L’histoire des formes urbaines inédites puissamment développées durant les Trente Glorieuses en France, parmi lesquelles les grands ensembles, est riche de plusieurs décennies de recherches s’écartant du jugement idéologique ou du procès rapide1. La production architecturale de cette période a été inscrite dans un contexte socio-économique, politique et technique2. Cependant, la qualité des expérimentations urbanistiques menées après-guerre en dehors de la métropole3 – notamment au Maroc et en Algérie –, les expériences à l’international de Le Corbusier ou encore la fortune commerciale de certains procédés constructifs inventés en France ont capté l’attention des historiens ou des pouvoirs publics. La valorisation de démarches exemplaires4 est souvent préférée à l’analyse transversale de la production courante, encore méconnue. Si ces éléments soulignent la nécessité d’une mise en récit internationale de l’histoire de la construction en masse après 1945, l’importation de modèles étrangers employés dans la conception des ensembles d’habitation reste aussi à explorer. Les chercheurs nous livrent, à des échelles diverses, les indices d’une utilisation de modèles exogènes dans la conception des grands ensembles, références souvent associées à des processus affirmant la supériorité d’un modèle français. Si un certain retard de la scène nationale d’après-guerre est cerné par les historiens, nous retenons néanmoins quelques éléments significatifs concernant ces échanges et métissages. La fortune tardive de certains concepts comme celui de l’unité de voisinage, sur lequel nous reviendrons, est éclairée par un article d’Hélène Jannière fondé sur les publications à ce sujet dans la revue Urbanisme5. Par ailleurs, Paul Landauer, dans l’étude qu’il consacre à un des grands maîtres d’ouvrages de la période – la Société Centrale Immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC), filiale créée en 1954 – évoque la volonté de cet organisme de chercher, à l’étranger notamment, des modèles alternatifs aux procédures établies6. Pour notre analyse, le corpus d’étude est issu de la base de données élaborée dans le cadre du projet de recherche « Smart French » visant à évaluer la qualité environnementale des opérations de cette période7. Les investigations poursuivent également certaines des pistes ouvertes durant notre recherche doctorale8. Enfin, les aspects biographiques des acteurs mentionnés doivent beaucoup au Dictionnaire en ligne des élèves architectes de l’École des beaux-arts (1800-1968)9, la majorité des protagonistes impliqués dans la construction de masse en France après la Seconde Guerre mondiale étant diplômés de la section architecture de l’École nationale supérieure des beaux-arts (Ensba).
Cette contribution vise ainsi à confronter formes et discours de présentation des ensembles de logements collectifs construits en France durant les deux premiers tiers des Trente Glorieuses10 comme un champ d’interférences entre académisme et modernité, empruntant à des modèles urbains étrangers. Dans un premier temps, il s’agira de questionner la réception11 de modèles étrangers à l’échelle urbaine, notamment à travers les modalités d’emploi du concept d’unité de voisinage. Dans un deuxième temps, la question des influences étrangères sur l’architecture, notamment concernant certains équipements construits au sein des ensembles d’habitation, sera interrogée. Enfin, nous examinerons la nature des considérations qui fondent le discours des concepteurs français, dessinant les contours des spécificités nationales dans l’appropriation de modèles étrangers. L’objectif est d’appréhender les degrés d’hybridation entre modèles étrangers et tradition académique ou savoir-faire professionnels au sein de la conception des ensembles de logements entre 1945 et 1965.
Circulation de nouveaux modèles urbains en France après 1945
Appropriation tacite et plasticité du modèle de l’unité de voisinage
L’américanisme qui caractérise l’après-guerre favorise l’importation de techniques et de savoir-faire en provenance d’outre-Atlantique, selon des concepts innovants développés dès l’entre-deux-guerres et durant la Seconde Guerre mondiale12. Au sein de ce processus de transfert de techniques et de technologies, l’emploi tacite du concept de Neighborhood Unit (unité de voisinage) par les promoteurs français est caractéristique des opérations menées, notamment à partir du milieu des années 1950. Conceptualisée dans les années 1920 aux États-Unis par l’urbaniste Clarence Arthur Perry (1872-1944)13 et aussi développée par l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990), l’unité de voisinage est un instrument de conception urbanistique. Elle intègre l’étude des déplacements quotidiens, la fréquentation et les capacités de l’école primaire ou du centre civique, équipements qui occupent le cœur de l’unité au sein d’un espace vert collectif. Cet échelon intermédiaire – conçu artificiellement – regroupant environ 5 000 habitants, peu dense et vécu principalement du point de vue du piéton, n’a pas vocation à s’étendre mais plutôt à s’articuler à d’autres unités au sein de l’organisme urbain. Hélène Jannière a éclairé la persistance des débats autour d’une interprétation claire de ce concept, dont on interroge encore la paternité exacte14. Dans la définition donnée initialement par Perry, il n’existe pas de prescriptions précises notamment quant à la forme bâtie. Pour autant, cette notion trouve des applications précoces en Angleterre au début des années 1940, dans le cadre de la construction des New towns15 où elle constitue l’échelon de base permettant un développement harmonieux et un ajustement de la trame urbaine du comté de Londres ainsi qu’en Italie, dans le cadre de l’extension urbaine des grandes villes, là aussi à partir des années 1940. Comme le souligne Jean-Louis Cohen, dans les deux cas, si les écritures architecturales peuvent varier, le modèle urbain qui émerge s’écarte autant de la vision moderne que de l’idée de la composition beaux-arts16, en prenant davantage en considération la géographie sociale des nouveaux quartiers créés17. Elle n’apparaît en France qu’une dizaine d’années plus tard, où son application se manifeste sans pour autant être toujours explicitement formulée. L’opération menée à Bondy en 1959 par l’architecte Henri Colboc (1917-1983), second Grand Prix de Rome en 1944, en est un témoignage évident18. Cette importante opération de 1 507 logements se développe dans une zone déjà partiellement urbanisée de la ville de Bondy. L’implantation de l’ensemble se fait selon trois zones, chacune pourvue d’un groupe commercial et d’une crèche-garderie-halte d’enfants (fig. 1D et 4D). Il est prévu qu’une des zones soit également dotée d’un équipement culturel important, rayonnant sur l’ensemble de l’unité. Chaque groupe d’immeubles définit ainsi un espace central planté et aménagé, tandis que les voies d’accès automobile sont volontairement placées au nord ou rejetées en périphérie.
