L’histoire, comme bien d’autres disciplines scientifiques, apprend beaucoup des exemples particuliers et des situations extrêmes mises au cœur du séminaire « Trop, c’est trop ! ». Ainsi, les connaissances historiques sur la justice de l’ancienne France ont énormément progressé ces dernières années grâce à l’étude de cas atypiques1. Pour mieux comprendre le fonctionnement de la justice criminelle sous l’Ancien Régime, il peut ainsi être intéressant de se focaliser sur des crimes ou des criminels sortant de la norme. En effet, en dépit de leurs singularités, ces cas « extraordinaires » permettent très souvent d’entrer profondément à l’intérieur de l’institution judiciaire et de la société d’autrefois et, par voie de conséquence, « d’apprendre des choses sur l’ordinaire qui, lui, n’a aucune raison d’être documenté2 ». C’est particulièrement vrai lorsque, avant la Révolution, des actes criminels étaient commis par des membres de la noblesse. Dans ces situations précises, la communauté était d’ailleurs confrontée à une double anomalie. Pour les populations de l’époque moderne, le crime venait en effet rompre, dangereusement, l’équilibre toujours fragile du corps social. Et cet équilibre était encore plus menacé, pensait-on, lorsque les crimes étaient commis par des nobles, lesquels se voyaient très souvent associés à deux valeurs fondamentales : l’honneur et la vertu. Pourtant, au xviiie siècle, comme durant les siècles précédents d’ailleurs, les exemples de « méchants nobles » qui ont eu maille à partir avec la justice ne manquent pas3. Ainsi, Chrisogone-Clément de Guer (1679-1720) plus connu sous son titre de marquis de Pontcallec, avant d’être arrêté et exécuté pour rébellion – pour avoir participé, sous la Régence, à la conjuration bretonne à laquelle il a donné son nom –, était un gentilhomme ombrageux, un véritable « tyranneau local4 ». Pierre-Ambroise de La Forest d’Armaillé (1734-1806), seigneur de Craon, en Anjou, a été présenté comme « l’archétype du méchant noble5 ». Un seigneur poitevin, Victor-Marie-Nicolas Ysoré (1717-1757), marquis de Pleumartin, a été jugé particulièrement tyrannique et cruel ; il a été condamné en 1756 à être décapité6. Dans la présente étude, nous voudrions présenter à notre tour deux nobles – une femme et un homme – qui ont eu de graves démêlés judiciaires7. Avec cette particularité, toutefois, que l’un et l’autre n’ont pas été punis par la justice des hommes, alors qu’on les accusait pourtant d’avoir perpétré des crimes « énormes ». Cette impunité interroge et amène forcément à se poser des questions. Quels moyens ces deux individus ont-ils utilisés pour échapper au châtiment public ? La clémence dont ils ont profité traduit-elle finalement la mise en échec et la faillite récurrente de la justice d’Ancien Régime ? Enfin, question assurément très délicate, à travers les deux cas qui vont être évoqués, peut-on conclure à l’existence d’une « justice de classe » avant la Révolution ?
Le crime de « la diablesse » en 1725
Le premier cas étudié nous renvoie à une femme noble qui, dans des livres écrits au xxe siècle par plusieurs érudits et historiens locaux, apparaît le plus souvent sous le vocable peu flatteur de « Diablesse8 ».
Marie-Madeleine de Vassé marquise de la Rochebousseau
Marie-Madeleine de Vassé a vu le jour au cours des dernières années du Grand Siècle9. Née le 10 août 1695, elle a été baptisée le 8 septembre suivant dans la paroisse de Saint-Avit10. La famille de Vassé, originaire du Poitou, est une maison d’ancienne noblesse féodale fixée dès le xiiie siècle aux confins du Maine et du Perche. Son père, Artus-Joseph, « haut et puissant seigneur sire », porte alors les titres de « comte de Vassé, marquis d’Éguilly, Ballon et autres lieux ». Sa mère est quant à elle « haute et puissante dame », Louise d’Herbault, de son nom de baptême Louise de Fesques.
Si Marie-Madeleine de Vassé est liée par ses racines familiales au pays chartrain et au Maine, elle possèdera aussi, du fait de son mariage et de différentes successions, des biens situés plus au sud, en Anjou et en Touraine. Ainsi, seulement par indivis dans un premier temps, elle tenait de son père la seigneurie et le château de Marcilly-sur-Maulne, localisés non loin de Château-la-Vallière11. Par la suite, son mariage la conduira également à entrer en possession d’héritages sis près de Chinon et de Doué-la-Fontaine. Le 7 septembre 1719, à l’âge de 24 ans, Marie-Madeleine de Vassé a en effet épousé l’un de ses cousins, Louis-Joseph de Fesques, de dix ans son aîné, écuyer, seigneur de la Rochebousseau12, lequel est le fils aîné de Jean-Charles de Fesques, écuyer, seigneur de Marmande, de la Rochebousseau puis de Coulaine, du chef de sa femme, Marie-Madeleine de Souvigné. Ce dernier titre est important car l’entrée de la terre de Coulaine dans la famille de Fesques explique en grande partie le crime commis en 1725. Pour l’heure, Marie-Madeleine de Vassé devient par alliance marquise de la Rochebousseau.
Le crime de Coulaine
La marquise était connue pour avoir un comportement tempétueux, « toujours déguisée en homme et toujours armée », nous dit le procureur du Roi de Chinon. De fait, les événements survenus le 14 juin 1725 dans le château de Coulaine – alors qu’elle était âgée de 29 ans et portait un enfant depuis six mois – permettent de le comprendre aisément13.
