Si l’homme n’a pas le pouvoir
de modeler le monde à sa convenance,
il a du moins celui de tailler des verres
qui lui permettent de le faire apparaître
à peu près comme il veut.
Georg Christoph Lichtenberg
En termes d’expansion coloniale européenne ultramarine, le xvie siècle est assurément celui des Ibériques, à partir de projets et de méthodes au demeurant très différents entre eux voire, notamment en ce qui concerne le déploiement lusitain, très différents d’une région à l’autre. Cependant, dès le début du siècle en ce qui concerne les intrusions françaises au Brésil, dans sa seconde moitié pour ce qui est des incursions anglaises, ce monopole du premier arrivant, vainement sanctionné par la bulle papale Inter Cætera de 1493, est rapidement remis en cause. Au début du xviie siècle, les entreprises septentrionales entrent ainsi de plein fouet et de toutes parts dans les espaces espagnol et portugais. Certainement davantage que l’Angleterre, dont la grande heure n’a pas encore sonné, ce sont les Néerlandais des futurs Pays-Bas qui, au xviie siècle, donnent le ton en matière d’expansion coloniale. À partir d’un modèle spécifique, la compagnie commerciale telle qu’elle se structure avec la Vereenigde Oostindische Compagnie, ou VOC, le commerce de produits asiatiques contribuera ainsi en bonne part à la fortune d’Amsterdam. Dès lors, si on se propose d’observer une première et substantielle confrontation des modèles coloniaux du xvie siècle avec ceux qui voient le jour au xviie siècle afin de saisir dans quelle mesure ces derniers ont pu exercer un pouvoir d’attraction sur les premiers, c’est sans doute en Asie qu’on doit en chercher la manifestation la plus explicite. Or, dans ce vaste cadre qui s’étend d’Ormuz à Nagasaki, un petit chapelet d’îles fournit un cadre d’observation particulièrement privilégié : les Moluques.
Ternate et Tidore, situées dans l’est de l’Insulinde, aux portes de la Mélanésie, se disputent le pouvoir sur un archipel1 ayant l’insigne privilège d’être jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle le seul endroit au monde où pousse le clou de girofle2, épice des plus rares et chères, de celles que Christophe Colomb se propose d’atteindre à leur source par l’ouest. Érigés en sultanats dans la seconde moitié du xve siècle3, les deux potentats sont étroitement connectés au réseau des cités portuaires malaises, Malacca, Aceh et, au-delà, avec les relais de cette longue route des épices qui mènent la girofle jusqu’à Alexandrie et Beyrouth, où, à la fin du Moyen Âge, les Vénitiens acquièrent l’odorante denrée afin d’approvisionner le marché européen. C’est précisément cette redistribution méditerranéenne que viennent contrecarrer les Portugais avec leur route Atlantique. Depuis Malacca, conquise en 1511, ceux-ci atteignent un an plus tard les îles du giroflier où ils établissent une relation privilégiée avec le sultan de Ternate, qui voit dans cette alliance l’opportunité de s’imposer sur son rival tidorais. En dépit du traité de Tordesillas de 1494 qui réserve en théorie l’expansion en Asie aux seuls sujets du souverain lusitain, le renégat Ferdinand de Magellan tente de les rallier pour le compte de Charles Quint en 1519. À l’issue de la traversée des immensités encore inconnues de l’océan Pacifique, son décès brutal remet entre les mains d’Elcano le soin de parvenir jusqu’aux îles aux Épices, où le souverain de Tidore s’empresse de déclarer son allégeance à un aussi lointain qu’abstrait roi d’Espagne afin de rétablir l’équilibre des forces avec son voisin.
Malgré les véhémentes plaintes portugaises, deux autres voyages sont organisés, celui de García Jofre de Loaisa depuis la Péninsule en 1525, et celui d’Álvaro de Saavedra depuis le Mexique en 1527. Cependant, face à l’échec de ces expéditions qui atteignent les Moluques sans parvenir à en repartir par la route Pacifique (la seule possible en vertu du traité de Tordesillas, il est vrai peu respecté), Charles Quint va hypothéquer ses revendications sur les Moluques au bénéfice de son futur beau-père Jean III du Portugal par le traité de Saragosse de 1529, lequel recule encore vers l’ouest la ligne de démarcation des deux zones d’expansion. Ceci n’empêchera pas l’élaboration de divers projets au début des années 15304 et le lancement d’une nouvelle expédition vers l’Asie en 1542, toujours sans succès. Ce n’est donc qu’en 1565 que les Espagnols s’installent aux Philippines, et ce n’est encore qu’une quarantaine d’années plus tard qu’enfin, en 1606, les forces de la Monarchie Catholique s’imposent pour un temps aux Moluques.
Mais, à cette date, les navires hollandais fréquentent déjà les mers insulindiennes, la VOC a déjà été fondée et s’est brièvement emparée des îles du clou de girofle l’année précédente. Bientôt, ses activités dans la région vont constituer un fulgurant succès et fournir de précieux dividendes à investir dans la guerre d’indépendance que mènent les Provinces Unies contre l’Espagne, en Asie comme en Europe.
On a donc là un cas de figure exceptionnel, dans un cadre géographique tout à la fois très restreint5 et ultra-connecté, où se côtoient et se confrontent autochtones, Portugais, Espagnols et Néerlandais, et autant de circuits et méthodes commerciales. Au début du xviie siècle, les Moluques s’inscrivent déjà dans une longue histoire de projets et d’expectatives espagnoles, un récit que les Hollandais s’apprêtent à bouleverser en l’écrivant dans leur propre grammaire coloniale. C’est la place de la monarchie hispanique dans cette configuration, la prise de conscience des carences qui la desservent et la subséquente tentation d’imiter ce modèle néerlandais qui la place en position d’échec que nous allons ainsi étudier.
Dans une première partie, il conviendra de procéder à une contextualisation succincte du modèle économique qui se met en place aux Philippines, en présentant brièvement les autres structures ibériques qui constituent son contexte. Dans un second temps, on étudiera la présence espagnole aux Moluques face à celle de la VOC, afin de saisir la paradoxale configuration économique qu’elle implique. Dans une troisième partie, on examinera les différents projets proposés depuis la Péninsule et les Philippines en vue d’imiter le modèle néerlandais et les changements concrets qui ont pu ou non en découler sur place. Enfin, on s’attachera dans un épilogue à tirer des conclusions structurelles de l’échec espagnol mais aussi à le nuancer à la lumière des tendances tardives qui marquent la présence espagnole aux Moluques.
