Dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier notait : « trop souvent il arrive que les cavaliers de maréchaussée s’oublient au point de mépriser les bourgeois. […] Ils étendent leur mission jusqu’à vouloir régler la police en présence des magistrats1 ». Ce passage introduit l’idée que les bourgeois de Paris pouvaient avoir maille à partir, même avec la maréchaussée, institution chargée par nature du maintien de l’ordre dans les campagnes, c’est-à-dire, à première vue, pas de la capitale et de ses habitants, placés dans la juridiction du Châtelet de Paris, à la fois la prévôté, le bailliage et le présidial de la ville. L’auteur rappelle indirectement que la poursuite des criminels et le maintien de l’ordre sous l’Ancien Régime regardait un très grand nombre de juridictions, dont la compétence dépendait du lieu du crime, du type de crime ou encore de la qualité du criminel. On perçoit alors rapidement les querelles possibles entre les juridictions pour se saisir d’une affaire et d’un accusé. Elles sont généralement bien documentées.
En revanche, un criminel qui faisait appel à la justice du Roi pour se faire pardonner un crime qui avait échappé à tous les tribunaux constitue une situation extrême, mérite une attention particulière. À Vaugirard, au sud de Paris, dans les années 1782-1783, Jean Mazaudon avait tué un soldat des gardes françaises avant de prendre la fuite. Il sollicita par la suite le monarque afin d’obtenir des lettres de clémence. Cherchant à s’informer sur l’affaire, la Chancellerie et le parlement de Paris sollicitèrent en vain les tribunaux subalternes afin d’obtenir une copie de la procédure… car aucune n’avait été dressée, alors que le crime était connu des magistrats locaux !
Le premier avantage d’une affaire de cette nature est de bien s’intégrer dans un dossier qui médite sur « Trop, c’est trop ! » : les cas extrêmes révélateurs. Le second avantage est d’ouvrir des perspectives sur les relations entre juridictions au moyen d’un angle inédit. De plus, le fait qu’une telle affaire apparaisse en Île-de-France à la fin de l’Ancien Régime est particulièrement troublant. En effet, cette région, peuplée d’un million d’habitants environ, avait en son cœur la capitale du royaume. Du point de vue de la monarchie, Paris méritait une attention particulière. D’abord, c’était la ville la plus peuplée, notamment grâce aux arrivées de migrants. Ensuite, il fallait nourrir ce monstre démographique. Enfin, les Parisiens avaient plusieurs fois montré leur opposition vis-à-vis de la politique royale, comme en 1588 ou durant la Fronde. Par conséquent, le maillage juridictionnel et policier, c’est-à-dire le filet que la monarchie jetait sur Paris et ses environs pour encadrer la population, avait une grande importance.
Pour percevoir ce maillage, il ne suffit pas de dresser la liste de toutes les juridictions compétentes. À la faveur de recherches dans le cadre d’une thèse de doctorat, il m’a été possible de consulter les documents produits quotidiennement par différentes institutions2. À l’intérieur de la capitale, depuis 1674, la quasi-totalité de l’espace se trouvait dans le ressort du Châtelet, avec notamment un lieutenant criminel et un lieutenant général de police, depuis 1667, chargés non pas des crimes mais de la police, dans l’acception très large qu’avait ce terme à l’époque3, ainsi que les militaires du guet de la garde de Paris4. À l’extérieur de la capitale, il restait des justices seigneuriales issues du Moyen Âge, compétentes sur un espace nommé ressort. Je me suis surtout intéressé à sept justices seigneuriales situées à l’ouest et au sud-ouest de Paris5. Les cavaliers de la maréchaussée faisaient des tournées en Île-de-France, en dehors de Paris6. Enfin, deux institutions supérieures avaient autorité sur les juridictions présentées. Le parlement de Paris, juridiction d’appel, pouvait être appréhendé dans son activité quotidienne grâce aux documents de travail laissés par les procureurs généraux7. Le secrétaire d’État de la Maison du roi, souvent appelé le « ministre de Paris », avait en charge l’Île-de-France. Son activité est connue grâce à ses expéditions8.
