe siècle ou de se pencher sur les conditions effectives d’exercice de la souveraineté sur un territoire donnéPouvoirs, 165/2 (2018), p. 15-26.
Ce dossier de la Harriet Ritvo, « Broader Horizons? », En témoigne, par exemple, la conférence « Border environments. Toward a Political Ecology of the Edges of the World » qui s’est tenue, en ligne, à l’automne 2020. Voir : https://borderenvironments.com/ Revue du Rhin Supérieur entend contribuer à cette dynamique en envisageant les frontières et les espaces frontaliers sous un prisme environnemental. En plaçant au centre des réflexions les interactions entre humains et non-humains dans ces espaces spécifiques, il s’agit de comprendre ce que les frontières font au vivant mais aussi la part du vivant dans la fabrication des frontières. Ces perspectives impliquent de se pencher sur la matérialité de ces espaces mais aussi sur les flux qui les parcourent de manière contrôlée ou non. Nous nous plaçons ainsi dans la perspective de l’histoire environnementale, qui appelle depuis ses débuts à questionner la notion de frontièreRachel Carson Center Perspectives : The Future of Environmental History, 3 (2011), p. 22-24 ; Donald Worster, « World Without Borders: the internationalizing of environmental history », Environmental Review, 6/2 (1982), p. 8-13 ; Mark Cioc, The Rhine : an eco-biography, 1815-2000, Seattle, University of Washington Press, 2005. Voir aussi les thèmes des derniers congrès de la European Society for Environmental History : « Natures in between » (Zagreb, 2017), et « Boundaries in/of environmental history » (Tallinn, 2019).political ecology dont nombre de travaux ont souligné l’intérêt de dépasser le cadre étatique
L’approche de ce dossier se distingue donc nettement d’une réflexion autour des « frontières naturelles », argument régulièrement mobilisé pour naturaliser l’espace politique et concourir à l’institution d’un territoire national Marie-Christine Fourny, « De la frontière naturelle à la nature comme lien transfrontalier. Du rôle et de la place de l’environnement et du milieu dans les coopérations transfrontalières », Juliet J. Fall, « Artificial states ? On the enduring geographical myth of natural borders », Alexis Vrignon, « L’écologie politique française et l’Europe dans les années soixante-dix. Entre mobilisations citoyennes et projet politique », William Cronon, in H. Velasco-Graciet et C. Bouquet (dir.), Tropisme des frontières. Approche pluridisciplinaire, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 50-70.Political Geography, 29/3 (2010), p. 140-147.in M. Catala, S. Jeannesson et A.-S. Lamblin Gourdin (dir.), L’Europe des citoyens et la citoyenneté européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2016, p. 363-377.Uncommon ground: Rethinking the human place in nature, New York/Londres, Norton & Company, 1995.
La variété des ancrages disciplinaires des contributeurs de ce dossier, historiens, géographes ou anthropologues, permet de questionner ces enjeux au travers de différentes approches, s’inscrivant dans la démarche interdisciplinaire qui fait la spécificité de la Revue du Rhin Supérieur. Ces articles se rejoignent aussi par l’usage de la cartographie, non dans l’idée de figurer la frontière comme une donnée intangible mais pour montrer combien, à grande échelle comme à petite échelle, les frontières sont autant des barrières que des interfaces qui structurent les flux. Enfin, un autre dénominateur commun à l’ensemble des contributions est de sortir d’une approche de la fabrication des frontières qui ferait des États les acteurs essentiels sinon uniques du processus pour élargir le spectre des acteurs concernés : penseurs et militants, militaires et acteurs économiques ou encore habitants d’un espace donné.
Du fait de ces convergences, ces articles mettent tous en évidence la façon dont les espaces transfrontaliers sont traversés à la fois de conflits et de tensions mais aussi de dynamiques de coopérations induits par des enjeux environnementaux. De la même manière que les débordements industriels sont susceptibles de dépasser les murs des usines Thomas Le Roux et Michel Letté, Débordements industriels : Environnement, territoire et conflit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.xixe siècle, alors que les pollutions sont peu à peu élevées au rang de problèmes publics manifestes, ces épisodes peuvent révéler des cultures environnementales ou encore des législations divergentes.