Le modèle économique philippin et son contexte
À l’origine de l’aventure américaine, on trouve Christophe Colomb, un Génois formé à la navigation atlantique dans les jeunes comptoirs africains du Portugal, et Ferdinand II, souverain d’Aragon, un royaume intensément impliqué dans le commerce méditerranéen au xive siècle. Il y a donc une perspective et un projet mercantiles, s’inscrivant tout particulièrement dans la tradition des comptoirs commerciaux méditerranéens, qui président à la naissance du Nouveau Monde6. Plus tard, l’expédition de Magellan, en partie financée par les banquiers augsbourgeois Fugger, rend bien compte de l’existence de projets étatiques de nature fondamentalement mercantile. Cependant, c’est à la Castille d’Isabelle la Catholique, qui vient de reconquérir Grenade, entend propager la foi et administrer les hommes, que vont échoir la possession et la prise en charge de l’Amérique, puis à Charles Ier d’Espagne, qui devient l’empereur Charles Quint l’année même du lancement de la conquête du Mexique et de l’épopée magellanique. De fait, on assiste à un désengagement progressif de l’État vis-à-vis de l’investissement commercial proprement dit7, et si la création en 1503 de la Casa de Contratación semble s’inspirer du système portugais de la Casa da Índia8, au sein de laquelle le commerce se fait pour le compte et au nom du roi, l’Espagne, comme le souligne fort bien Pierre Chaunu9, recule devant le modèle du « roi marchand ». La Casa va ainsi basculer pour devenir rapidement l’interface des intérêts de la communauté marchande de Séville, le seul port autorisé à commercer avec le Nouveau Monde10, et derrière elle, des réseaux de marchands étrangers, en particulier génois, une évolution encore accentuée par la création en 1543 du Consulado de cargadores de Séville, chargé de défendre les intérêts des négociants et armateurs11.
L’État va certes organiser les flottes, gérer les flux de passagers, prélever le quinto real (20% automatiquement prélevés sur les ressources des Indes), les impôts portuaires (almojarifazgo) et la taxe de l’alcabala par le biais de la Casa, mais son domaine sera surtout la gestion politique, administrative et militaire de l’Amérique via le Conseil des Indes, qui fonctionne de façon autonome à partir de 1524. On a donc là une approche qu’on pourrait qualifier d’impériale de l’économie coloniale, au sens où c’est fondamentalement par la ponction de revenus fiscaux que l’État participe à celle-ci, mais aussi, plus profondément, parce que les bénéfices économiques extraits de cet espace colonial ont en premier lieu pour vocation de financer les priorités politiques européennes de l’Espagne12. De ce point de vue, le système économico-colonial espagnol a d’ailleurs été indéniablement efficace puisque, avec des investissements et des risques essentiellement assumés par des particuliers, l’État castillan a pu très grassement financer les guerres de l’Empire carolin puis de la Monarchie Catholique des Philippe, de même qu’une gigantesque infrastructure coloniale. Mais, par contrecoup, il aura très peu de prise sur le commerce des Indes, ce qui contribuera à la fuite massive des métaux précieux américains vers les autres pays européens, laquelle s’articulera avec une inflation galopante, la fameuse « révolution des prix », dont l’épicentre sera Séville13.
Les Portugais, quant à eux, atteignent l’Inde, à Calicut, en 1498 et, dès le début du xvie siècle, parviennent à détourner vers les cales des caraques de Manuel Ier une conséquente portion des épices précédemment acheminées en direction de la Méditerranée. Mais c’est au second vice-roi Afonso de Albuquerque qu’on doit la véritable construction de l’Estado da Índia, avec la prise de Goa en 1510, celle de Malacca en 1511, puis d’Ormuz, la porte du golfe Persique, en 1514. Un réseau de places fortifiées marquant l’autorité du roi du Portugal en Asie est ainsi créé, en même temps que le système des carreiras, les routes commerciales officielles où transitent les navires du roi marchand. Cependant, son successeur Lopo Soares de Albergaria verra davantage dans l’Inde portugaise un espace où la grande noblesse pourrait se tailler des fiefs commerciaux, participant ainsi d’une tendance précoce à une privatisation du système qui ne va pas se démentir, de sorte que le monde colonial officiel va se trouver rapidement débordé par les initiatives individuelles, licites ou non.
Malgré l’indéniable réussite de l’entreprise, qui fait pour un temps de Lisbonne, en binôme avec Anvers, le port de commerce d’une économie-monde14, on débat déjà au milieu du xvie siècle de la supposée décadence du système. Il en résulte deux réorientations antithétiques et nonobstant concomitantes15. D’une part, en effet, on assiste à un repositionnement vers la terre et la prise en charge effective de l’espace et de ses hommes, dans une logique que l’on pourrait qualifier de castillane, comme l’illustre fort bien la mise en place d’une administration centrale au Brésil à partir de 1549. D’autre part, l’Estado da Índia va dans le même temps prendre acte de la tendance à la privatisation des activités commerciales en généralisant, à côté des carreiras officielles, le système des viagens, des routes commerciales dont l’exploitation est concédée à des particuliers. À partir des années 1570, significativement afin de financer la funeste campagne de conquête du Maroc de Dom Sébastien, le « roi marchand » se transforme en « roi bailleur » puisque le commerce royal de la carreira est offert en concession à des investisseurs privés. Avec l’union des deux Couronnes ibériques, qui durera de 1580 à 1640, Philippe Ier du Portugal va continuer cette pratique pour le négoce du poivre, notamment autour du consortium formé par l’augsbourgeois Konrad Rott et le milanais Giovanni Rovalesca, un système qui ne va pas donner les résultats escomptés et va voir diminuer l’arrivée des épices à Lisbonne, contribuant ainsi à renforcer le déclin du commerce d’État face aux florissantes affaires des grands marchands portugais, notamment d’origine judéo-converse. Par ailleurs, l’union ibérique va aussi ouvrir les portes des Indes espagnoles à ces derniers, qui vont voir dans Manille le point de jonction idéal des deux Indes sur lesquelles ils s’attacheront à superposer leur propre réseau d’affaires mondialisé16.
