Je tiens à remercier Florian Besson et Pauline Ducret qui m’ont aidée pour les traductions des textes latins utilisés ici.
La naissance de l’imprimerie européenne est intimement liée aux pays germaniques. La figure de Johann Gutenberg, que Strasbourg a célébré en 2018, attache durablement l’imprimerie à son contexte allemand, à partir duquel la technique rayonne et se développe en Europe. Après le sac de Mayence en 1462 par les troupes d’Adolphe de Nassau, les ouvriers de Gutenberg sont relevés de leur secret professionnel et dispersés1. D’autres villes allemandes, puis rapidement des villes italiennes et françaises, vont accueillir la nouvelle industrie. En 1465, Conrad Sweynheim et Arnold Pannartz s’installent à Subiaco, près de Rome ; un autre imprimeur allemand, Ulrich Han, s’installe à Rome sans doute dès 1466-1467 ; en 1469, Johann de Spire imprime le premier livre à Venise ; la même année, Johann Numeister est appelé à Foligno ; en 1470, Michael Friburger, Ulrich Gering et Martin Crantz installent leur presse à Paris à la demande de Johann Heynlin. Il est difficile de savoir si tous ces imprimeurs sont des ouvriers de Gutenberg mais il est clair que les premières presses hors des pays germaniques sont bien mises en place par des Allemands émigrés qui vont jouer par la suite un rôle fondamental dans le développement de l’imprimerie européenne.
Venise est particulièrement symptomatique de la manière dont l’imprimerie est reprise dans les contextes locaux, entre l’introduction d’une invention venant d’Allemagne et l’appropriation par des acteurs non germaniques. Dès la fin des années 1470, elle devient la première ville productrice d’imprimés en Europe. Cette prééminence a été construite par des imprimeurs et entrepreneurs allemands qui ont mis en place un vaste réseau libraire avant de passer la main dans les années 1480 à des acteurs italiens.
Le cas vénitien sera au cœur de cette étude, mais nous chercherons à l’éclairer par des comparaisons avec les autres villes qui accueillent l’imprimerie dans les toutes premières années de l’imprimerie européenne. Il s’agira en particulier de comprendre les représentations qui accompagnent l’introduction de l’imprimerie dans des pays européens non-germaniques, particulièrement la France et l’Italie. Le transfert technologique est indéniable2 : s’est-il accompagné d’une affirmation allemande en terre étrangère ? On verra qu’à Venise, le modèle de l’imprimeur allemand, développé par certains, rencontre néanmoins de nombreux obstacles. Ce modèle étranger revendiqué connaît une fortune éphémère et contestée, qui permet de mieux comprendre les enjeux symboliques des débuts de l’imprimerie.
Un modèle allemand revendiqué
Avant de rentrer dans le détail des sources, il nous faut cependant préciser dans quelle mesure il est possible de parler d’Italie et d’Allemagne dans un contexte où ces États-nations n’existent pas3. Les derniers siècles du Moyen Âge voient en effet la constitution d’une conscience italienne, au-delà des divisions politiques qui traversent la péninsule. Cette conscience est bien souvent construite et verbalisée par une élite, par opposition à ceux d’au-delà des Alpes, les barbares allemands ou français selon les époques4. Cette opposition se transforme aussi en émulation, au travers de relations intellectuelles, artistiques, culturelles nombreuses et riches5. Dans la pratique, si les dénominations restent floues – germanus, germanicus, theotonicus, alemanus… –, les individus en provenance des pays germaniques et flamands sont souvent considérés comme un tout par les populations et les autorités. C’est particulièrement le cas à Venise où la définition des Allemands a une importance politique et économique. Philippe Braunstein a ainsi montré que le terme de tedesco rassemble tout le commerce du Nord, redéfini par le Sénat en 1475 comme désignant ceux qui sont originaires « soit d’Allemagne du Sud, soit d’Allemagne du Nord, soit sujets de l’empereur, soit d’un autre prince » ; en pratique, les marchands qui résident dans le Fondaco dei Tedeschi, l’entrepôt des Allemands où ils doivent demeurer et à travers lequel ils disposent d’un certain nombre d’avantages commerciaux, peuvent également être « les Polonais, Hongrois et Bohémiens6 ». La conscience – ou l’assignation – d’une appartenance à un espace linguistique et culturel allemand explique la création de nations, de confréries ou de corporations allemandes dans les villes européennes, ainsi que la revendication d’une origine allemande que l’on retrouve dans les actes de la pratique des membres de ces communautés germaniques, très développées et bien identifiées en Italie7.