L’usage de la notion d’unité de voisinage, récurrent dans notre corpus d’étude, s’accompagne d’un processus de re-sémantisation du champ lexical des concepteurs, un phénomène qui apparaît clairement dans les sources imprimées. Les discours des architectes banalisent, voire floutent ainsi l’application de ce concept nouveau. Diluée au sein du vocabulaire de l’urbanisme courant, l’unité de voisinage est parfois associée à l’idée d’îlot, bien qu’elle ne relève pas du tout de ce type : elle s’inscrit plus généralement dans les principes de l’urbanisme ouvert et moderne défendus notamment par les protagonistes des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM). C’est le cas à Bondy mais aussi à Epinay-sur-Seine, en 1960, où l’architecte Daniel Michelin (1916-2005), diplômé en 1946 de l’Ensba, divise là aussi une opération de 3 400 logements en trois zones, dénommées îlots alors qu’en réalité règne ici un ordre urbain ouvert, alternant des barres d’habitation placées à l’équerre les unes des autres, au sein de vastes espaces verts19. Un an plus tard, l’extension de cette opération marque une évolution du lexique : les îlots cèdent la place à des « unités d’habitation20 », créant ainsi également une confusion avec le concept de Le Corbusier développé pour la première fois à Marseille entre 1946 et 195221. En réalité, ces unités d’habitation ressemblent davantage aux subdivisions de l’unité de voisinage qu’au phalanstère monolithique, ingénieux et sculptural proposé par Le Corbusier. Cet emploi flou et ambigu du terme se prolonge notamment dans le cas d’une opération menée par les architectes Jean Le Couteur (1916-2010) et Paul Herbé (1903-1963) en 1952 au Mans. En guise d’« unité d’habitation22 », le duo de concepteurs, diplômés de l’Ensba en 1944 et 1934, répartissent en fait les logements en différents volumes collectifs et individuels, permettant de fournir 3 000 logis nouveaux, dans une conception proche de l’unité de voisinage, même si les équipements prévus ici permettent de faire la couture avec un quartier d’habitations à bon marché préexistant, illustrant le potentiel d’adaptabilité offert par le concept initial. Ainsi, la plupart du temps, le terme « unité » est associé par les architectes à des adjectifs variés, se référant tout autant au concept initial d’unité de voisinage qu’à une volonté d’atteindre une forme d’unité plastique, qu’elle soit un hommage à Le Corbusier ou à l’unité de la composition telle qu’entendue à l’École des beaux-arts.
Cependant, certains opérateurs assument plus ouvertement le concept d’unité de voisinage, tout en continuant à l’associer à la recherche d’effets visuels puissants. Pour la construction d’un ensemble de 1 260 logements – première opération d’envergure de l’Office HLM et de la ville de Saint-Etienne – dans le quartier Beaulieu, un groupe d’architectes placés sous la direction d’Édouard Hur (1903-1974) et Yves Gouyon (1925-) propose une unité de voisinage, réalisée entre 1950 et 1956. Des volumes variés aérés par de vastes espaces verts s’intègrent dans un site escarpé grâce à un plan de masse aux lignes radioconcentriques (fig. 2). En revanche, l’opération s’inscrit dans une zone résidentielle préexistante d’où une « réduction relative des zones d’intérêt commun23 » tout en manifestant une volonté de dégager des vues sur le groupe scolaire depuis les volumes créés24. Le concept semble ainsi adaptable aux réalités du terrain économique, géographique et social. Dans les réalisations françaises, les équipements fournis ne sont pas toujours aussi nombreux et complets que ceux préconisés par Perry et le concept initial au caractère informel est associé à des principes esthétiques qui monumentalisent les quartiers et les figent parfois selon des dispositifs contraignants.