Toute l’affaire découle d’un sombre litige dû à un héritage. On l’a vu, en 1719, Marie-Madeleine de Vassé s’est mariée avec le fils aîné de Jean-Charles de Fesques. Ce dernier possédait, à cause de sa femme, la fille d’Urbain de Souvigné épousée en 1685, la terre et le château de Coulaine situés dans l’actuelle commune de Beaumont-en-Véron, à proximité de Chinon. Or, après le décès de Jean-Charles de Fesques, survenu en 1721, ses enfants ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur les « lots et partages » de la succession. Un procès de « plus de quatre ans » a alors débuté devant la sénéchaussée d’Angers. Dans le cadre de ce procès, le 5 juin 1725, les « fruits » de la seigneurie de Coulaine ont été pris à ferme, pour un an seulement (du 1 er mai 1725 au 30 avril 1726), par le frère et la soeur cadets de l’époux de la marquise de la Rochebousseau, à savoir Charles-Jean de Fesques, chevalier et seigneur de Marmande, et Jeanne-Charlotte de Fesques, cette dernière étant mariée, il importe de le signaler, à Henri Quirit, chevalier et seigneur de Vauricher.
Le bail judiciaire établi le 5 juin 1725 a fortement déplu à l’aîné des de Fesques et, bien plus encore, à sa femme Marie-Madeleine. De fait, en conséquence de cette adjudication et malgré des appels en cours, elle et son époux sont sommés de rendre les clés de la « maison principale de Coulaine ». En effet, le frère et la sœur du marquis de la Rochebousseau ont déposé leur caution et, surtout, obtenu, par une « ordonnance sur requête » datée du 13 juin 1725, le droit de prendre possession de la terre et du château de Coulaine et, ensuite, de procéder à l’inventaire des biens qui pouvaient se trouver sur place. Mais la marquise de la Rochebousseau n’est pas disposée à abandonner la partie. Le jour même de la rédaction de l’« ordonnance sur requête », soit le 13 juin 1725, elle se rend au château de Coulaine en compagnie de plusieurs serviteurs. Dès le lendemain, Charles-Jean de Fesques et Henri Quirit, ce dernier au nom de sa femme, se déplacent sur les lieux, accompagnés par des huissiers et un assistant, afin de faire appliquer les décisions du tribunal d’Angers et, tout à fait légalement, entrer en possession de leur bien.
Une première fois, vers dix heures du matin, la petite troupe se présente à Coulaine et trouve la petite porte d’entrée de la cour du château fermée à clé. Après plusieurs coups portés à celle-ci, un militaire, cavalier du régiment de Brissac, survient et expose qu’il a reçu l’ordre d’« empêcher et défendre par lui et autres » l’entrée du château « à qui que ce soit ». Après avoir échoué à faire entendre raison au militaire, voilà que la marquise de la Rochebousseau survient à son tour, qui déclare qu’il est hors de question pour elle d’ouvrir les portes d’entrée du château. L’un des huissiers explique alors qu’il est en droit, dans ces conditions, d’obtenir une « ordonnance de bris et rupture », ce à quoi Marie-Madeleine de Vassé aurait répliqué :
qu’elle ne se souciait point d’aucune ordonnance et que le premier bougre qui y viendrait pour ouvrir ou hacher ses portes, que le procès serait bientôt fini ; qu’elle avait quatre fusils actuellement à elle qui étaient chargés de chacun trois balles pour tuer ceux qui seraient assez hardis et voudraient y entrer ; qu’en outre, quoi qu’elle eut un secours considérable pour exécuter ses desseins, qu’elle était venue exprès au dit lieu de Coulaine pour les faire exécuter et qu’elle attendait sous peu un autre secours plus considérable qui lui allait arriver dans le moment.
De fait, la détermination et les intentions de la marquise sont désormais très claires. Les discussions et la négociation se poursuivent encore un moment à travers la porte. Les huissiers rappellent ainsi à Marie-Madelaine de Vassé que « quoique dame » elle pourrait « par ses violences » être arrêtée. Rien n’y fait et celle-ci lâche finalement : « Faites tant de procès-verbaux que vous voudrez, je ne m’en souffre point et je m’en moque ! » Face à une telle obstination et, surtout, parce qu’ils ont aperçu dans le parc du château plusieurs personnes inconnues qui pouvaient être le secours « plus considérable » évoqué par la marquise, les visiteurs jugent plus raisonnable de s’éloigner un peu et, finalement, de quitter les lieux, du moins provisoirement.
En milieu d’après-midi, le groupe du matin revient sur place mais quelque peu étoffé. De fait, pour ne pas subir un deuxième échec, les huissiers sont accompagnés par les cinq membres de la brigade de maréchaussée de Chinon et ils ont amené avec eux un serrurier. Après plusieurs coups donnés à la petite porte de la cour du château, ordre est finalement donné à l’artisan, « de par le Roi », de procéder à l’ouverture, en dépit de la présence d’une plaque de fer destinée à bloquer le verrou. La troupe peut ainsi pénétrer à l’intérieur de la cour. Tout se passe alors très vite. En effet, arrivés près du château, tous ont pu apercevoir :
deux espèces de portes qu’on tenait au-devant d’une fenêtre du dit château, et vu et entendu fermer à clé, verrou ou autrement la porte d’entrée du degré du dit château de Coulaine et, sur-le-champ, ladite dame de la Rochebousseau aurait paru à ladite fenêtre où étaient lesdites fausses portes qui lui servaient de bouclier et parades, avec un fusil en main ; lequel fusil elle aurait tiré sur ledit seigneur de Vauricher […] duquel coup il a tombé par terre en disant : Soulagez-moi, je suis mort !