Ces communautés allemandes ont joué un rôle majeur dans le développement de l’imprimerie8. À Venise, l’introduction de la technique par un Allemand a été largement mise en scène par les imprimeurs eux-mêmes, qui dans les premières années revendiquent haut et fort leur origine germanique et en font un titre de gloire. Les colophons des premiers ouvrages imprimés par les frères Johann et Vindelinus de Spire insistent sur le fait que les imprimeurs allemands rendent à Venise la culture classique que l’Italie a apportée au monde. Dans le premier de 1469, on apprend que ce livre est le premier imprimé en Adriatique, et qu’il a été imprimé par « Johannes, issu de la race de Spire9 » ; le colophon de la deuxième édition affirme que Johannes de Spire a restitué l’œuvre de Pline à Venise10 ; enfin, un colophon de 1470 inscrit l’arrivée de Johann de Spire dans le temps long et fait référence au rayonnement culturel italien :
Autrefois, tous les Allemands prenaient des livres d’Italie. Aujourd’hui, Johann de Spire va donner davantage que ce qu’ils ont pris. En effet, Johann, homme dont le génie et l’art doivent être admirés, a montré que les livres sont écrits plus clairement par l’airain. Spire favorise Venise : en effet, en quatre mois, il a imprimé trois cent copies de ce Cicéron11.
Les premiers imprimeurs allemands à Venise revendiquent leur origine allemande, plutôt que d’essayer de se fondre dans l’artisanat italien local. Ils le font à l’attention du public de leurs ouvrages, mais on retrouve le même type de propos dans des discours formulés par les autorités vénitiennes, en particulier le premier privilège que reçoit Johann de Spire en 1469. Le texte insiste sur le fait que Johann de Spire « a côtoyé de nombreuses autres villes avant de s’établir » à Venise, où il a femme et enfants12 ; autrement dit, il s’agit d’un étranger qui a choisi délibérément et durablement Venise. Ce faisant, il offre à la ville le bénéfice de l’invention, tout en faisant honneur à sa « nation », et même à sa ville : Spire sera désormais, à en croire ces imprimeurs, autant glorifiée que Mantoue, la ville de Virgile13.
On retrouve la même tonalité dans les colophons des premiers imprimeurs parisiens, Ulrich Gering, Martin Crantz et Michael Friburger. Au-delà de l’expression devenue classique de « l’art presque divin », l’insistance est mise sur le rôle de l’Allemagne qui a été à l’origine de la nouvelle invention : « Tandis que l’Allemagne rénove l’art d’écrire presque divin, reçois en [Paris] les bienfaits14 ». Un colophon mentionne Argentina ou Strasbourg, patrie de Gutenberg, à qui on doit des louanges pour « avoir façonné cet art d’écrire presque divin par une très grande industrie15 ». Le même motif de translatio entre Allemagne et Italie est utilisé par ces imprimeurs, bien que moins développé qu’à Venise : « L’Allemagne a engendré [Gering, Crantz et Friburger], maintenant Paris en profite16 ».