L’affirmation du modèle dans le contexte national
L’application plus ferme de l’unité de voisinage est également dépendante d’autres facteurs. La question de la maîtrise d’ouvrage tout d’abord, lorsque celle-ci est en mesure de contrôler réellement l’ensemble de la construction d’un nouvel ensemble, y compris de prévoir l’intégralité des équipements nécessaires. Dès sa création, c’est le cas de la SCIC, cette importante agence de la Caisse des dépôts en charge de la construction des premiers grands ensembles, dont les cadres s’approprient le concept d’unité de voisinage en tant que véritable outil de planification. François Parfait, ingénieur des ponts et chaussées, devient le directeur technique de la société centrale d’équipement du territoire, filiale associée à la SCIC. Il a été sensibilisé aux théories du Mouvement moderne notamment par l’intermédiaire de l’architecte Marcel Lods (1891-1978), pionnier de la préfabrication et auteur avec Eugène Beaudouin (1898-1983), Prix de Rome 1928, d’un des premiers grands ensembles à Drancy au début des années 193025. Cependant, François Parfait adopte une attitude plus nuancée que Lods et son ambition de tabula rasa, et exprime cette volonté d’adaptation de la formule de l’unité de voisinage :
Il est rare en effet que l’on implante des maisons en un lieu où rien d’autre n’existe et encore plus rare que le programme de construction coïncide, même approximativement avec les normes théoriques et idéales d’une telle unité26.
L’ingénieur affirme aussi la nécessité d’associer à la notion d’unité celle de la diversité, que ce soit dans le cadre du financement des opérations ou pour la question des équipements associés. Parfait insiste cependant toujours sur l’importance d’un rayon d’attractivité des équipements sur l’ensemble d’habitation, distinguant ainsi des ensembles unipolaires, bipolaires ou multipolaires. Les architectes vedettes de la SCIC mettent en musique cette partition : c’est le cas de l’Alsacien Charles-Gustave Stoskopf (1907-2004), second Grand Prix de Rome en 1933, lorsqu’il construit en 1959 l’ensemble de Vernouillet, installé dans les jardins d’un château aménagés par René-Louis de Girardin, marquis d’Ermenonville (1735-1808). La composition de cette cité de 800 logements destinés aux ouvriers des usines Simca de Poissy accueille une série d’équipements (groupes scolaires, centre social, chapelle) occupant les espaces libres de cette cité (fig. 1C et 4C). Une tour marque le centre de la composition : son socle accueille le centre commercial, devenant le cœur symbolique et spatial du quartier, matérialisation du centre communautaire (fig. 3). L’architecte affirme d’ailleurs : « À certains endroits, notamment aux abords de la tour centrale, on a recherché des effets monumentaux, en d’autres, des groupements plus modestes destinés à former des unités de voisinage27 », témoignant encore ici du flou qui entoure l’échelle d’application de cet outil.
L’autre paramètre déterminant dans l’application directe de ce concept provient de l’évolution du cadre administratif national, qui accompagne ce processus de réception. À Strasbourg, le contexte de la Reconstruction donne l’occasion aux architectes de tester des formules inédites selon des échelles jusque-là inespérées. Claude Le Cœur (1906-1999), nommé à la Libération architecte en chef de la Reconstruction dans le Haut-Rhin, est chargé d’étudier la construction de 2 000 logements dans le quartier du Cronenbourg à Strasbourg : son projet, non réalisé, est publié en 194928 et en 195029. L’architecte dissocie nettement les flux, rejetant l’automobile en périphérie et valorisant la circulation piétonne. Il propose des volumes variés, de l’individuel au collectif, dominés par quatre grands immeubles de douze étages (fig. 1A et 4A). L’échelle globale et la répartition des équipements correspondent parfaitement à la définition d’une unité de voisinage : prévue pour 5 500 habitants, elle s’organise autour des écoles, chapelles et d’un centre commercial tandis que « les magasins indispensables au ravitaillement quotidien ont été rejetés vers la périphérie30 ». L’organisation du projet répond par ailleurs à un autre genre de répartition qui anticipe sur la politique de l’État : les types d’immeubles correspondent ici en effet à des tailles de ménages, attestant d’une réception de l’unité de voisinage mais aussi de son association à des objectifs technocratiques spécifiques dans le cadre national.
