En 1914, l’Autriche-Hongrie était l’un des principaux producteurs mondiaux de fils, filasses et toiles de lin. Si l’histoire du textile revient à la mode avec l’histoire mondiale1, celle du lin néanmoins, l’une des seules fibres textiles produites en Europe2, semble s’écrire avec prédilection au niveau national. De plus, n’est-elle pas secondaire aux xixe et xxe siècles, par rapport aux concurrents que sont le coton, la laine ou la jute ?
Bien au contraire : l’histoire du lin à l’époque contemporaine fait partie de celle de l’industrialisation, donc de l’internationalisation des échanges. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, l’ouverture mondiale des frontières conduisit à l’émergence de grands pays liniers : le Royaume-Uni (précisément l’Irlande), la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie. Dans le cas de l’Autriche, la « fabrique du lin » était un ensemble de moyennes ou grandes entreprises familiales, presque toutes localisées sur le piémont bohémien des monts des Géants (Riesengebirge/Krkonoše), à la frontière de l’Allemagne. Paradoxalement, bien qu’enclavées dans une région périphérique d’Europe centrale, ces dernières ont réussi à s’internationaliser et à grandir au rythme de la libéralisation du commerce autrichien et mondial. Il s’agit ici de comprendre les raisons qui, dans un contexte de frontières ouvertes, les a fait choisir et conserver ce site, alors que les pays producteurs de fil de lin assistaient à un mouvement de concentration dans les régions terminales des importations russes, donc plutôt près de ports, où les relations étaient étroites et anciennes entre les rouisseurs-teilleurs, les filateurs et les fabriquants de toile3.
Cette histoire, quasiment oubliée, est documentée principalement par les archives de district situées dans la ville de Trutnov4. La population de cette dernière ayant été majoritairement germanophone jusqu’en 1946, nous l’appellerons de son nom allemand de Trautenau lorsqu’il s’agira de la période que nous étudions. En 1898, les deux districts politiques voisins de Hohenelbe (Vrchlabí en tchèque) et de Trautenau5 assuraient 64% de la production linière de la monarchie des Habsbourg6. À Trautenau se trouvaient, jusqu’à la Première Guerre mondiale, les sièges des principales entreprises et groupements d’intérêts liniers d’Autriche7.
Les fonds du district, quoique lacunaires, sont riches8. Ils ont été pré-sentés et partiellement exploités par une revue d’histoire locale qui s’est attachée, pendant la période communiste, à retracer la chronique de ces firmes et, pour la période qui nous intéresse, à dégager les formes d’accumulation du capital et de collectivisation de la production, ainsi que la naissance du mouvement ouvrier9. Depuis, cette histoire économique est passée de mode et l’histoire régionale n’attire guère, ne serait-ce que parce qu’elle implique l’étude de deux langues10. Pourtant, leur alliance peut produire une histoire sociale qui enrichisse et nuance l’histoire culturelle actuellement dominante, qui a tendance à hypertrophier la question nationale. La démarche spatiale adoptée ici se présente comme une solution de synthèse avec, d’une part, l’attention aux ressources matérielles régionales et, d’autre part, l’attention aux stratégies qui ont présidé à l’utilisation de ces dernières. Ces stratégies ont été déterminées par l’importation et l’exportation du lin ; ce qui nous permet d’étudier la frontière nord-est de la Bohême d’une façon encore peu répandue en Europe danubienne, sous l’angle des flux, en mettant en lumière les liens établis avec le reste de l’empire d’Autriche, de l’Europe et du monde. Au-delà du cas particulier de la frontière du nord-est entre la Bohême et la Silésie, il s’agit in fine de contribuer à l’écriture d’une histoire intégrée de l’Europe et à celle de l’entrée dans la mondialisation de l’Europe centrale.
L’édition de source que nous présentons ici a pour but de poser le fondement de telles recherches, en analysant comment, avec la mécanisation du lin, le piémont des Géants s’est transformé en une région concurrentielle sur le plan européen et mondial. Les deux documents que ce texte introduit et explicite ont été retenus parce qu’ils apportent des explications qui, sans être exhaustives, sont les plus complètes dont nous disposons. Les entreprises dont ils traitent naquirent entre 1797 et 1836. Fin 1918, l’éclatement de la monarchie des Habsbourg amena un tout autre contexte politique et douanier en Europe centrale. Entre-temps prirent forme les réseaux, connexions et stratégies qui ont permis l’internationalisation des liniers de Bohême.
Inédits11, ces deux textes dactylographiés ont été rédigés en allemand. Le premier relate l’histoire de l’une des firmes linières majeures de la région, la maison « Johann Adam Kluge » (1797-1945). Son auteur, l’ingénieur Franz Kluge, l’un des descendants du fondateur et directeur de l’entreprise jusqu’en 1941, répondait là à une demande de la municipalité de Trautenau qui réunissait alors des documents sur le passé des entreprises locales. Les vingt et une pages rédigées par F. Kluge en juillet 1944 sont un témoignage rare, interne et fiable sur l’évolution d’une firme qui avait la réputation d’être à la pointe de l’innovation, malgré l’emploi de quelques termes propres à l’époque de sa rédaction12. Le texte est organisé selon les phases de son développement, qui correspondent en gros aux étapes de l’industrie linière. L’expression est concise, parfois technique. Nous avons choisi de présenter in extenso la moitié environ de cette relation historique, moitié qui va jusqu’à la période suivant immédiatement la Première Guerre mondiale.
La seconde source provient des papiers de la plus grande firme linière d’Autriche en 1914, l’entreprise « Johann Faltis Héritiers13 » (1836-1931). Il s’agit des lettres envoyées par ses deux directeurs et fondés de pouvoir depuis Trautenau entre 1917 et 1919, conservées sous forme de copies au carbone reliées en un volume. Ce sont les seules années qui restent de toute la correspondance de la firme. Le 11 juillet 1918, Franz Russ, dont nous ne savons presque rien, demande à son collègue Alexander Vidéky, alors à Vienne, son aide pour organiser une expédition en Galicie et en Pologne russe en détournant le circuit d’approvisionnement du lin, matière stratégique, pour acheter le ravitaillement indispensable aux ouvriers des fabriques textiles locales. Cette missive au ton inhabituel, plein d’émotion, complète le texte de Kluge ; elle a été traduite ici comme pars pro toto d’une correspondance qui permet de saisir le réseau d’approvisionnement des liniers de Trautenau au nord et à l’est de l’Europe pendant le conflit.
En partant de l’étude classique de Michael Porter sur le développement d’entreprises concurrentielles14, nous commencerons par montrer que l’inter-nationalisation de petits tisserands et marchands du début du xixe siècle leur permit de former progressivement des entreprises de taille européenne. Puis nous nous pencherons sur le milieu des liniers austro-bohémiens pour comprendre pourquoi ils ont gardé une implantation à la périphérie de l’Autriche et le rôle qu’y a joué la frontière avec l’Allemagne. Enfin, la crise extrême qu’a été la Première Guerre mondiale sera l’occasion de mettre en évidence l’action des individus qui franchissaient les frontières pour le compte d’une firme linière, ce qui n’apparaît quasiment pas dans les autres sources consultées.
La formation d’un district industriel à la fin du xixe siècle
Dans la seconde moitié du xixe siècle, la région de Trautenau devint le site d’une production linière concentrée, industrielle, exportatrice. L’histoire de la firme J. A. Kluge, qui se lit comme celle d’un apprentissage réussi de la concurrence internationale, livre les clefs de cette croissance.
Proto-industrialisation, commerce international et mécanisation
À l’époque où vécut Johann Adam Klug, fondateur de l’entreprise portant son nom, le piémont bohémien des monts des Géants était semé de manufactures de lin, dont la concentration fut maximale pendant la conjoncture favorable de 1770 à 179015. En 1772, le commerce du fil fut libéralisé puis, en 1785, celui des toiles16. En 1775, la réforme des douanes unit le marché inté-rieur autrichien, de la Silésie morave à l’Istrie. Désormais, les critères de qualité iraient s’unifiant, comme le niveau de productivité. La compétitivité devenait donc l’élément clef pour s’affirmer sur un marché ouvert17. Les habitants avaient l’habitude d’y produire, à bas prix, de la filasse qui demandait de nombreuses opérations manuelles18, et du fil de lin. Profitant de ce contexte, des tisserands de métier se firent marchands et, dépassant l’horizon étroit des commerçants locaux peu spécialisés, se rendirent autonomes en se spécialisant dans un petit nombre de produits (pour les Kluge : lin, soie puis tabac) qu’ils achetaient et revendaient entre l’Europe centrale et l’Italie du nord, en profitant des différences régionales19. Des ascensions sociales très rapides se produisirent, comme celle de Johann Franz Theer (1737-1815), exportateur de lin vers la Silésie, l’Italie et l’Espagne et ses colonies, annobli en 1794 avec le titre de baron (Freiherr) de Silberstein20.
