« [Convaincu] d’avoir avec la dite demoiselle de Tance sa fille un commerce incestueux depuis plusieurs années, d’avoir aussi suborné et corrompu une partie de ses servantes qui ont été à son service, et entretenu avec elles un commerce impudique et quelques fois même aux yeux de la demoiselle sa fille1. »
Claude de Tance, écuyer, sieur de Villaubois est condamné en 1719.
Nul doute : cette sentence de juin 1719 révèle l’insupportable et l’inadmissible au xviiie siècle en France, à savoir l’inceste en ligne directe. Il se définit, selon Muyart de Vouglans, comme :
ceux qui se commettent par les pères ou mères avec leurs propres enfants, soit légitimes, soit naturels. […] Comme le mariage est prohibé entre ceux-ci à l’infini, tant par le Droit Canonique, que par le Droit Civil, et que d’ailleurs les Incestes de cette espèce violent également les droits de la nature et celui des gens ; l’on ne peut douter qu’ils ne soient aussi des plus punissables2.
Le juriste est intraitable : ce « crime de luxure contre nature » relève de l’horreur à la fois moral et social3. Crime marqué par l’infamie et le tabou, il est étudié en anthropologie, psychologie ou littérature4. Mais il reste peu analysé au sein de la discipline historique, hormis la synthèse de Fabienne Giuliani sur l’histoire de l’inceste au xixe siècle5. Isabelle Brancourt a mené en 2014 une réflexion sur la perception de ce crime au sein du parlement de Paris au début du xviiie siècle, à travers les archives du parquet. Elle a mis en évidence la difficulté de saisir un crime qui ne dit pas son nom, tapi dans l’ombre d’autres crimes et d’autres délits sexuels : rapt de séduction, rapt avec violence, viol, etc.6. Dans notre cas aussi, rien n’avait permis de deviner, dans les inventaires et archives du parlement de Paris, la nature réelle du crime commis par Claude de Tance de Villaubois. Cette affaire est invisible dans l’Inventaire 450 des archives du Parlement7 . Elle ne s’est révélée qu’à travers une autre archive judiciaire, celle du Tribunal des maréchaux ou du Point d’honneur8. C’est ainsi qu’en 1739 un conflit de seigneurie au sein d’une même famille noble champenoise mobilise, dans les attaques et défenses entre parties, l’arrêt criminel du 4 décembre 1719 et dévoile un crime monstrueux qui entache encore, vingt ans après les faits, l’honneur et la dignité de tous les hommes et femmes de la parenté. Ce cas criminel permet donc de saisir à la fois les mentalités sociales et nobiliaires du début du xviiie siècle, mais également les conceptions de la famille9 et des crimes familiaux10. À la croisée de plusieurs champs historio-graphiques, histoire de la criminalité, de la noblesse, de la sexualité ou de la famille, les crimes de Claude de Tance de Villaubois lèvent le voile sur ce qui relève de l’inadmissible, au cœur des problématiques portées par Antoine Follain dans son séminaire « Trop, c’est trop ! »11.
Ainsi, dans quelle mesure les crimes de Claude de Tance, écuyer, sieur de Villaubois, révèlent-ils l’insupportable social et nobiliaire de la France du xviiie siècle ? La perception des crimes de Claude de Tance ne peut se faire sans une présentation, succincte, des juridictions, des protagonistes et des lieux du crime. Les forfaits reprochés à Claude de Tance et à sa fille seront ensuite interrogés, afin de permettre, dans un dernier temps, de percevoir les temps de la répression, les représentations et les mentalités de ces nobles criminels.
Un crime en Champagne
Les démêlés judiciaires de Claude de Tance de Villaubois et de sa fille Marguerite ne sont pas une simple affaire criminelle jugée au parlement de Paris. Sa portée va au-delà de la simple procédure judiciaire. Tentons de reconstituer le cheminement d’affaires imbriquées entre deux juridictions.
Entre Parlement et Tribunal des maréchaux
Le 4 décembre 1719, le père est jugé au parlement de Paris pour blasphèmes, inceste, débauche et violences, et sa fille pour inceste. Puis cet arrêt est mobilisé en 1739 au Tribunal des maréchaux dans le cadre d’un conflit de co-seigneurie entre les sieurs de Saint-Vincent et le sieur Delanoue, époux de la fille.
Tout d’abord, une sentence est rendue en juin 1719 par le juge du lieu de Rosnay12. Condamné à mort, l’accusé, Claude de Tance, se pourvoit au Parlement, tout comme sa fille Marguerite, le Parlement étant la juridiction suprême d’appel sous l’Ancien Régime. Leurs actes atroces et immoraux sont définitivement jugés par arrêt rendu le 4 décembre 1719 en la Chambre de la Tournelle, mettant fin à près de six mois de procédure judiciaire13.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là : juger ne veut pas dire oublier. En 1739, une plainte déposée au Tribunal des maréchaux oppose le sieur Delanoue, époux de Marguerite de Tance de Villaubois, aux sieurs de Saint-Vincent, des cousins, à propos d’un conflit de co-seigneurie de la terre de Villaubois. Le Tribunal des maréchaux est une instance judiciaire créée par Henri IV pour traiter des affaires d’honneur entre nobles et éviter les duels. Il pouvait juger de ce fait tous les litiges entre les membres du deuxième ordre, en première instance ou en appel, et « était censé résoudre, avant qu’ils n’entraînent un affrontement armé, les querelles nées d’insultes ou d’affronts, les conflits de préséance, ceux de fiefs… bref, tous les litiges privés où l’honneur était en jeu14 ». L’absence des verdicts, perdus ou détruits, ne permet pas de saisir toute la complexité de ces affaires d’honneur et de juridiction, ainsi que l’issue finale de la plainte. Le sieur Delanoue se plaint des menaces effectuées par les deux frères de Saint-Vincent envers son épouse et lui-même, et est persuadé qu’ils veulent lui prendre son peu de biens et sa portion de seigneurie. Or cette querelle prend naissance dans l’arrêt de 1719 : les biens de Claude de Tance ont été confisqués et saisis, ce que ne peuvent accepter les époux Delanoue, vingt ans après. Les sieurs de Saint-Vincent n’hésitent donc pas à ressortir de vieux dossiers pour accabler Louis Delanoue et son épouse Marguerite de Tance, mais surtout pour prouver leur autorité et leur possession d’une grande partie de ladite seigneurie de Villaubois.
