Considérée comme l’alpha et l’oméga de l’histoire des cours européennes, le Versailles de Louis XIV aurait à la fois porté à son acmé l’institution curiale et imposé un « modèle » de cour que les autres souverains européens se seraient échinés à imiter, voire singer afin de donner l’illusion d’un absolutisme qui n’en aurait pourtant jamais été qu’un pâle reflet. Avant, le Siècle d’Or espagnol n’aurait su produire qu’une cour largement inspirée de la cour des ducs de Bourgogne et confite dans l’austérité inquisitoriale de l’Escorial. Après 1715, la situation serait plus complexe : l’institution curiale française, incapable de renouveler un modèle louis-quatorzien désormais archaïque au regard des idées des Lumières, aurait entamé un inéluctable déclin menant tout naturellement à la Révolution et à la fin de l’Europe des cours. Pour autant, la cour de Versailles continuerait malgré tout à rayonner dans une Europe résolument française1. C’est du reste davantage par le constat d’une reproductibilité apparente que réellement en tant que tel que la cour de France put être interprétée par les historiens comme un modèle curial.
Sans doute la parution tardive, en 1969, de la Société de cour de Norbert Elias a-t-elle apporté une certaine validité à ce constat. Le sociologue allemand érigeait la cour du Roi-Soleil en un modèle sociologique séduisant, illustratif et explicatif du processus de civilisation2. L’inhibition précoce des violences et des passions qui conditionnent les rapports sociaux devenait donc une clef d’analyse générique de la domestication des élites nobiliaires constitutive de l’institution curiale, susceptible d’être réinvestie pour les autres cours européennes, lesquelles se voyaient de facto placées dans une position de subordination à l’égard de la cour de Louis XIV. Sous l’influence de l’anthropologie et du courant cérémonialiste anglo-saxon3, les historiens s’échinèrent alors à repérer, dans les formes d’expression (Ausdrucksformen) matérielles et esthétiques notamment, les symptômes d’une dépendance à ce qui aurait constitué un modèle curial versaillais4. De Queluz à Peterhof et d’Hampton Court à Caserte, l’Europe se serait ainsi couverte d’ersatz plus ou moins convaincants de Versailles, hébergeant des épigones du Roi-Soleil, la France dictant aux cours d’Europe la conduite à tenir en matière de temps et d’espace. Si cette vision pour le moins stéréotypée a encore la vie dure5, certaines études ont relativisé une telle approche univoque en suggérant une bipolarité Vienne-Versailles de l’Europe des cours6. D’autres ont entrepris de démonter le mythe de l’absolutisme, en particulier dans le cadre germanique, en nuançant la capacité de contrainte du Prince, soumis au bon vouloir de corps politiques intermédiaires ou d’une noblesse puissante avec lesquels il partage la souveraineté7. Cette double déconstruction favorise une dissociation entre la puissance souveraine effectivement acquise par le prince et les formes prises par le discours monarchique, iconographique, littéraire ou encore curial, qu’il s’agisse du cérémonial ou de l’ampleur même de la cour.
C’est surtout à l’aune de l’histoire connectée et des circulations que doit désormais être questionné le problème des modèles, comme l’ont entrepris plusieurs études récentes qui s’attèlent à observer les cours d’« entre-deux », ces cours moyennes d’Empire mais aussi frontalières, à l’image des cours de Nancy ou de Turin, qui s’inscrivent dans un savant balancement au gré des intérêts dynastiques et invoquent tantôt Versailles, tantôt Vienne8. Il s’agira ici d’évaluer l’historicité de la notion de « modèle » curial en tentant de comprendre dans quelle mesure, et selon quels processus, ces cours éminentes ont pu être invoquées, explicitement ou implicitement, comme des « modèles » à imiter ou dont s’inspirer dans l’élaboration de pratiques curiales « indigènes ». Plutôt que les grandes cours, Vienne, Madrid ou Versailles, nous renverserons la focale en partant de ces cours périphériques qui nous semblent présenter un réel intérêt heuristique en tant que potentielles réceptrices de ces modèles curiaux. Autrement dit, se pose la question de la capacité de ces cours secondaires à s’inscrire dans une influence ou à s’en affranchir.