On retrouve d’ailleurs cet aspect lors du concours organisé à Strasbourg en 1951 pour la construction de la cité Rotterdam, programme de construction de logements lancé en 1952 par le Ministère de la Reconstruction de l’Urbanisme (MRU), qui doit permettre le relogement de sinistrés, et qui ouvre la porte au secteur industrialisé31. Ce chantier d’expérience – il s’agit là d’associer architecte et entreprise de construction dès la conception de l’ensemble –, dont l’ampleur et le cadre sont tout à fait extraordinaires, est dirigé par l’architecte Eugène Beaudouin. Sa composition présente l’intérêt d’adopter et de suivre les contours de son îlot d’implantation grâce à une dizaine de volumes de hauteurs variées, regroupant 800 logements répartis selon sept types, en fonction de la démographie des familles. De plus, l’architecte aménage un généreux jardin central, occupé notamment par un équipement scolaire. Le projet de Beaudouin, érigé en modèle par sa forte médiatisation, est une sorte de compromis qui caractérise bien la production française de ces années d’après-guerre. Les innovations techniques sont ici associées à un dispositif urbain pas complètement inféodé au dogme moderniste, et qui tente encore, par la forme et le discours, une sorte d’intégration urbaine. En effet, les volumes dessinent ici les contours d’un îlot se référant au vocabulaire de la ville existante (fig. 1B et 4B).
Enfin, l’évolution du cadre d’intervention légal national prend acte de certains traits caractéristiques du concept d’unité de voisinage face aux critiques naissantes à l’encontre des grands ensembles en France32. La mise en place des zones à urbaniser en priorité (ZUP) vise à véritablement orienter la production de logements vers des grands ensembles de plus de 500 logements entièrement coordonnés par l’État33. « L’unité de voisinage est diffusée sur une grande échelle surtout à partir de 1958, lors de la promulgation du décret sur les ZUP34 » rappelle Hélène Jannière. Ainsi, lors de la conception de la ZUP d’Allones en 1959, Le Couteur propose la construction de 3 300 logements, correspondant à environ 15 000 habitants selon une composition dominée par une grande artère nord-sud. Divisés en « quartiers d’habitations », les volumes reprennent les échelles que Le Cœur développait à Strasbourg, de l’individuel au grand collectif ainsi que la limitation de la circulation automobile au cœur de l’opération. Conformément aux ambitions initiales des ZUP, le plan intègre de très nombreux équipements scolaires, sociaux, commerciaux, sportifs ainsi qu’une église, fruits d’une mise en application française et technocratique de l’unité de voisinage. À la fois singulier et porteur de valeurs collectives, l’équipement devient ainsi un objet de spéculations et de recherches architecturales, perméables également à de nouvelles influences.
Le logement et les équipements au prisme d’influences nouvelles
La fortune tardive et les détours des modèles de Le Corbusier ?
D’autres influences s’exercent en effet à l’échelle architecturale. La reconnaissance – tardive ou posthume – de l’apport de Le Corbusier souligne à quel point ses idées, pour s’imposer en France, ont d’abord dues être digérées ailleurs, notamment au Brésil. Le Corbusier est en effet, en dépit de sa notoriété, écarté des commandes de la Reconstruction et de la construction des grands ensembles, mis à part les chantiers expérimentaux des unités d’habitation qu’il obtient grâce au soutien d’Eugène Claudius-Petit (1907-1989), ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme entre 1948 et 1953 et proche des théories modernes. Au premier rang de ses héritiers outre-Atlantique, Oscar Niemeyer (1907-2012) dont l’œuvre traduit une assimilation personnelle des modèles corbuséens associés à un sens particulier de la courbe, déjà présente dans certains projets non réalisés du maître avant la guerre, comme son plan pour la ville d’Alger imaginé dans les années 193035. Chez Niemeyer, l’emploi de la courbe souligne le caractère sculptural des objets et « l’hédonisme de cette période du Mouvement moderne brésilien36 ». À son tour, l’architecture de Niemeyer devient un modèle pour les architectes français, grâce à des publications, notamment dans les pages de L’Architecture d’Aujourd’hui dès la fin des années 1940. Outre l’influence démontrée du Brésil notamment dans le cadre de la Reconstruction de Royan37, la production originale d’Emile Aillaud (1902-1988), diplômé de l’Ensba en 1928, souligne un attrait singulier pour ces références brésiliennes. Aillaud propose pour ses barres de logement l’association de volumes colorés selon des tracés courbes, qui dénotent avec l’orthogonalité stricte de nombreuses opérations de la période. Cette influence est encore plus nette à travers la construction de certains équipements, que ce soit l’église Notre-Dame ou le groupe scolaire de la cité du Wiesberg à Forbach, opération de 1 200 logements réalisée entre 1959 et 197238.
Au sein de notre corpus d’études, d’autres exemples moins célèbres traduisent de manière très nette les circulations entre les modèles de Le Corbusier, ceux du Brésil et la France. C’est notamment le cas à Marseille, où l’architecte Fernand Boukobza (1926-2012), diplômé de l’Ensba et fasciné par les maîtres du Mouvement moderne, conçoit un ensemble de 220 logements baptisé « unité d’habitation Brasilia » revendiquant le double héritage des œuvres de Le Corbusier et Niemeyer (fig. 4F) :
Le projet de cet immeuble a été arrêté par un promoteur à la suite d’un voyage qu’il avait effectué en Amérique Latine et un bref séjour dans la nouvelle capitale du Brésil. Conçu dès le début de l’année 1957, sur le même lot de terrain que l’Unité d’habitation Le Corbusier à Marseille, ce projet a été étudié en hommage au maître aujourd’hui disparu et à l’influence qu’il a exercée sur l’architecture mondiale39.