Du clan à la famille, une criminalité nobiliaire à plusieurs degrés
L’imbrication des deux affaires, la première criminelle, la seconde conflictuelle, oppose plusieurs familles nobles, dont les individus sont liés par des alliances matrimoniales et des parentés. Les liens familiaux participent de l’intérêt de ces cas criminels15.
Le principal criminel de cette affaire, Claude de Tance, nous est relativement inconnu. Né en 1673, son nom complet est Claude II de Tance, écuyer, seigneur de la Motte, Villaubois (ou Ville-aux-bois), Rémimegnil (ou Rémymégnil) et en partie de Longeville (par sa femme). Marié à Marie Antoine dame de Longeville en 1695, ils auraient eu 12 enfants, dont Marguerite de Longeville de Tance, née le 19 mai 1697. Elle est dame en partie de Longeville, Orconte en partie, Veaux et autres lieux.
Au moment du jugement de 1719, Claude de Tance aurait 46 ans, Marguerite 22 ans (selon l’arbre généalogique établi). Pourtant, il est noté 16 ans dans l’interrogatoire de la demoiselle de Villaubois, ce qui peut renvoyer à l’âge qu’elle devait avoir quand a commencé l’inceste daté de « depuis plusieurs années16 ». Cette dernière épouse à l’âge de 29 ans son cousin germain, âgé de 44 ans, le 7 décembre 1726. Louis Delanoue (ou de la Noue) est écuyer, seigneur en partie de Villaubois et Rémimégnil, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, ancien officier de Louis XIV et lieutenant de dragons au régiment d’Orléans17.
Quant aux sieurs de Saint-Vincent, ce sont des gentilshommes champenois, cousins issus de germains des sieur et dame Delanoue. L’aîné, Louis (Juste) de Saint-Vincent, et son frère Joachim sont gentilshommes, « chevaliers et seigneurs de Saint-Vincent, de Villaubois, Colombé, Flamercourt et autres lieux18 ».
Ils sont présents dans l’armorial de d’Hozier et dans le Nobiliaire de Champagne de M. de Caumartin19. Ces nobles semblent relever de la petite noblesse de campagne, ancrée très localement, mais à l’influence et à la fortune limitées20.
L’ancrage territorial des protagonistes
Claude de Tance semble demeurer dans un territoire assez vague à établir. Tout d’abord, il tire son nom de la seigneurie de Villaubois ou La Ville-aux-Bois, près de Soulaine dans l’Aube actuelle, où est née sa fille en 169721. Il s’agit d’un petit village situé à près de 130 km de Reims et à plus de 10 km du bourg de Montier-en-Der, où sa fille s’est mariée en 1726. Enfin, le sieur Delanoue semble s’être établi à Xivry-le-Franc22. Ce sont principalement des petits bourgs ou villages, au poids démographique limité. La situation socio-économique des nobles dans ces territoires doit probablement l’être aussi23. En revanche leur autorité se trouve d’autant plus forte que personne ne peut leur disputer le premier rang24.
Le peu de sources à disposition rend difficile une analyse de la Champagne au xviiie siècle, ainsi que de sa noblesse, de son mode de vie ou son niveau de fortune25. On ne dispose que de quelques éléments sur la situation socio-économique de cette province au mitan du xviie siècle. Les conflits contre l’Espagne (1635-1659) ont participé à la déstabilisation des
finances de la noblesse provinciale qui s’en trouve d’autant plus affectée que la dépression s’installe en Champagne jusqu’à la fin du siècle. Pour plusieurs décennies, elle va ainsi devoir faire face à une lente dégradation de tout son patrimoine, une érosion de ce qui a toujours constitué le fondement de sa manière de vivre et de faire carrière26.
On peut alors supposer que les protagonistes du cas criminel étudié représentent la petite noblesse de campagne, peu fortunée, vivant dans une région déstructurée par les guerres du siècle précédent.
laude de Tance : le crime est son affaire
Les horreurs commises par Claude de Tance justifient à la fois les poursuites qu’il a subies et l’accablement qui poursuit sa famille : l’inceste n’est pas son seul crime. Il a multiplié les violences et les atteintes à la morale et aux bonnes mœurs.
Claude de Tance, le profanateur
Le sieur de Tance de Villeaubois est déclaré dûment atteint et convaincu d’avoir depuis longtemps mené une vie impie et scandaleuse, d’avoir parlé de la personne adorable de Jésus Christ, de celle de la Sainte Vierge et de ses saints en des termes plein d’impiété et d’exécration, ainsi que des devoirs et de mystères de notre Sainte Religion27.
Claude de Tance cumule les infractions et multiplie les interdits moraux et religieux. Le blasphème se définit, selon Furetière28, comme « un crime énorme qui se commet contre la Divinité par des paroles ou des sentiments qui choquent sa Majesté, ou les mystères de la vraie Religion ». Lié à l’impiété, c’est-à-dire au manque de respect et à la moquerie de Dieu et des choses sacrées, ce crime n’est pas pardonnable. Il faut croiser l’arrêt avec les interrogatoires pour connaître le détail des infamies prononcées par le sieur de Tance. Cet interrogatoire est le dernier subi par l’accusé avant la décision finale et est mené par un conseiller-rapporteur, ici le sieur Ferrand :
Int[errogé] de quelle religion il est ? A dit qu’il est de la Religion Catholique Apostolique et Romaine.
S’il s’est approché des sacrements depuis quelque temps ? A dit que oui.
S’il n’a pas nié Dieu et qu’il y en eut un ? A dit que non et n’est pas assez stupide pour parler ainsi.
S’il n’a pas dit que les douze apôtres étaient douze bougres de gueux et qu’il ferait une plus belle évangile avec douze gueux ? A dit que non.