Nous reviendrons dans un premier temps sur l’élaboration historiographique de modèles curiaux pour ensuite en évaluer la dimension historique en analysant les phénomènes de réification des pratiques curiales. Enfin, nous nous arrêterons sur les mécanismes de reproduction de ces modèles, qu’il s’agisse de transferts culturels ou d’hybridations.
Les modèles curiaux : une approche historiographique du problème
De la construction des modèles curiaux par l’historiographie
Le rapport de l’historiographie de la cour à la notion de modèle demeura longtemps complexe car en partie induit davantage que réellement explicité. Sous l’influence des réflexions de Norbert Elias, mais aussi du caractère a priori exemplaire de la cour de Louis XIV, les historiens ont érigé cette dernière en référent par excellence, sans nécessairement opérer de réflexion sur les modalités d’une quelconque modélisation. Perçus comme des outils privilégiés de l’absolutisme, la cour comme le château de Versailles devenaient des paradigmes de l’institution curiale, non sans recours à de nombreux poncifs : la contrainte de la résidence auprès du roi en tout moment, la capacité de ce dernier à concentrer un pouvoir à l’exercice solitaire, le château comme miroir de ce centralisme, la chambre du roi où se déroulait la liturgie royale étant d’emblée conçue comme le centre névralgique du microcosme curial vers lequel convergeraient les perspectives aménagées par Le Nôtre9. Il s’agissait ensuite de procéder par analogie pour les autres cours. En constatant d’apparentes similitudes cérémonielles ou architecturales notamment, on érigeait la cour de France en modèle : la chambre de parade, séparée en deux espaces par une balustrade et le cérémonial du Lever et du Coucher afférent, la présence d’une galerie imitant de près ou de loin la galerie des glaces, l’articulation monumentale entre le palais et une ville de préférence neuve, le choix de l’onomastique ou tout bonnement la taille des bâtiments et le faste de jardins aux larges perspectives étaient considérés comme les symptômes d’une imitation plus ou moins poussée de Versailles.
Des généalogies curiales
L’approche était également téléologique, la cour de Versailles constituant en quelque sorte l’aboutissement inégalable d’une longue maturation de l’institution curiale dont le questionnement nécessitait d’explorer les généalogies curiales : héritages bourguignon, espagnol/habsbourgeois et versaillais ont été convoqués dans la compréhension des formes – et de leur élaboration – de l’institution curiale à l’échelle européenne. La conjugaison des deux premiers était alors perçue comme la matrice des cours européennes de l’ère moderne10, à commencer par la cour versaillaise, et en particulier d’un cérémonial dont la principale ambition était l’instauration d’une distance entre le souverain et le reste de ses sujets, à même d’accentuer la majesté princière, voire de donner substance à la sacralité du corps royal. L’affinement de la chronologie de l’élaboration du cérémonial à la cour de France a depuis permis de montrer que cette distance avait été instaurée beaucoup plus précocement, sous les derniers Valois, soucieux de réaffirmer une autorité contestée11. Les historiens ont aussi souligné les écarts entre les pratiques madrilènes et versaillaises, en particulier dans l’exposition du corps du prince à la cour12. Même allégé d’une empreinte espagnole trop lourde, le cérémonial curial versaillais n’en résultait pas moins dans l’historiographie, et de façon persistante, d’un savant mélange entre distance habsbourgeoise et proximité française, sublimé dans le décorum exceptionnel de Versailles et des résidences royales périphériques, à commencer par Marly – somptueuse retraite – dont la conception allait être allègrement reproduite par des princes en mal de reconnaissance13.