Klug, qui changea son nom en Kluge, sut profiter de la conjoncture favorable des guerres napoléoniennes, alors que le blocus continental de 1806 renforçait la demande en lin. Son fils Franz Seraphim (1821-1888), après l’avoir accompagné dans les foires de Breslau, Brünn et Vienne, fut envoyé en 1839 faire son apprentissage auprès de l’un des clients principaux de son père, le négociant en gros Zamboni de Venise ; puis il acheva sa formation dans une maison de commerce d’Ancône en 184121. Il reprit l’affaire familiale en 1845, qui comprenait une partie commerciale et une petite manufacture à Hermannseifen (Rudník) qui fit du jacquard à la main jusqu’à la fin du xixe siècle (§ 1822). Le filage du lin, lui, se modernisait rapidement, depuis que Philippe de Girard avait découvert entre 1810 et 1815 comment transformer les fibres de lin en fil, en les faisant passer dans une lessive alcaline qui dissolvait la gomme les réunissant, puis en les étirant mécaniquement pour les transformer en fils de différentes grosseurs23. Alors que, ruiné, il partait en 1815 en Autriche (jusqu’en 1826 où il put diffuser son invention avant de la faire connaître en Pologne russe) ses associés vendirent ses plans à Leeds en Grande-Bretagne, métropole anglaise du filage du lin.
La mécanisation du filage fut diffusée en Bohême par Jan ou Johann Faltis (1796-1874)24. Né dans une famille de facteurs de lin devenus petits com-merçants de Trautenau, il avait fréquenté le Gymnasium ou lycée de Königgrätz/Hradec Králové, la ville épiscopale du sud des monts des Géants. Formé au commerce de la toile par la maison Neupauer & Co de Prague, il prit lui aussi la route de Vienne et de l’Italie, mais il s’intéressa vite à la mécanisation du filage du lin, vraisemblablement en découvrant à côté de Vienne les inventions de Girard ; il n’hésita pas à aller se faire embaucher au Royaume-Uni pour s’initier aux derniers perfectionnements en la matière. Le comte Harrach, l’un des aristocrates du royaume de Bohême, l’engagea en 1833 comme directeur industriel et commercial de ses manufactures de lin à Starkenbach/Jilemnice au pied des monts des Géants, et à Janovice en Moravie. Dans un contexte favorable où le coton avait été frappé de lourds droits de douane en 1831, Faltis réunit assez de capital en 1834 pour se lancer dans ses propres entreprises ; il acheta des machines en Grande-Bretagne et fut le premier Autrichien à produire mécaniquement du fil de lin. Entre 1836 et 1866, il ouvrit de nombreuses manufactures, de la Saxe à Heinitz près de Bautzen, au nord de la Moravie, et plaça le siège de son entreprise à Trautenau.
Pendant la guerre civile américaine (1861-1865), le versant bohémien des monts des Géants se couvrit de filatures de lin (§ 7). Beaucoup fermèrent ensuite, ou se tournèrent vers la transformation du coton, ou des productions mi-lin, mi-coton. Néanmoins, certaines réussirent à prospérer dans le lin et à résister à la concurrence du coton. Les principales sont nommées au début de la lettre de F. Russ : par ordre d’importance, les maisons Faltis Héritiers, A. Haase, J. A. Kluge et Josef Etrich et fils25. Comme le montre l’histoire de la firme J. A. Kluge, ces entreprises s’internationalisèrent ; elles y réussirent grâce à un saut qualificatif dû à des compétences techniques croissantes, en grossissant pour atteindre une masse critique et en suivant de près les innovations de leurs branches.
Internationalisation et montée en gamme dans la seconde moitié du xixe siècle
Dans un domaine neuf et changeant, où le passé ne pouvait éclairer le présent, les Kluge se tournèrent résolument vers l’acquisition de techniques modernes de vente et de production. Ils allèrent d’abord les chercher chez leurs partenaires étrangers. Ainsi le cousin Ignaz Etrich, qui montrait des dispositions particulières pour la mécanique (§ 6), apprit-il son métier à Leeds. Là se trouvaient les principaux constructeurs de machines spécialisées : Fairbairn, Newton et Cie, Lawson et fils26, auprès de qui plusieurs jeunes Kluge et Etrich furent envoyés se former. À partir de 1870 environ, les jeunes gens de la famille, s’ils songeaient à une carrière industrielle, reçurent d’abord une solide formation professionnelle de niveau secondaire, puis supérieure, dans les écoles qui s’étaient ouvertes dans les centres industriels, de la Saxe à l’Autriche. Josef Kaulich, neveu de Franz Seraphim Kluge, fut formé à l’école textile de Mittweida dans l’État de Saxe (§ 9) ; Franz Kluge le Jeune fut diplômé de l’École secondaire commerciale de Prague (§ 13). Au début du xxe siècle, l’envoi de Fritz Kluge à Boston (§ 18) témoigne tant de l’ouverture du lin bohémien au marché américain que de la place prise par les États-Unis dans la production industrielle ; ainsi les Kluge s’inspirèrent-ils d’un modèle américain pour l’aération de leur carderie (§ 37).
Entre 1865 et les années 1890 (§ 10-16), les Kluge réussirent à surmonter la concurrence désormais massive du coton et à devenir l’une des grandes entreprises de la région. La firme J. A. Kluge, qui comptait en 1872 14 000 broches27 et environ 700 ouvriers28, transformait alors 15 000 quintaux de lin et d’étoupe par an. Cette matière première était achetée en Bohême et en Moravie (massif des Jeseníky/Altvatergebirge), en Bavière, Prusse et Saxe, filée à Trautenau et aux alentours, puis souvent réexportée en Allemagne où se trouvaient les usines de transformation. Les filateurs importaient aussi du lin brut de Grande-Bretagne et de Belgique. Mais avec l’élévation des salaires, même lente, la culture du lin, qui n’était toujours pas modernisée, devint trop peu rentable en Europe occidentale. Les liniers se tournèrent alors vers le principal marché de lin brut ou peu transformé, la Russie (§ 11) qui, pendant le demi-siècle précédant la Première Guerre mondiale, acquit dans cette branche une position comparable à celle des États-Unis dans le coton brut29. Déjà liée de tout temps à Hambourg par l’Elbe, la région de Trautenau était aussi à proximité du chemin de fer qui, via la Moravie, relia dès 1856 Vienne à Cracovie et Lemberg (actuellement Lvív), la capitale de la Galicie (partie autrichienne de la Pologne).
L’internationalisation fut aussi indispensable pour vendre la production. Elle entraîna la montée en gamme des produits. C’était, pour les Kluge, « un fil de lin plus fin », transformé par exemple en mouchoirs par les tisserands de Jilemnice/Starkenbach30, domaine où ils finirent par acquérir une position dominante sur le marché européen (§ 10). Puis, avec le fil retors, ils réussirent à accompagner le développement de la jute (§ 24) qui concurrençait le lin sur le segment des textiles grossiers, comme la toile de sac pour la betterave à sucre, alors en plein essor. De fait, la jute était à la conjonction entre l’expansion coloniale et le développement de la société industrielle.
Avec la troisième génération, particulièrement sous l’action de Johann Adam Kluge le Jeune, l’entreprise familiale développa une production intégrée et atteignit le premier rang dans sa branche en Autriche-Hongrie, ce qui lui permit d’affronter les crises conjoncturelles sans risquer de disparaître31. Tout en acquérant de nouvelles compétences et en s’agrandissant (§ 11-15), la politique des Kluge fut néanmoins parfois hésitante. Le blanchiment (§ 13 et 25), désormais lié à l’industrie chimique en plein essor, leur ouvrait d’autres marchés. Aussi la firme se retrouva-t-elle avec deux usines de blanchiment et finit par revendre à F. Duncan celle d’Oberaltstadt, à peine acquise, qui faisait double emploi avec celle du domaine de Hermannseifen32. Mais leur réaction pouvait être rapide lorsqu’il s’agissait de se débarrasser d’un concurrent. Après l’incendie de la filature de Dunkelthal/Temní Důl, située en haut de la vallée de l’Úpa, ils en rachetèrent immédiatement les restes aux associés Morawetz et Oberländer, alors à la tête de trois usines de tissage mécanique du lin à et autour d’Hostinné. Inversement, ces derniers soufflèrent aux Kluge la blanchisserie d’Oberaltstadt en 1920 lorsque son propriétaire, Fred Duncan, rentra dans sa ville de Leeds33.