S’il n’a pas dit qu’il avait eu plus de charité que Jésus Christ en conservant des femmes grosses ? A dit que non.
S’il n’a pas dit que Jésus Christ était un idiot ? A dit que non29.
Claude de Tance nie les propos rapportés, mais la justice pense qu’il les a bel et bien tenus. En réfutant l’existence de Dieu et en traitant Jésus-Christ, le fils de Dieu, d’idiot et les apôtres de gueux, Claude de Tance se conduit en profanateur. De plus, en évoquant sa « charité » charnelle, le sieur de Villaubois participe à la profanation et à la dégradation d’une vertu à la fois théologale et morale. Il se moque ainsi du bon chrétien, en venant au secours de femmes qu’il a lui-même engrossées, ce qui relève du crime de débauche.
Le premier reproche est avant tout d’ordre religieux. Le blasphème est à la fois crime et circonstance aggravante à d’autres forfaits30. Les propos tenus et les offenses sous-jacentes participent à définir ces injures comme des blasphèmes, sévèrement punis depuis le xvie siècle. En effet, l’ordonnance de 1510 considère que le blasphème n’est pas seulement « un péché, c’est aussi [une mise] en péril [de] la société toute entière en attirant la colère divine sur elle31 ». Ici, l’accumulation des crimes fait du blasphème un délit à part entière, qu’il faut punir de façon exemplaire.
Claude de Tance, le débauché
Que ce soit dans l’arrêt ou dans l’interrogatoire, la religion est le point d’entrée dans la vie criminelle du sieur de Villaubois, dans la perception et l’appréhension de sa vie, jugée « impie et scandaleuse ». Ce n’est qu’après que les magistrats interrogent et condamnent sa vie débauchée. C’est là que se concentre la monstruosité de Claude de Tance. Ainsi, il est déclaré dûment atteint et convaincu :
d’avoir eu avec la dite demoiselle de Tance sa fille un commerce incestueux depuis plusieurs années, d’avoir aussi suborné et corrompu une partie de ses servantes qui ont été à son service, et entretenu avec elles un commerce impudique et quelques fois même aux yeux de la demoiselle sa fille32[…]
Plusieurs crimes d’ordre sexuel lui sont reprochés : l’inceste premièrement, la débauche ensuite avec ses servantes et sa fille, jusqu’à la corruption de son innocence. L’arrêt du Parlement, une fois de plus, n’entre pas dans les détails et se montre assez mesuré dans les propos tenus. Pour connaître plus précisément le détail des actes commis, il faut de nouveau se référer aux interrogatoires. En effet, ils permettent de connaître la vérité dans sa globalité, sans chercher à l’atténuer ou à la camoufler. Les interrogatoires ne sont pas destinés à être lus ou dévoilés au grand jour : ils servent la vérité judiciaire et constituent un outil indispensable aux magistrats pour connaître tous les détails, afin d’arrêter la décision finale :
Int[errogé] s’il n’a pas dit qu’il avait eu plus de charité que Jésus Christ en conservant des femmes grosses ? A dit que non.
S’il n’a point avorté ses servantes grosses ? A dit que non.
S’il n’a pas commis l’inceste avec sa fille ? A dit que non et n’en est pas capable.
S’il ne la faisait pas coucher avec lui ? A dit que non.
S’il ne l’a pas forcée à coucher avec lui ? A dit que non.
S’il n’a pas commis avec elle l’inceste ? A dit que non.
S’il n’a pas dit à sa fille qui ne voulait pas le laisser faire qu’elle n’avait point à craindre et qu’il ne déchargerait pas ? A dit que non et que cela ne se trouvera pas.
Les crimes reprochés sont ainsi précisés : inceste, débauche(s) et avortement, au sens où la procréation a été empêchée33. Le crime sexuel le plus important ciblé dans la procédure judiciaire est l’inceste. On a vu dans l’introduction ce qu’en dit Muyart de Vouglans. Furetière définit l’inceste comme un « crime qui se commet quand on a la compagnie charnelle de personnes qui sont parentes jusqu’à un certain degré prohibé par l’Église. […] Toutes les nations ont eu de l’horreur pour l’inceste ». Le Dictionnaire de l’Académie françoise de 1694 précise : « conjonction34, copulation illicite entre les personnes qui sont parents, ou alliés au degré prohibé par l’Église. Commettre, faire un inceste avec sa sœur, avec sa nièce 35 ». Deux choses sont à souligner : premièrement, l’inceste est pensé au masculin, la femme est victime ou complice ; deuxièmement, il n’est pas envisagé en branche directe ascendante-descendante, car trop monstrueux. Ce qui frappe, dans les définitions et perceptions de ce crime, est la dimension morale : c’est elle qui fonde l’interdit36.
Dans l’arrêt du 4 décembre, sa fille est également jugée pour le crime d’inceste :
ladite demoiselle de Tance, aurait été pareillement convaincue d’avoir commis et souffert ce commerce incestueux dudit sieur de Tance son père et de n’y avoir pas suffisamment résisté.
En effet, « la législation d’Ancien Régime contribue à englober les acteurs de l’inceste dans un crime unique : c’est le couple incestueux dans son entier, de par le danger qu’il représente, qui est visé37 » par la procédure judiciaire. Elle n’est pas accusée d’être directement responsable de l’inceste, mais plutôt de ne pas y avoir « suffisamment résisté ». On remet en cause sa faiblesse. En ayant cédé à l’inceste et à sa violence, elle est considérée comme « perdue » et est jugée en tant que tel38. N’oublions pas que dans l’interrogatoire de son père, le conseiller-rapporteur Ferrand évoque qu’elle « ne voulait pas le laisser faire ». Au début, elle marque son refus. L’inceste se doublerait ainsi d’un viol, d’une agression sexuelle violente non-consentie39. Puis, on évoque les arguments présentés par son père pour la convaincre de réaliser cette relation illicite : ainsi, on cherche à établir son degré de résistance et donc de complicité, voire de responsabilité (« commis et souffert »). De plus, Marguerite de Tance étant nubile, Ferrand tente d’établir le risque d’enfantement et craint sans doute qu’il y ait eu un infanticide :
Int[errogé] si elle n’est pas accusée d’inceste ? A dit que non.