Entre 1519, date du départ de Magellan et de la création du Conseil des Indes, et 1565, lorsque commence l’implantation aux Philippines, l’expérience américaine a profondément modelé l’approche coloniale de l’Espagne, désormais relativement stabilisée en un certain nombre de pratiques et d’institutions. Au lendemain de leur illégale installation dans l’archipel, plusieurs visites portugaises leur intimant de quitter la place inciteront les Espagnols à se faire discrets et, conséquemment, à déporter provisoirement leur regard des Moluques. Dans un premier temps, étant donné le peu d’attrait mercantile des Philippines et la nécessité de mettre en place une route maritime régulière afin d’y pérenniser la présence espagnole, la Couronne va chercher à encourager le commerce : en 1574, deux ans après que la ligne Manille-Acapulco a été définitivement fixée, Madrid envoie ainsi une lettre au gouverneur Guido de Lavezaris lui demandant « qu’il favorise le commerce avec les Chinois qui vont là-bas [à Manille] »17.
Il ne sera cependant pas longtemps nécessaire d’encourager ce trafic. Rapidement, tandis qu’on se prête à rêver à la cour de Philippe II d’une conquête militaire de la Chine, les alléchantes promesses de profit font leur œuvre. Les perspectives de vente des produits de l’Empire du milieu sur un marché américain que l’industrie minière a déjà doté d’un fort pouvoir acquisitif amènent les communautés marchandes de Nouvelle-Espagne et du Pérou à réaliser des envois massifs d’argent afin d’acquérir les précieuses soieries, porcelaines et autres chinoiseries disponibles sur le marché manillais18. De l’autre côté, c’est Macao avec son accès privilégié aux marchandises de l’Empire du Milieu vendues à Canton qui bouscule la jeune cité hispano-asiatique et cherche même à commercer directement avec le Mexique19. Ainsi, tandis que l’archipel philippin se transforme rapidement en colonie de type américain où l’on soumet, convertit et administre des indios, Manille devient rapidement le nouveau terrain de jeu du grand commerce privé des deux Indes ibériques.
Au début des années 1590 cependant, le mode de fonctionnement du circuit commercial du galion de Manille, sur lequel la Casa de Contratación n’a que peu de prise puisque c’est Acapulco et non Séville qui en constitue le point d’arrivée, n’a pas encore été véritablement formalisé. Un débat se met alors en place, au sein duquel le vice-roi de Nouvelle-Espagne Luis de Velasco fils défend la cession intégrale du trafic, c’est-à-dire le négoce mais aussi l’organisation des flottes, à l’initiative privée. Le Conseil des Indes semble s’incliner en faveur de cette option20, mais opte finalement pour une ligne maritime contrôlée par l’État et surtout, une activité commerciale particulièrement restreinte. C’est ainsi que le 11 janvier 1593, le Conseil des Indes prohibe les voyages commerciaux privés vers le Mexique, rénove l’interdiction du trafic entre les Philippines et le Pérou ou Panama, met son veto sur le commerce avec Macao, et restreint les relations maritimes entre le Pérou et la Nouvelle-Espagne pour éviter l’envoi d’argent péruvien vers les Philippines21. Dans le même temps, la valeur de la charge du galion de Manille à Acapulco est limitée à 250 000 pesos et à 500 000 pesos dans l’autre sens, une différence qui s’explique par le « secours » que doit envoyer la vice-royauté de Nouvelle-Espagne à une colonie qui s’avère dès cette époque-là déficitaire.
Madrid a certainement cherché ici à protéger la petite communauté des Espagnols installés aux Philippines, laquelle se plaint depuis le milieu des années 1580 de l’asphyxie causée par des capitaux américains qui s’imposent sur ses maigres ressources dans l’achat des produits chinois22 ainsi que des projets macanais de commercer directement avec la Nouvelle-Espagne23. De même, le lobby sévillan a assurément pesé ici de tout son poids, inquiet qu’il est de la concurrence de la soie asiatique sur la production andalouse24 et, plus généralement, de l’ouverture d’un circuit commercial concurrent. Cependant, étant donné l’envergure des profits possibles, ces prohibitions ne vont guère être respectées. Le trafic illégal Manille-Acapulco et Manille-Macao pourra ainsi atteindre des sommes vertigineuses, un chiffre d’affaire de plusieurs millions de pesos qui esquiveront pour l’essentiel les droits de douane royaux et diminueront d’autant les arrivées d’argent dans la Péninsule25.
L’Espagne et la voie sans issue des Moluques
À partir de 1522, les Portugais se sont installés fermement aux Moluques où ils se sont attachés à exercer une tutelle sur le sultanat ternatais à coups d’intrigues et de forfaitures26. Mais, de son côté, Ternate a tout autant utilisé la présence lusitaine pour asseoir sa prédominance sur la région. En 1570, après que le sultan Hairun a été assassiné par un soldat de Dom Sébastien, s’ouvre une guerre de siège qui se solde en 1575 par l’expulsion des Portugais. Ceux-ci se réfugient alors à Tidore, dont le sultan voit dans l’accueil de ses anciens ennemis un pis-aller face à la puissance acquise par son redoutable voisin. Sollicitée par le gouverneur portugais des Moluques dès l’annonce de l’union des deux Couronnes, Manille va alors lancer une série d’expéditions, en 1582, 1584 et 158527 dont aucune ne permet la reconquête de Ternate. Quoi qu’il en soit, les Îles aux Épices sont désormais de retour dans l’horizon espagnol. Dès 1583, les soldats reviennent avec quelques quantités de clous de girofle et les officiers des finances royales demandent comment réguler ce trafic28. En 1584, le facteur du roi aux Philippines29 Juan Bautista Román fait part à Madrid de ses réflexions sur un éventuel commerce du clou30, « en supposant la pacification [le terme politiquement correct pour conquête] des Moluques ». Constatant que les Portugais n’ont jamais pu asseoir un véritable monopole, il affirme qu’il faudra en premier lieu interdire par la force l’accès au commerce du précieux girofle aux Malais et aux Javanais qui y prennent part. Surtout, il se montre partisan de l’ouverture d’un circuit acheminant les épices vers l’Espagne via les Indes Occidentales, ce qui permettrait, années 1580 obligent, de financer la campagne de conquête de la Chine. Cependant, il n’exclut pas l’alternative consistant à laisser ce même circuit américain aux mains des Lusitains afin de « consolider les Indes Occidentales avec les Orientales et conforter leur bonne volonté quant au service de Sa Majesté ». Mais la grande expédition de 1593 menée par le gouverneur des Philippines Gómez Pérez Dasmariñas ne va toujours pas ramener Ternate dans le giron des Ibériques puisqu’elle avorte avec l’assassinat de celui-ci.