Le surgissement en 1783, dans cet espace quadrillé, d’un criminel non connu des juridictions locales et qui sollicitait la monarchie pour obtenir des lettres de clémence à la suite d’un crime de sang, étonne forcément. Il invite à s’interroger sur le maillage juridictionnel et policier, en le présentant, avant de revenir précisément sur ce cas, et de méditer sur la portée du dysfonctionnement.
Le maillage judiciaire et policier de Paris et de ses environs
Les justices seigneuriales
Dans les environs de Paris, les justices de première instance étaient des prévôtés seigneuriales, qui possédaient la moyenne, basse et haute justice, et pouvaient juger, à la charge de l’appel, les crimes commis dans leur ressort, jusqu’à la condamnation à mort. Le seigneur était bien souvent une personne morale, comme une communauté religieuse parisienne, ou bien une personne éminente, prélat, noble de robe ou d’épée. Il ne rendait pas la justice lui-même, mais donnait des provisions d’office, des commissions, ou laissait exercer sans provisions des magistrats et des auxiliaires.
Pour les magistrats du siège, il y avait un prévôt et un lieutenant, qui recevaient les plaintes, instruisaient et jugeaient. En ce qui concerne les magistrats du parquet, on retrouvait un procureur fiscal, équivalent du procureur du Roi dans les justices seigneuriales, qui requérait au nom du seigneur et du public, parfois secondé par un substitut pour les juridictions les plus importantes ou dans celles dont le ressort comptait deux villages. Parmi les auxiliaires, on comptait un greffier, chargé de rédiger les actes, de les conserver et de les expédier en copie. Le plus souvent, ce dernier exerçait aussi comme tabellion, c’est-à-dire comme notaire seigneurial. En cette qualité, il passait les actes des individus domiciliés dans le ressort de la justice. Des huissiers ou sergents étaient chargés d’assigner les individus, appelés à témoigner dans un procès ou qui devaient venir dans les locaux de justice pour y être interrogés, de procéder aux arrestations et aux saisies. Enfin, les procureurs, ou procureurs postulants, étaient des conseils pour les justiciables.
Mis à part certains procureurs fiscaux – qui étaient des fermiers du seigneur ou des chirurgiens de village dans la seconde moitié du xviiie siècle –, les autres magistrats et auxiliaires étaient des professionnels de la justice. À cause de l’activité modeste de chacun des sièges, ces hommes devaient cumuler de nombreuses fonctions de justice dans les tribunaux voisins afin de pouvoir en vivre. Comme ils se partageaient entre les sièges de justice, on peut considérer que tout en étant actifs ils étaient fréquemment absents de chacun des lieux. Ils avaient à peu près tous reçu une formation dans la capitale : les procureurs, les huissiers et les greffiers avaient été, au moins un temps, clercs de notaire ; le prévôt et le lieutenant possédaient des offices de justice dans les tribunaux royaux, comme le Châtelet, juridiction de première instance à l’intérieur de la ville, ou le Parlement, juridiction d’appel et cour souveraine. Même les plus jeunes auxiliaires de justice, incapables de se payer un petit office dans la capitale, étaient des étudiants en droit qui venaient se former à la pratique autour de Paris, y commencer une carrière, avant d’utiliser le pécule accumulé pour investir, pour eux-mêmes ou leur fils, dans une charge à Paris. Par conséquent, malgré les absences, non seulement les tribunaux seigneuriaux comptaient un personnel toujours assez nombreux pour que la justice fonctionne, mais aussi des hommes tout à fait compétents.