Expliquer le mimétisme curial
La raison invoquée par les historiens pour expliquer ces phénomènes de reprise et d’imitation résidait essentiellement dans la portée politique de modèles considérés comme éprouvés. Au faste bourguignon aurait succédé le prestige de la cour espagnole, qui prétendait s’inscrire dans cette continuité – Charles Quint servant de courroie de transmission. La cour du Roi-Soleil se serait ensuite nourrie des deux modèles, si bien que l’historiographie hésite souvent sur le modèle à invoquer pour comprendre la genèse de la cour absolutiste. Il s’agirait donc d’imiter pour capter une part de prestige, voire de légitimité politique. Sans doute la densification du cérémonial et, en particulier, cette liturgie royale élaborée dans les cours de Bourgogne et de Madrid, puis amplifiée en France, y contribue-t-elle14. Des postures a priori rétives à l’influence française ont cependant pu être détectées dans le maintien de formes architecturales archaïsantes. C’est ainsi que fut par exemple interprété le refus apparent des Habsbourg d’un aggiornamento architectural de la Hofburg viennoise, ceux-ci souhaitant affirmer tout à la fois une modestie chrétienne et le caractère immémorial de la Maison d’Autriche face à l’hubris impie d’une dynastie somme toute récente, les Bourbons15. De la sorte, ils s’érigeaient en contre-modèle – ou en modèle chrétien véritable de leur point de vue – fédérateur de l’Europe catholique, mais aussi des puissances coalisées contre Louis XIV16. Ces constatations ont été relativisées par l’étude de nombreux projets de reconstruction de tout ou partie de la Hofburg, mais aussi par la prise en compte d’autres facettes de la vie de cour viennoise, plus exubérantes17. La construction assez précoce du château de Schönbrunn, certes réellement achevé dans les années 1760, sous le règne de Marie-Thérèse, confirme la volonté de mise en place d’une politique architecturale prestigieuse, dès la fin du xviie siècle.
Se cantonner à une lecture symbolique, c’est toutefois oublier qu’un modèle peut également revêtir une valeur pratique. L’intérêt récent pour les institutions curiales elles-mêmes, dans leur profondeur organisationnelle et fonctionnelle, plaidé notamment par Jeroen Duindam18, a permis d’élargir les champs d’investigation, initialement concentrés sur les aspects cérémoniels et esthétiques. Ont pu être mis en lumière des évolutions, des ajustements, des réformes qui contestent une vision hiératique de la cour au profit d’une conception organique ouverte aux influences extérieures. Se posait là aussi la question du caractère opératoire de modèles curiaux. L’étude des cours d’entre-deux ou d’élaboration récente, comme la cour de Russie dont l’occidentalisation s’est faite par emprunts successifs à des cours extérieures, jusqu’à adopter pour plusieurs charges curiales les dénominations originales, en particulier allemandes, a servi d’aiguillon aux historiens quant à la nécessité de repenser les phénomènes de mimétisme curial plus souplement19. Surtout, la certitude d’un modèle curial unique, même évolutif, largement étayée par les propositions de Norbert Elias, a été battue en brèche à partir de la fin des années 1980 par certains historiens qui entendaient à la fois nuancer les mécanismes sociaux de la cour tels que les avaient analysés Norbert Elias20, et au-delà identifier d’autres situations curiales concurrentes21.
Est-ce à dire que ces constructions historiographiques ne correspondent à aucune réalité historique ? La question n’est pas aussi simple. Les sources laissent apparaître une réelle perception de déclinaisons différentes, voire divergentes, dans les pratiques curiales qui ont pu être assimilées à des matrices, voire des modèles reproductibles.
Une réification des pratiques : l’élaboration de modèles curiaux
Catégoriser les cours
Les sources sont assez mutiques lorsqu’il s’agit d’énoncer clairement l’existence et la substance de modèles curiaux qui n’apparaissent le plus souvent que de façon latente. De fait, le travail de catégorisation demeure le plus souvent approximatif, laissant davantage entendre la reprise de pratiques existantes que réellement l’adhésion à un modèle qui serait clairement identifié. La lecture des manuels de cérémonial qui fleurissent dans la seconde moitié du xviie siècle et le début du siècle suivant est assez instructive car, en juxtaposant des situations considérées comme exemplaires, ces ouvrages mettent en évidence des similitudes que leurs auteurs peuvent ensuite signaler22. Il faut rappeler que les rédacteurs de ces manuels prennent bien garde de ne pas penser le cérémonial comme un tout cohérent susceptible d’être normalisé, voire théorisé, mais bien davantage comme une suite d’exemples qui constituent des précédents susceptibles d’être reproduits au besoin. Une normalisation définitive retirerait à l’édifice toute souplesse et surtout au prince la maîtrise de l’économie des interactions entre les courtisans23. Les exemples sont donc d’abord développés pour eux-mêmes, même si des analogies peuvent être suggérées, comme des références à une possible matrice curiale.