C’est à ce moment-là que commence l’aventure coloniale batave en Asie. En 1594, Cornelis de Houtman et Jan Huyghen van Linschoten, qui avaient pu séjourner en Asie portugaise et en ramener de précieuses informations, fondent la « Compagnie du Lointain » (Compagnie van Verre). Dans un premier temps, les visites hollandaises des eaux insulindiennes n’inquiètent guère Madrid qui craint essentiellement les intrusions anglaises31. Mais les attaques flamandes à l’espagnole Manille et à la portugaise Ambon en 1600 vont précipiter les choses. Tandis qu’aux Pays-Bas, on en vient à l’idée que les entreprises jusqu’alors dispersées doivent être canalisées au sein d’une structure unique, le Conseil des Indes cherche à proposer une réponse adéquate à cette réplique excentrée du conflit européen. Une expédition luso-hispanique de quelque envergure est lancée en 1603, mais échoue, laissant ainsi à la VOC l’initiative des nouvelles hostilités avec la prise, en 1605, de Ternate et Tidore. Entre 1595 et 1602, date de création de la VOC, ce ne sont pas moins de 14 flottes, totalisant 65 navires, qui sont envoyées vers l’Asie32. Cette imposante marine marchande des Pays-Bas ne s’est pas faite en un jour et s’est construite d’abord dans l’intense activité commerciale batave en mer Baltique, avec la Péninsule Ibérique, puis, à la fin du xvie siècle, en Méditerranée33. Et si on ne peut plus aujourd’hui cautionner l’explication classique selon laquelle le saut hollandais vers l’Insulinde aurait pour cause les embargos imposés par Philippe II sur le commerce entre le Portugal et les Pays-Bas, en revanche, il est certain que le sac d’Anvers par les troupes espagnoles en 1585 a largement contribué à faire affluer les capitaux vers Amsterdam et, par là même, facilité l’entreprise batave en Asie. Dès sa fondation, la VOC va jouir ainsi d’un formidable potentiel naval, mais aussi financier. Elle dispose d’un capital de départ de près de 6 500 000 florins. Chacune des six chambres représentant les provinces néerlandaises impliquées dans le projet doit, à hauteur de sa participation, délivrer des actions cotées en bourse. Cependant, contrairement à l’East India Company anglaise fondée en 1600, les investisseurs ne peuvent retirer leurs fonds quand bon leur semble. Dès lors, la VOC dispose d’une formidable stabilité financière, renforcée encore par la création, en 1609, de la banque centrale d’Amsterdam, qui se dotera du monopole sur les taux de change. La VOC jouit en conséquence d’un temps « long » pour parvenir à ses fins, en même temps économiques et politiques, puisque sa base financière et sa tête dirigeante, les fameux Heeren XVII ou 17 Messieurs, sont l’expression effective de l’existence des Provinces-Unies34. Entre commerce et lutte nationale, la puissance navale et militaire de la VOC jouera en même temps le rôle de moyen et de conséquence, puisqu’il s’agit de faire usage de la force pour s’imposer commercialement, mais aussi bien de constituer des bénéfices à investir dans la force armée, condition nécessaire à la victoire de la cause néerlandaise.
Le 26 mars 1606, une prodigieuse flotte hispanique composée de cinq galions et quatre galères, pour un total de 3 095 hommes, libère immédiatement Tidore. Le 10 avril, Ternate capitule. Mais ce succès ne saurait occulter le fait que les Espagnols ont clairement perdu l’initiative et se trouvent désormais soumis à un rythme qui leur est imposé. La victoire ne sera en outre que très provisoire. En effet, il n’y a eu aucune confrontation avec les forces de la VOC, dont la majeure partie mouille à ce moment-là dans la Grande Sonde en vue d’attaquer Malacca. Une fois la victoire assurée, l’armada rentre aux Philippines en ne laissant sur place que 600 soldats et surtout une force navale bien trop maigre35 pour faire face au retour des Hollandais aux Moluques. Enfin, la posture diplomatique adoptée, consistant en l’affirmation de la souveraineté exclusive du Monarque Catholique sur les Îles aux Épices, et la déportation du sultan Saïd à Manille, vont précipiter Ternate dans le giron de la Compagnie, qui s’attachera à se présenter comme un allié sans prétentions hégémoniques engagé dans une même lutte contre la tyrannie espagnole. Ainsi, dès 1607, l’hégémonie espagnole sur l’archipel est en souffrance et, puisque la victoire sur les ondes salées de ses entrelacs est compromise, mais qu’il faut bien tenir tête, on se retranche dans une laborieuse course terrestre à la construction de présides36.
Ce faisant, qu’en est-il donc des mirifiques profits promis par le commerce du clou de girofle ? Dès 1606, on s’intéresse aux méthodes mercantiles de la VOC, comme en témoigne la liste de questions à poser aux Hollandais capturés, laquelle, à côté des items d’ordre militaire ou stratégique, comporte des questions sur les moyens et méthodes commerciales de l’ennemi37. Plus généralement, au lendemain de la « conquête », on se remet, aux Philippines, à penser au commerce du clou de girofle. C’est en particulier le cas du procureur général, le porte-parole de la ville de Manille, Hernando de los Ríos Coronel38, qui rédige en 1607 un Mémoire sur la négociation du clou39, lequel anticipe de quelques mois la demande d’information du Conseil des Indes au gouverneur des Philippines et au vice-roi de Nouvelle-Espagne sur la façon de mettre en place le commerce du girofle de Ternate40. Cependant, pour Ríos Coronel, l’enjeu se limite à décider qui, des Portugais ou des Espagnols, doit prendre en charge ce commerce. Sans prendre en compte le paramètre hollandais, il s’efforce de démontrer qu’il est juste de remettre le bénéfice du commerce du clou entre les mains des Espagnols étant donné l’effort logistique et militaire qu’ils fournissent. De même, il faudrait à son avis éviter à tout prix d’emprunter la route de la carreira portugaise, du fait de ses nombreuses escales qui multiplieraient les possibilités de fraudes. Au même moment, mais depuis la Péninsule cette fois, Pedro de Baeza, un marchand lusitain d’origine judéo-converse qui avait séjourné pendant de longues années aux Indes, donne également ses conseils sur la future mise à profit d’un négoce du clou de girofle41. Fin connaisseur des réseaux marchands malais et javanais qu’il entend, comme jadis le facteur Román, tenir à l’écart des précieuses épices, il se montre pour sa part pleinement conscient du péril qu’implique l’arrivée des Néerlandais dans la région. Son constat est sans appel, puisqu’il juge que « si les Hollandais se rendaient maîtres [de l’Insulinde], rusés et industrieux comme ils sont et continueront à l’être, […] ils feraient aussi la guerre à Sa Majesté dans les Flandres et lui quitteraient l’Inde Orientale ». Dès lors, pour Baeza, peu importe qu’il passe entre les mains des Portugais ou des Espagnols, à partir du moment où le clou du girofle est acheté pour le compte du roi, ce qui générera de substantiels bénéfices qui pourront être investis dans une force navale à même de nettoyer la région de tous les ennemis du Monarque Catholique.