La volonté de synthèse se poursuit au sein même du projet puisque la barre de logement interprète de nombreux thèmes corbuséens : dimensions de la trame constructive, association de logements en duplex, plastique forte du béton, pilotis qui soulève la masse de l’immeuble. En même temps, les façades sont incurvées selon un plan dont les limites sont définies par des arcs de cercle, qui adoucissent la sévérité du modèle initial. Dans ce processus de mariage des modèles, les promoteurs ne reconduisent pas ici l’expérience des équipements intégrés à l’immeuble et de la vaste toiture terrasse ouverte sur le paysage que proposait Le Corbusier quelques années plus tôt. Le sol redevient un espace public où s’articulent plusieurs équipements, dont un petit centre commercial. L’hommage aux maîtres est pondéré par des considérations permettant de se distancier de certains aspects du prototype initial jugés par trop radicaux.
Ce corbusianisme – attitude plus commode après la disparition de Le Corbusier lui-même en 1965 – peut aussi parfois se limiter à donner une expression architecturale plus prononcée aux façades d’une barre de logements « statistique40 », en reprenant simplement quelques codes esthétiques tangibles. Ainsi, toujours au Mans, mais cette fois-ci en bordure de la Sarthe, Le Couteur41 rassemble une centaine de logements orientés est-ouest en un seul volume monolithe, une barre de dix étages, sans introduction de duplex comme chez le maître. La présence de pilotis monumentaux au rez-de-chaussée, la plastique recherchée des façades évoque de façon encore plus lointaine que chez Boukobza le modèle marseillais de Le Corbusier. Les motifs inspirés de ce dernier modifient la surface extérieure de certains édifices sans remettre vraiment en cause leurs dispositions intérieures, qui reconduisent la plupart du temps des types courants. D’autres ensembles imaginés alors sont parfois très riches en équipements complémentaires au pied des immeubles, revendiquant ainsi le lien nécessaire de l’architecture avec le sol urbain, lien dénié par Le Corbusier et certains protagonistes du Mouvement moderne42. Ainsi, afin de les singulariser au sein des quartiers nouveaux, les équipements deviennent l’objet de spéculations architecturales spécifiques où sont convoquées des références étrangères.
Types inédits et formes nouvelles : l’exemple du centre commercial43
Héritier à la fois des modèles des shopping centers et des shopping strips américains, le centre commercial français constitue un modèle inédit et hybride44 qui devient un terrain d’investigations et de débats pour les architectes. En 1952, un numéro de la revue militante du Mouvement moderne L’Architecture d’Aujourd’hui propose un panorama des réalisations dédiées au commerce dans le monde45. Au regard du contexte international, les exemples français sont encore marqués par le type traditionnel parisien du grand magasin. À ce titre, le jeune architecte Claude Parent (1923-2016) propose d’étudier l’implantation et la configuration des centres commerciaux en s’inspirant scrupuleusement des réalisations américaines, dans lesquelles il voit une véritable opportunité46. Les projets nord-américains publiés à la suite de cette tribune illustrent en effet la constitution d’un type nouveau qui, outre sa fonctionnalité, est structuré autour de quelques éléments constants : ruban continu de vitrines, promenade piétonne couverte, éléments paysagers qui animent la déambulation. L’emploi dominant de la structure métallique pour ce type de programmes est également manifeste dans les exemples américains. Dans les années suivantes, les opérateurs des ensembles d’habitations en France favorisent le développement de ce nouveau type architectural dans le cadre de l’équipement des cités, comme le soulignent les propos de François Parfait, qui légitiment l’importation du modèle américain par des références historiques plus familières :
La notion de « centre commercial » doit d’abord s’imposer à l’esprit de l’urbaniste moderne, c’est-à-dire celle d’un ensemble de commerces bien localisés et bien groupés, conformément aux conceptions traditionnelles tout aussi structurées que sont les foires, les marchés ou les longues rues commerçantes. Ce n’est pas créer un centre commercial que de disperser des boutiques, parfois une par une, au rez-de-chaussée de chacun des immeubles d’un groupe d’habitations ; un tel schéma est peut-être très rentable pour l’organisme constructeur, mais il est aussi peu rationnel que possible en raison des longs parcours imposés aux acheteurs47.
Cette vision pragmatique se matérialise dans les ensembles réalisés par la SCIC, notamment dans la cité du parc de Vernouillet, mentionnée plus haut, où Stoskopf livre avec l’ensemble un édifice commercial prolongé par des portiques métalliques, abritant le parcours des familles et de la ménagère. Verre, métal, aménagements paysagers créent une accroche visuelle, un événement au sein de l’univers uniforme des barres et des tours.