Malgré une première victime, les coups de feu ne cessent pas, bien au contraire, tirés tant par la « dame de la Rochebousseau que par autres qui étaient renfermés avec elle dans ledit château ». Pris sous des tirs nourris, pendant plus d’un quart d’heure, les hommes présents dans la cour ne doivent leur salut qu’à un tas de chaume derrière lequel ils peuvent se cacher des tireurs. L’un des archers est cependant blessé. Finalement, « à la faveur des coups de fusils » tirés par les cavaliers de la maréchaussée, toute la troupe parvient à sortir de la cour14.
En ce 14 juin 1725, la tentative de prise de possession du château de Coulaine s’est donc soldée par un blessé léger et un mort15. À la lecture des pièces rédigées sur place par l’un des huissiers et ensuite par la justice royale de Chinon, la culpabilité de Marie-Madeleine de Vassé ne fait aucun doute. De même, à travers ces documents, la préméditation de l’homicide commis sur la personne de Henri Quirit semble évidente. Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, la marquise de la Rochebousseau n’aura jamais à répondre de son crime. Ainsi, après une vie exceptionnellement longue de plus de 90 ans, elle s’éteindra paisiblement, le 15 février 1786, dans ses terres beauceronnes.
Il conviendra un plus loin d’expliquer cette « anomalie » et comprendre comment Marie-Madeleine de Vassé a pu échapper à la justice des hommes. En attendant, intéressons-nous à un autre « méchant noble » qui a bénéficié d’une certaine impunité tout au long de sa vie, et ceci malgré une multitude de crimes commis.
Les « horribles excès » du sieur de la Carte
L’individu en question est souvent désigné dans les documents de l’époque sous les termes de « sieur de la Carte ». Cette appellation est pour le moins banale – et un faisceau de caractères attestent de son intégration sociale – mais derrière se cache un véritable tyran local prénommé Antoine Dupré.
Antoine Dupré sieur de la Carte
Ses parents sont Philippe Dupré et Anne-Marie Dubreuil, des nobles tourangeaux élevés tous les deux dans la religion protestante16. À l’origine, le couple était semble-t-il installé à Crouzilles, paroisse située non loin de L’Île-Bouchard, un centre important du protestantisme en Touraine jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes (1685). C’est du reste dans la paroisse de Crouzilles, le 26 janvier 1686, que Philippe Dupré, le père, a prononcé officiellement son abjuration. L’année suivante, dans la même paroisse, il est qualifié de « chevalier, seigneur de la Carte, Montigny et autres lieux » lorsqu’il épouse la fille de « noble homme » André Dubreuil « vivant écuyer, seigneur de la Vignonnière ». À l’occasion de leur mariage, Philippe Dupré et Anne-Marie Dubreuil déclarent avoir eu une fille baptisée à La Rochelle, paroisse Notre-Dame, en 1686. Quant à Antoine Dupré, il est né vers 1688. L’imprécision quant à la date de naissance tient au fait qu’il a été baptisé tardivement, à l’âge de cinq ans « environ », ce qui semble révéler une abjuration des parents d’abord peu sincère.
Par la suite, le couple s’installe dans la Gâtine tourangelle, à Saint-Laurent-de-Lin où, d’ailleurs, le desservant de la paroisse enregistre en 1693 les sépultures de Martin et Jeanne Dupré décédés respectivement à l’âge de trois et deux ans « ou environ ». De même, le 27 janvier 1693, Philippe Dupré et Anne-Marie Dubreuil font baptiser Antoine à Lublé, paroisse limitrophe de Saint-Laurent-de-Lin17. Dans cette dernière localité, le couple détient deux petites seigneuries et habite à La Carte dans un petit manoir18. Ils appartiennent au monde des hobereaux, à ces gentilshommes campagnards si nombreux dans le royaume de France. Cependant, rattachés à une lignée assez prestigieuse, ils ont des cousins influents dans la capitale du royaume. La famille, originaire de l’Île-de-France, était ainsi affiliée aux Dupré de Saint-Maur, lesquels comptaient dans leur rang, au début du xviiie siècle, deux officiers au Parlement et à la Chambre des comptes, un trésorier de France postérieurement maître ordinaire en la Chambre des comptes et membre de l’Académie française (à partir de 1733)19.
Antoine Dupré a perdu ses parents assez tôt. Philippe, son père, a en effet quitté ce monde le 23 janvier 1698, dans des conditions très particulières sur lesquelles nous reviendrons. Anne-Marie Dubreuil est quant à elle décédée en 1709. Dès l’âge de 21 ans, Antoine Dupré s’est retrouvé seul à la tête du modeste patrimoine légué par ses parents. À cette époque, le seigneur de la Carte est officier dans l’armée royale. Il est en effet cornette, c’est-à-dire porte-étendard, dans le régiment du colonel général de la cavalerie (dit aussi régiment de la Cornette blanche), soit l’équivalent d’un lieutenant dans l’infanterie. À ce titre, il participe, à la fin du règne de Louis XIV, à la guerre de Succession d’Espagne. Par la suite, vers 1724, soit au tout début du règne personnel de Louis XV, il est également nommé garde du corps du roi, une charge occupée par quartier. Enfin, vers 1728, avec le titre de sous-brigadier, il prend la direction de la brigade de maréchaussée de Château-la-Vallière. Le sieur de la Carte s’est marié assez tardivement, le 14 juillet 1721, à l’âge de 33 ans. Son mariage n’est pas banal car, ce jour-là, Antoine Dupré a épousé Ursule Guérin, une ancienne servante avec qui il avait eu auparavant trois enfants. Après avoir légalisé son union, le couple aura encore au moins dix enfants. Ce n’est pourtant pas en tant que père de famille prolifique qu’Antoine Dupré mérite notre attention mais bien parce que, pendant plus de vingt ans, ce dernier a commis de nombreux crimes et méfaits dans la région de Saint-Laurent-de-Lin et de Château-la-Vallière, lesquels sont restés quasiment tous impunis.