Ainsi, au début du xviie siècle, face à un commerce américain au fonctionnement verrouillé de longue date, à une Índia portugaise où prime désormais le commerce privé et à un circuit du galion de Manille hermétiquement fermé mais qui fuit déjà de toutes parts, le commerce du clou semble pouvoir constituer pour certains une nouvelle voie commerciale par laquelle la Couronne pourrait renflouer ses caisses, très sollicitées par sa politique asiatique.
De 1610 à 161142, les membres du Conseil des Indes et du Portugal se réuniront, chacun de leur côté, afin de résoudre l’épineuse question de la répartition des prérogatives politiques, économiques et religieuses sur l’archipel des Moluques. Or, le 26 juin 1610, le Conseil des Indes décide de réserver la prise en charge politique et militaire des Moluques aux Castillans mais de laisser le commerce du clou de girofle au bénéfice des seuls Portugais. Selon Donald Lach43, un des rares historiens à s’être posé la question des raisons de cette décision, celle-ci s’expliquerait par le souci de la Couronne de témoigner sa bonne volonté vis-à-vis de sujets portugais échaudés par les attaques hollandaises. À notre sens, il faut aussi prendre en compte le malaise qu’a pu susciter la perspective d’ouvrir une ligne commerciale nouvelle, qui eût en outre impliqué de négocier avec des partenaires commerciaux musulmans, un fourvoiement potentiel que la Monarchie Catholique préférait peut-être laisser à ses sujets lusitains44. Dans tous les cas, Madrid décide de renoncer aux Moluques comme une séduisante promesse de profits commerciaux pour se concentrer sur l’impérieuse et impériale responsabilité politique et militaire qu’elles impliquent.
Mais ces Portugais, qui sont-ils ? Régulièrement attaquée par les flottes de la VOC et du sultanat d’Aceh, Malacca, qui avait été le principal emporium depuis lequel les épices étaient redistribuées vers l’Ouest au xve siècle et que les Portugais s’étaient attachés à conserver comme telle, est alors bien incapable d’assurer une liaison commerciale régulière avec les Moluques. En réalité, cela n’a jamais été le cas, et l’archipel a été passablement délaissé par les autres places de l’Estado da Índia45, dont les marchands préféraient souvent acquérir leurs épices auprès des ports malais ou javanais qui concurrençaient le circuit officiel de la Carreira, afin de ne pas avoir à acquitter les droits de douane dévolus au souverain portugais46. Conséquemment, ce ne sont que les quelques résidents portugais (casados), qui en 1605 ont préféré rejoindre Manille pour être réinstallés sur leur île plutôt que de migrer vers Flores, Timor ou encore Macassar, et qui, ayant fondé des familles sur place, sont devenus des locaux plus sensibles aux aléas de la conjoncture autochtone qu’aux intérêts de Sa Majesté, qui bénéficient concrètement de cette exclusivité commerciale officielle.
Comment, dès lors, s’accommoder d’une telle situation, étant donné le sombre déficit de l’administration philippine, en moyenne plue de 200 000 pesos annuels précisément dépensés pour le maintien aux Moluques, face à l’étincelant succès économique de l’entreprise néerlandaise ?
L’arbitrisme des idées et l’arbitrage des faits
Le règne de Philippe III est réputé iréniste : paix avec l’Angleterre en 1604 et trêve avec les Provinces-Unies en 1609. Pourtant, en Asie, où les « rebelles flamands » feront fi du cessez-le-feu européen, la monarchie catholique ne sera jamais autant impliquée dans des activités militaires de grande ampleur qu’à cette période, et tout particulièrement durant la seconde décennie du xviie siècle. Face à l’avancée hollandaise dans la région, Madrid s’agite afin d’organiser l’expédition massive qui pourra expulser les rebelles d’Extrême-Orient. Durant cette séquence, essentielle pour notre étude, Juan de Silva, fort d’une brillante carrière militaire dans les Flandres, est gouverneur des Philippines, tandis que son cousin Jerónimo de Silva assume ces mêmes fonctions à Ternate. Ce dernier est donc aux premières loges pour observer le modèle de la VOC et son criant contraste avec les modalités de la présence espagnole aux Moluques, ce dont il rend compte dans sa correspondance officielle. Jerónimo de Silva souligne ainsi les différences déjà évoquées dans les approches diplomatiques de chacun des deux camps vis-à-vis des autorités autochtones, en soulignant dès 1612 que « les Flamands […] prétendent les protéger en tant que leurs confédérés, et moi au nom de Sa Majesté je prétends qu’ils soient ses vassaux47 ». Surtout, sur la base d’une analyse du fonctionnement de l’appareil commercial hollandais, il recommande comme Baeza que le roi achète le clou en son nom et sur ses propres fonds par l’intermédiaire d’un facteur, « dans le même style que ce que font les Flamands », c’est-à-dire en monopolisant l’achat des épices. La même année, en flagrante infraction des décisions prises deux ans plus tôt dans la Péninsule, son cousin Juan de Silva lui demande d’acquérir pour le compte du roi 350 bahars, soit quelque 100 tonnes de clou de girofle, en les troquant contre des vêtements en provenance de l’Inde qu’il lui fait parvenir48, comme le conseillait déjà le facteur Román en 1584, suivant l’usage asiatique adopté par les Portugais et en train d’être repris par les Hollandais, dont la machine commerciale sait se montrer attentive aux pratiques qui la précèdent. L’année suivante, Jerónimo de Silva annonce avoir réuni 200 bahars, un peu plus de 50 tonnes49. Les quantités peuvent sembler conséquentes, mais elles ne représentent que peu de choses face à la production annuelle de la région, située, selon les estimations et leur époque, entre 3 000 et 6 000 bahars. Un expédient en somme.