Le soin apporté à la conception de ce type d’équipement est manifeste notamment dans le cadre de l’opération menée par Marcel Lods (1891-1978) et Jean-Jacques Honneger (1903-1985) à Marly-le-Roi pour le quartier des Grandes-Terres, application relativement précoce et fidèle du concept d’unité de voisinage. L’ensemble est clairement subdivisé en neuf sous-unités. Ces unités de résidence, regroupant 600 habitants chacune, sont finement articulées dans une composition globale rayonnante autour d’un petit centre commercial. L’architecture de ce dernier s’affirme aussi dans un jeu cubiste et élégant de verre et d’acier selon, là encore, le modèle américain.
On note cependant aussi des efforts pour se distancier quelque peu de ce modèle. Eugène Beaudouin, pour l’équipement de la cité des Bas-Coudrais à Sceaux, initiée par la SCIC, propose en association avec deux de ses anciens élèves, Michel Andrault (1926-) et Pierre Parat (1928-), un centre commercial dont l’architecture retient l’attention de certains critiques qui tentent de cerner les caractéristiques et singularités des renouveaux de la scène française48. Leur projet se détache en effet du strict fonctionnalisme généralement adopté en France par une recherche plus élaborée, la composition se développant selon un plan en forme de goutte d’eau marqué en son centre par une cour oblongue qui dessert l’ensemble des cellules commerciales, permettant l’inscription ingénieuse de l’ensemble dans une parcelle triangulaire.
Au-delà du développement de ce type singulier, certains voyages d’architectes aux États-Unis sont bien décrits et documentés, comme ceux de Marcel Lods dont le regard évolue au fil du temps49. En effet, Lods a longtemps été fasciné puis plus distancié vis-à-vis des réalisations américaines, mais il constate outre-Atlantique un esprit plus favorable aux réalisations et innovations. À plusieurs reprises, grâce à la SCIC, Stoskopf se rend aux États-Unis50. Dans un rapport de 1963, sous la forme d’un récit, il compare également les réalisations américaine et française, notamment au prisme des cadres d’exercice. Si l’architecte alsacien admire la collaboration plus étroite entre les architectes et ingénieurs aux États-Unis, l’architecture américaine s’égare selon lui dans un caractère excessivement sculptural et des prouesses formelles là où « l’architecte français ne peut que très rarement s’évader des limites qui lui sont imposées. L’austérité interdit tout acte téméraire51», cette assertion soulignant un contexte de production généralement plus contraint sur le Vieux Continent, et illustrant la prudence d’un milieu professionnel encore largement dominé par les architectes formés à l’École des beaux-arts.
Influences modernes et grande composition, ouverture et permanence de la scène architecturale française
De nouveaux paradigmes de conception : l’assimilation tardive des dogmes modernistes
L’unité de voisinage et les influences américaines sur l’architecture ne sont pas les seuls éléments déterminant la conception des ensembles d’habitation de cette période. En effet, le contexte de production des nouveaux ensembles d’habitation est caractérisé par la prise en main par l’État du secteur confortant une structure élitiste et académique du milieu professionnel français. Ainsi, le plan de masse, outil privilégié de composition, devient l’instrument de la planification urbaine à la française. Les plans de masse traduisent clairement l’assimilation d’autres aspects théoriques venus de l’étranger, souvent adoptés là aussi de manière plus ou moins tacite. Il s’agit là de l’acceptation tardive de concepts défendus par les acteurs majeurs des CIAM et du Mouvement moderne sur la scène internationale durant l’entre-deux-guerres et dont Le Corbusier est le principal porte-voix en France. Ainsi, le milieu professionnel français s’ouvre, face à une conjoncture exceptionnelle, aux nécessités de la production en masse et de la rationalisation du logement.
À ce titre, la majorité des discours publiés revendiquent la prise en compte d’un ensoleillement optimal des logements tels que théorisés et expérimentés par les architectes du Mouvement moderne52, notamment lorsqu’il s’agit d’opérations implantées dans des zones peu ou pas urbanisées. Cet aspect devient un des leitmotivs des opérateurs d’après-guerre en France. L’espacement entre les volumes est généralement dicté par la portée de l’ombre la plus défavorable, au moment du solstice d’hiver, comme cela est prescrit dans la Charte d’Athènes53. Dans le projet mené par Colboc à Bondy, comme dans bien d’autres, le discours est essentiellement consacré aux questions d’orientation et de prospect vantées comme principes directeurs du plan de masse54. Pour autant, l’application de théories modernes, nourries d’expériences innovantes en Allemagne et aux Pays-Bas avant le second conflit mondial puis développés ensuite aux États-Unis de manière massive, est parfois peu précise. En matière d’orientation de l’habitat, cette approximation reflète les controverses dont ces théories sont l’objet ainsi que la distance certaine du milieu professionnel français vis-à-vis du Mouvement moderne55.