On le voit, à Paris comme à Venise, la région et même la ville de provenance des imprimeurs sont particulièrement mises en valeur. À la lumière de ces différents éléments, on pourrait presque parler d’une revanche culturelle allemande dans des pôles intellectuels majeurs. L’Université de Paris jouit d’une autorité incontestable dans la Chrétienté occidentale ; l’Italie, quant à elle, bénéficie d’une aura culturelle à la fin du xve siècle, à la faveur des études des humanités classiques et du modèle humaniste qui commence à s’imposer en Europe17. Mais ces imprimeurs allemands, les premiers à porter la nouvelle technique hors des pays germaniques, se prévalent d’être les premiers capables de diffuser largement les textes. Ces colophons vénitiens en particulier témoignent de la reconnaissance d’une dette envers l’Italie, mais que l’Allemagne paie à travers eux au centuple, par la multiplication des livres de la culture savante18. Ces textes mettent en scène une logique de don et de contre-don, dans laquelle l’origine des acteurs joue un grand rôle. Nous avons tendance à voir dans l’introduction de l’imprimerie un transfert culturel : les imprimeurs allemands à Venise y voient au contraire une dette remboursée.
Dans ces colophons vénitiens et parisiens se dessine un modèle de l’imprimeur allemand. Il n’est jamais exclusif bien sûr, mais l’insistance mise sur l’origine allemande de l’invention, couplée à l’origine allemande des typographes souligne implicitement la filiation naturelle entre les deux. Surtout, les imprimeurs ne sont jamais relégués à un rôle purement technique : au contraire, ils insistent sur leur importance dans des contextes culturels prestigieux car ils sont amis des lettres et diffusent les textes écrits par d’autres. Cet aspect est particulièrement important, puisqu’il s’inscrit dans une logique de transfert technique et culturel à double sens entre Italie et Allemagne.
Les vicissitudes de certains imprimeurs allemands en terre italienne
Pour autant, ce modèle d’imprimeur allemand, technicien favorisant les lettres là où il s’installe, est loin d’être généralisé. Si l’on se tourne vers les villes d’imprimerie de ces années-là en Italie, les colophons sont souvent peu loquaces, avec à peine la mention de l’origine germanique des imprimeurs. Sweynheim et Pannartz, les deux premiers typographes hors d’Allemagne, actifs à Subiaco à partir de 1465, puis à Rome, sont généralement qualifiés de germanos homines ou gente theotonica quand ils sont explicitement nommés, sans détails supplémentaires19. À Foligno, Johann Numeister est simplement décrit comme alemanus ou theutonicus20. Dans tous les cas, ils sont relégués à un rôle purement technique et ils ne sont jamais associés aux lettres ou au savoir qu’ils contribuent à diffuser. Les louanges, quand elles sont formulées, sont réservées à ceux qui les protègent et les financent : c’est par exemple le cas dans le colophon des Lettres aux familiers de Cicéron imprimées vers 1471 à Foligno, où l’éditeur italien Emiliano degli Orfini et son frère sont qualifiés de ingenio prestante viri tandis que Johann Numeister est simplement cité comme exécutant technique21. Ces différents exemples montrent bien que l’association des imprimeurs typographes à la propagation des lettres ne va pas de soi. Dans certains cas, ce sont les investisseurs, qui financent et accueillent les presses, qui retirent le bénéfice symbolique.
La glorification de l’imprimeur allemand a sans doute été rendue plus aisée dans des contextes où les relations intellectuelles avec les pays germaniques étaient bien établies. Venise avait depuis longtemps des contacts étroits avec le nord des Alpes et, à la fin du xve siècle, les étudiants allemands sont nombreux à l’Université de Padoue contrôlée par la Sérénissime22. De même, la nation anglo-allemande à Paris est une institution importante de la communauté universitaire23 ; Johann Heynlin, qui fait venir les imprimeurs, est prieur du Collège de Sorbonne et recteur de l’Université de Paris. Cette explication ne tient pourtant pas complètement, puisqu’au même moment la communauté allemande est également très développée à Rome24 et la Curie est un environnement international qui entretient des relations étroites avec l’Allemagne. Or, le cas de Sweynheim et Pannartz, montre que l’origine allemande des imprimeurs peut y être vue avec mépris : un colophon, régulièrement repris dans les années 1469-1471, réutilise ainsi le stéréotype de l’Allemand rude, à travers sa langue même :
Illustre lecteur, quels que livres que tu regardes, lis si tu désires connaître les noms des artisans. Tu riras de ces rudes noms allemands ; peut-être l’art des muses adoucira-t-il les mots incultes de l’homme. Les maîtres Conrad Sweynheim et Arnold Pannartz en ont imprimé à Rome de nombreux semblables. Pietro avec son frère Francesco Massimi tous deux ont contribué à cette œuvre par leur maison adaptée25.