C’est en particulier le cas pour les questions d’accès au prince, centrales dans les pratiques curiales, car elles déterminent la géométrie sociale de la cour autour du souverain. La distance au prince est ainsi signifiante du capital social de l’individu, qui cumule tout à la fois rang curial et nobiliaire, mais aussi faveur et capacité de distinction. Le publiciste Johann Bernhard von Rohr note ainsi dans son manuel de cérémonial, au début des années 1730, des différences très nettes entre les pratiques germaniques et françaises, en particulier dans l’accès aux espaces palatiaux :
Dans les châteaux princiers en Allemagne, un étranger [sous entendu à la cour] ne pourrait pas déambuler comme en France. À Versailles, les étrangers peuvent librement et sans contrainte entrer et sortir de la plupart des pièces du château, même si elles sont gardées, y compris dans la chambre à coucher royale24.
Vingt ans plus tard, le juriste Moser, dont on peut supposer qu’il connaissait les travaux de Rohr, identifie deux catégories (Gattungen) de cérémonial en vigueur dans l’Empire (Teutschland), un espagnol et l’autre français, précisant du premier qu’il « régente les cours impériale, de Bavière et, depuis 1743, de l’Électorat du Palatinat, mais en partie aussi celle de l’Électorat de Cologne, qui ont toutes repris le modèle de la cour de l’Empereur25 ».
Ces deux passages mettent en lumière la prise de conscience progressive par les théoriciens du cérémonial d’une catégorisation des pratiques curiales en « modèles », c’est-à-dire en un ensemble de pratiques reproductibles et consciemment reproduites par des cours qui se placent donc dans la sphère d’influence culturelle et politique de cours plus prestigieuses. Si la France est bien identifiée, le cas habsbourgeois est en revanche plus nébuleux dans la mesure où Rohr identifie des pratiques germaniques que Moser attribue au cérémonial espagnol. Cette question d’attribution revient fréquemment au détour des descriptions des voyageurs de passage à Vienne, qui s’étonnent la plupart du temps de la rigidité d’un cérémonial archaïque qui contraint jusqu’au souverain lui-même26 et que certains attribuent au cérémonial espagnol27. Derrière cette différenciation fonctionnelle agissent de fait des représentations, voire des poncifs qui catégorisent les cours : la cour de France se veut ouverte et accessible quand l’austérité espagnole, reprise ici par les cours allemandes sous l’influence de la branche cadette de l’Archimaison, annihile en revanche toute liberté. Ces poncifs ne sont pas étrangers aux représentations que les nations développent de leurs voisins et stimulent l’élaboration de nivellements entre les cours qui privilégient progressivement une influence française qui semble triompher en Europe au détriment des autres.
Une Europe à la mode « française » ?
C’est bien ce qu’illustre le frontispice de l’ouvrage de Julius Bernhard von Rohr dédié au cérémonial des particuliers28. S’opposent un couple de courtisans allemands de l’ancienne mode (alte Teutschen) habillés à l’espagnole, dans un décor architectural de maisons médiévalo-bourgeoises, et un couple de courtisans « à la mode » (jetzige Teutschen), l’un faisant la révérence à l’autre qui touche simplement son chapeau sans se découvrir, dans un environnement architectural cette fois-ci monumental et palatial. Le propos du publiciste attribue très explicitement la manière à la mode à l’influence française, observable dans les habits de cour des deux personnages, mais également dans la régularité et la monumentalité de l’arrière-plan architectural. Une ombre sur le sol confère une dimension morale à la scène en indiquant clairement au lectorat le propos du publiciste. Il s’agit bien de diffuser largement la nécessité civilisatrice d’adopter les mœurs et la culture dominante dans un espace encore souvent réputé arriéré depuis Paris comme, du reste, depuis Vienne29.