Si elle n’a pas commis ce crime ? A dit que non.
Si elle n’a pas couché avec lui ? A dit que non.
Si elle n’a pas eu un enfant ? A dit que non.
Si elle n’a pas fait une fausse couche ? A dit que non.
Julie Doyon a montré que l’inceste et l’infanticide font partie des crimes clandestins, « d’essence cachée du crime » qui sont « secrètement commis »40. Le doute subsistant, le conseiller Ferrand doit clarifier la situation et établir la vérité par l’interrogatoire sous serment. Ici, Marguerite de Tance n’est pas jugée plus coupable que son père, malgré le risque de « naissance illégitime » : c’est lui qui commet l’inceste et l’adultère et elle n’est pas considérée au départ comme libertine et de mauvaise vie41. Que ce soit le père ou la fille, tous deux sont jugés pour le même crime. Le couple est jugé responsable de concert, mais des nuances de traitement sont à noter dans l’interrogatoire. Le père est d’abord ciblé comme responsable, du fait de sa position d’autorité.
Ce qui peut surprendre par ailleurs, c’est la négation complète de toute la procédure judiciaire par Marguerite : qu’elle nie le crime s’entend, qu’elle nie l’accusation un peu moins. Le conseiller-rapporteur, tout comme elle, connaît le chef d’accusation : « relation incestueuse ». Alors sous serment, il est difficile de comprendre et de saisir les raisons qui poussent Marguerite de Tance à nier la nature même de l’accusation : honte ? déni ? Difficile de trancher. Peut-être comprend-elle que la justice la jugera aussi coupable que son père, qui lui a imposé l’inceste : nier pourrait-il lui éviter la peine ?
Les crimes sexuels et immoraux de Claude de Tance ne se cantonnent pas à l’inceste : il est accusé de mener une vie débauchée qui l’a conduit à proposer un avortement. La première débauche s’exprime dans sa relation avec ses servantes, qu’il aurait corrompues, engrossées, parfois devant sa fille Marguerite. La publicité de sa débauche l’accable, car il représente un danger de corruption. Ces crimes font partie d’une accumulation criminelle, de circonstances aggravantes plutôt que d’un crime spécifiquement distinct à punir. En effet, les servantes enceintes ou avortées ne sont pas mises en cause dans la procédure pénale : Claude de Tance concentre tous les maux et les crimes cités chargent sa responsabilité. Marguerite est co-responsable, mais les servantes nullement.
Pour Fabienne Giuliani « la faute pesant sur les acteurs d’un inceste […] est souvent alourdie par l’ajout d’autres immoralités, blasphèmes ou impiétés » qui sont « reconstruits généralement à l’occasion pour avilir définitivement l’accusé, comme l’adultère, le viol, le ravissement de virginité ou le stupre42 ». C’est clairement et indéniablement le cas ici.
Claude de Tance, le violent et le meurtrier
Enfin, la cour s’intéresse aux violences et voies de fait du sieur de Tance. Il est ainsi accusé dans l’arrêt :
d’avoir commis plusieurs violences et voies de fait, notamment d’avoir tiré un coup de fusil sur le nommé Germain Lallement dit Lapin, au lieu d’Arigny, d’en avoir frappé un autre d’un coup de baïonnette ; étant encore violemment soupçonné d’avoir attenté à la vie d’Edmé Rungeat, partie civile, ce qui a apparemment occasionné le désistement fait par ledit Rungeat de son accusation […]
L’interrogatoire précise les faits :
Int[errogé] s’il n’a pas tué un homme ? A dit qu’il a eu des lettres.
S’il n’a pas blessé un nommé Lallemand ? A dit que non.
S’il n’a pas cassé le bras à sa femme ? A dit que non et n’a point eu lieu de se plaindre d’elle.
À la lecture de l’arrêt et de l’interrogatoire, nul doute que le sieur de Tance est un homme dont la violence s’exprime à divers degrés : l’homicide, les blessures graves, les intimidations. Premièrement, le sieur de Villaubois a été poursuivi pour homicide, ce qu’il reconnaît lui-même. Mais dans la mesure où il a obtenu des lettres de rémission, ce crime ne peut plus lui être reproché, alors que pour le conseiller, cela relève d’un passif important qui aggrave la situation43. Ensuite, Claude de Tance est déclaré « dûment atteint et convaincu » de violences et voies de fait contre le nommé Germain Lallement dit Lapin et un autre particulier. Puis il est « dûment soupçonné d’avoir attenté à la vie d’Edmé Rungeat », ce qui participe de l’accumulation des chefs d’accusation violents. Cela aurait même participé au retrait de cet homme, constitué partie civile. Des menaces ont donc sûrement été proférées. Claude de Tance est ainsi perçu comme un homme brutal qui multiplie les crimes et les délits.
Notons également la mention de violences conjugales dans l’interrogatoire44. Nous ne savons pas comment a été blessée Marie Antoine de Longeville, ni si seulement elle l’a été. L’interrogatoire montre qu’il y a des présomptions mais le fait qu’il n’y ait pas de procédure laisse penser que Marie Antoine n’a pas corroboré les accusations. Généralement, les coups portés aux femmes ne sont infligés ni au visage, ni au niveau des organes reproducteurs ou du ventre, afin de rester secrets, dans l’ombre des violences familiales, et de ne pas fragiliser le rôle d’enfantement et de perpétuation de la lignée45. Cette accusation peut relever d’une volonté de déstabiliser le prévenu ou de l’accabler, pour établir définitivement son caractère violent et sa dangerosité. Personne ne semble épargné par sa folie violente : le conseiller-rapporteur émet d’ailleurs l’hypothèse d’une « confession de folie ? » et le prévenu « A dit que non ».