Une « conduite des plus déréglées »
Un document rédigé en 1728 permet de prendre toute la mesure des multiples excès commis par le sieur de la Carte durant de longues années, sans que rien ne puisse jamais l’arrêter20. La pièce d’archives en question est intitulée exactement « État des procès criminels que le sieur Dupré de la Carte, écuyer, à présent sous-brigadier de la brigade de la maréchaussée de Château-la-Vallière a eus, justifiant qu’il est d’une conduite des plus déréglées et qu’il mérite d’être enfermé pour le reste de ses jours pour éviter qu’il ne tue les personnes à qui il en veut pour un oui ou pour un non » !
Après ce titre on ne peut plus clair, le document énumère les nombreuses plaintes déposées au tribunal seigneurial de Château-la-Vallière contre Antoine Dupré. En 1710, Guy Videgrain, curé de Lublé, dénonce un « vol commis dans sa maison avec rupture et effraction ». En 1712, c’est au tour de René Godeau, notaire et avocat-procureur seigneurial, de porter plainte contre le sieur de la Carte « au sujet de plusieurs violences qu’il avait exercées contre lui et menaces qu’il avait faites ». La même année, suite à une « dénonciation » rédigée par le même René Godeau, une vaste poursuite est également engagée à l’encontre d’Antoine Dupré par le procureur fiscal du duché-pairie de La Vallière « pour des jurements, blasphèmes et reniements du saint nom de Dieu, ce qu’il aurait mis en avant lui être ordinaire, pour avoir tiré plusieurs coups de fusil sur différents particuliers, menacer des personnes de les tuer, en outre pour avoir tourné en ridicule les cérémonies de l’Église et commis souvent des impiétés », enfin pour « avoir engagé différents particuliers, à lui affidés, d’aller tuer et assassiner certaines personnes ». Autant de causes de poursuites (très graves) qui n’arrêtent pas notre homme. En effet, en 1715, une nouvelle plainte est déposée par Jean Mollet, métayer du sieur de la Carte, « au sujet des mauvais traitements à lui faits21 ». En 1717, une autre plainte est déposée par Louise Avril, veuve de Louis Lebreton, contre le sieur Dupré de la Carte « pour avoir maltraité ses enfants, même [leur avoir] donné plusieurs coups de baïonnette ». La même année, sans qu’aucune plainte ne soit « rendue », le sieur Dupré de la Carte « engagea » encore Mathurin Lebreton, « sergent du duché-pairie de La Vallière demeurant à Courcelles, proche Château-la-Vallière, d’aller le voir, et y étant allé, ledit sieur de la Carte lui fit une querelle et lui tira un coup de fusil ou pistolet dans la cuisse qui l’obligea de garder le lit pendant deux à trois ans et jusqu’à sa mort ». Et les excès se poursuivent encore. En 1723, une plainte est déposée cette fois par Jacques Fardeau, nouveau métayer d’Antoine Dupré, « pour l’avoir frappé, ses enfants et ses domestiques, avoir fouetté une de ses servantes jusqu’au sang, [avoir] couru après ses enfants avec un fusil et avoir enfermé lui, Fardeau, pour le battre, et l’avoir battu ». En 1725, une énième plainte est déposée contre le sieur de la Carte par le procureur fiscal de Château-la-Vallière « pour avoir tiré et fait tirer par son valet à coups de fusil trois ou quatre personnes et notamment le nommé Delaporte marchand meunier ». Enfin, notre source indique qu’en 1728 :
le sieur de la Carte étant au cabaret à Château-la-Vallière, sur les dix heures du soir, avec Joseph Ferrière son valet, qui est un fripon connu pour tel dans le pays, auraient frappé un garde et sergent du duché de La Vallière qui ne leur disait rien et l’auraient tué sans que plusieurs personnes ne les en empêchèrent ; le sieur de la Carte disait à son valet : Tue-le, tue-le, hache-le ! et lui auraient, l’un et l’autre, foulé les pieds sur l’estomac et la tête, disant qu’ils voulaient le tuer.
Et le document de rappeler son état de commandant de brigade de maréchaussée et d’ajouter :
Depuis qu’il est sous-brigadier, il ne s’est point passé de semaine qu’il n’ait fait quelques querelles et mauvaises actions, comme d’avoir tiré depuis un an sur plusieurs enfants de la ville de Château-la-Vallière ; avoir donné des soufflets à des personnes qui ne lui disaient rien ; avoir cassé l’épée d’un enfant de famille, fils d’un officier de monseigneur d’Orléans, qui demeure à une demie lieue de Château-la-Vallière où il était venu à la foire pour ses affaires, et ce sans qu’il lui parla ; avoir fait des querelles dans toutes les assemblées où il s’est trouvé ; s’occuper jour et nuit à insulter un chacun ; menacer de tuer et être toujours au cabaret ; faits qu’on offre de prouver.