Le projet d’unité de voisinage de Claude Le Cœur pour le quartier du Cronenbourg illustre une prise en compte plus précise de ces notions. Ainsi, plus les édifices sont hauts, plus ils se trouvent espacés les uns des autres (fig. 1A et B). Quand Beaudouin encadre un jardin central grâce à ses volumes, Le Cœur étage progressivement les siens de la périphérie vers le centre du terrain : les quatre grands volumes monumentaux sont en cœur de parcelle. Une couronne de maisons individuelles assure la jonction avec l’environnement bâti. Cependant, les deux architectes privilégient exactement la même orientation solaire pour les barres d’habitation collectives, c’est-à-dire un axe intermédiaire du nord-est au sud-ouest. Il est significatif de voir que de nombreuses autres opérations s’inscrivent dans cette orientation56, notamment celle menée par Stoskopf à Vernouillet (fig. 1C et 4C). Mais la vision moderniste de Le Cœur ne voit finalement pas le jour, soulignant la réticence du milieu local – juste au sortir de la guerre – à l’application de modèles trop radicaux.
Cette réception et cette réappropriation spécifique et tardive de la modernité et des modèles développés plus intensément en dehors de l’hexagone dès l’entre-deux-guerres souligne une certaine résistance des savoir-faire et modèles nationaux en matière de composition urbaine. Ainsi, la réalisation des grands ensembles est caractérisée par le maintien d’une tradition académique dans la conception architecturale et un cadre productif extrêmement contraint, laissant l’innovation à la marge57.
Maintien de la tradition académique nationale : une manière française ?
Les discours des architectes soulignent l’emploi d’un art de la composition héritier de la tradition beaux-arts58, associé sans heurt au processus d’industrialisation de la construction du logement pour le plus grand nombre, proposant des noces inédites entre formes architecturales empreintes de modernité et dispositifs urbains se référant à la tradition académique. La grande échelle demeure ainsi un motif de composition et les références, en dépit de l’emploi de concepts urbanistiques récents, privilégient soit un vocabulaire abstrait soit des références historiques plus anciennes. À Strasbourg, pour la conception du jardin central de la Cité Rotterdam, Beaudouin fait référence aux qualités formelles du parc Monceau dont il entend s’inspirer. Ancien élève lui-aussi d’Emmanuel Pontremoli (1865-1956), un des grands patrons de l’école, Stoskopf multiplie ce type d’analogie. Lors d’une conférence donnée à de jeunes architectes étrangers à Paris en 1962, il déclare :
Au cours des dix dernières années, dans les grands ensembles, les architectes français ont très nettement exprimé leurs préférences pour des plans bien composés ; comportant un grand axe et souvent un axe secondaire sur lesquels viennent s’aligner des bâtiments implantés avec une évidente recherche d’ordre. Le souci de créer des perspectives urbaines et aussi de diversifier les effets plastiques est évident59.
La défense par Stoskopf d’une manière française de composer les ensembles est très éloquente et représentative de sa génération. Ainsi, les architectes de notre corpus prétendent vouloir éviter toute forme de monotonie par la variation volumétrique et l’alternance des tours et des barres, en recourant à ce qu’ils appellent des « effets plastiques », méthode assimilée durant leurs études.
Cette persistance de la tradition académique française sur la scène professionnelle d’après-guerre fait l’objet de critiques vives à partir des années 1960. L’historien d’art Maurice Besset (1921-2008), proche de Le Corbusier dont il est l’exécuteur testamentaire, dresse à ce sujet un réquisitoire acide :
Le monopole de l’enseignement se prolonge en effet par un vaste système de domaines réservés. Tout au long de sa carrière, l’architecte a à compter avec l’influence, officielle ou occulte, des patrons de l’école et de ses plus purs produits, les prix de Rome. Un petit nombre d’agences monstrueusement gonflées, dont les patrons chargés d’honneurs et de fonctions rémunératrices ne se soucient guère de risquer leur situation dans l’aventure d’une quelconque recherche, drainent la quasi-totalité des programmes importants60.
En effet, la majeure partie des architectes de notre corpus d’études ont étudié au sein des ateliers à l’Ensba ou au sein d’écoles régionales, succursales pédagogiques de l’école mère fondées au fil du xxe siècle, et obtiennent leurs diplômes durant l’entre-deux-guerres et juste après la Libération61. Cependant, certains poursuivent leurs études ailleurs, comme par exemple Henri Colboc : diplômé de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Paris (IUP)62, il séjourne ensuite aux États-Unis quelques mois grâce à la Delano and Aldrich/Emerson Fellowship dont il est lauréat en 1948, dans la tradition des échanges académiques et des liens tissés entre l’Ensba et les universités américaines, bien avant les remises en question radicales et l’influence de la contre-culture américaine qui bouleverse l’enseignement de l’architecture dans les années 1960. L’Institut d’urbanisme permet ainsi aux étudiants de l’Ensba de compléter leur formation en matière d’urbanisme, alors qu’ils sont essentiellement entraînés à répondre à des commandes prestigieuses. Enfin, parmi ces « doubles » diplômés se trouve l’architecte urbaniste Gaston Bardet (1907-1989), diplômé en 1933 de l’Ensba et en 1936 de l’IUP : ses publications intenses dans les années 1940 acquièrent au fil des années une aura internationale, et ceci est d’autant plus remarquable qu’il tient une position d’équilibre. Certes, Bardet critique les limites de la manière académique française, dont il dénonce le caractère trop formel63. Dans Le Nouvel urbanisme, il développe d’ailleurs une théorie des échelons communautaires, se faisant ainsi l’un des rares passeurs des théories américaines, dont celle de Perry, en France64. Cependant, Bardet condamne tout autant la doctrine parfois simpliste du Mouvement moderne en matière de conception urbaine.