La concurrence entre firmes, d’autant plus vive qu’elle pouvait prendre un tour personnel dans cette région de taille réduite34, n’excluait ni la circulation de l’information, ni même des ententes ponctuelles. Les industriels liniers étaient en communication via leurs échanges commerciaux ; ils furent poussés à se rapprocher pour défendre leurs intérêts, notamment pour exporter ; ils cherchèrent à développer des études prospectives pour sortir la culture du lin de son archaïsme.
Concurrence et association locales
Selon Hans Medick, l’une des conditions de l’autonomie des tisserands-marchands était leur indépendance en matière commerciale : ils achetaient et vendaient eux-mêmes. Au début du xixe siècle et particulièrement dans les années 1830, Trautenau était l’un des marchés au lin les plus importants d’Europe centrale. Les chalands y venaient d’Autriche comme de l’étranger35. La transformation des anciennes activités commerciales individuelles en ventes de gros pour l’industrie entre 1840 et 1891 changea aussi le caractère et l’organisation des transactions, ainsi que F. Kluge le note lorsque son arrière-grand-père et fondateur de l’entreprise se retira des affaires (§ 5). Ce marché international se dota d’un président à partir de 186436 et s’organisa sous forme d’une bourse au lin chaque lundi à partir de 1870, dotée d’un statut en 1875, refondée comme association en 189637. Il s’accompagnait d’un journal, le Trautenauer Wochenblatt38, destiné aussi à encourager l’industrie linière39. D’après un contemporain :
[en 1876, pour] le fil de lin, Trautenau est au continent européen ce que Belfast est pour l’Angleterre. La bourse du lundi vaut le coup d’œil. On y peut voir non seulement des industriels des environs, mais encore des Allemands, des Anglais et des Belges40.
En 1877, ce marché hebdomadaire fut complété par une foire annuelle tenue mi-décembre, peu après les grandes foires au lin de Konstadt (Wołczyn) et de Breslau en Silésie, fréquentée notamment par des Allemands, Russes, Hollandais et Belges.
L’industrie linière était, à un haut degré, une industrie d’exportation ; elle compensait ainsi la perte de marchés intérieurs comme, en 1882, le passage du lin au coton pour les commandes de linge de l'armée impériale et royale. Elle exportait notamment vers les Balkans et, pour la moitié de sa production, vers l’Amérique du nord ; cette proportion était en réalité encore plus élevée puisqu’une partie de l’autre moitié, achetée par des négociants allemands et anglais, y allait aussi41. Par conséquent, l’industrie linière dépendait étroitement des tarifs douaniers. Les conditions lui devinrent défavorables à la fin du xixe siècle, avec la perte, pour l’empire d’Autriche, de la Lombardie et de la Vénétie en 1866, l’élévation des tarifs douaniers en 1891 avec l’Allemagne, l’Italie, la Suisse et la Belgique et la hausse progressive des barrières douanières américaines au cours des années 1890, hausse qui aboutit à taxer le lin autrichien de 50 à 60 % de sa valeur. Ces évolutions poussèrent la branche linière à s’organiser. Comme l’observait Albert Aftalion à la fin du xixe siècle pour l’Europe :
[la fabrique du lin] a recours, pour se défendre, aux comités et syndicats qui, sans aller jusqu’aux formes supérieures du kartell, jusqu’au comptoir unique de vente, parviennent cependant à des ententes temporaires42.
L’idée fut lancée à l’occasion de l’Exposition internationale de Vienne en 1873, lors d’un congrès international des parties intéressées par la culture et la transformation du lin (Internationaler Congress der Flachs- und Leinen-Interessenten), de former en Autriche un groupe de pression capable de se faire entendre au Parlement et dans les ministères, en s’alliant aux agriculteurs43. En 1891, les industriels liniers organisèrent, avec l’association agricole qui chapeautait les districts de Broumov, Vrchlabí et Trutnov, le premier congrès pan-autrichien sur l’amélioration de la culture du lin44. Il aboutit la même année à la fondation d’une fédération des intérêts liniers autrichiens (Verband der österreichischen Flachs- und Leineninteressenten ou Svaz rakouských lnářských zájemců), dont le siège était à Trautenau45. Avec le ministère de l’Agriculture, la fédération réalisa en février 1893 une enquête sur la situation du lin, enquête qui aboutit à une station d’expérimentation agricole, ouverte avec le concours de l’École d’agriculture et de culture du lin de Trautenau (fondée en 1887 avec le soutien de la bourse au lin). Bien que certains chefs d’entreprise se livrassent à des expériences d’ordre agricole46 et que le directeur de cette station fût de qualité, cette dernière échoua à pérenniser son financement. Son directeur, Alois Herzog, fut engagé par la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft de Sorau en Allemagne (actuellement Żary en Pologne) où la recherche textile jouissait de moyens considérables47. L’échec de la station d’expérimentation de Trautenau (§ 25) montre les limites de la convergence des intérêts agricoles et industriels48, ainsi que de la capacité d’organisation des industriels de la région.
Il n’en demeure pas moins qu’entre 1836 et la veille de la Première Guerre mondiale, la région de Trautenau s’était transformée en district industriel, tel que Giacomo Becattini l’a défini en 197849. Dans une région de proto-industrialisation où les commanditaires participaient à la production et ne se contentaient pas de l’acheter, quelques entreprises majeures s’étaient formées50 ; en 1900, les usines Faltis, avec leurs 40 000 broches actionnées par 2 000 ouvriers51, étaient les plus grandes d’Europe. Elles entraînaient avec elles un ensemble de petits établissements, sur lesquels elles s’appuyaient (ce qui apparaîtra davantage dans la partie suivante), dont le but était de vendre, sur des marchés suprarégionaux, des produits de plus en plus renommés. Au niveau des entreprises, l’effort pour intégrer verticalement la production, afin d’en contrôler la qualité en évitant les intermédiaires, encourageait l’innovation.
À la veille de la Première Guerre mondiale, Trautenau faisait partie des centres liniers d’Europe avec Breslau, Gand, Lille, Belfast et Dundee en Écosse52. L’intégration de la Russie occidentale aux relations transrégionales et internationales des liniers avait permis le maintien de la production dans une région à première vue excentrée. Au niveau de la région, la concentration d’alliés et de concurrents permettait des économies d’échelle, la circulation de l’information grâce à la bourse et la presse locale, mais aussi la défense d’intérêts communs. Ceci renforçait les avantages du site de Trautenau que nous allons maintenant mettre en évidence, en changeant d’échelle d’analyse et en nous interrogeant particulièrement sur les conséquences de sa situation à la frontière silésienne.
Produire à la frontière
En effet, alors que la Bohême orientale et la Basse-Silésie étaient voisines tant géographiquement que culturellement, l’observation des circulations transfrontalières en général et des liens entre industriels en particulier montrent que la frontière avec la Silésie, qui aurait pu être quasiment effacée, a été conservée dans le domaine de l’activité linière. Ce rapport particulier a contribué à façonner les activités de la région montagneuse de Trautenau.
Paysage, frontière, circulations
Les monts des Géants culminent en Bohême orientale à 1 603 mètres avec la Sněžka/Schneekoppen, qui donne naissance à l’Aupa/Úpa. C’est un affluent de l’Elbe qui, elle, prend sa source à l’ouest de ce sommet et descend par une vallée étroite vers Hohenelbe/Vrchlabí ; à partir de là seulement, l’espace est suffisant pour laisser place à une agglomération. La vallée de l’Úpa au contraire s’élargit dès le village de Dunkelthal/Temní Důl, suivi du bourg de Marschendorf/Maršov ; sa pente est de 18 pour mille jusqu’à Freiheit/Svoboda, où commence la voie de chemin de fer doublant la rivière qui perd de sa rapidité53 mais gagne en ampleur grâce à de petits affluents, traversant Jungbuch/Mladé Buky, Trübenwasser/Kalná Voda, Oberaltstadt/Horní Staré Město, c’est-à-dire déjà le faubourg de Trautenau. Ce chapelet de villages, de vingt kilomètres de long, borde l'Úpa d’usines qui, au xixe siècle, détournaient dans des canaux, pour actionner leurs machines, une partie du courant, là où se trouvent de brusques dénivelés. La concurrence était rude pour profiter de cette énergie gratuite, entre les différentes activités de la forêt (scieries, papèteries) et celles du lin. Les emplacements devaient encore être défendus en terrassant les berges contre les inondations, parfois catastrophiques.