D’autres enjeux environnementaux peuvent concerner un espace partagé par des entités étatiques différentes. Comment deux États ou deux collectivités relevant d’États différents gèrent-ils un fleuve commun, une ressource partagée Steve Hagimont, « La nature, l’économique et l’imaginaire. L’aménagement touristique de la montagne (Pyrénées, fin du xviiie siècle-1914) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 67/3 (2020), p. 30-58.
De même, dans l’Afrique postcoloniale, le thème de la spécificité environnementale de certains territoires est mobilisé pour durcir une frontière ou intégrer un espace périphérique ou ayant des caractéristiques distinctes de la communauté nationale Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain, Paris, Flammarion, 2020. Jan-Henrik Meyer, « “Where do we go from Wyhl ?” Transnational Anti-Nuclear Protest targeting European and Inter-national Organizations in the 1970s », Historical Social Research / Historische Sozialforschung, 39/1 (2014), p. 212-235.
S’intéresser aux frontières à grande échelle permet de comprendre les dynamiques propres à ces espaces spécifiques caractérisés par des aménagements particuliers, traversés de flux parfois intenses ou contraints, régulés ou informels. C’est ce que souligne Laurie Daffe dans son article, fruit d’une enquête anthropologique consacrée à la frontière franco-suisse qui traverse le lac Léman en son centre. Elle y montre comment cette frontière a priori invisible est vécue et perçue par les navigateurs transfrontaliers (pêcheurs, pilotes, etc.), à travers leurs pratiques et rencontres presque quotidiennes. Surtout, la frontière est saisie dans son épaisseur : non pas un simple tracé plat, évidemment, mais un espace en profondeur, situé sous la surface du lac, traversé de courants et d’êtres vivants La prise en compte de la profondeur des eaux, lacustres ou maritimes, est un outil fécond de renouvellement de la recherche en histoire géopolitique notamment : voir Lino Camprubí, « “No Longer an American Lake” : Depth and Geopolitics in the Mediterranean », Diplomatic History, 44/3 (2020), p. 428-446.
Il semble dès lors nécessaire d’envisager les implications environnementales des bouleversements de frontières, tout particulièrement dans des régions comme celle du Rhin supérieur, où ils ont été aussi nombreux qu’importants. Dans son article sur l’empreinte environnementale de la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914, Benoît Vaillot montre l’existence de ce qu’il appelle un impérialisme écologique de l’Empire allemand, qui veut rompre, dans les nouveaux territoires conquis, avec les méthodes sylvicoles appliquées jusque-là par la France. Du fait de ces pratiques opposées, la séparation entre les deux pays, à travers les Vosges, devient tout autant politique qu’écologique, avec des forêts aux caractéristiques très différentes et dont la persistance aujourd’hui encore peut évoquer, selon la belle expression de Benoît Vaillot, une « frontière écologique fantôme ».
Ces effets frontières peuvent s’exprimer de manière parfois moins volontaire ou plus indirecte. Ainsi, les tensions persistantes entre les deux Corées ont conduit à l’apparition dans la zone dite démilitarisée d’une réserve naturelle improbable et toujours menacée Lisa Brady, « How wildlife is thriving in the Korean peninsula’s demilitarised zone », .Jessica Kutz, « A wildlife refuge under siege at the border », The Guardian, 13 avril 2013.Department of Homeland Security pour satisfaire leurs besoins en bétonHigh Country News, 1er août 2020.
Les loups et les ours, dans les Alpes ou dans les Pyrénées, se rient des frontières : ils font pourtant l’objet de politiques différentes de la part des pays concernés, suscitent des rejets ou des soutiens qui peuvent varier d’un côté ou de l’autre des lignes de crête, ou engager au contraire des coopérations transnationales, tant entre États qu’entre associations. De la même manière, ni le nuage radioactif de Tchernobyl en 1986, ni les pluies acides détruisant les forêts, ne se sont arrêtés au niveau du Rhin, épargnant miraculeusement la France. Parce qu’ils font fi de ces limites, plantes, animaux, pollutions de tous ordres soulèvent les enjeux environnementaux des frontières : leur pertinence, leurs conséquences écologiques, les acteurs qui y interviennent et les façonnent, leur fragilisation du fait de leur perméabilité au vivant, les conflits et coopérations qui s’y établissent. En ces temps de crises écologiques et de crispations nationales, nous espérons que ce numéro de la Revue du Rhin Supérieur apportera ainsi quelques lumières à ces enjeux entremêlés.