L’ouverture limitée du milieu français aux méthodes étrangères assimilées et défendues par Bardet, notamment sa prise en compte des « réseaux de sociabilité locale65 », s’explique in fine par la domination des architectes dans la conception urbaine des nouveaux ensembles au détriment des urbanistes ainsi que par les liens – dénoncés par Besset – entre commandes et milieux académiques. À l’aube des années 1970, la SCIC se targue d’avoir fait travailler plus de 400 architectes, dont 28 titulaires du prix de Rome. De surcroît, certains des maîtres d’œuvres comme Jacques Henri-Labourdette (1915-2003), architecte du grand ensemble de Sarcelle, monopolise, avec Stoskopf, une grande part des commandes de cet organisme66. Le système élitiste des beaux-arts est prolongé par un système économique concentré, confortant la structuration mandarinale de la scène professionnelle française67. Comme le rappelle l’architecte Jacques Lucan, le changement d’échelle des opérations bouleverse l’organisation professionnelle des architectes « des agences devenant très importantes eu égard au volume des commandes qu’elles reçoivent et au nombre de personnes qu’elles emploient68 ». La disparition de la profession d’architecte dans un secteur progressivement dominé par l’industrie est alors envisagée69. Certains, comme Henri-Labourdette, souhaitent même favoriser et accompagner cette évolution70. Ainsi, paradoxalement, le modèle étranger qui remporte véritablement du succès auprès des architectes français les plus importants est économique : c’est celui de l’agence américaine, véritable organe de production industriel, qui devient l’horizon d’une profession encore profondément ancrée dans une pratique artisanale voire artistique71. Les architectes qui dominent la scène professionnelle en France, pour répondre à des commandes de grande ampleur, se trouvent à la tête d’agences privées dont la taille était jusque-là inégalée, et renforcent ainsi leur prépondérance.
Circulations de modèles, réalités et limites
L’influence de modèles urbains et architecturaux étrangers en France dans les ensembles d’habitation est aujourd’hui un chantier d’analyse encore ouvert. Les premières pistes esquissées ici permettent d’interroger la scène professionnelle française d’avant 1968, jugée autarcique et hermétique notamment par les critiques et sociologues qui scrutent la production et la scène française d’après-guerre. Si les discours des architectes vantent souvent la primauté d’un modèle national, l’analyse des opérations et des discours révèle une réalité plus complexe.
Dans le domaine purement architectural tout d’abord, on constate après la Seconde Guerre mondiale l’influence transnationale accrue du Mouvement moderne au sein duquel la France participe discrètement. En outre, certains modèles étrangers, associés à des types nouveaux clairement identifiés, à l’instar du centre commercial américain, sont diffusés et appliqués sur le territoire français de manière plus directe.
En ce qui concerne l’échelle urbaine, les cadres de formation, d’exercice et de production des architectes de la génération des Trente Glorieuses ont été poreux à plusieurs théories, concepts ou formes exogènes sans pour autant qu’ils soient toujours revendiqués explicitement ou manipulés de manière précise. En dépit du développement récent de l’urbanisme en tant que discipline autonome, les architectes, formés principalement à l’art de la composition architecturale au sein des ateliers de l’Ensba, prennent la tête d’opérations de grande échelle sans forcément penser explicitement les rapports à la ville existante sous tous ses aspects. Pour autant, la souplesse et l’abstraction du vocabulaire académique permettent son adaptation à des modèles nouveaux qu’il entend absorber en son sein. Face à la diversité des appropriations et des déformations subies au fil du temps, les modèles réemployés ici exposent autant leurs propres limites qu’ils éclairent la nature de leurs territoires de réception. Ici, la résistance et la permanence d’un certain modèle national, une manière française particulièrement reconnue à l’étranger depuis le xixe siècle, caractérisent également ces effets de réception. À ce titre, la volonté manifeste de certains architectes, durant les Trente Glorieuses en France, de puiser leurs références dans les périodes fastes de l’architecture nationale plutôt que dans les icônes de nouvelles tendances illustre la continuité et la défense de ce modèle prôné à l’école des beaux-arts. Ainsi, l’histoire de la formation, des circulations et échanges d’acteurs durant la période sont une des clés de lecture qui permettraient de transcender la lecture uniquement formelle ou nationale de l’architecture courante de cette période, en décelant les prémisses des renouvellements et de la diversité qui caractérisent les décennies suivantes en matière de conception architecturale et urbaine.