Quelques années plus tard, au cours de la décennie 1730, le baron Pöllnitz n’hésite pas à se référer aux résidences royales françaises lorsqu’il décrit les palais allemands. Il qualifie ainsi la nouvelle résidence électorale de Schleißheim, aux dimensions alors inusitées, de « Versailles bavarois » (« Bayerisches Versailles »), faisant de Nymphenburg, résidence estivale plus ancienne, le « Marly » des Électeurs de Bavière30. Voltaire aurait également assimilé le château de Lunéville à un Versailles lorrain et l’analogie entre les nouvelles résidences princières qui se construisent et Versailles devient un topos de la littérature de voyage, sans du reste que cela tourne toujours à l’avantage de la résidence du Roi-Soleil qui suscite aussi des déceptions31. L’invocation d’un « modèle » français demeurait donc à double tranchant. Comme nous l’avons vu, les souverains eux-mêmes usent de l’onomastique française pour nommer leurs résidences : références explicites aux palais français, Marly notamment, ou simple mode francophone, parfois teintée de germanismes, ainsi Favorite, Solitude, Belvédère, Bellevue, Monrepos ou Sans-Souci… Sans doute cette Europe à la mode française demeure superficielle car, malgré d’indubitables traits communs qui s’affirment au cours du xviiie siècle, les cours princières conservent des particularismes. Il n’en demeure pas moins que les discours affirment désormais haut et fort la prédominance d’un modèle qui fait école jusqu’à Vienne.
Cette perméabilité des cours allemandes à l’égard des modes françaises intervient finalement assez tardivement au regard de l’apogée de la cour de France sous le règne de Louis XIV. Sans doute la situation diplomatique et politique troublée de la fin du siècle n’était-elle pas propice aux développements somptuaires. D’autre part, la majorité des cours demeurait dans l’orbite du pouvoir impérial, qui jouait, on l’a vu, sur l’image noire de Louis XIV pour en faire un repoussoir absolu. Certains voyageurs de passage à Vienne précisaient même que l’empereur proscrivait l’usage du français à la cour32 et plus globalement des lois somptuaires interdisaient l’importation de produits de luxe français. Il n’en demeurait pas moins que le faste français fascinait comme en témoignent les voyages de certains souverains, comme Pierre le Grand33. Le succès des modes françaises se serait davantage fait par capillarité, grâce à l’influence de quelques princes allemands, notamment les Wittelsbach qui, ayant trouvé refuge à la cour de France au début du xviiie siècle, en seraient devenus les promoteurs.
Modèles ou transferts et circulations : éléments d’évaluation
Transferts et imitations : revendiquer sa proximité ?
Il [le Margrave de Brandebourg-Bayreuth] étoit debout, fort richement vêtu, à côté d’une table, sur laquelle il s’appuyoit d’une main, pour imiter l’étiquette de Vienne. Il tâchoit même de contrefaire l’Empereur, et affectoit un air grave et soi-disant majestueux, pour inspirer le respect. Il n’y réussit pas avec moi ; je trouvai cela si ridicule, que j’eus bien de la peine à conserver mon sérieux34.
Si la vis comica de la scène en accentue le caractère bassement mimétique, ce passage des Mémoires de la Margrave de Bayreuth est tout à fait révélateur des processus de reprise d’éléments cérémoniels, empruntés à de grandes cours auxquelles ces princes allemands de rang secondaire sont de près ou de loin liées. Il s’agirait ici d’aller chercher à la cour de Vienne, dont le cérémonial était réputé pour sa rigueur majestueuse – et le fait que la Margrave en précise ici l’origine verbalise clairement l’identification à un « modèle » curial –, des pratiques censées renforcer le crédit politique d’un prince de rang secondaire. Si le Margrave prétend ici, bien maladroitement, en capter le prestige pour accroitre la majesté de sa personne, il n’en fait pas pour autant un manifeste politique ou diplomatique. Il s’agit moins ici d’un modèle clairement invoqué, que d’un effet de mode ou d’une posture, en passe de devenir une norme de représentation du souverain, à laquelle le prince entend adhérer. De surcroît, cette référence à Vienne ne paraît pas historiquement évidente, à l’étude des portraits de cour ou du cérémonial viennois pour lequel nous n’avons pas trouvé de mention spécifique de cette posture. Le témoignage de la Margrave n’en est pas moins éclairant de la capacité des contemporains à assimiler des signes ou des pratiques à des postures politiques ou morales – ici la gravitas des Habsbourg – participant d’un ensemble de références, voire d’un modèle reproductible.