Jusqu’après la Première Guerre mondiale, la force hydraulique, gratuite une fois l’équipement nécessaire installé et les droits afférents payés (§ 8 et 14), ne cessa d’être utilisée, d’abord pour actionner les machines, ensuite pour produire de l’électricité. Cela en complément avec le charbon qui, lui, n’était pas gratuit, mais se trouvait en abondance dans la région. Entre la Bohême et la Basse-Silésie s’étendait en effet un riche gisement54, exploité au nord à Walden-burg (Wałbrzych) et, du côté bohémien, par les mines de Malé Svatoňovice, Radowenz/Radvanice et Schatzlar/Žacléř.
Le chapelet des villages industriels, désormais lâche, se poursuit après Trautenau par Úpice le long d’une pente de plus en plus faible vers le sud, jusqu’à la localité de Jaroměř (à côté de la forteresse de Josefstadt/Josefov) qui, au confluent de l’Elbe et de l’Úpa55, marque la fin du piémont et de la région linière. Quant à Trautenau, elle se trouve à un coude de l’Aupa qui l’ouvre vers l’est. La ville, ancienne, était équipée de plusieurs moulins, souvent transformés en usines au xixe siècle. On a vu qu’elle possédait depuis longtemps un marché interrégional du lin, car elle se situe à la jonction des montagnes et du seuil de Královec/Königshan qui, à quinze kilomètres au nord-est, est la porte orientale de la Bohême vers la Silésie.
Jusqu’au xviiie siècle, la toile (platno) de Bohême et les étoffes (sukno) de Moravie étaient blanchies et préparées en Silésie, avant d’être commercialisées par des maisons d’Allemagne du nord et de Hambourg pour l’essentiel56. Cette intégration régionale fut perturbée par la guerre de Succession d’Autriche (1740-1742), après laquelle l’Autriche dut céder la majeure partie de la Silésie à la Prusse. La nouvelle frontière, outre qu’elle produisit des générations de contrebandiers, influença durablement les comportements, comme le montre le patriotisme autrichien des habitants lors de la guerre de 1866 ; citons par exemple l’industriel Clemens Walzel qui transforma sa filature toute neuve de Prauschnitz/Poříčí57 en hôpital de campagne. Décoré par l’empereur, il fut anobli sous le nom de von Wiesentreu, après l’Exposition universelle de Vienne en 1870, pour ses mérites et les services rendus à l’industrie nationale58. En 1868, le faubourg de Prauschnitz/Poříčí, puis Trautenau en 1870, furent reliés aux chemins de fer autrichiens et allemands par la société ferroviaire Süd-norddeutsche Bahn59, spécialisée dans les lignes secondaires de Bohême. Vers le sud, la voie continue vers Pardubice et Vienne ; vers le nord, elle atteignait la liaison entre Breslau et Berlin. En revanche, il n’y eut et il n’y a toujours pas de ligne directe vers Breslau (Wrocław), située à moins de cent trente kilomètres au nord, pourtant capitale de la Basse-Silésie et alors gros acheteur de lin russe60 ; ni vers les villes linières anciennes du piémont silésien des monts des Géants comme Hirschberg (Jelenia Góra), ni vers Waldenburg et son charbon. La toile ferroviaire de la seconde moitié du xixe siècle dessine une géographie régionale où Trautenau est émancipée de la tutelle silésienne. Par ailleurs, les deux côtés du piémont entrèrent en concurrence dans un nouveau secteur économique, celui du tourisme de montagne, dans lequel la ville de Hirschberg se targuait d’avoir la première place et qui, au tournant du xxe siècle, provoqua du côté bohémien une fièvre d’ouverture de stations thermales sur d’anciennes sources miraculeuses61.
En dépit de cette évolution, les relations avec la Silésie perdurèrent jusqu’au xxe siècle. Les deux régions étaient peuplées d’habitants parlant quasiment les mêmes dialectes62. Dans le domaine du lin, les progrès du tissage et du blanchiment en Bohême ne suffisaient pas à transformer sur place tout le fil fabriqué, alors que la Silésie, elle, délaissait la fabrication de fil de lin : elle comptait en 1902 deux tiers de broches de moins qu’en 187063. En outre, la circulation de lin brut entre les deux régions était franche de toute taxe depuis 1742. Mais, d’une part, la frontière se ferma entre 1879 et 1891, l’Allemagne augmentant ses tarifs douaniers, y compris sur le lin brut et les fils de lin les plus gros ; le mouvement étant général en Europe occidentale, comme on l’a vu, les liniers de Bohême se tournèrent alors vers le marché américain64. D’autre part, cette production, dans laquelle la Silésie conservait la part la plus valorisée, malgré la diversification et la montée en gamme des industriels liniers autrichiens, correspondait à une inégalité régionale persistante, les salaires et le niveau de vie restant plus bas en Bohême.
Dans ce contexte où les différences restaient vives, la politique de logements ouvriers visant à retenir la main-d’œuvre, mentionnée par l’ingénieur Franz Kluge, pose la question d’éventuelles migrations vers la Silésie. En effet, la multiplication des conflits sociaux à partir de 1897 entraîna l’émigration des ouvriers inscrits sur liste noire dans d’autres usines textiles « d’Allemagne, de Suisse, voire de Suède » ; les patrons ripostaient en faisant venir des ouvriers des villages tchécophones de la montagne, ou même de Galicie65. Ce rapport dynamique, encore mal connu, suggère l’existence d’un enjeu autour des fluctuations de main-d’œuvre66.
Iva Vondrová a étudié les variations de l’effectif ouvrier de la firme F.M. Oberländer d’Úpice, fondée en 1889 pour produire des fils de jute, lin et coton. Notamment en raison des migrations de travail, Úpice doubla sa population entre 1850 et 1890, puis une nouvelle fois entre 1890 et 1930 pour dépasser 7 000 habitants, les ouvriers et ouvrières représentant le tiers de la population. Or, les registres du personnel Oberländer ont été conservés pour la période entre 1899 et 1936 ; en outre, ils portent des indications géographiques sur les nouveaux embauchés, généralement d’après leur livret ouvrier. Entre 1904 et 1913, alors que l’entreprise ne cessait de croître, les arrivants étaient en moyenne 400 à 500 par an sur 2 000 à 2 600 ouvriers. La grande majorité venait des communes situées dans un rayon d’environ dix kilomètres autour de la filature ou d’un peu plus loin, soit qu’ils quittent la terre pour l’usine, soit qu’ils changent d’entreprise au sein de la région. Cette distance n’a rien d’étonnant, puisque les déplacements entre domicile et travail se faisaient alors presque toujours à pied. Une part non négligeable des nouveaux arrivants provenait de la localité minière de Malé Svatoňovice où l’homme était généralement employé au fond et la femme à la filature. Si cet équilibre était rompu, comme lorsque la filature Porak brûla en 1913, le ménage avait intérêt à s’embaucher ailleurs pour conserver ses revenus67.
Les premières maisons ouvrières de la firme Oberländer furent bâties en 1899, après les grandes grèves de 1897. Or, par rapport aux chiffres du person-nel, l’effort de logement restait faible. C’est la même chose pour la firme J. A. Kluge, pourtant connue pour sa politique sociale précoce : dès 1860, elle avait mis en place une caisse-maladie à laquelle les ouvriers cotisaient tandis que leurs salaires étaient augmentés, caisse qui leur garantissait les soins et une indemnité journalière68. La construction de maisons ouvrières commença dans les années 1880, alors que l’Autriche se dotait des mêmes lois d’assurance sociale que l’Allemagne69. La firme Kluge n’enregistra pas de grève en 1897, sauf à Dunkelthal70, où trois bâtiments comprenant plusieurs logements furent construits par l’entreprise au début du xxe siècle (§ 21). Ces mesures furent « généreuses », dit le texte de F. Kluge (§ 13). De fait, les habitations de Dunkelthal/Temní Důl, qui existent toujours, le confirment : elles sont de bonne facture et de vastes proportions. Elles étaient donc destinées aux « ouvriers expérimentés » (§ 21), sans doute le personnel d’encadrement. Ces derniers, dans un contexte de relative fluctuation du personnel à l’intérieur de la région linière, avaient une fonction de stabilisation, celle d’assurer la continuité de la production, la qualité du travail et le calme social71. À cela s’ajoutait l’évergétisme des entrepreneurs – ainsi les Kluge permirent-ils l’électrification de la majorité d’Oberaltstadt à partir de 1906, ce qui se révéla particulièrement utile pendant la guerre, lorsque les importations de pétrole tarirent72.