Les institutions royales et de la Ville
La densité et la compétence s’observent aussi dans les autres juridictions et forces de maintien de l’ordre qui pouvaient intervenir dans les environs de Paris. La capitale était divisée en 20 quartiers de police dans lequel deux ou trois commissaires opéraient. Des inspecteurs de police, au nombre de 20 à partir de 1740, chargés de missions spécifiques, surveillaient les populations et les activités considérées comme les plus criminogènes. Ils rémunéraient des indicateurs de police, dont le nombre est par définition difficile à déterminer. Dans le cadre de tournées de police, ou d’affaires criminelles qui dépassaient le seul cadre de la capitale, ils pouvaient opérer dans toute l’Île-de-France9. Ces hommes étaient placés sous l’autorité d’un procureur du Roi au Châtelet pour le parquet, et, pour le siège, suivant la nature des affaires, du lieutenant criminel ou du lieutenant général de police. En sus, pour maintenir l’ordre dans une capitale peuplée de 600 à 800 000 habitants, ils pouvaient compter sur le guet et la garde de Paris, composés de militaires, qui stationnaient dans des endroits stratégiques, comme sur les boulevards qui ceinturaient la capitale depuis la suppression des fortifications sous Louis XIV, et qui opéraient des tournées à la demande des autorités ou des habitants.
Pour la campagne, des brigades de cavaliers de la maréchaussée prenaient en charge les cas royaux et prévôtaux, comme le vagabondage ou les crimes commis sur les grands chemins10. En Île-de-France, contrairement à de nombreuses provinces du royaume où ils étaient peu nombreux, quatre à huit cavaliers composaient une brigade, dont le périmètre dessiné par les tournées créait un maillage serré. Ainsi, en plus du personnel des justices seigneuriales, il y avait de très nombreux hommes présents et compétents pour surveiller les populations.
Les adaptations à la croissance urbaine et aux évolutions des déplacements
Cette organisation, héritée des réformes judiciaires, policières et spatiales des années 1667 et 1674, dut faire face à aux modifications urbaines et aux évolutions dans la pratique spatiale de ses habitants.
D’abord, la capitale du royaume et les villages des environs se peuplèrent et s’agrandirent au cours du xviiie siècle, comme ils le faisaient déjà depuis le Moyen Âge11. La monarchie tenta à plusieurs reprises de limiter l’extension de Paris au moyen de mesures contraignantes, comme l’interdiction de bâtir au-delà de bornes posées en 1724, mais qui n’eurent pas d’efficacité, si bien qu’à partir de 1765 l’administration prit le parti d’encadrer le développement12. Ensuite, cette extension spatiale s’accompagnait du développement de nouvelles pratiques récréatives, comme la promenade sur les boulevards et dans les espaces semi-bâtis des environs de la capitale, ou encore la fréquentation des cabarets et des guinguettes situés dans les ressorts des justices seigneuriales, au-delà des barrières d’octrois aux portes de Paris, où l’on vendait au public un vin franc des lourdes taxes qui frappaient les denrées entrant dans la capitale13. Enfin, les manières de se déplacer des habitants d’Île-de-France furent modifiées par la croissance démographique et spatiale et par le développement de ces activités. Les déplacements ne se firent plus en cercles concentriques, depuis le lieu d’habitation vers une destination, mais le long d’axes reliant en droiture Paris et les villages de ses environs14. De plus, les voitures de louages devinrent accessibles au plus grand nombre, ce qui eut pour conséquence de faire un peu augmenter la distance moyenne et la vitesse des déplacements15.
Ces évolutions remirent en cause l’équilibre mis en place en 1674 entre, d’un côté, le Châtelet et la garde de Paris, en charge de la ville et, de l’autre côté, les justices seigneuriales et la maréchaussée, en charge de la campagne. La monarchie des Lumières ne prit pas une mesure d’envergure similaire à celle de Louis XIV afin de réactualiser ce partage. Cependant, il y eut au moins trois adaptations pour en tenir compte.