Le Margrave n’est en effet pas un cas isolé. Cette posture devient canonique dans les portraits de cour des souverains européens, auparavant tributaires de déclinaisons différentes. À l’austérité espagnole dont témoignent les chefs-d’œuvre de Vélasquez, s’opposait la grandiloquence française des portraits de sacre. Au même moment, Charles Ier d’Angleterre, par exemple, décline ses représentations en fonction de ses attributions : gentilhomme, chef de guerre ou encore courtisan. Dès la fin du premier tiers du xviiie siècle cependant, les souverains européens apparaissent désormais de façon générique, debouts, accoudés à une table ou une console sur laquelle reposent les regalia. Si le port de la perruque est généralisé, le costume présente encore quelques déclinaisons singulières, malgré une allure similaire (manteau, culotte et bas). On notera cependant que les portraits de sacre français y font exception, le souverain s’appuyant sur le sceptre et non sur une console. En revanche, les portraits en majesté des souveraines, Marie Leszczynska ou Marie-Antoinette, s’en rapprochent. Il pourrait s’agir d’une hybridation progressive d’une posture effectivement fréquente chez les Habsbourg au xviie siècle et de la grandiloquence des portraits de sacre français.
Le recours à un « modèle » curial peut cependant constituer une véritable rhétorique formelle qui participe de façon assumée de la volonté de rapprochement diplomatique. Le cas de la Bavière illustre ainsi le basculement partiel, mais assumé d’une sphère d’influence à une autre. Inscrite dans la proximité du grand voisin autrichien, la cour électorale de Munich observait assez scrupuleusement depuis le xviie siècle les habitudes curiales viennoises, notamment dans la distribution des appartements de la Residenz : une suite d’antichambres filtre l’accès à l’appartement princier en fonction du rang du visiteur, la chambre à coucher, séparée des pièces publiques par une retirade, cabinet qui étanchéifie la partie privée de l’appartement, demeure inaccessible aux courtisans, à l’exception du service de la Chambre. Eva-Bettina Krems a toutefois pu observer les évolutions dans la spatialisation de la cour qui soumettent progressivement les résidences électorales aux modes françaises, à savoir une plus grande accessibilité de la chambre qui devient un espace du cérémonial public à part entière35. Le basculement cérémoniel devait être également opéré sur le même mode, au cours de la décennie 1720, par l’électeur de Bavière Maximilien-Emmanuel au château de Schleißheim puis à la résidence électorale de Munich au cours des années 1730 (Reiche Zimmer)36. Le prince, qui avait pris fait et cause pour la France pendant la guerre de Succession d’Espagne, avait connu l’exil en France, chassé par les Autrichiens après la défaite de Höchstadt (1704). Cette période d’éloignement lui avait fait connaître les fastes de la cour de France. Le séquençage des appartements princiers se fait désormais sur le modèle français, à savoir d’un appartement double, composé d’une antichambre, d’une salle d’audience et d’une chambre de parade, laquelle était positionnée avant le cabinet, c’est-à-dire à l’interface entre espaces accessibles et « privés ». Si Schleißheim est une résidence neuve qui peut directement adopter ce parti-pris, la Residenz munichoise en revanche joue sur l’hybridité des spatialités en conjuguant l’enfilade française37, à la longue suite habsbourgeoise des antichambres au moyen d’une double entrée dans les appartements.
Au même moment, le margrave de Baden-Baden et l’archevêque-électeur de Cologne restructurent les appartements de leurs résidences dans un esprit français. Le premier, Louis‑Georges de Bade, lié aux Bourbons par sa sœur qui a épousé le fils du Régent, introduit le premier en terre d’Empire, au début des années 1720, une chambre à coucher d’apparat dans sa résidence de Rastatt. Le second, Joseph-Clément de Bavière, exilé en France comme son frère à la suite d’une procédure de privation de sa charge par l’Empereur, réaménage sa résidence de Bonn en faisant appel à l’architecte français Robert de Cotte au tournant des années 1720 et opte pour un parti-pris similaire, alliant une très longue enfilade d’antichambres et une chambre de parade, au centre de la façade, le tout dans des proportions inusitées puisqu’il faut traverser sept pièces pour atteindre la chambre. Comme à Versailles, un appartement de commodité, situé à l’arrière de l’appartement de parade, constitue le séjour ordinaire d’un prélat dont l’ambition politique est très clairement énoncée par la dilatation extrême des espaces38. Dans une autre cour d’entre-deux, Turin, Elisabeth Wünsche-Werdehausen constate de semblables phénomènes à la même période au palais royal39.