Comment la germanité peut-elle être d’un côté la clef de voûte d’un éloge de l’imprimeur, tandis que de l’autre elle devient un repoussoir qu’il convient de désamorcer, instaurant entre l’éditeur italien et le lecteur une connivence au détriment des typographes étrangers ? Certes, le contexte romain ne prête pas à la germanophilie. Malgré une communauté allemande nombreuse et des confréries reconnues par les autorités, il existe un certain climat anti-allemand, dû au contexte politique. Dans la péninsule de façon générale, la « fureur teutonique » est un topos de la littérature, renforcé par un certain nombre de satires politiques26. Cependant, le dernier colophon que nous avons cité est un cas extrême et, bien qu’il soit reproduit à de nombreuses reprises dans les éditions de ces imprimeurs, il ne semble pas complètement représentatif du monde des livres romain : les colophons des autres typographes allemands de la ville sont plus sobres ; Ulrich Han quant à lui se met volontiers en scène par un jeu de mots autour de son nom27.
Quel que soit le regard que l’on porte sur eux, ces imprimeurs restent étrangers, soit parce qu’on les assigne à ce rôle, soit parce qu’ils revendiquent eux-mêmes leurs origines comme un titre de gloire. Certains vont ainsi se servir de cette raison pour en faire au contraire un repoussoir. En effet, la présence même des imprimeurs allemands dans les villes étrangères a parfois été remise en cause dès le départ : l’argument utilisé était notamment leur origine étrangère dans un contexte économique tendu. L’imprimerie allemande est alors érigée en contre-modèle étranger. C’est en particulier le cas à Gênes, où les copistes adressent une supplique au vice-gouverneur et au conseil des Anciens un peu avant le 12 mai 1472 pour dénoncer les dommages que leur causent les imprimeurs et demander leur interdiction dans la ville : ils leur reprochent notamment d’exercer leur activité dont la cité ne tire pas de bénéfice sans être soumis aux taxes locales, et de quitter la ville dès qu’ils ont pu gagner de l’argent28. Les copistes génois expliquent que, contrairement à ce que les imprimeurs de Venise prétendaient, ces étrangers prennent de l’Italie au lieu de lui apporter un bénéfice, puisque :
si l’art d’écrire existe depuis toujours, ce n’est pas le cas pour l’art d’imprimer qui vient seulement d’être inventé et qui est entre les mains des Allemands qui emportent l’argent hors d’Italie sans aucune utilité publique29.
À Venise même, les réactions du copiste Filippo de Strata laissent penser que certains ont vu d’un très mauvais œil l’installation de ces Allemands qui leur font directement concurrence. Bien sûr, de Strata s’en défend et ne critique pas « par envie ou malveillance », mais parce que les œuvres publiées sont incorrectes, en raison de l’« ignorance de toute bonne grammaire et de toute vraie construction (car [les imprimeurs] sont pour la plupart des ultramontains vagabonds,…)30 ». Cette critique acerbe, qui n’est pas datée, remonte sans doute aux premières années de l’imprimerie. En tant que copiste, son nom se récrie face à cette invention qui « prostitue » les textes31 ; il dénonce ces étrangers qui viennent prendre le travail des honnêtes copistes installés à Venise. Étrangers, les imprimeurs le sont autant par leur instabilité (« vaganti ») que par leur origine (« oltramontani »)32. L’imprimeur allemand dans ces discours est plutôt érigé en contre-modèle face aux copistes italiens, lettrés et connaisseurs des textes qu’ils reproduisent, œuvrant pour le bien commun et stabilisés dans la ville.