Les deux premières furent le fait de la monarchie. Premièrement, elle regroupa au Châtelet de petits espaces contigus à la juridiction du Châtelet, comme à Montrouge au Sud, au Roule à l’Ouest et à Grenelle au Sud-Ouest, en particulier autour de la nouvelle école militaire16. Deuxièmement, la construction du mur des Fermiers Généraux, dans la seconde moitié des années 1780, intégra à Paris des espaces dépendants des tribunaux seigneuriaux. Par conséquent, des affaires ressortissantes en droit à ces sièges, comme à Neuilly-le-Roule, furent traitées par le Châtelet. Il s’agit cependant d’un phénomène marginal, pour une poignée de crimes dans les toutes dernières années de l’Ancien Régime. La troisième et dernière adaptation trouva son origine chez les habitants des villages aux portes de Paris, avant d’être reprise par la monarchie. Les tenanciers des cabarets et des guinguettes avaient pris l’habitude d’engager des hommes de la garde et des militaires stationnés en Île-de-France pour maintenir l’ordre dans leurs établissements, c’est-à-dire de se servir d’eux pour imposer le calme entre les danseurs et se faire payer les consommations. Au milieu du xviiie siècle, cette permission leur fut retirée. À Vaugirard, les hommes intéressés dans ce commerce se réunirent en présence des hommes de la justice seigneuriale pour solliciter la Lieutenance générale de police et son ministère de tutelle, à savoir la Maison du roi, afin d’obtenir l’installation dans le village d’hommes de la garde de Paris les jours d’affluence du public, surtout le dimanche et les jours de fête. Après d’âpres négociations, un corps de la garde de Paris, payé par les débitants à proportion du vin qu’ils vendaient, s’installa17. Cette mise en place inspira probablement autant les autorités que d’autres tenanciers, puisqu’elle fut adaptée dans les années suivantes au nord de la capitale.
Finalement, même sans mesure générale d’envergure, le maillage du maintien de l’ordre dans les environs de Paris s’adapta aux évolutions morphologiques et démographiques de la capitale et des villages voisins et resta serré et dense.
Les mises en échec de ce maillage
Présentée de la sorte, cette organisation paraît capable de connaître l’ensemble des infractions et des différends. Le travail de terrain permet de révéler une activité moins bien rodée.
Les types d’affaires qui mettaient ce maillage en échec
Compte tenu du cadre démographique, urbain et juridictionnel présenté ci-dessus, les victimes ne savaient parfois pas à qui s’adresser pour déposer leur plainte. Les Parisiens venus prendre l’air, consommer du vin et danser dans les guinguettes désignaient parfois les juges seigneuriaux locaux de la même manière que ceux du Châtelet, c’est-à-dire qu’ils parlaient entre eux de « commissaire du quartier18 ». Au milieu d’une promenade en dehors des espaces bâtis, ils ne savaient pas toujours sur quel ressort ils se trouvaient, et donc s’ils devaient s’adresser au magistrat de tel village ou de tel autre19.
Une même affaire était parfois prise en charge par différentes juridictions, soit deux justices seigneuriales contiguës, soit une justice seigneuriale et la brigade de maréchaussée stationnée localement. Ces affaires sont à la fois très banales pour tous les spécialistes de la justice d’Ancien Régime et très rares au regard des nombreuses affaires criminelles enregistrées par les tribunaux locaux aux portes de la capitale20.
À l’extrême opposé, certaines affaires ne faisaient pas l’objet de contestation entre juridictions pour leur connaissance. Il n’est pas ici question de ce que les historiens appellent l’infrajudiciaire, c’est-à-dire des différends qui n’étaient finalement pas réglés par un jugement, parce que leur règlement avait lieu ailleurs. Celle qui m’intéresse échappa en 1782 au maillage judiciaire serré des environs de Paris mais non pas au Parquet général ni à la Chancellerie, deux institutions qui coiffaient le système judiciaire d’Ancien Régime et qui en eurent vent en 1783. Paradoxalement, la possibilité pour les hommes de plusieurs institutions d’intervenir sur le même espace ne concourait pas forcément à un enregistrement raisonné et systématique des crimes. La documentation ne contient que très peu d’exemples de ce type. Parmi eux, cette affaire survenue à la fin de la période est éclairée par les sources des justices seigneuriales, de la maréchaussée et du Parquet général.