Les courriers et réunions du Conseil de Guerre s’accumulant, les retards aussi, le gouverneur Juan de Silva part à la tête d’une impressionnante flotte (dix galions dont trois de plus de 1 000 tonnes, 5 000 hommes dont 2 000 soldats espagnols) rejoindre les hypothétiques navires de guerre portugais à Malacca. Il y meurt de fièvre en 1616, mettant ainsi fin à la seule tentative d’envergure d’unir les armes ibériques contre l’ennemi commun en Orient, même si on cherche encore à réunir l’armada décisive en 162250.
Dans la Péninsule, la politique du duc de Lerma, le favori de Philippe III qui assume l’exercice effectif du pouvoir jusqu’en 1618, aura été marquée par la corruption et le laisser-aller. À sa chute, contemporaine de l’ouverture de la guerre de Trente Ans, le camp des contempteurs de la décadence de l’Espagne et de la perte de sa Reputación va s’attacher à reprendre en main le régime. Avec l’accession au pouvoir de Philippe IV et surtout du comte d’Olivares, le nouvel homme fort de la politique espagnole, on cherche à mettre en place des réformes structurelles à même de maximiser la capacité de la monarchie à s’imposer sur le champ de bataille européen. Le 19 décembre 1618, Madrid demande instamment au gouverneur des Philippines Alonso Fajardo de Tenza que, au regard de son déficit, la colonie s’attache à se rendre productive, « l’unique remède » étant d’exploiter les ressources minières comme ses sœurs américaines51. Mais d’autres remèdes peuvent être aussi administrés. Ainsi, le même jour, on demande au gouverneur de s’attacher à rendre la présence espagnole aux Moluques autosuffisante en achetant du clou,
quel que soit le moyen qui convienne par le biais d’une factorerie ou d’une administration, en envoyant à Ternate des personnes qui tiennent les comptes et réfléchissent au meilleur moyen de tirer le plus grand bénéfice pour mes Royales Finances52.
En 1620, Fajardo répond qu’il va envoyer du clou vers l’Espagne53, ce qui suscite les encouragements du Conseil des Indes54. Mais c’est vers Goa qu’un an plus tôt il a expédié le girofle collecté aux Muloques55, une solution assurément plus facile à mettre en œuvre et qui a sans doute permis de couvrir quelque trafic interlope, comme le sont souvent les échanges commerciaux de Manille avec les sujets lusitains de Sa Majesté.
La période est tout particulièrement propice aux arbitristes, ces penseurs qui, dès la seconde moitié du xvie siècle, s’improvisent conseillers de l’État et proposent des traités (arbitrios) qui pointent les dysfonctionnements économiques de la monarchie et la méthode pour y mettre un terme. Anthony Sherley est l’un d’entre eux. L’aventurier britannique, qui a été soldat dans les Flandres, corsaire dans les Caraïbes, émissaire du Shah de Perse pour finalement s’installer à Madrid, est essentiellement connu pour ses récits de voyage et son traité intitulé Poids politique de tout le monde, rédigé en 1622 et dédié à Olivares, qu’on peut considérer à bon droit comme le premier traité de géopolitique mondiale56. Mais en 1619 déjà, il met en garde contre le péril anglais et néerlandais en Asie. Il propose en conséquence de créer une « compagnie de marchands prudents à l’imitation de la Hollande » pour les produits qui transitent par le golfe Persique et une autre, au Mexique, pour le clou de girofle des Moluques, qui sera ensuite acheminé vers le port ligurien de Finale, ce qui permettrait de résoudre le problème du déficit des Philippines et de faire en outre concurrence au trafic vénitien et génois57. Il n’est pas le seul à réfléchir au sujet : à la même époque, Duarte Gomes Solis, un négociant portugais au profil fort similaire à celui de Pedro de Baeza puisqu’il est lui aussi d’ascendance converse et a passé de longues années aux Indes, propose un Discours en raison de la Compagnie que possèdent les rebelles de Hollande58. Les deux réflexions présentent des inflexions différentes : dans son Peso político de todo el mundo, Sherley déploie une pensée globale qui l’amène à pointer deux problèmes fondamentaux du système économique colonial espagnol. Dans la mesure où l’homme est un politique de la « Raison d’État » plus qu’un économiste, il s’intéresse moins au débat monétariste qu’implique la fuite des métaux précieux, intense depuis la seconde moitié du xvie siècle59 et omniprésent chez Gomes Solis, qu’à la diminution des revenus des mines américaines en tant que révélatrice d’une culture de la fraude qui remet en cause l’autorité de l’État sur ses colonies. Le second problème développé par Sherley, en particulier dans un mémoire de 162560, c’est évidemment la montée en puissance des Septentrionaux, dont les ressources proviennent presque exclusivement du commerce. Pour autant, les deux auteurs se rejoignent sur des points essentiels : dans son Discours sur le Commerce des deux Indes de 162261, Gomes Solis affirme que « les forces du commerce sont supérieures au pouvoir des armes » et que le « bon capitaine doit être bon marchand ». Sherley, pour sa part, dénonce l’inanité des projets de constitution d’une armada déconnectée de l’activité commerciale en une grandiloquente apostrophe : « Monsieur, les semailles de vaisseaux, c’est le commerce, et tout autre discours est mensonger ». Pour lui, comme pour Gomes Solis, il faut intéresser et non persécuter les hommes d’affaires judéo-convers portugais qui, sinon, quittent la Péninsule pour s’installer en Angleterre ou à Amsterdam, « rendre fidèle le larron » (Sherley) en créant pour chaque route commerciale stratégique62 des compagnies sous charte royale dans lesquelles les forces vives de l’économie de la Monarchie pourront investir au lieu de chercher leur bénéfice anarchiquement au détriment de celle-ci.