Sans aller jusqu’aux récriminations d’un copiste aigri, il est clair que le modèle de l’imprimeur allemand, que certains acteurs avaient cherché à faire valoir et à rendre visible par les livres qu’ils imprimaient, n’a pas pris. Des contextes spécifiques avaient permis de l’affirmer, mais il se heurtait à la germanophobie latente, à l’accusation d’extranéité, à l’altérité linguistique qui peut poser problème quand il s’agit d’éditer des textes en vernaculaire. Le modèle se heurtait surtout au développement même de l’imprimerie, dont la technique est de plus en plus apprise par des artisans d’origines diverses, en particulier des ouvriers et techniciens locaux. Les Allemands perdent rapidement le monopole de la technique et donc un de leurs titres de gloire. Les années passant, la filiation avec Gutenberg s’estompe également et il devient plus difficile de se référer à ce grand précurseur pour justifier le caractère germanique de l’imprimerie.
Un modèle aveugle à l’origine ?
Un autre modèle a-t-il remplacé celui proposé par les premiers imprimeurs allemands à Venise ? Il semble que l’un des grands changements du xvie siècle est la construction d’un discours d’une certaine élite de libraires, d’imprimeurs, d’éditeurs et de lettrés, qu’on retrouve sous des formes proches dans différents centres européens. Un modèle se dégage de ces textes d’universitaires et d’humanistes : celui du libraire-éditeur international, ami de la République des lettres, faisant partie lui-même d’une « République des libraires33 » correspondant entre les grandes places du commerce du livre. Les échanges épistolaires d’humanistes et d’imprimeurs en Italie, mais aussi en Allemagne34, les préfaces des imprimeurs parisiens comme celles des Estienne, vont dans ce sens. Ce modèle ne se trouve que peu dans les colophons, devenus bien plus succincts et factuels depuis les premières années de l’imprimerie européenne. Mais les lettrés ont pris le relais, et ce nouveau modèle pourrait bien être une co-production cette fois des savants liés aux presses et des imprimeurs, éditeurs et libraires.
Une étude à l’échelle de l’Europe reste encore à faire, mais le cas vénitien offre un bon observatoire de cette co-production. Dans la lagune, les discours autour du monde de l’imprimerie sont dominés par un modèle : celui de l’imprimeur humaniste Alde Manuce, et dans une moindre mesure de Nicolas Jenson, vu comme son précurseur. Ces deux imprimeurs sont célébrés par des Italiens mais pas seulement. Parmi les textes les plus fameux, on peut bien sûr citer le commentaire d’Érasme sur l’adage « Festina lente ». Celui-ci écrit un véritable panégyrique de l’entreprise d’Alde, par opposition aux nombreux « imprimeurs de bas étage [qui] abusent du renom [de Venise] » :
Je pense tout particulièrement à ceux qui méprisent ce qui est barbare et grossier et qui aspirent à une érudition vraie et antique, pour la restauration de laquelle [Alde Manuce] semble né, fait et modelé par le destin même. Il brûle d’une telle dévotion qui ne vise que ce but, il travaille avec un zèle si infatigable, il n’est aucune tâche qu’il ne refuse pour restaurer notre bagage littéraire intégralement, sans que le texte en soit altéré ou corrompu, à l’usage des gens de bien35.
L’auteur Girolamo de Bologne (1454-1517) cherche quant à lui une continuité entre Alde Manuce et Nicolas Jenson, les seuls à sauver l’imprimerie vénitienne de la « barbarie » et de la décadence :
Le Français Jenson est depuis peu célébré chez les Vénitiens, […] il aura écrit de doctes livres par le bronze de Minerve. La barbarie a envahi après lui l’art honnête […] Alde, remarquable élève des Muses et de Phébus, délivre nos siècles de la marque infâme36.