L’affaire Mazondon
À l’été 1783, Jean Candide Mazondon dit Grandmont, marchand de pierres à Vaugirard, sollicita des lettres de rémission pour raison d’un homicide commis le 10 novembre 178221 contre un soldat des gardes françaises. Comme beaucoup d’autres au xviiie siècle, cette demande arriva au parquet général du parlement de Paris, qui s’informait sur l’affaire avant de rendre un avis à la monarchie, que cette dernière suivait le plus souvent. Le 9 septembre 1783, le procureur général Joly de Fleury écrivit au procureur du Roi au Châtelet afin d’obtenir des renseignements sur l’affaire constatée et instruite et demanda une copie de la procédure. Les officiers de service au cabinet criminel s’activèrent à la rechercher au greffe, mais en vain. Le procureur du Roi, M. de Flandre de Brunville, envoya alors des courriers à ceux dont il supposait qu’ils avaient rédigé cette procédure.
En réponse au courrier du 27 septembre, Gavarry, procureur fiscal de la justice de Vanves-Vaugirard, expliqua qu’il n’ignorait pas que, le 10 novembre 1782, un homicide avait été commis dans le ressort de sa justice, mais que deux ou trois jours après les faits, il avait vu la garde de Paris ainsi que le procureur fiscal de la justice voisine d’Issy-Vaugirard sur les lieux. Il ignorait cependant s’ils avaient dressé un procès-verbal22. Le procureur fiscal de la justice voisine d’Issy-Vaugirard, quant à lui, dans sa réponse à une lettre sans doute similaire, se réfugia tout naturellement derrière le fait que le crime avait eu lieu dans le ressort de l’autre juridiction de Vaugirard : il n’avait donc pas de pièce de procédure à envoyer au Parquet général. Le procureur fiscal qui aurait dû intervenir ne l’avait pas fait parce qu’un autre s’était déplacé ; celui qui s’était déplacé n’avait rien à se reprocher puisqu’il n’avait pas à dresser de procès-verbal pour un crime commis hors de son ressort. Dans sa réponse à Joly de Fleury, le 27 octobre 1783, de Flandre ne manqua pas de brocarder les procureurs fiscaux des alentours de Paris : « pour couvrir leur négligence les deux procureurs fiscaux rejetaient respectivement l’un sur l’autre l’obligation de constater le délit sous prétexte qu’il s’était commis dans l’étendue de la justice voisine23 ».
Les procureurs fiscaux n’avaient pas été les seuls à intervenir, et ne furent pas non plus les seuls à devoir se justifier de l’absence de procédure. En effet, le commissaire du Châtelet, Antoine Joachim Thiot, était lui aussi intervenu, avec l’inspecteur Louis Lescaze. Il eut aussi droit à un courrier du procureur du Roi le 19 septembre 1783, portant sur deux points. Le premier, s’il « avait eû connoissance d’une rixe arrivée à Vaugirard le 10 [novem]bre 1782 entre plusieurs Particuliers dont un connu sous le nom de Jean Candide Mazaudon dit Grammont ». Le procureur du Roi affirmait savoir que le commissaire « avait fait avec le Procureur fiscal, et assisté de la Garde de Paris, le 25 [novem]bre 1782, la perquisition de la personne dudit Mazaudon ». Il supposait alors l’existence d’un procès-verbal, or il ne s’en trouvait pas au greffe du Châtelet. En conséquence, second point du courrier, le magistrat attendait de la part du commissaire tous les éclaircissements possibles « incessamment24 ». Thiot répondit et joignit une note de l’inspecteur Louis Lescaze. Les deux documents permettent de comprendre que, suite à une lettre du major des gardes françaises du 18 novembre 1782, le lieutenant de police demanda à l’inspecteur de se transporter avec lui à Vaugirard. Les deux officiers se rendirent le 25 novembre à Vaugirard, où ils apprirent que le procureur fiscal Gavarry, avec la garde requise par les observateurs de Lescaze, avait cherché à arrêter Grammont, mais que « cette opération malentendue avait causé l’évasion du dit Grammont dont on ne savait la retraite25 ».