Plus grave encore, depuis qu’une information a été organisée par la justice seigneuriale de Château-la-Vallière (dans le cadre de l’affaire de coups dont le garde-chasse a été victime), « le sieur de la Carte a menacé de tuer le sénéchal et les autres officiers du duché de La Vallière, disant qu’il savait qu’il périrait mais qu’il voulait se contenter ». Ces menaces très sérieuses ont d’ailleurs contraint l’intendant du duc de La Vallière, présent sur place, et le capitaine des chasses « d’ordonner aux gardes d’être à la garde du sénéchal de jour et de nuit […] si vrai que lorsqu’il marche dans les rues, il y a des gardes à côté de lui ; qu’outre ce, ledit sieur de la Carte dit qu’il le tuera en la présence des gardes ensuite de quoi [il] passera dans les pays étrangers n’ayant rien à perdre ». Or ce mémoire de 1728 n’a pas été suivi d’effets. Pire, la crainte énoncée dans son entame concernant le risque « qu’il ne tue les personnes à qui il en veut » s’est malheureusement vérifiée. En effet, le jeudi 7 août 1732, en pleine moisson, Antoine Dupré assassine lâchement son voisin, Jean Lebreton, meunier au Moulin d’Hiver, d’un coup de fusil tiré dans le dos. Pourtant, malgré cet ultime forfait gravissime, qui s’ajoute à des violences précédentes à l’origine de la mort d’au moins deux hommes (le métayer Mollet et le sergent seigneurial Lebreton), le sieur de la Carte ne sera pas inquiété outre mesure. Ainsi, Antoine Dupré mourra de sa belle mort, dans son lit, le 6 décembre 1755, âgé de 68 ans.
Les moyens utilisés pour échapper à de lourdes peines
Comment se fait-il que les crimes du sieur de la Carte et de la marquise de la Rochebousseau soient restés impunis ? Face à une institution judiciaire qui n’est pas restée inactive, loin de là, quels moyens ont très précisément été mis en œuvre par les deux criminels pour échapper à des sanctions légitimes ? Pour répondre à ces questions, il convient de reprendre en détail les différentes pièces du dossier.
Les habiles moyens mis en œuvre par le sieur de la Carte
Commençons par analyser le cas du sieur de la Carte car ce dernier est assez complexe. En effet, pour se tirer d’affaire à chaque fois, Antoine Dupré a usé de toute sorte de moyens qui prouvent à l’évidence que l’individu connaissait parfaitement les failles et les faiblesses de la justice et les diverses possibilités qu’elle offrait pour échapper à une peine.
Pour le vol « avec rupture et effraction » commis en 1710 à l’encontre du curé de Lublé, la justice seigneuriale de Château-la-Vallière a agi assez rapidement et, compte tenu des premiers éléments rassemblés, a décrété Antoine Dupré de prise de corps. De fait, le sieur de la Carte a été appréhendé et transféré dans la prison seigneuriale de Château-la-Vallière un peu plus d’un mois après le dépôt de la plainte. Comme le prévoyait la procédure criminelle, au cours de sa détention, la justice a fait subir à Antoine Dupré plusieurs interrogatoires sans obtenir sa soumission22. Ainsi, au cours de l’instruction préparatoire menée à Château-la-Vallière, le sieur de la Carte a tenté de faire pression sur des témoins pour qu’ils déposent en sa faveur. Avant la sentence du 3 mars 1711, il a également commis, dans la prison de Château-la-Vallière, une « rébellion à justice » caractérisée, en se rendant coupable d’injures, de menaces de mort et de violences à l’égard d’un huissier seigneurial. Enfin, après le prononcé de cette même sentence de 1711, Antoine Dupré a tenté de s’évader de la prison de Château-la-Vallière en creusant, avec ses doigts et à l’aide d’un couteau, un trou dans le mur de sa cellule. Finalement, le procès a suivi la voie extraordinaire. En conséquence, le 3 mars 1711, la justice seigneuriale prononce une sentence interlocutoire dans laquelle il est décidé que l’accusé sera « appliqué à la question ordinaire et extraordinaire pour apprendre par sa bouche la vérité des faits résultant du procès ». Dix jours après le prononcé de cet arrêt provisoire de torture, le sieur de la Carte fait appel au Parlement, comme le droit l’y autorise. Avant son procès en appel à Paris, l’accusé fait rédiger et imprimer dans la capitale un factum c’est-à-dire un long mémoire, contenant ses éléments de défense, destiné à influencer le jugement des magistrats. La démarche s’avère bénéfique puisque le 11 mai 1711 une sentence de « plus amplement informé » de trois mois est prononcée par le parlement de Paris à l’encontre du sieur de la Carte. Mieux, le 18 juin 1712, les magistrats parisiens décident par une seconde sentence de le renvoyer Quousque (Quant à présent) ce qui, de fait, le met hors de cause. Le plus proche d’un acquittement serait un jugement d’absolution23. Il s’agit là d’un renvoi causé par une accusation trop faible, « jusques à rappel » dit-on aussi, jusqu’à reprise éventuelle de la procédure. De même un « arrêt de plus amplement informé » suivi d’un élargissement laisse le prévenu dans un état indéfini en accusation et en indignité. Antoine Dupré n’a donc pas remporté son procès mais, surtout, il ne l’a pas perdu.