Les imprimeurs élaborent leur propre mythe, Alde Manuce imprimant les Adages d’Érasme en 1508. Son usage du paratexte, des lettres dédicatoires et de la marque d’imprimeur contribue à construire une véritable stratégie publicitaire37. La mise en scène de ses relations avec les lettrés vise à construire son autorité et sa centralité dans la communauté imaginaire de la République des lettres, comme l’a bien montré Rosa Salzberg38. Le mythe d’un âge d’or vénitien continue à se développer dans les décennies suivantes. Les fils d’Alde Manuce utilisent la marque, le nom et le portrait même de leur père pour poursuivre son entreprise éditoriale39. Encore au xviie siècle, Giovanni Battista Marino écrit à l’éditeur Giovanni Battista Ciotti dans des termes très proches de ceux d’Érasme plus d’un siècle auparavant :
Bénis soient Manuce, Giolito et Valgrisi, dont la mémoire survivra, à jamais honorée dans l’imprimerie italienne. Aujourd’hui, l’imprimerie est réduite à un simple commerce, et parmi les libraires, il y a tant d’avidité pour le gain, qu’ils le mettent avant même leur propre réputation et celle de l’auteur40.
Le modèle qui est proposé dans ces textes est un modèle anational dans le sens où l’origine n’est jamais un critère, qu’il soit positif ou négatif. On retrouve des textes présentant les mêmes échos à Paris, Bâle ou aux Pays-Bas41, au moment où de grands réseaux libraires à l’échelle de l’Europe voient le jour, faisant circuler les acteurs du livre à travers les grandes places du livre42. En ce sens, on pourrait également avancer qu’il s’agit d’un modèle transnational, qui dépasse les frontières politiques et linguistiques, à l’image de la République des lettres humaniste qui s’en fait largement le héraut. Le modèle que les discours proposent est celui d’un imprimeur attentif aux auteurs, attentif à la correction des textes et à la diffusion des belles lettres, peu importe son origine ou son lieu d’activité43. Cette représentation, quelque peu irénique, gomme non seulement les origines géographiques, mais également les rapports de forces économiques et sociaux au sein d’un monde du livre particulièrement concurrentiel. Ce discours produit par une élite dans le milieu du livre européen doit cependant être confronté aux pratiques des acteurs, qui influencent largement les modèles dont ils se réclament.
Représentation et position dans l’imprimerie locale
La pratique concrète et les enjeux locaux de pouvoir au sein d’un marché très concurrentiel expliquent aussi en partie le fait que les contemporains italiens soient si réticents à reconnaître le rôle de modèles étrangers dans la naissance et les premiers développements de l’imprimerie sur leurs terres. Par exemple, l’un des premiers témoignages de l’arrivée de l’imprimerie en Italie, la Vie de Paul II de Gaspar de Vérone, rédigé sans doute vers 1468, en attribue le mérite non pas aux imprimeurs eux-mêmes mais au pape pour avoir fait venir cette « invention de grand talent44 ». Johann Numeister à Foligno ou Sweynheim et Pannartz à Subiaco et à Rome ont été appelés et financés par des commanditaires italiens, de riches familles locales comme les Massimi, ou des autorités ecclésiastiques. Ils n’étaient donc pas en position de produire un discours les valorisant. À l’inverse, les imprimeurs vénitiens Johann et Vindelinus de Spire sont maîtres d’eux-mêmes et de leur atelier ; ils ont donc la mainmise sur les textes qu’ils impriment et notamment sur leur auto-représentation dans les colophons. Ulrich Han semble être arrivé à Rome par ses propres moyens, ce qui expliquerait la différence de représentation par rapport à ses confrères45. Enfin, à Paris, les artisans ont été appelés par Johann Heynlin, un Allemand en position d’autorité ; la représentation de l’Allemagne aura donc tendance à être également laudative.