Dans quelle mesure l’avis de ces auteurs a pu peser sur les décisions de l’État ? C’est difficile à dire. Rien ne prouve qu’Olivares ait lu le traité de Sherley, même si sa nomination ultérieure comme amiral d’une flotte destinée au Levant semble indiquer la reconnaissance de services rendus. Quant à Gomes Solis, il semble n’avoir guère été pris au sérieux par les rapporteurs de ses mémoires63. À tout le moins, ces auteurs se font l’écho des réflexions de l’époque puisqu’en 1628, la même année que la rédaction par Gomes Solis d’une Allégation en faveur de la Compagnie de l’Inde Orientale64, le pas est franchi avec la création de la Companhia da Índia Oriental. C’est à nouveau autour du négoce du poivre portugais qu’on décide d’expérimenter en constituant une compagnie commerciale, avec, dès l’origine, un rôle décisif du politique : le projet voit le jour sous l’impulsion de Jorge Mascarenhas, futur comte de Castelo Novo et vice-roi du Brésil, à ce moment-là président du conseil municipal de Lisbonne65. Surtout, rien n’eût été possible sans l’appui du désormais comte-duc d’Olivares, qui s’attache à ce moment-là à s’appuyer sur le secteur nouveau-chrétien portugais pour financer la politique de la monarchie66, ce qui devient indispensable après la banqueroute de 1627. Ce poids du politique se révèle être un premier obstacle majeur dans la réussite de l’entreprise : certes, en vertu des statuts établis à sa fondation, la Compagnie est dirigée par un collège de sept directeurs, qui sont Mascarenhas, le président, et six riches commerçants convers. Mais le désintérêt de la communauté marchande lisboète est manifeste, puisque des 1 500 000 cruzados qui constituent son capital initial, l’État fournit 1 000 000 et les conseils municipaux portugais impliqués 320 000, de sorte que ce qui devait être une compagnie commerciale sous charte royale devient plutôt une compagnie royale sous charte commerciale. À ceci s’ajoute un second obstacle, non moins important : les réticences de la communauté commerçante de Goa qui voit dans l’entreprise une concurrente directe à ses activités mercantiles. N’obtenant que des résultats économiques insignifiants et plusieurs membres de la famille des directeurs étant arrêtés par l’Inquisition, la compagnie, arrivée tout à la fois trop tard et trop tôt, cesse d’exister en 1633.
C’est donc aux Moluques, que, en fin de compte, il faut revenir afin d’évaluer les changements concrets qu’ont pu induire les réflexions des années 1620. D’un point de vue militaire, la fin des années 1610 a pu être porteuse de quelque espoir, car la VOC du vigoureux gouverneur-général Jan Pieterszoon Coen est alors en pleine phase de mutation : migration du quartier-général de Ternate à Batavia, sur Java, conflit avec les Anglais au sud des Moluques67, passage d’une stratégie de libre commerce à l’imposition d’un monopole sur la distribution des épices, toutes choses qui la mettront un temps en situation de relative instabilité. Mais cela ne suffira pas à renverser la balance, et la marge de manœuvre des Espagnols sur place sera de plus en plus étroite, à l’opposé des relations avec Tidore qui se distendent à mesure que l’incapacité espagnole à contrebalancer l’alliance hollando-ternataise devient davantage manifeste. Pourtant, ils maintiendront leur position aux Moluques, même au-delà de 1648 et de la fin de la guerre de Quatre-Vingts Ans, pour une multiplicité de raisons, parmi lesquelles on peut dénombrer le poids symbolique de ce qu’ont pu représenter les Moluques pour la monarchie, la méconnaissance de la situation réelle au Conseil des Indes, les petits trafics des Espagnols sur place, les postes de soldats que les présides permettent d’occuper68. Vaille que vaille, le commerce lié au clou de girofle continue donc lui aussi. Bien sûr, une bonne partie de celui-ci se joue certainement en coulisses selon des modalités et par l’intermédiaire d’acteurs que l’historiographie doit encore préciser. Mais on peut se faire une idée des montants en jeu en évoquant les achats officiels de clou réalisés au début des années 1630 sous la gouvernance de Juan Niño de Távora : 50 bahars, pour un bénéfice estimé à 35 000 pesos, de quoi acheter « du salpêtre, du fer, des ancres, des galères [on parlerait plus volontiers de galiotes], des esclaves pour les galères »69. Du bricolage, donc. En somme, le clou de la Monarchie Catholique restera un vague fantasme, de temps à autre réactualisé au gré des stratégies discursives des gouverneurs successifs. Il est ainsi très révélateur de constater que, dans son célèbre Memorial de 1637, le procureur général Juan Grau y Monfalcón traite des épices des Moluques au titre de chapitres de l’histoire économique des Européens en Asie, en marge de ses explications sur le fonctionnement économique effectif de la colonie fondamentalement déterminé par le commerce de produits chinois70. Le dernier de ces chapitres propose une estimation de la part de clou qui revient aux Ibériques, calculée par soustraction sur la base des seuls chiffres dont il dispose, à savoir l’évaluation de la production totale de l’archipel et…l’estimation de la quantité annuelle de clou qui échoit à la VOC.
Épilogue en forme de porte dérobée
Il semblerait ainsi que les Moluques n’aient été que le tombeau des ambitions espagnoles. De ce fait, justement, ce qui s’y passe et ne s’y passe pas a assurément valeur exemplaire, dans la mesure où, comme on a tâché de le mettre en évidence, la problématique qu’elles posent est tout du long étroitement connectée à un devenir général de la monarchie espagnole qu’on pourrait lire à travers elles : un xvie siècle où tout semble possible, une série de rendez-vous manqués, une confrontation inéluctable avec une certaine modernité européenne qui renvoie l’Espagne à ses propres carences, une clairvoyante conscience de la nécessité du changement qui, au moment de se traduire en acte, se refuse à elle-même. Une morne épopée scandée par les banqueroutes de l’État : 1557, 1576, 1596, 1607, 1627, 1647.
Dans son étude du commerce portugais en Asie à l’époque de l’union des deux Couronnes, James Boyajian met en évidence que c’est la privatisation du commerce portugais qui a empêché les marchands lusitains de pouvoir investir une portion de leurs bénéfices, réalisés en grande partie en dehors du circuit officiel et donc très peu profitables à l’appareil d’État, dans le renforcement de l’infrastructure navale et militaire. La VOC, quant à elle, pouvait en revanche directement allouer ses profits au renforcement de sa flotte et, par-là, à la guerre contre la monarchie ibérique71. Ainsi, en poussant plus avant les conclusions de l’auteur, on pourrait dire que le succès hollandais en Asie ne saurait être interprété comme la victoire de l’individualisme et du pragmatisme protestants sur un irréaliste holisme ibérique72, une perspective que le présent travail sur la configuration philippine appréhendée depuis l’angle de la problématique des Moluques permet de confirmer et d’approfondir.