Des affaires criminelles révélatrices des mentalités : de la répression des crimes aux relations nobiliaires entachées
La multiplicité des délits, des crimes, la nature des forfaits participent à la construction d’un personnage violent qu’il faut à tout prix arrêter, voire éliminer, du fait de sa dangerosité. Il marque les esprits de la société, mais aussi de la famille noble, et permet de saisir les représentations nobiliaires de l’insupportable, et par extension, les contre-modèles de l’honneur nobiliaire46.
Les temps de la répression : sentence exemplaire et arrêt accablant
La répression dans cette affaire criminelle s’exprime en deux temps. Le premier, celui de la sentence, est rendu en juin 1719 par le juge de Rosnay. Cette sentence est conforme aux droits et aux traités de l’époque, du fait de la gravité des faits reprochés, ainsi qu’au principe du juge « de rigueur » qui est tenu de prononcer la peine encourue la plus forte. Plusieurs peines afflictives et capitales sont prononcées contre le sieur de Villaubois :
pour réparation de quoi le dit de Tance de Ville au bois aurait été condamné à faire amende honorable devant la porte de l’auditoire dudit Rosnay et de la principale porte de l’église paroissiale du même lieu où il serait conduit tête et pieds nus et en chemise tenant à la main une torche de cire ardente du poids de deux livres par l’exécuteur de la haute justice et la déclaration étant à genoux que méchamment, témérairement et contre raison, il a blasphémé le saint nom de Dieu, proféré et tenu des discours injurieux et impies contre la personne adorable de Jésus Christ, la Sainte Vierge, les apôtres et les Saints et contre les mystères et devoirs de notre Sainte religion, qu’il a aussi méchamment entretenu le commerce incestueux et commis les autres crimes de subornation, corruption, impuretés et violences cy dessus mentionnées dont il se repend et demande pardon au Roi, au seigneur et à justice, pour après la dite amende honorable faite et accomplie être ledit sieur de Tance conduit par ledit exécuteur sur un échafaud qui serait à cet effet dressé dans la place publique dudit Rosnay, où étant lui serait la tête tranchée et ensuite son corps mort jeté et brûlé avec le procès dans un bûcher qui serait pour ce dressé et allumé dans la même place par ledit exécuteur et les cendres jetées aux vents, ses biens déclarés acquis et confisqués à qui il appartiendrait ; sur iceux préalablement pris la somme de deux mil livres pour l’amende à laquelle il aurait été condamné envers le sieur dudit lieu, sur laquelle amende serait pris les frais de la procédure47[…]
Deux catégories de peines sont donc prononcées contre le sieur de Villaubois : une peine afflictive, l’amende honorable, et une peine capitale, la mort puis la destruction du corps48. La combinaison des deux condamne ses blasphèmes et impiétés, ainsi que ses violences, débauches et inceste. Furetière, dans son Dictionnaire, le rappelle : « Il y a peine de mort contre les incestes ». Dans la mentalité collective, le crime est tellement monstrueux et insupportable, qu’il ne peut en être autrement. En effet, comme le rappelle Fabienne Giuliani :
plus le degré de parenté ou d’alliance est proche, plus la peine est sévère car “la loi naturelle a formé cet empêchement ; et tous les peuples se sont accordés à regarder comme incestueuse et abominable l’union charnelle entre des parens” [en ligne directe].
Les peines prononcées contre le sieur de Tance se doivent d’être exemplaires et lourdes, afin de marquer publiquement l’insupportable de la société et arrêter la corruption possible d’âmes innocentes49.
La peine de feu consiste soit à tuer sur le bûcher, soit à réduire en cendres un corps mort. Muyart de Vouglans la considère comme « la plus rigoureuse, après celle de l’écartèlement50 ». Il précise qu’elle « s’emploie ordinairement […] contre les coupables de sacrilèges, de parricides, de crimes contre nature, les empoisonneurs et les incendiaires » et qu’elle est généralement « précédée de l’amende honorable devant l’église lorsqu’il s’agit de crimes de sacrilèges ». Le juriste précise que ces crimes horribles contre nature, bien qu’étant des plus punissables, ne sont déterminés par aucune loi : seule la jurisprudence permet de saisir la norme répressive en de tels cas, qui est bel et bien celle de la mort et du feu. Ainsi, l’ensemble des peines prononcées en première instance contre le sieur de Tance est attendue et conforme au droit d’Ancien Régime.
Quant à Marguerite de Tance, il est ordonné dans la sentence :
qu’elle serait renfermée dans une communauté et maison religieuse où elle serait rasée et vivrait le reste de ses jours en qualité de pénitente et serait la pension dont on conviendrait avec ladite communauté et maison religieuse prise sur les biens de ladite damoiselle de Tance et à elle échus par la succession de sa mère et en cas d’insuffisance sur les biens dudit sieur de Tance son père […]
La fille est ainsi condamnée à une peine proche de celle de « l’authentique ». La peine ainsi nommée est afflictive, dérivée du droit romain, et cible les femmes adultérines51. Elle consiste à raser et fouetter celles-ci, à les enfermer dans des couvents pendant le temps de deux ans, afin de les remettre dans le droit chemin, celui de la morale et de la vertu, par le contact avec des religieuses52. À l’issue des deux ans, la femme dite « authentiquée » est soit reprise par son mari, soit contrainte à prendre l’habit religieux53. Ici, Marguerite n’est pas fouettée, car noble, mais enfermée à perpétuité, afin de s’y faire oublier. En effet, n’étant pas mariée, la peine de l’authentique ne peut pas être exécutée dans son intégralité. En ayant succombé à l’inceste, elle est considérée comme perdue : la pénitence à vie dans une maison religieuse est son seul avenir.
Enfin, la condamnation au bûcher, pour le cadavre et les pièces du procès, est une condamnation à l’oubli : pas de lieu de mémoire et de recueillement, pas de traces de la monstruosité passée, « afin disait-on de tout effacer de la mémoire des hommes » et d’éviter de donner « des idées à des innocents »54.
