La transformation de l’ancien axe de recherche « Sources, Savoirs, Méthodes » en un axe intitulé « Sources, Savoirs, Corpus » au début du quinquennal en cours a débouché sur l’ouverture d’un séminaire de recherche centré sur l’écrit que nous avons, Isabelle Laboulais et moi, proposé de dénommer les « Scripturalités dans l’histoire », même si l’acronyme ScriptHis a mieux circulé que le nom complet. Répandu depuis une bonne décennie dans les études médiévales, le néologisme « scripturalité2 » reste encore rare sous la plume des historiens des autres périodes, alors même que les réflexions autour de l’écrit et de ses pratiques sont présentes dans bien des recherches en histoire moderne et contemporaine mais également ancienne. C’est en partant de ce constat, qui ouvrait la possibilité d’un dialogue entre spécialistes de toutes les grandes périodes académiques, que ce séminaire a été lancé.
L’étude des scripturalités à Strasbourg
Même sans évoquer la figure lointaine et tutélaire d’un Gutenberg, il convient de relever que le terreau local était favorable à l’éclosion de cette thématique désormais devenue incontournable dans la médiévistique française – à tel point que pour les sessions 2020 et 2021, les programmes des concours de l’enseignement secondaire, CAPES et agrégation d’histoire, portent spécifiquement sur elle3. Il n’en a toutefois pas toujours été ainsi, car si les historiens anglo-saxons puis allemands ont commencé à travailler respectivement sur la literacy et Schriftlichkeit dès les années 1970-1980, et ont fait des émules ailleurs en Europe (aux Pays-Bas et en Italie notamment), les historiens francophones ne leur ont timidement emboîté le pas qu’au début du xxie siècle.
On doit à Benoît-Michel Tock d’avoir introduit les problématiques de l’histoire des scripturalités (qu’on n’appelait pas encore ainsi) au sein de notre équipe à travers notamment les multiples projets de numérisation des chartes médiévales qu’il a pilotés ou auxquels il a participé depuis le milieu des années 1990 – et que l’on retrouvera sur le portail TELMA 4. C’est en effet par l’entremise des sciences dites « auxiliaires », et notamment de la diplomatique et de la paléographie, que ce champ de recherche s’est développé dans le paysage universitaire français contemporain. Comparée à d’autres, notre équipe a de ce fait été assez précoce en la matière et cela s’est concrétisé par une série de thèses sur les écrits au Moyen Âge entamées aux alentours de 2010 et soutenues ces dernières années5. Plus récemment, une dynamique similaire s’est dévelop-pée en histoire moderne sous l’impulsion d’Isabelle Laboulais6.
Au-delà des recherches individuelles des uns et des autres, des projets collectifs ont commencé à germer au sein de l’ARCHE. Rappelons, car cela a déjà été évoqué dans cette revue, qu’à partir de 2016, les réunions mensuelles de l’atelier VOCES ont rassemblé une demi-douzaine de membres de notre équipe (et parfois de collègues extérieurs, comme Sylvie Donnat, égyptologue dans l’UMR ACHIMÈDE) pour travailler à la rédaction des notices d’un « Vocabulaire pour l’étude des scripturalités », pensé dès l’origine comme un thesaurus numérique en libre accès7. VOCES bénéficie d’ailleurs depuis le printemps 2019 d’une nouvelle interface créée par Guillaume Porte8. Le séminaire ScriptHis est né autour de ce noyau, dynamisé notamment par l’implication de doctorantes en histoire médiévale et en histoire moderne (Anne Rauner et Juliette Deloye) qui organisèrent une journée d’études sur les « écritures plurielles » en juin 20179.
Un séminaire transpériodique ouvert sur l’interdisciplinarité
Forts de ces premières expériences, nous avons voulu les approfondir et les compléter dans le cadre d’un séminaire de recherche officiellement ouvert à partir de la rentrée universitaire 2017-201810. Nous avons choisi de mettre « scripturalités » au pluriel afin évidemment de rendre compte des évolutions au cours des temps, mais également de la variété prise par les formes d’écrits et leurs usages au sein d’une même société historique. Les enjeux de ces rencontres n’étaient pas tout à fait les mêmes pour les spécialistes des différentes périodes. Pour les médiévistes, assez familiers de ces questionnements, l’intérêt principal était, et demeure, dans la comparaison entre les usages écrits observés au Moyen Âge et ceux des autres époques, notamment moderne, mais aussi ancienne, grâce à l’implication de Sylvie Donnat. Pour les autres, les échanges étaient en quelque sorte un moyen de s’acculturer aux problématiques des Medieval Literacy Studies, tout en cultivant également une approche comparatiste.