Des sources consultées se dégage donc l’impression que l’industriali-sation textile, du côté bohémien, a fait naître un réseau de petites et grandes entreprises permettant aux ouvriers d’éviter le chômage et de rester dans leur région73. Sur la délimitation territoriale traditionnelle qu’étaient les monts des Géants, l’industrie du lin autrichienne a calqué une organisation du territoire dictée par les nécessités de l’industrie moderne, mais qui suivait, voire contribuait à renforcer la démarcation entre Silésie et Bohême. Ceci apparaît aussi clairement dans les stratégies familiales des industriels liniers.
Capital, famille et liens transfrontaliers
Les firmes linières de Bohême étaient des entreprises familiales, généralement sous la forme d’une « société commerciale ouverte » (offene Handlungsgesellschaft) (§ 10). Ce statut leur permettait de produire, mais aussi d’acheter et de vendre. Les sociétaires étaient inscrits comme marchands sur le registre de commerce du tribunal de Jičín. Ils garantissaient les engagements financiers de l’entreprise sur leur fortune personnelle. Deux stratégies apparaissent dans les documents consultés. La première est d’accroître le capital par des connections sociales avantageuses. À sa mort en 1874, J. Faltis laissait une fortune considérable de 7,5 millions de couronnes à ses descendants : deux filles d’un premier mariage, puis sept enfants encore très jeunes, issus de secondes noces tardives et placés sous la tutelle du directeur Josef Hoffmann74. Tous entrèrent comme sociétaires de la « société commerciale ouverte » que devint la firme en 1875. La plupart de ces enfants, les filles notamment, se marièrent dans la moyenne noblesse de Bohême du nord, du comté de Glatz voisin et de Saxe, mise à part l’aînée, Anna, qui fonda une famille de grands industriels avec le médecin Anton ou Antonín Porak/Porák75. Leurs cinq fils, comme les autres descendants Faltis, restèrent sociétaires de l’entreprise originaire, dont la gestion fut laissée à des directeurs de confiance (d’abord Hoffmann, puis Russ et Vidéky) qui répondaient de leurs actes devant le premier fils de la famille, soit Carl Faltis à l’époque de la lettre de 1918 présentée ici, et devant l’assemblée des sociétaires.
La seconde stratégie utilisée, dans les entreprises de taille inférieure, était d’en réduire strictement l’accès. Les Kluge réservèrent le statut de sociétaire aux fils choisis et formés à cet effet ; Alois Haase écarta les filles de la direction de la firme familiale et se garda soigneusement de l’influence de membres de la famille étrangers à la firme76. Mais si dans le récit de Franz Kluge, le masculin l’emporte sans partage sur le féminin77, notons que la réussite des Kluge tint non seulement aux efforts de la famille agnatique, mais aussi à ceux des branches parallèles. L’une des sœurs de Franz Kluge, Johanna78, avait épousé Josef Etrich, associé à Franz Seraphim Kluge pour ouvrir les filatures d’Oberaltstadt ; une autre, Helena (1823-1891), s’était mariée en 1845 à un certain Josef Wenzel Kaulich, propriétaire de l’atelier de blanchiment et du chenal du moulin de Radowenz, qui reçut vers 1860 l’autorisation d’exploiter le charbon du lieu79 ; par la suite, la famille Kaulich continua de diriger des usines textiles et de creuser des mines sur le bassin charbonnier bohémien-silésien déjà évoqué, notamment les fosses Wenzel I et II à Quallich/Chvaleč. Leur fils Josef Wenzel Kaulich devint le responsable technique de la principale filature Kluge (§ 9).
Les mariages des sociétaires ne sont pas évoqués. Or, ils étaient soigneusement préparés et la dot de l’épousée impliquait toujours une augmentation de capital80. À notre connaissance, aucun linier n’est entré par mariage dans des familles plus éloignées, par exemple en Bohême centrale où les Šlechta régnaient sur le filage du lin depuis le xviiie siècle depuis leur fief de Lomnitz/Lomnice nad Popelnou81 ; ou dans les provinces occidentales d’Alle-magne, ou même de Silésie82, à l’exception des liens des Haase avec la famille Wihard, de Liebau (Lubawka) en Basse-Silésie à vingt kilomètres au nord de Trautenau. Cette dernière s’était intégrée à la région depuis que Hugo Dyonisios (né en 1816), d’abord facteur de lin, avait investi dans les mines de Žacléř. En 1879, son fils Friedrich acquit d’Adolf Theer von Silberstein le domaine de Hermannseifen, pour le revendre l’année d’après à Franz Kluge (§ 14). Son frère Hugo, propriétaire de terrains à Johannisbad/Janské Lázně, contribua à en faire une station thermale à la mode à la fin du xixe siècle et se maria avec Helena, sœur du fabricant Alois Haase83. Cette fermeture matrimoniale contri-buait à rendre la région moins accessible aux concurrents : la maison Salzmann & Cie de Kassel dans la Hesse, également propriétaire d’usines de tissage du lin à Friedland (Silésie), Szegedin (Hongrie) et en Saxe, ne réussit qu’à acheter une modeste filature à son extrémité occidentale, à Starkenbach/Jilemnice, en 1913.
La seule exception notable est la Saxe, industrialisée depuis longtemps et alliée de l’Autriche contre la Prusse depuis 1850. Faltis avait ouvert près de Bautzen l’une de ses premières usines. Ses descendants Porak s’y installèrent et en 1917, lorsque commence la correspondance professionnelle de l’entreprise Faltis que nous avons consultée, ils étaient citoyens de l’Empire allemand. Josef Kaulich, le cousin des Kluge, avait étudié à Mittweida (§ 10). Le père de Fred Duncan évoqué par F. Kluge (§ 14) était un marchand de fil de Leeds qui commerçait avec la Bohême, notamment avec la firme Faltis, et qui s’installa en Saxe, à Neukunnersdorf84, comme nombre de ses compatriotes possédant déjà des contacts commerciaux à l’intérieur du continent, via Hambourg. Ils contournaient ainsi l’interdiction d’exporter des machines du Royaume-Uni, en vigueur au début de la révolution industrielle, et profitaient de l’absence de droits de douane sur le lin entre la Bohême et la Saxe.
Notons aussi que les liniers ne représentaient qu’une partie des industriels de la région. Les membres de la famille qui n’entraient pas dans l’entreprise-mère, tout en poursuivant des activités industrielles, avaient tendance à diversifier ces dernières. Les Etrich, en plus de leurs filatures, devinrent constructeurs de machines (cf. § 18). Igo Etrich (1879-1967), fils d’Ignaz Etrich et d’Anne-Marie Régnier85, ouvrit une usine de construction mécanique à Liebau où, à partir de 1905, il développa l’un des premiers avions d’Europe centrale, la « colombe Etrich » (Etrich Taube)86. La firme Rumpler en acheta en 1910 la licence pour une fabrication en série et l'équipement de l’armée allemande ; en 1914, pour des raisons stratégiques, l’usine de Liebau fut déplacée près de Berlin.
La diversification professionnelle des membres non-liniers des familles industrielles s’accompagnait souvent d’un desserrement géographique. Ainsi, un parent éloigné des Kluge, Julius Karl Hofmann, fonda en 1903 à Vienne la société par actions Hofmann & Czerny qui fabriquait des pianos pour le monde entier, puis toutes sortes d’instruments à clavier, y compris pour des effets spéciaux au cinéma, enfin des motos à partir de 1906. Le conseil d’administration de la société se composait, entre autres, de trois des cinq cadets de l’ingénieur Franz Kluge (Alfred, Igo et Anton Kluge) et d’un parent par alliance, Heinrich Klazar de Königinhof/Dvůr Králové87. Il est vrai-semblable que cette diversification a contribué à la résistance des entreprises-mères ; en effet, les entreprises alliées par lien familial semblent ne pas s’être concurrencées, mais au contraire s’être coalisées, par exemple pour racheter un concurrent.