Cette sentence du juge de Rosnay de juin 1719 entraînant des peines afflictives et capitales, l’appel est de droit au Parlement (requête du 9 juin 1719). Ainsi, l’affaire est de nouveau étudiée, puis jugée en dernière instance, le 4 décembre 1719, au parlement de Paris, « les Grand Chambre et Tournelle assemblées ». L’arrêt allège la peine :
Ladite cour sans avoir égard à la requête de Claude de Tance de Ville au bois et Marguerite de Tance sa fille, met l’appellation et sentence dont est appel au néant ; pour réparation des cas mentionnés aux procès, condamne ledit de Tance faire amende honorable nu, en chemise, la corde au col, tenant en ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres au devant de l’auditoire de Rosnay et de la principale porte et entrée de l’église paroissiale dudit Rosnay et là étant à genoux dire et déclarer à haute et intelligible voix que méchamment et comme mal avisé, il a blasphémé le Saint nom de Dieu, proféré et tenu des discours injurieux et impie contre la personne adorable de Jésus Christ, la Sainte Vierge et les apôtres et les Saints, et contre les mystères et devoirs de la Sainte religion et autres faits mentionnés au procès, dont il se repend et demande pardon à Dieu, au Roi et à justice et à l’instant à la porte de ladite église, avoir la langue percée d’un fer chaud, ce fait mené et conduit es galères du roi pour en icelle y être détenu et servir ledit Seigneur Roy comme forçat à perpétuité ; déclare tout et chacun ses biens situés en pays de confiscation acquis et confisqués, à qui il appartiendra sur iceux et autres non sujets à confiscation préalablement pris deux mil livres d’amende vers le sieur dudit Rosnay ; comme aussi condamne ladite Marguerite de Tance être menée et conduite dans l’hôpital général de cette ville de Paris pour y être détenue le temps et espace de trois ans, par forme de correction ; et pour faire mettre le présent arrêt à exécution, renvoye ledit de Tance prisonnier par devant le juge de Rosnay55.
Claude de Tance de Villaubois est ainsi toujours condamné à une peine capitale. Il échappe à la mort physique, mais écope des galères à perpétuité qui sont une mort civile56. Le blasphème et l’impiété sont punis par l’amende honorable et par la langue percée, afin de lui éviter toute récidive. Quant à Marguerite, son enfermement à perpétuité, peine capitale, est commué en enfermement à temps, peine afflictive : elle passe du couvent à vie à l’hôpital général pour trois ans. On constate donc un allègement de la peine par les magistrats du Parlement. Benoît Garnot a montré que les juges du xviiie siècle, membres de l’élite sociale, se montraient davantage indifférents envers les crimes contre les mœurs, comme l’inceste, et cherchaient à participer à la « civilisation des mœurs », en proposant des peines plus policées, bien qu’exemplaires. Il y avait ainsi une « atténuation générale de la dureté des peines57 ».
Enfin, le sieur Claude de Tance de Villaubois voit ses biens confisqués du fait de sa mort civile. C’est de ce point que naissent la haine et les conflits entre le sieur Delanoue (époux de Marguerite de Tance) et les sieurs de Saint-Vincent, qui ont acquis « plus des trois quarts et demi de la seigneurie et des domaines et dépendances » de la Villaubois des « seigneurs confiscataires » de 1719.
Une famille noble entachée par ces crimes
Les crimes de Claude de Tance ont eu des répercussions bien au-delà de l’année 1719 et ont permis de révéler un insupportable moral et nobiliaire au xviiie siècle. Ainsi, la confiscation de ses biens et leur récupération par les sieurs de Saint-Vincent ont généré des conflits entre gentilshommes, à la fois sur lesdites possessions, mais également sur les relations sociales et morales qu’un noble peut ou ne peut pas entretenir du fait de son honneur et des crimes commis par le passé. Les enjeux apparaissent dans la remontrance de Louis et Joachim de Saint-Vincent aux maréchaux de France :
Dans le fait, il est vrai que les parties sont coseigneurs de Villeaubois avec cette différence que les sieurs de Saint-Vincent possèdent plus des trois quarts et demi de la seigneurie et des domaines et dépendances. C’est cet objet qui est la source de plusieurs contestations menées entre eux, parce que le sieur Delanoue et la dame son épouse au désespoir d’avoir vu sortir de leur famille partie de ces biens par la confiscation qui en a été prononcée par l’arrêt du Parlement du 4 décembre 171958.
Ce qui relève au départ d’un conflit de co-seigneurie ramène au jour les crimes et les condamnations et dégénère en règlements de comptes moraux. Les sieurs de Saint-Vincent n’hésitent pas à ressortir l’arrêt du 4 décembre 1719 dans deux buts : le premier pour marquer leur autorité et leur possession sur la seigneurie de la Villaubois ; le second pour accabler le sieur Delanoue qui a osé se marier avec une incestueuse. En effet, selon Fabienne Giuliani :
[les] liens [de la famille d’Ancien Régime] se définissent en fonction de la pureté et de la moralité de chacun des membres du groupe. Un seul individu impur peut venir contaminer l’ensemble de la parentèle : l’inceste incarne alors le stade le plus grave de cette épidémie59.
Ici, les choses sont plus compliquées, du fait de l’imbrication des liens familiaux et des alliances matrimoniales. Le sieur Delanoue tente de se défendre, ainsi que son honneur, contre les sieurs de Saint-Vincent qui :
disent que M. de Villaubois leur parent a été condamné par arrêt du Parlement, c’est ce que je n’ai pas su dans le temps de mon mariage, mais les fautes sont personnelles et si il en a fait une, il en a porté la peine, elle ne doit point rejaillir sur moi60.
Pour lui, l’ignorance est une excuse en soi et le déshonneur n’est point le sien, dans la mesure où les accusés ont purgé leur peine, dont sa femme. Surtout, il porte la faute sur Claude de Tance, davantage que sur Marguerite. Puis, il ajoute :
Si le beau-père du sieur Delanoue a eu de mauvaises affaires, ledit sieur Delanoue n’en est pas la cause. Les fautes sont personnelles et il n’a pas su qu’elles aient été au point que ces messieurs le disent. Et ils ont très mauvaise grâce de produire pour défense la condamnation de leur cousin germain. Cela doit retomber sur eux […] Quoiqu’innocent et si l’on ne cherchait dans les familles dont ils sont alliés peut-être trouverait-on des fautes aussi grandes que celle-là ; ce qui est de sûr, c’est qu’ils ne peuvent rien reprocher audit Delanoue61.