Reprise ne signifiait pas pour autant servilité. Une quinzaine d’années plus tard, dans les années 1735, le baron Pöllnitz, de passage à Munich, note que « la cour de Bavière observe presque toutes les Étiquettes de la Cour de Vienne, quant aux Cérémonies ; car au reste, c’est une manière très différente de vivre : il y a plus d’aisance & plus de divertissement40 ». Le déplacement de la chambre de parade en amont de l’appartement ne signifie pas pour autant la mise en place d’un cérémonial semblable aux Lever et Coucher versaillais. Cette pièce n’était pas utilisée pour cet usage, mais seulement pour la réception de quelques hôtes de marque qu’on voulait distinguer en leur faisant grâce de la salle d’audience ordinaire41. On se rapprochait donc de l’usage de la chambre de parade française, mais sans en assumer totalement la dimension symbolique, même lorsque le basculement diplomatique vers la France fut complet, après 1740 et l’élection de l’électeur Charles-Albert à la dignité impériale. De même, la suite d’antichambres qui constituait une relique de l’influence habsbourgeoise n’était pas totalement délaissée puisqu’un Mémoire pour le cérémonial de Bavière précise qu’ « il y a un Days dans toutes les pièces de l’appartement de l’Électeur, parce que toutes ces pièces sont destinées a y donner audience à différents ordres de personnes42 ».
Il n’en demeurait pas moins que l’idée de « modèle » curial était désormais assez clairement assumée, au moins dans les traités théoriques, même si la pratique demeurait bien moins explicite et montre assez clairement la nécessité de penser en terme de transferts et de circulations plutôt que d’une reproduction qui pourrait être servile par obédience politique ou diplomatique ou plus simplement par séduction pour le brillant et le fastueux. Le cas de la Bavière montre l’importance des transferts culturels dans les milieux curiaux, globalement régis par de mêmes référents culturels, qui peuvent conduire à une homogénéisation des pratiques, mais dont on voit bien qu’ils n’excluent pas pour autant des subcultures induites par des sensibilités différentes43.
Hybridations : le cas lorrain ou ne pas choisir opportunément
C’est bien ce qui résulte de la résurrection de la cour de Lorraine, en 1698. Revenu lui aussi en ses duchés après un long exil, mais à Vienne cette fois, le duc Léopold ambitionne de reformer une cour à la hauteur du prestige de ses États44. La gestation n’en est pas moins relativement longue du fait de l’inexpérience du duc qui, faute de documents permettant une pure et simple réactivation de l’institution curiale lorraine, doit faire preuve d’initiative pour mettre de l’ordre au sein d’une société de cour volontiers désobéissante. Nanti d’une double culture curiale – sa mère est une Habsbourg et son épouse la nièce de Louis XIV –, il invoque les deux modèles, français et habsbourgeois, écrivant noir sur blanc dans une note Sur la nécessité d’établir un cérémonial, datée des années 1720, qu’il « faudra prendre et de l’un et de l’autre »45. Nous retrouvons donc bien, dans l’esprit du duc, ces référents curiaux clairement distincts qui apparaissent dans la littérature théorique et qu’il érige ici en modèles susceptibles d’être imités, mais nécessairement de façon partielle puisqu’il s’agit d’en retirer ce qu’il y en a de meilleur, ou de plus opportun, tout en veillant à sa compatibilité avec l’apport de l’autre modèle.
Politiquement placé dans une position d’entre-deux, le duc ne souhaite pas choisir entre Vienne et Versailles, les deux voisins dont l’influence sur la Lorraine est lourde. Durant son exil, Léopold a été élevé à l’autrichienne entre les cours de Vienne et d’Innsbruck, avec ses deux cousins, les futurs empereurs Joseph Ier et Charles VI, sous la tutelle de son oncle, Léopold Ier. La duchesse Élisabeth-Charlotte d’Orléans exerce cependant un réel ascendant culturel et intellectuel sur son mari et ambitionne de retrouver à Nancy et à Lunéville le brillant de la cour de France46. Au-delà, la France entend bien, en outre, exercer une semi-tutelle sur cet État pourtant toujours indépendant, comme en témoignent les longues occupations des duchés au xviie siècle (1633-1641, 1645-1661, 1670-1697). Elles ne sont du reste pas les dernières puisqu’à peine revenu à Nancy, Léopold doit partir à Lunéville, sa capitale étant à nouveau occupée de 1702 à 1714. Enfin, une dernière difficulté, et non des moindres, se présente au duc : ses moyens ne sont pas ceux du Roi-Soleil, ni même de l’empereur, et les multiples travaux qu’il entreprend pour embellir ses résidences se soldent par un endettement rapide qui contraint irrémédiablement le prince à modérer ses ambitions.