Les circonstances du développement de l’industrie dans ces différentes places entraînent la dépossession économique des Allemands dans ce nouveau milieu, et donc la perte de vitesse d’un modèle allemand, remplacé par un modèle anational, mais en réalité favorisant certaines catégories d’individus. À Venise, des compagnies dirigées par des Allemands dominent largement le marché jusqu’en 1480, année durant laquelle plusieurs membres importants de ces sociétés décèdent. S’amorce alors une évolution qui, jusqu’aux années 1530, voit l’affirmation de grandes familles italiennes contrôlant le milieu du livre. À mesure que l’imprimerie s’enracine dans le tissu économique et social local italien, les chefs d’ateliers et les investisseurs du monde du livre vénitien sont très majoritairement italiens, les acteurs du livre non-italiens ayant les plus grandes difficultés à briser le plafond de verre qui les empêche d’arriver à l’indépendance économique46. Les grandes compagnies libraires, les Scotto, Sessa, Giolito, Giunta ou Gabiano, sont toutes des compagnies italiennes et déploient leurs réseaux à l’aide de filiales en Europe et jouant également de leurs ancrages italiens propres, en dehors de Venise47. Enfin, une étude des privilèges accordés par les autorités vénitiennes montre également que les imprimeurs italiens ont beaucoup plus de chances de se voir accorder plusieurs monopoles durant leur activité. La procédure de demande de privilège tend à privilégier ceux qui sont familiers avec les arcanes administratifs de la République, et avec sa langue. Les instances vénitiennes ne légifèrent pas pour interdire l’activité à quiconque mais une politique tacite tend à favoriser les Italiens sur les autres48.
Alors certes, le modèle du parfait imprimeur ou éditeur, qui émerge au tournant du xve siècle et se développe par la suite, semble indifférent à l’origine italienne, allemande, française, grecque ou même juive des individus. L’imprimerie vénitienne montre que la réalité est beaucoup plus regardante. N’aurait-on pas remplacé le modèle allemand des premières années par un modèle italien, sans l’afficher ? Le modèle ainsi promu sert les intérêts de l’élite libraire, qui se déploie à un niveau international et bénéficie ainsi du soutien des intellectuels travaillant pour eux. L’idéologie humaniste, partagée par les classes dirigeantes vénitiennes, aurait gommé dans les discours les aspects exclusifs de ce nouveau modèle, qui se traduit pourtant par une reprise en main italienne très nette. On a dans tous les cas une dissociation entre le modèle normatif promu dans certains discours et la pratique des presses vénitiennes, où les Italiens sont plus à même de s’insérer dans les réseaux institutionnels et commerciaux. La comparaison avec d’autres terrains pour observer l’adéquation ou au contraire la dichotomie entre les discours savants ou des libraires eux-mêmes et la réalité, doit encore être réalisée49.
L’imprimerie a bien été perçue par certains acteurs comme un véritable transfert technique étranger, dans une logique d’échanges, de rivalité et d’émulation entre Italie et Allemagne. Ce modèle étranger de l’imprimeur allemand n’a pu être promu que dans les cas où les typographes germaniques étaient eux-mêmes aux commandes de leurs ateliers, et non sous la tutelle de patrons italiens, sans compter les rejets de ce modèle étranger sur fond de germanophobie et de tensions économiques. Rapidement, la filiation germanique s’estompe pour être remplacée par un modèle sans référence à l’origine, en accord avec les principes professés par certains grands humanistes, mais qui cache pourtant des réalités locales moins ouvertes aux étrangers qu’il n’y parait. Est-ce une manière pour l’élite intellectuelle et marchande italienne de reprendre la main sur l’industrie qui a prouvé depuis son intérêt culturel et surtout commercial ? Derrière ces enjeux symboliques, pour les de Spire à Venise, les Massimi à Rome ou les Gioliti en Italie du Nord, il y a aussi et avant tout des enjeux économiques. Les grands libraires italiens, et plus largement les grands libraires internationaux européens, ont tout intérêt à promouvoir une image ouverte en miroir de la République des lettres, tout en cherchant à assurer leur domination locale. La question du modèle allemand dans l’imprimerie européenne révèle ainsi les tensions qui traversent ce nouveau milieu : des tensions entre l’origine étrangère de la technique, vite oubliée, la nécessité d’un solide ancrage local et la nécessité tout aussi forte d’une diffusion via le commerce international ; des tensions entre acteurs techniques dépendants et investisseurs finançant les éditions. La domination économique finit par recouper la domination symbolique de ceux qui sont en mesure de produire un discours normatif sur leur propre pratique. Avec la naissance du marché du livre imprimé, les presses de Gutenberg sont désormais bien loin.