A côté des liens familiaux existaient des coopérations entre certaines entreprises, ainsi que des amitiés. En 1922, Heinrich Klazar, sans enfant à l’âge de 65 ans, annonça à ses actionnaires qu’il se retirait et qu’il vendait ses actions majoritaires à « son ami Bedřich Šlechta », sachant qu’ainsi la firme A. Klazar serait entre de bonnes mains88. Si l’on nous permet un peu de dévier du lin, la société Juta à responsabilité limitée, enregistrée le 19 mars 1920 au tribunal de commerce de Prague, va s’inscrire en faux contre les distinctions effectuées plus tard par le régime national-socialiste entre firmes « tchèques », « allemandes » et « juives » au nom d’aversions dites naturelles. La société regroupait l’entreprise de jute Josef Etrich de Jaroměř, la société en commandite Etrich de Trutnov (§ 7), la filature de lin Oberländer et Morawetz d’Úpice (§ 14 et 16), la société par actions A. Klazar (jute et lin, Dvůr Králové), ainsi que quatre autres firmes dont F. A. Rotter et fils de Vrchlabí89. Enfin, si nous n’avons trouvé aucune trace de mariages interreligieux, relevons que lors de l’enterrement de Johann Faltis en 1874, « l’élite de la communauté israélite » faisait partie du cortège des notables avec « MM. Walzel et Jerie » et qu’« au cimetière, Monsieur David Goldberg, représentant de la firme Faltis à Zittau, prononça une allocution émouvante d’une voix rendue tremblante par l’émotion90 ».
Pour résumer notre propos, on trouve à l’échelle régionale d’autres facteurs propres à la formation d’un district industriel. Il s’agit des liens étroits qui s’établissent entre les acteurs : liens de coopération entre membres d’une même famille d’entrepreneurs, liens d’amitié ou de rivalités intense avec les autres et, enfin, des relations inscrites dans la durée avec une partie des salariés. Ces liens visaient la pérennité des entreprises91, en ménageant la possibilité d’une « évolution maîtrisée en partie par ses propres acteurs », où l’adapation ne se traduisait pas nécessairement « par la destruction des liens sociaux antérieurs »92. On observe donc, à une échelle plus fine, la même formation d’un système de relations territoriales et économiques que celui que nous avons vu en première partie ; système entraîné par les frontières ouvertes de la première mondialisation, qui incitèrent les liniers autrichiens à explorer leurs possibilités, mettre en valeur leurs ressources et à créer de la valeur ajoutée93.
Les réseaux présentés ici inscrivent des stratégies, notamment matrimoniales, sur une carte qui peut dépasser l’Autriche, mais qui reste concentrée sur la Bohême de l’Est et qui évite la Silésie, sauf Liebau où les grandes maisons de Trautenau avaient toutes une succursale94. Tout indique que ces réseaux contribuèrent à organiser la concurrence entre les deux régions et que la pression silésienne fit partie des facteurs qui conduisirent à la formation d’un district industriel du côté bohémien. En effet, comme on l’a vu en première partie, les frontières établissent les termes dans lesquels la concurrence entre territoires est conduite95. Nous nous trouvons devant une frontière ouverte, ou du moins poreuse, entre deux sociétés qui n’avaient pas le même niveau de développement. Moins doué et moins riche qu’outre-monts, le district est-bohémien se révéla capable d’établir des liens entre acteurs locaux suffisamment attirants, prévisibles et durables pour lui permettre de s’affirmer face à son rival silésien. Son exemple montre que, contrairement à l’opinion courante, la fonction majeure d’une frontière, dans le système économique et territorial que nous décrivons, n’est pas d’entraver, mais bien d’établir des relations entre territoires ; en maintenant les différences qui séparent les régions mises en compétition, elle produit sans cesse des flux vers celles qui sont capables de les attirer. Les liniers de Bohême orientale avaient donc tout intérêt à ce que la frontière avec la proche société silésienne soit conservée.
L’apprentissage empirique de ce savoir commercial et territorial se fit au cours du xixe siècle, pendant la longue période libérale de la première mondialisation. Paradoxalement, nos sources le présentent en action pendant la crise d’approvisionnement du lin qui se déclara entre 1914 et 1915, dans un cadre considéré habituellement comme celui d’une économie forcée.
Passer les frontières : s’approvisionner en lin pendant la Première Guerre mondiale
Les archives des entreprises étudiées restent généralement discrètes sur les flux qu’elles organisaient et dont elles profitaient. Les livres de comptabilité qui ont été conservés ne contiennent que des chiffres globaux. Les circonstances exceptionnelles de la Première Guerre mondiale ont néanmoins produit quelques documents qui révèlent les échanges et leurs intermédiaires. La vente étant orientée vers l’armée, c’est l’approvisionnement qui a mobilisé les réseaux des entreprises. La correspondance de la direction Faltis Héritiers, dont la lettre traduite dans l'article suivant, § 40 et suiv., est un échantillon, s’est révélée particulièrement instructive96.
Le passage des liniers de Bohême à l’économie de guerre
Au début de la guerre, les stratèges allemands n’imaginaient pas l’ampleur que prendrait le conflit et, comme en 1870, on était entré en guerre sans s’inquiéter de l’état réel des stocks de l’industrie privée, en considérant la question de l’approvisionnement comme une simple question d’argent, que les entreprises règleraient seules97. Ni les prix, ni la priorité à donner aux com-mandes de l’armée n’avaient fait l’objet de contrats. Les efforts d’organisation des industriels eux-mêmes n’avaient jusqu’alors porté que sur la régulation politique du commerce extérieur ; aucun n’avait tenté de réguler la vie économique intérieure. L’Allemagne et l’Autriche-Hongrie ne mobilisèrent que peu à peu les entrepreneurs et leurs réseaux internationaux pour se procurer les matières premières qui leur manquaient, alors que les côtes étaient bloquées par la marine de l’Entente dès août 1914. Le blocus devint total en mars 1915.
La Première Guerre mondiale est certes considérée comme à l’origine de l’économie dirigée par l’État mais, comme le montre l’historiographie récente, ces pratiques restèrent bien différentes de celles de la Seconde Guerre mondiale98. Ainsi les Empires centraux s’appuyèrent-ils sur les réseaux des entreprises pour s’approvisionner. Les deux conflits se ressemblèrent néanmoins sur certains points, notamment l’exploitation à outrance de certains territoires occupés. Dès 1914, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie mirent la main sur quasiment toute la production linière de la Belgique et du nord de la France99, leurs usines et leurs stocks d’autant plus abondants que la récolte russe de 1913 avait été excellente. Ce qui fut pris en Belgique, en partie payé mais à 50% de son prix d’exportation habituel100, représenta deux ans de consommation en temps de paix101 ; la firme J. A. Kluge, productrice du fin « fil de lin nécessaire à la toile d’avion », eut accès au lin belge (§ 32).
Lorsque la guerre se fit longue, « l’économie de prédation » fut complétée par des pratiques ménageant les matières premières (Sparwirtschaft) ; puis il fut nécessaire de passer à la planification par l’État (Planwirtschaft) qui incluait la récupération de matériaux, ainsi que la fabrication d’Ersätze (produits de remplacement)102. Le plan triennal textile allemand entra en vigueur début 1916. Désormais, toute importation et exportation serait contrôlée par l’État, tandis que les achats de l’armée étaient centralisés. Le lin autrichien fut organisé par un « groupement de guerre » (Kriegsverband) à qui, par exemple, la livraison des récoltes de lin de Bohême était obligatoire ; tout transport de matière première ou semi-travaillée fut soumis à autorisation103. Une société par actions d’achat du lin (Österreichische Flachszentrale A.G. ou OFAG) fut créée en 1916. Malgré sa forme privée, elle était sous le contrôle des ministères de la Guerre et du Commerce, comme l’indique la lettre de F. Russ, et était chargée de revendre la matière première au prix maximum officiel. Cette revente fut progressivement ajustée pour couvrir tout juste les commandes de guerre, sans reste aucun pour des commandes privées104.
Dépourvue de moyens d’action propres, l’OFAG travaillait en étroite collaboration avec les (grandes) entreprises existantes. Ainsi, son directeur était l’un des deux fondés de pouvoir de la firme Faltis Héritiers, Alexander Vidéky. Fils du vice-secrétaire général de la bourse de Vienne, Vidéky avait été un brillant jeune employé de la Wiener Bank. Entré chez Faltis Héritiers en 1896 à l’âge de 27 ans, il en était devenu le deuxième directeur et fondé de pouvoir dès 1900105. En juin 1914, au congrès de la Fédération internationale des associa-tions de filature de lin et d’étoupe, fondée à Gand en 1909, il était le trésorier du Comité central permanent de la Fédération106. À la fin de sa carrière, la presse s’accordait à reconnaître en lui « la personnalité majeure du secteur linier » d’Autriche, puis de Tchécoslovaquie107.