Nous avons donc opté pour un rythme de réunion à peu près mensuel (soit environ quatre séances par semestre). Les liens tissés avec des chercheurs d’autres universités nous ont rapidement amenés à mener nos séances dans les salles de visioconférence de la MISHA, ce qui nous a permis de dialoguer régulièrement avec Jean-François Nieus et Xavier Hermand (équipe « Pratiques Médiévales de l’Écrit », Université de Namur), Pierre Chastang (DYSPAC, Université de Versailles-Saint-Quentin) et Vincent Debiais (EHESS). Au terme de trois années de fonctionnement, il est donc déjà envisageable de dresser un bilan d’étape globalement positif, en dépit d’une année 2019-2020 en demi-teinte avec des séances reportées puis annulés en raison du contexte sanitaire général. L’autre point regrettable est la trop faible participation des doctorant·e·s et des étudiant·e·s de master à ces séances qui pourtant leur offrent l’occasion d’entendre des spécialistes reconnus et de discuter avec eux. Ce constat nous a amené à réfléchir à la possibilité d’intégrer ce séminaire à la maquette des masters d’histoire, mais cela supposerait des rencontres hebdomadaires que nous n’avons pas encore été en mesure de mettre en œuvre, même si l’idée reste d’actualité.
Ce n’est pas le lieu de faire ici un compte rendu des séances passées. Quelques éléments ressortent toutefois des interventions et des discussions. La question des permanences de certains pratiques scripturaires s’est ainsi posée à de multiples reprises : à l’automne 2019, les interventions de l’égyptologue Chloé Ragazzoli puis de l’assyriologue Anne-Caroline Rendu-Loisel consacrées respectivement aux scribes du Nouvel Empire (autour du xiiie s. av. notre ère) et à ceux de Sumer au iie millénaire, ont mis en avant des situations et des pratiques qu’il était souvent possible de mettre en parallèle avec les usages médiévaux, et ce, en dépit de grandes différences culturelles. Si sans surprise l’arrivée de l’imprimerie introduit de nouveaux type d’écrits, on retrouve là encore certaines continuités entre des manuscrits modernes et le monde d’avant Gutenberg, comme l’ont montré les interventions de Marie-Noëlle Bourguet sur les carnets de voyage de Humboldt, d’Isabelle Laboulais sur les archives des ingénieurs des mines, de Nathacha Coquery sur les comptabilités d’un artisan parisien ou de Marjorie Alaphilippe et Dorothée Rusque sur les collections de manuscrits et leurs usages au xviiie s. Il en est tout de même ressorti l’impression d’écrits de plus en plus spécialisés au cours du temps ; impression confortée par la présentation de Caroline Muller consacrée aux échanges écrits entre les directeurs de conscience et leurs ouailles entre la fin du xixe s. et les premières décennies du suivant.
Les exposés des médiévistes ont été marqués par un certain tropisme urbain : Cléo Rager a mis en avant la dynamique des écrits municipaux à Troyes au Bas Moyen Âge, Olivier Richard, la circulation des modèles et des pratiques des livres urbains dans le Rhin supérieur, et j’ai moi-même exposé les conséquences de la révolution de l’écrit dans le Douai du xiiie s., avant de proposer une seconde intervention en duo avec Émilie Mineo visant à comparer la matérialité des chirographes échevinaux du Douaisis et de Tournai. Auparavant, Émilie Mineo avait déjà présenté les résultats de ses travaux épigraphiques sur les signatures d’artistes au Moyen Âge central, ouvrant par là-même le séminaire vers l’histoire de l’art. Cette dimension interdisciplinaire s’est retrouvée dans l’exposé de la linguiste Hélène Carles sur les traces de gallo-roman dans les chartes latines du premier Moyen Âge. La tendance la plus récente qui puisse être dégagée est la réflexion sur l’utilisation des humanités numériques, illustrées par les interventions de Yannick Strauch sur les Regesta Imperii Open Access et surtout de Nicolas Perreaux sur son analyse factorielle des chartes numérisées du Moyen Âge central européen.
Cette énumération quelque peu fastidieuse a le mérite de rendre compte de la diversité des approches et du foisonnement des recherches actuelles autour des scripturalités.ScriptHis s’est voulu un lieu d’échanges et de débats au sein de l’ARCHE visant à susciter de nouvelles recherches, si possible collectives. À cet égard, la multiplication des projets d’édition électronique11– il est vrai également concomitante du recrutement d’un nouvel ingénieur d’études – laisse à penser que ce séminaire a pu jouer son rôle.