Au milieu du xvie siècle, on a pu proposer à Philippe II de reprendre la main sur le commerce colonial ; mais le coût que cela aurait impliqué au moment où l’impératif est à la guerre avec la France empêche de songer au projet plus avant73. Dès lors, au moment où les Espagnols arrivent aux Philippines, les grands secteurs marchands, sévillan d’un côté, américain de l’autre, sont déjà voués à fonctionner en vertu d’intérêts qui ne sont pas directement ceux de la Couronne. Le circuit Pacifique aurait pu être conçu différemment, et même inaugurer une union commerciale des Indes espagnoles et portugaises, mais en 1593, Madrid décide d’en faire, pour reprendre la fameuse image du dramaturge Lope de Vega, un « chien du jardinier, qui ne mange pas et ne laisse manger ». Dès lors, les particuliers se débrouillent de ce « non-modèle commercial », au détriment d’un intérêt public qui n’a pu ou voulu s’imposer comme tel. Dès avant la reconquête des Moluques, et notablement avec la « consommation » de celle-ci, le clou de girofle moluquois offre un espace alternatif où un commerce d’État pourrait prendre place. Ce commerce en projet acquiert très vite une forme, celle du modèle développé par les Hollandais avec la VOC. Mais la métropole s’y refuse, à nouveau. Manque de souplesse ? Incapacité à développer une stratégie économique sur le long terme impliquant des investissements dans le présent afin de s’assurer des bénéfices pour l’avenir ? Frilosité face aux changements et au risque qu’ils impliquent ? Réticence à faire siennes les méthodes de l’ennemi ou, plus radicalement, opposition de principe au rôle de roi-marchand, en ce qui concerne la Couronne castillane tout au moins ? Le fait est qu’aucune véritable réponse n’est proposée au constat pourtant clairvoyant des dysfonctionnements économiques de la monarchie et à celui non moins manifeste de l’articulation entre puissance militaire et commerciale des Hollandais. Dès lors, à nouveau, les individus bricolent, vont à leurs intérêts, qu’ils justifient comme ils peuvent lorsque cela est nécessaire. Bien sûr, il y a souvent là quelque hypocrisie ou pari sur l’ignorance des dossiers de la part des fonctionnaires du Conseil des Indes, comme en 1626, lorsque le gouverneur Fernando de Silva implante l’Espagne à Formose (Taïwan, où elle restera jusqu’en 1642) deux ans après que les Hollandais s’y soient installés, en arguant de l’extension de la lutte aux Moluques et de la défense des Philippines alors que l’enjeu est en grande partie la sécurité du commerce illégal entre Manille et Macao74. Mais on ne saurait en revanche taxer de cynique le positionnement d’un Ríos Coronel75. Pourtant, le procureur général des Philippines, qui en 1607 propose comme d’autres ses réflexions sur le négoce du clou pour le plus grand intérêt des finances royales, n’en demeure pas moins le représentant des intérêts de la ville de Manille et de son commerce si peu profitable à la Couronne76, qu’il tente comme il peut de justifier dans son grand mémorial de 1621. Et à cette posture diphasique du serviteur de l’État qui ne peut guère servir parce que ce même État n’a pas créé le cadre lui permettant de le faire, répond celle d’une administration métropolitaine qui connait globalement les problèmes mais se résout à ne s’en plaindre que de loin en loin en assumant qu’il faudra bien en fin de compte laisser faire, puisqu’elle n’a jamais imposé de solution modélisante à même de résoudre ces mêmes problèmes.
Malgré tout, quoique tardivement, les Moluques ont pu finalement constituer une porte vers de nouveaux horizons commerciaux. Ainsi, si durant les années 1620, le commerce de produits chinois depuis les Philippines atteint son zénith, on voit aussi mouiller dans le port de Manille des navires en provenance de places inaccoutumées et notamment de Macassar, où les Espagnols des Moluques vont de plus en plus souvent s’approvisionner en vivres et matériel77.
Situé à la pointe sud-ouest des Célèbes, le royaume de Macassar ou Gowa78 s’attache à maintenir dans la région de l’Est insulindien une politique de libre commerce qui jure avec le monopole exclusif que s’attachent à imposer les Néerlandais. C’est donc autour de Macassar que va graviter la résistance indigène à la VOC, à l’instar de celle de ces Ambonais qui, dès les années 1620, déclarent préférer vendre leur noix de muscade à un quart de réal à Gowa qu’à deux réaux aux Hollandais. Macassar est l’emporium de la dernière chance pour les marchands autochtones, mais aussi pour les Espagnols et les Portugais, lesquels y sont nombreux, puisqu’avec plus de 3 000 résidents, Macassar devient la première place lusitanienne en Insulinde après 1641, date de la prise de Malacca par la VOC79. Un an plus tôt, la séparation du Portugal de la Monarchie Catholique a bouleversé les anciennes habitudes puisque les voisins macanais qui, quoique détestés, s’avéraient souvent indispensables au commerce, sont devenus officiellement les ennemis de Manille. C’est donc à Macassar que continueront les échanges interlopes entre les deux cités et c’est d’ailleurs ce trafic qui explique en partie le fait que, malgré les débats qui ont lieu à Manille autour de 1645 sur la pertinence d’un abandon des Moluques, on décide finalement de maintenir la présence espagnole dans l’archipel80.
On a donc là, finalement, un prolongement inattendu à l’histoire des Ibériques aux Îles aux Épices et à l’obstacle tout aussi émulant que frustrant qu’a pu constituer l’arrivée des Hollandais dans la région. L’horizontalité des échanges que ceux-ci semblent proposer dans un premier temps aux Moluquois a pesé son poids dans la balance si rapidement défavorable à l’Espagne. Pourtant, cette horizontalité s’est rapidement transformée en l’imposition brutale d’un monopole sous couvert d’alliance avec Ternate. Dans ce contexte, les Espagnols pourront occuper, certes tardivement et pour un temps seulement, un espace dans cet Est insulindien qui leur avait jusqu’alors échappé, et développer dans ce cadre des interactions sur un pied d’égalité avec une puissance autochtone, en renonçant un tant soit peu à voir l’autre et soi-même à travers ces verres déformants dont parle Lichtenberg. En somme, découvrir l’Asie du Sud-Est, non pas à l’occasion de projets de conquête, ni dans les échoppes des marchands chinois installés à Manille, mais par le biais de relations commerciales ouvertes qui s’inscrivent dans les stratégies non pas de l’État mais des particuliers.
Cependant cet espace est étroit, puisqu’il n’est que celui que tâchent tant bien que mal de se ménager les perdants. Au début des années 1660, le conflit entre Macassar et la VOC est inévitable. La guerre éclate en 1660 et se terminera neuf ans plus tard par la défaite du sultanat de Gowa. Les Espagnols, quant à eux, abandonnent leur position aux Moluques en 1663, pour ne plus jamais y revenir.