Grâce à cette société, Trautenau devint la plaque tournante de l’approvi-sionnement de l’Empire. Ainsi le lin collecté par l’armée était-il transporté à Berlin, puis la part réservée à l’Autriche-Hongrie de Berlin à Trautenau. Là, l’Österreichische Flachszentrale en disposait à 63,6% et revendait les 36,4% restants à l’Ungarische Flachszentrale ou Centrale d’achat hongroise du lin108. Le transfert était organisé par les grandes entreprises de Trautenau, comme le montre cette seconde lettre de Franz Russ à Vidéky le 11 juin 1918 :
Cher Monsieur,
Notre firme à Liebau vient d’appeler pour nous informer que l’expéditeur August Knappe lui a fait part de l’arrivée de quatre wagons de lin pour la Centrale de Trautenau. Ils n’ont pas l’autorisation de sortir du pays et Knappe attend encore vingt et un wagons.
M. Kühnemann a été prié, dans un télégramme envoyé par notre firme de Liebau, de faire établir immédiatement l’autorisation d’exportation, afin que le lin ne soit pas déchargé, comme le prévoit déjà la firme Knappe109.
Le lin serait en effet déchargé seulement dans les entrepôts des firmes de Trautenau où il serait conservé, avant que la partie convenue soit expédiée en Hongrie110.
Cette « économie forcée » ou ce partenariat contraint entre État et entreprises impliquait, comme on le voit avec le télégramme envoyé à Kühnemann, une collaboration étroite entre les hommes des entreprises et ceux de l’appareil d’État. Au niveau ministériel, l’ingénieur Franz Kluge avait été intégré au 13ème service (Abteilung) du ministère de la Guerre à Vienne qui était chargé des uniformes, mais maintenu à son poste de direction de l’entreprise familiale (§ 35)111. Du côté de la branche allemande des Faltis, Alfons Porak était entré au ministère de la Guerre à Berlin, service des matières premières112.
Se procurer du lin russe à tout prix
La guerre avec la Russie posait l’épineux problème de l’approvision-nement en lin. La concurrence fit bientôt rage autour des pays producteurs comme les Pays-Bas ; les Empires centraux tâchèrent aussi d’en acheter en Irlande sous la couverture de leurs agents commerciaux sud-américains. Quant au lin russe, son prix avait doublé en 1915 alors que son exportation, assurée jusqu’à la guerre par Riga, se faisait de plus en plus par Arkhangelsk, libre de glace seulement l’été et relié à l’hinterland par un chemin de fer à voie étroite113.
En 1915, alors que l’approvisionnement était encore considéré comme relevant de la responsabilité des entreprises, des firmes de différents pays tentèrent de commercer avec la Russie, soutenues par leur gouvernement respectif114. En Autriche, F. Kluge obtint les autorisations nécessaires pour se rendre en Suède. L’entreprise risquée qu’il décrit dans sa relation historique s’appuya sur une « firme amie à Sörforssa dans la province du Helsingland » (§ 35). Or, en 1905, Franz Wenzel Kaulich, le fils du Josef Kaulich évoqué plus haut, était devenu le directeur de la filature et de l’usine de tissage Holma-Helsinglands à Sörforssa, où il s’était installé avec sa femme. La correspondance directoriale Faltis confirme qu’en 1917-1918, la firme Faltis Héritiers fut en relation d’affaires avec cette entreprise et qu’elle forma une association financière avec J. A. Kluge, association qui lui laissa un sentiment mitigé, ainsi que l’exprimait fin 1917 le directeur Russ devant Carl Faltis :
Cette affaire suédoise est compliquée et les écritures comptables sont peu claires dans la mesure où la firme J. A. K. ne nous a jamais donné de chiffres exacts des quantités arrivées. C’est nous qui avons dû porter l’essentiel des pertes ; comme on nous l’a expliqué, la marchandise manquante a été perdue en route et le transport s’est fait aux risques du commanditaire115.
Ces achats posaient aussi des problèmes de conversion entre différentes monnaies. Dès 1915, le bilan annuel de la firme Faltis contient des opérations en couronnes suédoises116. Faltis Héritiers avait en dépôt à la Banque d’es-compte de Bohême et à la Deutsche Bank des sommes se montant à près de 270 000 kronors suédoises en tout. La Banque d’escompte de Bohême était, comme son nom l’indique, une banque autrichienne, fondée en 1863 à Prague pour accompagner le développement industriel. « Par l’intermédiaire de [son] entreprise de Liebau », la firme Faltis Héritiers était en relations avec des banques allemandes : la Deutsche Bank et Eichhorn & Co à Breslau.
Ce qui est appelé dans la correspondance directoriale « Schwedenkonto » (compte pour la Suède) avait été établi en 1914-1915117. Ce compte avait des débiteurs, vraisemblablement d’autres firmes linières achetant des couronnes suédoises aux Faltis. D’après l’explication du budget que Russ fit à C. Faltis en septembre 1917, la firme avait en outre un avoir de 52 671,10 couronnes suédoises auprès d’Axel Leman, directeur de la maison Holma-Helsinglands à Sörforssa118, « montant néanmoins sujet à varier en fonction du décompte final de la firme J. A. Kluge » ; et un avoir de 30 000 roubles dont la destination reste obscure, mais que nous donnons néanmoins ici comme exemple des équivalences que les négociants devaient établir d’un pays à l’autre :
[cette somme avait été] virée de Stockholm à Berlin en indiquant qu’elle serait payée dès que la situation russe se normaliserait, puisque ce montant est disponible dans une banque russe de Pétersbourg, qui le versera à la paix119.
Lorsqu’à la demande de la Centrale tchécoslovaque des devises, la firme Faltis Héritiers fit en mars 1919 la liste de ses engagements financiers à l’étranger120, elle déclara, en plus de ceux en marks : quelques dizaines de francs suisses ; 738,56 lires italiennes auprès d’Antonio Pagani de Milan ; 62 671,10 couronnes suédoises que lui devait Axel Leman de Sörforssa ; 30 000 roubles sur un compte de la Deutsche Bank à Berlin ; 36 082,46 roubles non disponibles car représentant la contre-partie de « lins russes pas encore imputés », enfin 6 082,46 roubles versés à « M. Isaac Lewin » de Witebsk, sans doute un intermédiaire du lin russe, traditionnellement vendu par des négociants nombreux et dispersés, en l’absence de marché central du lin en Russie121. Or, les liniers de Trautenau étaient présents dans la région dès avant la guerre ; en 1903, la famille Etrich avait ouvert une filature de lin près de Vitebsk qui employait plus de 2 000 ouvriers122.
On voit se dessiner ici un réseau qui repose sur des contacts établis à l’est avant la guerre ; contacts de confiance, puisqu’on leur verse des acomptes et qu’on se lance avec eux dans des passages risqués de frontière, sans que les notions d’amis ou d’ennemis surimposées par la guerre semblent avoir d’importance. Cette relative autonomie du réseau de relations commerciales culmina dans l’entreprise suivante.
L’expédition galicienne
Le 11 juin 1918, Russ informa Vidéky, alors à Vienne, que les principales entreprises de Trautenau s’étaient réunies chez Faltis Héritiers, car la situation alimentaire du district atteignait le point de rupture. Or, « Michael Müller », vraisemblement un acheteur de lin employé par Faltis Héritiers, avait « de très bonnes relations » en Pologne russe et en Galicie, c’est-à-dire en Pologne autrichienne, d’où il avait « reçu des offres récemment » pour acheter du ravitaillement.
S’ensuit le projet de détourner le circuit officiel d’approvisionnement du lin pour alimenter les ouvriers de la région de Trautenau. Vidéky était prié de se procurer des autorisations de transit (Frachtbriefe) pour « dix à 20 wagons » de denrées alimentaires et non de lin. Comme la structure logistique serait celle de la Centrale autrichienne du lin, son directeur, toujours Vidéky, était chargé de convaincre les représentants des ministères du Commerce et de la Guerre, qui y siégeaient, de fermer l’œil sur cette expédition. Müller s’était déjà assuré la complicité des officiers Hanke et Blum, responsables de la station autrichienne de collecte de lin et de chanvre de Plaszow, près de Cracovie en Pologne autrichienne.