La volonté du procureur du Roi au Châtelet de retrouver la procédure, puis la nouvelle de son courroux avait, selon ses propres mots, « sans doute transpirées26 ». En effet, Mathurin Louis Breton, lieutenant de la maréchaussée posté à Sèvres crut bon, le 19 octobre 1783, c’est-à-dire quasiment un an après les faits, de se rendre à Vaugirard pour dresser un procès-verbal du meurtre, et de le déposer au greffe de la prévôté et maréchaussée de l’Île-de-France27. Grâce à cette régularisation, le cavalier devenait le seul à avoir quelque chose à envoyer. Le procureur général s’adressa alors directement au magistrat qui, selon lui, avait été tenu de faire et de posséder cette procédure. Le procureur fiscal Gavarry reçut une lettre courte et directe datée du 9 novembre 1783 : « Ayés agréable de m’envoyer sans délay copie de la procédure commencée en votre justice a l’occasion d’un coup de couteau qui a été porté à un garde françoise le 25 [novem]bre 178228 ». La réponse, daté du 11 du même mois, fut claire : « Monseigneur, Il ni a point eu de procédure dans cette justice à l’occasion d’un coup de couteau porté à un garde françoise le 25 [novem]bre 178229 ».
Affaire singulière : un homme sollicitait des lettres de rémission. Il revenait aux maîtres de la grâce de se soucier de l’existence éventuelle d’une procédure. En rémission, les lettres étaient expédiées avant un jugement irrévocable, souvent même avant tout jugement de première instance. Ce qui était rare, mais juridiquement possible, c’était de délivrer des lettres sans aucune espèce de procédure30.
La portée du dysfonctionnement
Les recherches entreprises par les magistrats du parquet nous éclairent indirectement sur tous ceux qui pouvaient intervenir à Vaugirard : deux procureurs fiscaux, la brigade de maréchaussée de Sèvres, la garde de Paris, les inspecteurs et leurs observateurs et, enfin, les commissaires du Châtelet.
Un raté tout à fait extraordinaire
D’après le parquet général, le procureur fiscal de la prévôté de Vanves-Vaugirard, Gavarry, aurait dû enregistrer le crime commis dans son ressort et procéder contre l’accusé. Toutefois, le procureur du Roi au Châtelet ne s’était pas enquis seulement auprès de ce magistrat pour se faire envoyer la procédure, comme si, pour lui, beaucoup d’autres juridictions, royales et seigneuriales, étaient susceptibles d’être intervenues. De plus, c’est bien parce qu’il pensait lui aussi pouvoir être inquiété que le commandant de la brigade de maréchaussée de Sèvres, afin de se couvrir, rédigea un procès-verbal un an après les faits.
Finalement ici, chaque officier, royal ou seigneurial s’était reposé sur son confrère. Dans une lettre au procureur général du Parlement, le procureur du Roi au Châtelet généralisait ses reproches à l’endroit des juges locaux : « dans la plus grande partie des justices seigneuriales qui avoisinaient Paris, leurs officiers négligeaient leurs devoirs, et ne s’occupaient que des affaires dont ils pouvaient tirer quelque profit » ; c’était « une vérité » pouvant « être attestée par monsieur le lieutenant de Police, et monsieur le lieutenant criminel, qui était comme moi a portée de le remarquer tous les jours ». Le crime n’avait pas été constaté dans les temps31.
Il est permis de porter un regard beaucoup moins sentencieux sur l’activité des justices seigneuriales, notamment dans leurs échanges quotidiens avec les hommes des différentes juridictions qui pouvaient intervenir sur cet espace. Cette affaire révèle aussi des habitudes d’agir de concert entre les hommes de différentes juridictions, comme dans l’échange entre le procureur du Roi au Châtelet et le commissaire parisien Thiot, où l’on aperçoit une action conjointe entre la justice seigneuriale, les officiers de police parisiens et leurs hommes de terrain, au statut souvent flou. D’ailleurs, dans des situations de ce type, les officiers du Châtelet ne rédigeaient pas de procès-verbal s’ils avaient été mandés par le personnel seigneurial. Ce raté ne doit pas masquer les nombreux échanges et les ententes, pour lesquels les documents ne nous renseignent que trop peu. On peut s’interroger sur la portée de cette affaire, en détaillant ce que les archives nous livrent des relations quotidiennes entre les nombreuses juridictions qui pouvaient intervenir dans cet espace.