La datation tardive de la note Sur la nécessité d’établir un cérémonial montre la difficulté de l’entreprise. En effet, au fil des livres de gages apparaît une architecture complexe qui mêle les structures curiales française et viennoise, mais aussi les errements du fonctionnement au quotidien d’une cour confrontée aux revendications des différentes noblesses qui la composent. Fruit d’une hybridation, la Chambre ducale comprend ainsi à la fois des gentilshommes comparables à la Chambre royale et un groupe de chambellans dont le fonctionnement a été emprunté à Vienne47. La mise en ordre de ces derniers, dont les effectifs ne cessent de croître à mesure que s’exerce la faveur ducale, connaît de multiples remaniements qui l’éloignent progressivement du « modèle » viennois, la situation lorraine exigeant des solutions particulières qui relativisent alors le caractère opératoire du modèle.
Envisager la question des modèles curiaux depuis ces cours secondaires, Munich, Bonn/Cologne, Bayreuth, Nancy/Lunéville ou encore Turin, met en lumière la complexité des processus de réception, mais aussi d’élaboration des normes cérémonielles, organisationnelles ou esthétiques produites dans les cours les plus éminentes. Celles-ci sont sous-tendues par des discours qui différencient, voire catégorisent les pratiques curiales selon des critères à la fois objectifs et conditionnés par des représentations générées par la conscience d’une altérité. Outre le simple effet de mimétisme lié à l’ambition de princes de second rang qui entendent s’affirmer sur la scène européenne, des transferts plus complexes sont motivés par la volonté de marquer un attachement à une sphère d’influence dominée par une cour, essentiellement Vienne ou Versailles à l’époque qui nous intéresse. Une véritable rhétorique qui mise sur les formes cérémonielles ou architecturales peut ainsi être mise en œuvre pour dire son attachement à une puissance plutôt qu’à une autre, en particulier entre 1650 et 1750, période de leur pleine expression, pendant laquelle elles se distinguent clairement, avant que la cour de Vienne n’infléchisse ses pratiques en cédant en partie aux modes françaises, suivant en cela la majorité des cours européennes. Ainsi assiste-t-on indubitablement à un phénomène d’homogénéisation des pratiques curiales, mais qui demeure largement superficiel. Cet infléchissement que nous avons pu constater autour des années 1720 pour ces cours d’entre-deux ne signifie pas un renoncement aux traditions indigènes. Ces cours modelées au début de l’époque moderne à la façon viennoise élaborent en réalité des pratiques hybrides dans lesquelles la part d’innovation ne doit pas être négligée. Confrontées à des difficultés résultant d’un contexte socio-politique propre, leur prince doit alors dépasser le modèle pour adopter des solutions propres.
Cette approche connectée contribue à déconstruire les modèles curiaux élaborés par l’historiographie, à l’aune du prestige acquis par la cour de Louis XIV et du succès des thèses sociologiques de Norbert Elias qui avaient largement borné l’horizon des historiens. Enjeu majeur des Court Studies, le dépassement d’une conception holiste et hiératique de la cour, et a fortiori Versaillo-centrée, doit mener à l’envisager dans la complexité de ses relations sociales, politiques et culturelles, comme un espace ouvert aux influences extérieures. Décentrer le regard de ces grandes cours qui ont capté toute l’attention des chercheurs pour analyser les sociétés et institutions curiales à partir des périphéries, mais aussi d’espaces extra-européens48, en réfléchissant sur les convergences et les singularités, offre ainsi la possibilité de renouveler les approches des thématiques traditionnelles, mais aussi d’aborder de nouveaux objets historiques.