Ce n’est pas l’évolution du contexte à l’Est qui semble être à l’origine de cette expédition. Certes, le 9 février 1918, l’Ukraine, à la frontière de la Galicie orientale, avait signé une paix séparée avec les Empires centraux à Brest-Litowsk. Sans doute parce que Berlin et Vienne voulaient se concilier les Ukrainiens contre les Russes, les matières premières y étaient achetées123, souvent grâce aux réseaux commerciaux déjà existants des entreprises privées allemandes et autrichiennes. Mais il s’agit ici de Galicie et de Pologne russe, occupée en grandes partie par les Centraux dès la fin de l’année 1915. Une « régence polonaise » avait été installée à Varsovie ; en fait, le pays était administré par les armées allemandes et austro-hongroises, qui y pratiquaient des réquisitions massives.
Le contexte immédiat de l’expédition est donc bien plutôt à trouver dans l’aggravation de la situation à Trautenau. La centralité de la Bohême orientale dans l’économie de guerre du lin n’avait pas empêché la situation alimentaire locale de se dégrader fortement à partir de 1917. Aux distributions de nourriture par les autorités publiques s’ajoutaient les mesures des entreprises : primes à Noël et à Pâques, « cuisine de guerre » qui, chez Faltis Héritiers, nourrissait chaque jour 1 220 personnes de l’usine de Trautenau et environ 820 de celle de Jungbuch124. Mais en juin 1918, la soudure avant la nouvelle récolte se faisait mal dans cette région semi-montagneuse, au rude climat continental ; les manifestations d’habitants affamés se multipliaient comme en 1917.
L’organisation interne de la monarchie des Habsbourg n’arrivait plus à pallier les difficultés d’approvisionnement. À la fin de l’année 1917 déjà, la firme Faltis Héritiers, par l’intermédiaire de Vidéky, avait demandé au député de la circonscription d’intervenir dans une question de charbon. Sa consommation mensuelle minimale de charbon représentait 100 à 120 wagons par mois. Or, « la firme Ed. J. Weinmann » d’Aussig/Ústí nad Labem avait réduit uni-latéralement son apport en charbon de Schatzlar à sept wagons mensuels, au lieu des 15 ¾ qu’elle devait :
toutes les interventions de la XIIIème section du ministère de la Guerre impérial et royal, dont nous dépendons en tant qu’entreprise de l’effort de guerre [Kriegsleistungsbetrieb], sont restées vaines. [...] Grâce à nos réserves abondantes et au fait que le Syndicat charbonnier de Basse-Silésie G.m.b.H. de Waldenbourg a rempli ses engagements de livraison, nous avons néanmoins pu continuer à produire dans nos deux usines125.
Mais le 17 octobre, le Syndicat informa la firme qu’il avait désormais besoin d’une autorisation126 du ministère du Travail à Vienne pour poursuivre ses livraisons en Autriche. Sollicité par Faltis Héritiers, ce dernier n’avait pas réagi. Vidéky accompagna sa demande d’intervention formelle d’une autre lettre estampillée privat, datée du même jour :
Monsieur le Député,
Permettez-moi de vous rappeler notre conversation dans la salle des Colonnes du Parlement mardi dernier, au sujet de l’approvisionnement en charbon des fabriques J. F. Héritiers. Malheureusement, je dois vous informer qu’en dépit des assurances qui m’avaient été données pour régler cette affaire pendante depuis l’été, la commission du charbon auprès du ministère du Travail vient de retarder encore sa décision sous des prétextes tout à faits vains. [...] L’organisation de la Commission du charbon, dont l’activité est en contradiction criante avec la gravité de la situation, ne nous interdit pas seulement de nous fournir auprès des mines autrichiennes de Schatzler, mais désormais encore à Waldenbourg auprès du Syndicat charbonnier de Basse-Silésie qui, jusqu’alors, nous a livré ponctuellement [...]. Il s’agit d’un exemple vraiment éclatant de l’impéritie de notre organisation du charbon127.
La cause des difficultés d’approvisionnement de l’Autriche n’était pas à chercher seulement dans le blocus des Alliés et l’arrêt des livraisons agricoles de la Hongrie, décidé unilatéralement par Budapest, mais aussi, comme le montre cet extrait, dans l’absence de coordination des autorités publiques entre elles128. Dans ce contexte, on peut comprendre que la préfecture de Trautenau ait prêté son concours à l’expédition galicienne, alors même que cette dernière détournait le circuit d’approvisionnement impérial du lin pour un problème d’approvisionnement alimentaire local. En juin 1918, la préfecture serait représentée dans l’expédition par l’un de ses fonctionnaires ; elle se chargeait d’administrer les fonds réunis par les entreprises linières ; afin de minimiser le risque de confiscation des wagons, elle avait fait retenir ces derniers à Cracovie. Ce partenariat privé-public pragmatique relativise l’image d’une économie de guerre entièrement au service des autorités publiques ; au contraire, les réseaux privés s’avéraient suffisamment robustes pour résister à la guerre et continuer de fonctionner, même en 1918, tout en tirant parti sans état d’âme du rapport de force établi par les Empires centraux.
La proclamation de la Tchécoslovaquie le 28 septembre 1918 ne changea pas non plus fondamentalement l’organisation internationale et régionale de l’industrie linière, du moins dans un premier temps.
Une quantité du lin russe de 593 714 kg, facturée par le Bureau de compensation du lin [Leinengarn-Abrechnungsstelle] de Berlin à la Centrale d’achat hongroise du lin à Budapest, [était] restée entreposée au cours de la seconde moitié de l’année 1918129, à cause des difficultés de transport, dans les magasins de la Centrale d’achat autrichienne du lin à Trutnov et des filatures privées130.
Le ministère du Commerce tchécoslovaque réquisitionna ce lin le 27 mars 1919, alors que la Tchécoslovaquie était en guerre avec la Hongrie, pour le mettre à disposition de l’industrie nationale par l’intermédiaire du Verein der Flachsspinner (Association des fileurs de lin), successeur de l’OFAG, selon l’ordonnance impériale du 24 mars 1917 sur les réquisitions civiles, toujours en vigueur. Une somme correspondant à la part hongroise, fixée par le tribunal de commerce de Jičín dont dépendait Trautenau/Trutnov, fut versée par le Verein le 15 décembre 1921 à trois raisons sociales auxquelles la Centrale d’achat hongroise du lin avait abandonné l’affaire.
L’une d’entre elles en contesta le montant131. C’était, sous un autre nom132, la maison Salzmann & Cie, le concurrent apparu en Bohême en 1913 après l’achat d’une filature à Starkenbach/Jilemnice, qui finit par obtenir raison devant le tribunal arbitral mixte hungaro-tchécoslovaque de la Société des nations en 1932133. Le vœu que l’après-guerre marque le retour à la libre concurrence d’avant-guerre (§ 36)134 semblait s’exaucer.
Conclusion
En effet, même dans la période extrême de la Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, on retrouve une logique identique à l’œuvre, celle d’une conception libérale et concurrentielle de l’économie à l’échelle mondiale. Appliquée au territoire particulier de la région de Trautenau, elle y a fait naître un district industriel au cours de la seconde moitié du xixe siècle, caractérisé par des liens entre acteurs locaux créant un milieu favorable pour innover, faire pression sur les tarifs douaniers et, enfin, internationaliser l’approvisionnement comme la vente des produits finis ou semi-finis. Ce district s’est formé en utilisant les frontières comme des outils pour mobiliser les ressources et croître : frontière avec la Silésie qui a incité ce dernier à se constituer en région concurrentielle ; frontières à l’échelle européenne et mondiale, dans un élargissement continuel, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, des zones de vente et d’achat qui permette de profiter de nouvelles différences régionales alimentant le flux de biens et capitaux entre périphéries et régions plus riches.
Or, tandis que l’approvisionnement se normalisait lentement à l’est de l’Europe après 1919, d’abord avec l’entrée en scène des États baltes, puis la signature d’accords de commerce avec l’URSS135, l’entre-deux-guerres allait poser de façon aiguë la question de l’écoulement de la production, avec le changement des habitudes de consommation, la saturation du « crucial marché américain136 » et l’équipement des pays balkaniques jadis importateurs. En outre, la période fut marquée par l’érection de nombreuses frontières en Europe danubienne et l’intervention croissante des États pour soutenir – ou non – les exportations. La difficulté d’adapter le lobbysme linier au nouveau contexte de la Tchécoslovaquie, jointe à l’incapacité des industriels à se mettre d’accord sur des prix minimaux à l’échelle internationale, empêcha l’industrie linière de Bohême de retourner à la relative prospérité d’avant 1914.