Fonctionnement ordinaire
Les relations entre les tribunaux seigneuriaux aux portes de la capitale et le Châtelet s’observent dans trois domaines. D’abord, on ne trouve pas d’affaires instruites en même temps dans ces sièges locaux et au Châtelet, à la requête de particulier ou du parquet. Les quelques affaires concernant des crimes commis autour de Paris et instruits au Châtelet sont rares et particulières : elles concernent des habitants de Paris, des voyageurs qui attendaient d’arriver à leur destination pour déposer plainte à propos d’un fait survenu pendant le trajet, ou encore, cas vraiment anecdotique, les filles célibataires enceintes qui préféraient déclarer leur grossesse ou déposer une plainte à Paris afin d’éviter l’opprobre de la communauté villageoise. Ensuite, les appels des sentences criminelles rendues par les tribunaux seigneuriaux étaient portés nuement au Parlement. Cependant, à partir de l’édit de février 1771, il ne restait aux juges seigneuriaux que les délits de peu de gravité, les autres étant portés devant les juges royaux32. Dans les tribunaux étudiés, l’envoi des procédures au Châtelet fut respecté, et rien n’indique que cela causait des troubles entre les deux juridictions. Enfin, au hasard de petits papiers conservés entre les minutes des affaires, on remarque que les hommes du Châtelet, de l’inspecteur aux lieutenants criminels et de police, correspondaient avec les magistrats des seigneurs pour se rendre des services, en particulier pour le transfert de prisonniers ou de blessés. Par exemple, en 1780, alors qu’André Dumesnil était blessé par balle sur la plaine des Sablons, dans le ressort de la justice de Neuilly-le-Roule, le procureur fiscal du lieu fit appel à une voiture de police parisienne pour le transporter le plus rapidement possible à l’Hôtel‑Dieu33.
Le parlement de Paris coiffait les juridictions de son ressort, Châtelet comme justices seigneuriales locales. Le procureur général échangeait des lettres avec ses substituts, dont les procureurs fiscaux des environs de Paris. L’exemple du courrier cité plus haut est assez représentatif des relations entre ces deux magistrats du parquet. D’un côté, il y avait naturellement une inégalité dans les échanges, à cause des positions institutionnelles et sociales respectives des uns et des autres. Il n’est pas rare de trouver dans la correspondance des courriers dans lesquels Joly de Fleury ou ses commis faisaient la leçon aux procureurs fiscaux des villages. Mais, d’un autre côté, le parquet général, à part dans des situations vraiment intenables, après avoir expliqué les motifs d’une mauvaise décision, couvrait et conservait sa confiance aux magistrats locaux, qui étaient de toute façon indispensables au fonctionnement quotidien de la justice.
Le procureur général du Parlement était lui aussi en relation constante avec le ministre de Paris (secrétaire d’État de la Maison du roi), qui échangeait quant à lui régulièrement avec les magistrats du Châtelet, mais aussi avec la garde de Paris et la maréchaussée d’Île-de-France34. Joly de Fleury défendait les intérêts des magistrats locaux et le ministre ceux de ses subalternes, ce qui ne les empêchait pas de trouver des terrains d’entente. Les prisons des sièges locaux étaient un point de friction entre la maréchaussée et les juges locaux, que le Parlement et la Maison du roi devaient arbitrer. Pour conserver leurs droits, les seigneurs haut justiciers devaient posséder des prisons saines et sûres. La maréchaussée, quant à elle, disposait de dépôts en Île-de-France, mais très éloignés les uns des autres. Par conséquent, les cavaliers avaient pris l’habitude d’emprisonner, au moins momentanément, les individus arrêtés dans les prisons de la justice seigneuriale du lieu de stationnement de la brigade. Cela posait des problèmes très concrets, comme le nombre de clés disponibles, ou de place dans des cellules sécurisées. D’un côté les juges locaux se plaignaient au Parquet général que leurs locaux étaient en permanence utilisés par la maréchaussée. De l’autre côté, les cavaliers écrivaient au Secrétariat d’État que les seigneurs devaient avoir de meilleures prisons, comme la législation l’imposait. Le ministre et le procureur général cherchaient à apaiser les uns et les autres et à mieux organiser l’utilisation des prisons. Cette mésentente qui ressort des sources est cependant un bon contre-exemple à ma thèse puisqu’elle ne concernait guère que Passy, Charenton, Bondy et Nanterre, c’est-à-dire quatre villages sur des dizaines de justices seigneuriales comprises dans les tournées des cavaliers de maréchaussée35.