Le déshonneur frappe, selon le sieur Delanoue, la famille de sang (dont font partie les sieurs de Saint-Vincent, cousins issus de germains) et non la parenté dans son intégralité, alors même qu’il est cousin germain avec Marguerite. L’argumentation contradictoire pourrait être retournée contre lui. Pour les sieurs de Saint-Vincent, c’est l’inverse : l’infamie touche d’autant plus le sieur Delanoue que l’alliance matrimoniale ajoute le poids de l’immoralité à sa parenté ; il y a double peine. Cette affaire nous permet ainsi de saisir les mentalités et les conceptions de l’honneur nobiliaire, en lien avec la parenté et les alliances. Pour les sieurs de Saint-Vincent, l’infamie et la monstruosité de l’inceste commis par Claude et Marguerite de Tance constituent une mésalliance catastrophique pour l’honneur et la réputation du sieur Delanoue, en complète contradiction avec la conception de morale et de vertu prônée par le second ordre. L’alliance, ou la mésalliance l’emportent alors sur le sang et sur la parenté directe ou collatérale.
Alors que le sieur Delanoue charge Claude de Tance son beau-père et tend à le considérer comme le seul coupable, et responsable, des crimes passés immoraux et insupportables, les sieurs de Saint-Vincent concentrent leurs condamnations contre Marguerite de Tance, épouse Delanoue. Ainsi, ces derniers ne semblent pas en vouloir particulièrement à Louis Delanoue et sont prêts à entretenir de bonnes relations avec lui, mais nullement avec sa femme :
Il ne dépend donc point desdits sieurs de Saint-Vincent qu’ils ne terminent tous leurs différends à l’amiable avec ledit sieur Delanoue, et qu’ils ne vivent avec lui comme bons voisins, mais on ne peut exiger d’eux qu’ils aient les mêmes sentiments d’estime pour ladite Delanoue après l’arrêt qui la flétrie. Ils ne l’ont jamais insultée, mais ils ne peuvent former aucune liaison avec elle62.
L’honneur de Marguerite ne peut être racheté à leurs yeux par l’hôpital général et le mariage : sa faute est telle que son honneur et sa vertu sont entachés à vie. Cette haine portée par les sieurs de Saint-Vincent contre leur cousine s’exprimerait, selon Louis Delanoue, non seulement par la désapprobation et l’exclusion, mais aussi par la violence :
Messieurs de Saint-Vincent […] sont des gens turbulents et inquiets qui menacent mon épouse de coups de bâtons qui n’oserait sortir de sa maison seule par rapport à eux […] j’espère de faire connaître leur peu de bonne foi pour les injures et les insultes qu’ils m’ont faites et les menaces qu’ils font à mon épouse et à mes domestiques63.
Cette affaire imbriquée concentre donc une diversité de cas violents et injurieux qui rendent explosives les relations entre les deux clans, au sein d’une seule et même famille. Cela justifie bel et bien le recours au Tribunal des maréchaux, à la fois pour trancher la querelle de seigneurie et pour mettre fin aux tensions et conflits qui en découlent, aussi issus du lourd passif de la famille.
À qui se montre le plus digne de la noblesse et de son honneur
La querelle opposant le sieur Delanoue aux frères de Saint-Vincent permet d’appréhender l’insupportable nobiliaire de ces familles nobles champenoises, par le biais des attaques et défenses mobilisées au sein du Tribunal du Point d’honneur. Elles nous permettent de saisir un cadre moral et les mentalités de la noblesse dévoilés par chaque partie lorsqu’elle accable son adversaire.
La première offense cible le service des gentilshommes dans les armées du roi. Cela s’explique par l’évolution de la noblesse, et de la noblesse seconde, à la fin du xviie siècle : « pour garder une chance de promotion, pour conserver un certain crédit auprès de son maître [le Roi], elle a dû obéir une fois encore à ses volontés, se dissoudre dans ses armées et faire survivre ses liens de fidélité au détriment de son pouvoir local64 ». Ainsi, Louis Delanoue intègre son passé militaire dans la défense de ses intérêts, de son honneur et celui de sa femme, dans sa querelle avec les sieurs de Saint-Vincent :
il est fâcheux qu’un vieil officier comme moi qui a l’honneur de servir le roi depuis quarante ans et qui me suis trouvé dans plusieurs affaires où j’ai reçu plusieurs blessures soit tourmenté dans la personne de son épouse par des gens qui n’ont jamais tiré un coup de fusil pour le service du roi, quoi qu’ils se vantent d’avoir servi, ce sont gens inquiétés (?) et qui pour tâcher de me dégoûter du peu de bien et de la portion de seigneurie que j’ai avec eux, font tout ce qu’ils peuvent pour l’envahir. Au reste, je ne les crains en aucune façon, et s’il m’avait été permis de me rendre justice moi-même, je n’aurais pas importuné nos seigneurs65.
Louis Delanoue oppose donc son service aux sieurs de Saint-Vincent qui n’ont jamais accompli leur devoir. S’ils reviennent sur l’affaire de 1719 « c’est qu’ils ne peuvent rien reprocher audit Delanoue, qui depuis quarante ans, ne s’est attaché qu’à bien servir le roi et non pas à rechercher dans les familles ce qui s’y est passé pour tâcher de leur nuire66 ». À la différence des sieurs de Saint-Vincent, il ne perd pas son temps à entacher l’honneur familial et à nuire aux autres : il se comporte en honnête homme, conforme à son rang et à sa qualité en accomplissant son devoir de gentilhomme, à savoir le service du roi dans ses armées. Il y a donc, au xviiie siècle, une combinaison entre honneur et vertu, par le service militaire et la naissance, indissociables, dans l’esprit du sieur Delanoue67. Mais conscient de la gravité de l’accusation, il se trouve plus mesuré dans la dernière lettre qu’il fournit au Tribunal des maréchaux, en post-scriptum : « Si Messieurs de St Vincent ont servi, ça était à mon insu, j’ai ouï dire que l’aîné avait été quelque temps cavalier, pour le cadet je suis sûr qu’il n’a point servi68 ». Le service du roi semble donc être un acte majeur dans la perception et la définition de la noblesse du xviiie siècle : ne pas servir relève de l’insupportable nobiliaire, voire de la dérogeance, notamment pour le sieur Delanoue, et semble inconcevable pour quiconque se définit et se dit gentilhomme69.