En 1712-1713, dans la grave affaire dénoncée par René Godeau et reprise ensuite par le ministère public pour blasphèmes, impiétés, menaces de mort, violences, voies de fait, etc., un nouveau procès à l’extraordinaire est mené à Château-la-Vallière à l’encontre d’Antoine Dupré. Face à la gravité des faits poursuivis, la justice seigneuriale décide une nouvelle fois de faire arrêter le sieur de la Carte. Toutefois, si une perquisition est bien menée à son domicile, l’individu demeure introuvable. De fait, il continue quelque temps encore ses mauvais agissements et le procès se poursuit en son absence. Des témoins affirment ainsi qu’Antoine Dupré aurait tenté de forcer et de violer plusieurs femmes en n’hésitant pas, au passage, à leur montrer ses « parties honteuses ». Pour stopper l’information en cours, l’accusé fait alors appel au parlement de Paris. Sans succès. Les officiers seigneuriaux de Château-la-Vallière poursuivent en effet le procès et finissent même par faire arrêter le sieur de la Carte. Ce dernier, lors de son premier interrogatoire, déclare d’emblée ne vouloir répondre à aucune question et ne connaître d’autres juges que ceux du Roi. De plus, s’appuyant sur le fait que le juge seigneurial de Château-la-Vallière était le frère de celui qui avait déposé la dénonciation à l’origine des poursuites, Dupré de la Carte demande et obtient le déport du juge en question. Malgré cette difficulté, les officiers seigneuriaux poursuivent le procès par la voie extraordinaire. Il ne pourra cependant pas aboutir car Antoine Dupré, après avoir exigé le déport des différents juges et avocats de Château-la-Vallière en capacité de le juger, obtient finalement du parlement de Paris que son procès soit renvoyé devant le siège présidial de La Flèche. Cette stratégie visant à « dépayser » l’affaire s’est avérée payante puisque le document de 1728 nous apprend que les officiers royaux « n’ont rien fait depuis ».
En 1715, une fois n’est pas coutume, Antoine Dupré est condamné pour les coups violents portés à Mollet, son métayer, à la tête, au ventre et aux reins, à l’aide d’une mailloche de sabotier. Dans un premier temps, la justice seigneuriale de Château-la-Vallière a prononcé un ajournement à comparaître à l’encontre de l’accusé, converti, dix jours plus tard, faute de comparution, en décret de prise de corps. Toutefois, celui-ci ne sera jamais appliqué. Le juge de Château-la-Vallière rend cependant une sentence dans laquelle il octroie 100 livres de provision à la victime pour ses « aliments et médicaments ». Encore une fois, Antoine Dupré fait appel de la décision au parlement de Paris. Mais il est débouté. Le 30 septembre 1716, un arrêt définitif de la chambre des vacations le condamne en effet à une aumône de 100 livres « aux pauvres prisonniers de la Conciergerie du palais » et, surtout, à 1 000 livres de réparation civile envers Mollet, outre les provisions de 100 livres attribuées en première instance, et aux dépens. Il n’est pas certain que le contenu de cette sentence ait été honoré en totalité. On sait en effet que le sieur de la Carte était criblé de dettes.
En 1717, un autre moyen est utilisé par Antoine Dupré pour ne pas être poursuivi et condamné par la justice dans le litige l’opposant à Mathurin Lebreton. En l’occurrence, si aucune plainte n’a été déposée par le sergent seigneurial, touché au bas-ventre par un tir de « fusil ou pistolet », c’est que, nous apprend le document de 1728, le sieur de la Carte « s’obligea par transaction, le lendemain de l’action, de lui payer une certaine somme pendant sa vie, ce qui a été exécuté ».
Quant aux affaires de 1723 et 1725 évoquées dans le même document, elles ont bien été instruites par la justice seigneuriale de Château-la-Vallière mais sans dépasser le stade de l’information. Enfin, dans l’affaire de 1728 impliquant le sieur de la Carte et son valet, les officiers seigneuriaux se sont contentés d’accorder à la victime, le sergent seigneurial Renard, 45 livres de dommages et intérêts sous la forme d’une « sentence de provision ». Quant aux graves menaces de mort prononcées par Dupré à l’encontre du juge seigneurial de Château-la-Vallière, elles n’ont donné lieu à aucune poursuite judiciaire.
En revanche, face au crime commis en 1732 par le sieur de la Carte, le tribunal de Château-la-Vallière a fait tout le nécessaire pour que la justice passe. Il faut dire que les faits poursuivis étaient particulièrement graves. Le jeudi 7 août 1732, de manière volontaire et préméditée, Antoine Dupré a en effet tué Jean Lebreton, son voisin du Moulin d’Hiver, en lui tirant une balle dans le dos avec un fusil. Très grièvement touché à l’intestin et à la rate, la victime a succombé à ses blessures deux jours après. Une plainte est déposée dès le 8 août par Catherine Genest, l’épouse de la victime. De même, deux jours plus tard, l’arrestation du sieur de la Carte est décrétée par le juge seigneurial de Château-la-Vallière. En conséquence, une perquisition est effectuée à son domicile le jour même. Mais après une recherche minutieuse, l’accusé n’y est pas trouvé. De nombreux biens présents sur place, dont trois fusils à long fût, une carabine, une paire de pistolets, deux épées, un sabre et une baïonnette, sont toutefois saisis par la justice – sage précaution ! Le procès criminel suit ensuite son cours normalement en dépit de l’absence de l’accusé. Le 2 octobre 1732, la sentence définitive tombe. Elle déclare qu’Antoine Dupré est dûment atteint et convaincu d’avoir « assassiné de guet-apens Jean Lebreton d’un coup de fusil chargé à balles » pour réparation de quoi l’accusé est condamné « d’avoir les jambes, cuisses, bras et reins rompus vifs sur un échafaud qui, pour cet effet, sera dressé » sur la place publique de Château-la-Vallière et ensuite l’accusé sera mis « sur une roue, la face tournée vers le ciel, pour y finir ses jours ; ce fait, son corps mort [sera] porté par l’exécuteur de la haute justice dans l’endroit où il a commis ledit assassin[nat] ». Cependant, s’agissant d’une condamnation à mort par contumace, la sentence précise qu’elle sera exécutée « par effigie en un tableau qui sera attaché à une roue par l’exécuteur de la haute justice ». Enfin, pour son lâche assassinat, les juges de Château-la-Vallière condamnent le sieur de la Carte à 400 livres d’amende envers le seigneur du duché, à la somme de 1 500 livres de dommages et intérêts civils envers la veuve Lebreton et aux dépens. Plusieurs mois plus tard, soit le 13 avril 1733, cette peine capitale par effigie sera réellement exécutée, un jour de marché, sur la place principale de Château-la-Vallière.