Les renseignements tirés des expéditions du secrétariat d’État de la Maison du roi montrent que le Ministre connaissait les relations quotidiennes entre les brigades de maréchaussée et le personnel des justices seigneuriales. Il cherchait même à les maintenir pacifiées et concertées. Ainsi, les cavaliers des brigades prêtaient main forte pour arrêter les criminels soumis à la juridiction des seigneurs, ils renvoyaient devant ces mêmes tribunaux ceux qui préféraient déposer plaintes devant eux, comme les individus « domiciliés » dans les ressorts des justices seigneuriales. Ils jouaient le rôle de juges locaux lorsque le personnel était tout simplement absent. Ils forçaient parfois les magistrats seigneuriaux à enregistrer une affaire criminelle, alors que ces derniers avaient conseillé aux justiciables de la régler entre eux. Ces deux derniers éléments concernent des espaces plus éloignés de Paris que les ressorts des sièges concernés par l’affaire de 1783.
Le Ministre et le lieutenant général de police étaient enfin très attentifs à la bonne entente entre deux forces qui pouvaient se disputer des délinquants, à savoir la maréchaussée et la garde de Paris, en particulier lorsque cette dernière s’installa à Vaugirard dans les années 1770, au milieu de ce qui avait toujours dépendu de l’espace couvert par une brigade. Le Ministre écrivit au lieutenant général de police : « Je préviens d’Hémery [commandant la garde] que l’intention du Roi est de mettre la garde de Paris à Vaugirard, [mais] ce n’est pas un titre pour étendre par la suite les fonctions de la garde36 ». Dans son esprit, cette situation particulière ne donnait pas à la garde venue de Paris le droit d’entreprendre partout sur les prérogatives de la maréchaussée.
Les souhaits de bonne entente entre les juridictions venues du haut de la pyramide institutionnelle, tout comme les liens quotidiens et pacifiés au niveau local sont très souvent attestés dans la documentation, bien davantage que les heurts et les ratés.
Conclusion
Cette affaire de 1783 apparaît comme un cas extrême, tout à fait extraordinaire et plutôt révélateur du bon fonctionnement ordinaire de la justice autour de Paris, ce qui est bien l’angle d’étude de « Trop, c’est trop ! ».
Le Parlement et la Maison du roi pensaient le maintien de l’ordre depuis Paris. C’était une impulsion puissante. Au quotidien, les relations entre juridictions supérieures et subalternes concouraient à rendre justice aux populations, finalement même lorsqu’une affaire n’avait pas été prise en compte par les tribunaux inférieurs. Dans l’affaire Mazondon, le raté vient de ce que la lutte entre les juridictions n’était pas féroce pour enregistrer un crime et l’instruire privativement aux autres. Les relations quotidiennes prenaient davantage la forme d’actions conjointes plutôt que celle d’une concurrence au sens moderne et étroit du terme. On ne peut pas dire que ces hommes se détestaient, qu’ils ne se parlaient pas ou qu’ils étaient incompétents. Bien au contraire ! Les justiciables, quant à eux, ne profitaient pas toujours de la situation pour échapper au contrôle judiciaire37.
La présence de nombreuses juridictions imposait une proximité géographique aux hommes, de la correspondance régulière et une direction coordonnée, ce qui était le cas dans les environs de Paris. En revanche, ce maillage serré ne pouvait absolument pas prétendre connaître l’ensemble des crimes. L’actualité récente et sanglante nous rappelle que toutes les justices et les polices du monde, même efficaces et connectées, ne peuvent empêcher un malheur de survenir et surtout ne pas être enregistré et traité à temps.