Cette importance fondamentale portée au service du roi s’exprime aussi dans les récompenses rendues à ce mérite noble : la Croix de Saint-Louis. Le sieur Delanoue s’est plaint aux maréchaux de France des attaques et injures portées par les sieurs de Saint-Vincent, contre sa Croix portée en emblème de la noblesse et de sa bravoure militaire, reconnues par le souverain. Les accusés rétorquent :
C’est aussi par une malice punissable que ledit Sieur Delanoue suppose que lesdits sieur de St Vincent ont parlé en termes de mépris de la Croix de St Louis que porte le sieur Delanoue ; ils savent trop le respect qui est dû à cette croix qui est la marque de la récompense que le souverain accorde aux services de ses officiers, et il ne tombera jamais sous le sens que les sieurs de St Vincent qui ont l’honneur d’être gentilshommes et qui ont servi de même que tous leurs ancêtres, dont un a eu l’honneur de commander l’arrière-ban de Champagne dans les dernières guerres de Louis Quatorze, ils viennent même de perdre dans les dernières guerres d’Italie le sieur DeMongeon leur parent brigadier des armées du roi et lieutenant-colonel dans le régiment de Ruffec ; il n’est donc pas vraisemblable qu’ils aient pu se servir des termes ridicules et indécents que ledit sieur Delanoue leur impute, une pareille calomnie se détruit d’elle-même70.
À quoi répond Louis Delanoue :
Lesdits sieurs de St Vincent disent qu’ils ont servi et qu’ils savent le respect qu’ils doivent à la Croix de St Louis, supposé cela ils ont encore plus de tort que si ils ne le savaient pas, car je suis en état de prouver ce qui est porté à cet égard71.
Ainsi, chaque partie rend compte de l’importance et du respect dus à la Croix de Saint-Louis et révèle les actes et injures relevant de l’inadmissible dans les mentalités nobles du xviiie siècle.
Enfin, ce conflit indique que l’honneur est l’essence même de la noblesse, qu’elle justifie les actes, le mode de vie et l’imaginaire de ses membres. La vertu, la morale et la dignité sont mobilisés dans les attaques et justifications de chaque partie, qui est prête à faire appel aux gentilshommes du voisinage pour asseoir un peu plus leur vérité et leur exemplarité72. Ainsi, les sieurs de Saint-Vincent reçoivent le soutien écrit de leur beau-frère, le sieur Symon qui n’hésite pas à intervenir pour garantir leur probité et se prévaloir d’une accusation qui l’entacherait, du fait de l’alliance matrimoniale, lui aussi73. Quant au sieur Delanoue, il s’appuie sur le marquis de la Feuillies ou la marquise d’Anblie pour garantir la véracité des accusations portées contre les sieurs de Saint-Vincent, qu’il considère indignes de la noblesse, du fait, notamment, de leur absence aux armées :
Les gentilshommes du voisinage […] S’ils en était besoin, je suis persuadé qu’ils ne me refuseraient pas des certificats et comme quoi ils [les sieurs de Saint-Vincent] ne vivent pas comme des gentilshommes doivent74.
Chaque partie dévoile ce qu’elle trouve insupportable en tant que noble et en tant qu’homme, en livrant ainsi sa propre définition de l’honneur, ou plutôt du déshonneur, et par extension celle de la noblesse. Ces conceptions nobiliaires et les débats qui en découlent, encore aujourd’hui, montrent que la définition de la noblesse, de ce qui la rend digne et vertueuse, est loin d’être figée et arrêtée, dans l’esprit même des contemporains75.
Conclusion
Les affaires criminelles de Claude de Tance participent de l’appréhension de l’inadmissible et de l’insupportable dans la société du début du xviiie siècle : ses relations incestueuses, ses sacrilèges et blasphèmes, ainsi que ses violences et homicide, font de lui un homme dangereux, déviant, qu’il s’agit d’arrêter et de punir afin d’éviter les risques de contagion à une société toute entière. Aussi, les sentence et arrêt rendus sont exemplaires et durs, conformes au droit d’Ancien Régime dans de tels cas monstrueux. La peine du bûcher exacerbe encore cette volonté d’oublier et de punir les infamies commises, tout comme l’enfermement à vie de sa fille. Lui mort, elle enfermée, tout est fait pour cacher des crimes horribles et les effacer des mémoires collectives. L’atténuement de la sentence en galères et en hôpital général marque une volonté des magistrats de civiliser les peines et les mœurs, tout en maintenant une rigueur certaine.
Les relations incestueuses de Claude de Tance et de sa fille n’ont pour autant pas été oubliées : bien que jugées, elles ressortent des années plus tard pour accabler des adversaires, au sein de la même famille noble de Champagne. L’honneur de la lignée a été entaché et sali par les horreurs commises par les deux incestueux. Le déshonneur et l’humiliation sont tels, qu’aucun membre de la famille ne peut oublier, ni ne veut oublier.
Les conflits latents, découlant des procédures judiciaires, ont permis à cette noblesse de second rang de livrer ses perceptions et ses représentations de l’honneur, de la morale et de la vertu propres à leur ordre. L’inadmissible social et nobiliaire s’exprime dans les injures, dans le refus, ou l’oubli, du service au roi. C’est donc un véritable manifeste de l’honneur nobiliaire qui est exposé ici, que ce soit par le sieur Delanoue ou les sieurs de Saint-Vincent. Ils n’ont que deux mots d’ordre, mais deux visions : honneur et dignité. Nul doute que pour eux, Claude et Marguerite de Tance ne les avaient pas suivis.