Pour cette dernière affaire, les preuves font quelque peu défaut mais il est très vraisemblable qu’Antoine Dupré a réussi à se sortir de la très mauvaise posture dans laquelle il était en concluant à l’amiable une transaction financière avec la famille de la victime. Une chose est sûre, malgré son retour dans le pays dès, au minimum, le milieu de l’année 1733, le procès qui avait conclu à sa condamnation à mort par contumace ne sera jamais repris. Preuve que la justice était satisfaite et qu’elle accordait le droit à l’accusé de reprendre une vie « normale ». Dupré aurait-il bénéficié d’une reconnaissance sociale d’un droit de vengeance, qui n’aurait pas étonné au xvie siècle mais qui surprend dans les années 1700 ? En effet, en tuant Jean Lebreton, le sieur de la Carte a pu assouvir une vengeance personnelle longuement mûrie. En janvier 1698, Philippe Dupré avait en effet été assassiné par Louis Lebreton, son voisin du moulin d’Hiver, lequel n’était autre que le propre père de Jean Lebreton, celui-là même qu’Antoine Dupré a abattu en 1732. De fait, depuis la mort de son père, survenue alors qu’il avait environ 10 ans, le sieur de la Carte vouait une haine sans nom à la famille Lebreton, comme l’attesteraient en 1717 les propos suivants prêtés à Antoine Dupré : « Je vengerai la mort de mon père » ou encore « Je me poignarderai plutôt que de ne pas me défaire des Breton ; je porterai le premier coup ».
Le moyen infaillible employé par la marquise de la Rochebousseau
Même s’il a commis des « crimes atroces », le sieur de la Carte a recouru à toutes sortes de procédés pour échapper aux peines les plus sévères. Dans le cas de la marquise de la Rochebousseau, un seul moyen, parfaitement légal, a été utilisé pour échapper à une sanction très lourde. Mais avant de l’évoquer, revenons un peu en arrière.
Quelques heures seulement après le « crime de Coulaine », la justice royale de Chinon est entrée en action. Dès la fin de la soirée du 14 juin 1725, le lieutenant particulier criminel du bailliage et siège royal de Chinon s’est en effet rendu au château pour dresser le « procès-verbal de l’état du cadavre du sieur Quirit de Vauricher ». Après quoi, deux maîtres chirurgiens de Chinon ont été convoqués sur place et ont reçu commission pour « visiter » le corps de la victime. Dès le lendemain du crime, une plainte a également été déposée par le procureur du Roi du siège de Chinon. Celle-ci insiste notamment sur la préméditation du crime et sur la responsabilité pleine et entière de la marquise de la Rochebousseau dans la mort de Henri Quirit. D’ailleurs, elle se termine en affirmant que :
comme il n’y eut jamais une rébellion à justice plus criminelle, d’autant plus qu’elle a été faite de dessein prémédité, ladite dame de la Rochebousseau qui est une femme des plus violente, toujours déguisée en homme et toujours armée, ayant fait connaître son mauvais dessein quelques jours avant de l’exécuter et étant partie d’Anjou avec [des] gens armés à cette intention, il est de l’intérêt public que le crime ne demeurera pas impuni.
L’information débute assez rapidement. Ainsi, dès le 17 juin, soit trois jours après le crime commis, les premiers témoins sont entendus. Le lendemain, d’autres particuliers viennent encore apporter leur témoignage à la justice. L’information se termine enfin le 20 juin avec la déposition des deux chirurgiens mandatés pour procéder à l’expertise médicale du corps de la victime. Le 21 juin, un décret de prise de corps est requis par le procureur du Roi de Chinon à l’encontre de Marie-Madeleine de Vassé et des nommés Brard et Saint-Aubin, deux serviteurs, tous accusés « en crime de meurtre, excès, violences et rébellion à justice ». Avec de tels chefs d’inculpation, la marquise de la Rochebousseau et ses deux acolytes risquaient gros. Mais c’était sans compter sur les possibilités offertes par la procédure criminelle alors en vigueur en France.
D’abord, le 3 juillet exactement, le mari de la principale accusée obtient un « arrêt de la cour » qui permet le renvoi de la procédure devant les magistrats du parlement de Paris. En conséquence, avant d’envoyer les copies des pièces du procès dans la capitale, un inventaire des « grosses » est dressé à Chinon. En réalité, il semble bien que les magistrats parisiens n’aient pas eu le temps d’examiner ces documents. En effet, au cours de la seconde moitié de l’année 1725, à une date qu’il est impossible de déterminer avec plus de précision, la marquise de la Rochebousseau a obtenu la grâce du roi Louis XV sous la forme de lettres de rémission24. Le document qui octroie le pardon royal est intéressant à parcourir car il livre une version des faits bien différente de celle qui se dégage des diverses pièces du procès criminel entamé à Chinon. Globalement, si l’on en croit le récit fait pour la suppliante et validé par les lettres de grâce, la marquise de la Rochebousseau serait la victime et ses deux beaux-frères les agresseurs. Finalement, Marie-Madeleine de Vassé n’aurait tiré sur le sieur Quirit que parce qu’elle s’était sentie menacée n’ayant, du reste, « que sa robe de chambre » sur elle et « étant occupée à son ménage ». Ainsi, face à une petite troupe armée jusqu’aux dents et constituée d’individus inconnus qui auraient surgi chez elle sans crier gare, l’innocente marquise aurait seulement agi en situation de légitime défense. Dans tous les cas, avec ces lettres royales, la procédure était close et parce que la justice avait été rendue, avec l’assentiment, théoriquement, de la partie civile, Marie-Madeleine de Vassé ne pouvait plus être inquiétée pour le crime commis sur la personne de Henri Quirit. De manière plus générale, en recourant à la grâce, l’ordre était restauré et la société pacifiée.
Les démêlés avec la justice du sieur de la Carte et de la marquise de la Rochebousseau donnent ainsi une bonne illustration des principaux moyens qui pouvaient être utilisés à la fin de l’Ancien Régime pour échapper à de lourdes décisions judiciaires, en particulier la torture et la peine capitale. D’abord, des moyens illégaux, à savoir influencer ou suborner des témoins et, plus efficace encore, prendre la fuite, ne pas obéir à un décret de prise de corps ou encore (même si le sieur de la Carte a échoué dans cette tentative) s’échapper de prison et jouer sur le temps. Ensuite, des procédés juridiques prévus par la loi : la récusation d’un juge (notamment pour cause de parenté), l’appel au parlement de Paris (avant même que ne soit rendu un jugement ou après une sentence), la grâce royale, les transactions à l’amiable et, pour influencer les magistrats, la publication d’un factum.
Conclusion
Finalement, les cas du sieur de la Carte et de la marquise de la Rochebousseau illustrent-ils les échecs récurrents de la justice d’Ancien Régime ? Si l’on se réfère aux valeurs qui sont les nôtres et, surtout, à la manière dont fonctionne la société aujourd’hui, notamment cette volonté affichée de poursuivre le maximum de comportements déviants, on serait tenté de répondre par l’affirmative. Ainsi, la façon avec laquelle les magistrats de Château-la-Vallière ont fermé les yeux sur certains crimes commis par Antoine Dupré a de quoi surprendre. En revanche, si l’on se place dans le contexte juridique et dans celui des modes de pensée de l’époque, la réponse est plutôt négative. D’abord, force est de constater que la justice n’est pas restée inactive face aux différents crimes perpétrés par le sieur de la Carte et la marquise de la Rochebousseau. Ainsi, de manière assez rapide et efficace, que ce soit dans le cadre d’un bailliage royal ou d’une cour seigneuriale, les magistrats ont fait leur travail en respectant au mieux les règles de procédure et les formes du droit. Certes, ils ne sont jamais parvenus à sanctionner sévèrement les deux individus en question. Mais le but de la justice d’Ancien Régime était-il de punir à tout prix ? Ce n’est pas sûr. Avant la Révolution, il apparaît plutôt, comme semblent le prouver les recherches historiques de ces dernières années, que le rôle des magistrats consistait d’abord à assurer l’ordre et la concorde au sein du corps social et ce quel que soit le moyen utilisé25. Ainsi, dans la mesure où ils permettaient de rétablir le calme et la sérénité entre deux familles, les arrangements financiers à l’amiable, y compris dans le cadre d’une affaire criminelle, étaient parfaitement acceptés par les juges. De même, le recours à la grâce royale faisait encore partie du fonctionnement normal de la justice d’Ancien Régime. Dans ces deux situations, le but recherché – rétablir la paix avant tout – était en effet accompli. Dans le cas de la grâce accordée par le souverain, la pratique permettait par ailleurs au Roi d’affirmer sa toute-puissance ; le Roi pouvait ainsi rappeler régulièrement à ses sujets qu’il était l’unique « source de justice » dans le royaume et que lui seul était en mesure, en quelque sorte, de donner la mort26.
Reste une dernière question, assez difficile : la manière avec laquelle le sieur de la Carte et la marquise de la Rochebousseau ont été traités traduit-elle l’existence, avant la Révolution, d’une « justice de classe » ? Là encore, il serait tentant, au premier abord, de répondre affirmativement tant il paraît choquant et immoral, à une époque et dans un pays qui place le principe de l’égalité au-dessus de tout, que les crimes commis par ces deux privilégiés soient restés impunis. Pour autant, peut-on dire que c’est leur seul statut social qui a permis à Antoine Dupré et à Marie-Madeleine de Vassé d’échapper à une lourde peine ? On peut difficilement l’affirmer d’autant plus que des contre-exemples, à l’image du chevalier de la Barre, exécuté à Amiens en 1766 pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables », pourraient être avancés. Une certitude cependant : c’est parce qu’ils connaissaient parfaitement le fonctionnement de la justice, qu’ils avaient de l’argent et, plus important encore, des relais et des appuis efficaces à la cour ainsi qu’auprès des magistrats parisiens, que le sieur de la Carte et la marquise de la Rochebousseau n’ont pas été sanctionnés lourdement. Tout autre individu qui cumulait ces trois atouts pouvait prétendre, dans les mêmes conditions que les membres de second ordre, bénéficier d’une certaine mansuétude de la part de l’institution judiciaire. Ainsi, au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime, les lettres de rémission n’étaient pas réservées qu’aux riches, y compris au xviiie siècle27. Inversement, ceux qui ne pouvaient pas tirer profit de ces trois avantages, la connaissance du droit, la possession d’argent et de « réseaux », et, qui plus est, vivaient à la marge de la société et n’étaient pas protégés par le reste de la communauté d’habitants, risquaient fort de subir les foudres de la justice et ce, parfois, pour un crime que nous jugerions aujourd’hui mineur. À mon sens, ce n’est donc pas de manière délibérée et consciente que la justice d’Ancien Régime pratiquait une « justice de classe ». On pourrait du reste peut-être en dire autant avec l’institution judiciaire actuelle.