En 1921, l’Écossais Alexandre Neill fonde l’école de Summerhill en Angleterre. Dans ce pensionnat situé à la campagne est expérimentée une éducation fondée sur la liberté et l’autodétermination des enfants, pratique désignée par le terme « self-government ». Les cours y sont facultatifs, les examens abolis, et les règles de vie sont établies conjointement par les enfants et les éducateurs, leurs votes ayant le même poids lors des assemblées hebdomadaires. Même si les principes ayant cours à Summerhill sortent de l’ordinaire, cette école demeure peu connue du public français jusqu’à la publication en 1970 de Libres enfants de Summerhill1. Il s’agit de la traduction d’un livre écrit par Alexandre Neill et paru initialement aux États-Unis en 1960 sous le titre Summerhill : A Radical Approach to Child Rearing2. Dans cet ouvrage, Alexandre Neill décrit son expérience avec les enfants de Summerhill avant de se livrer à des réflexions de portée plus générale sur l’éducation, la sexualité, la religion, etc. L’œuvre devient en une décennie un best-seller : en 1970, son éditeur américain annonce qu’elle a été traduite dans une dizaine de langues3.
En raison du succès international qu’il rencontre, Libres enfants de Summerhill peut être considéré comme un objet d’étude privilégié pour étudier la circulation transnationale des idées dans le domaine pédagogique. L’analyse de la réception du livre d’Alexandre Neill en France dans les années 1970 constitue en particulier un cas intéressant pouvant alimenter les réflexions historiographiques sur les facteurs d’adoption ou de rejet d’une innovation pédagogique étrangère4. Certains travaux, comme ceux d’Anne-Marie Chartier sur les méthodes d’apprentissage de la lecture, ont montré qu’une innovation pédagogique peut être reçue positivement dans une société sans pour autant passer dans les pratiques scolaires quotidiennes5. Tel semble être le cas de l’accueil réservé en France à Summerhill, ce qui n’empêche pas la production de discours sur cette expérience. Ces derniers remplissent des objectifs variés, plus complexes que la simple promotion d’un modèle étranger, et laissent apparaître des stéréotypes nationaux qui participent à la marginalisation de cette école. À partir d’archives de la presse généraliste, de revues et d’ouvrages spécialisés en éducation des années 1970, cet article se propose d’analyser à quelles fins rhétoriques répond l’utilisation de Summerhill en France.
Summerhill : un modèle pour qui ?
Un grand succès de librairie et une référence
En France, le succès de Libres enfants de Summerhill est indéniable dès les premières années de sa publication. En septembre 1973, le nombre de livres vendus s’élève à 151 000 exemplaires d’après Julien Hage6 : l’ouvrage devient donc rapidement un grand succès de librairie. Cette réussite commerciale est durable puisqu’elle se prolonge tout au long des années 1970 pour atteindre 234 000 exemplaires en mars 19807.
À la lecture des recensions écrites au début des années 1970, tant dans une presse généraliste que spécialisée, Libres enfants de Summerhill apparaît comme un phénomène littéraire. Si des réserves sont formulées sur certaines idées d’Alexandre Neill, tout le monde semble d’accord pour dire que la lecture de ce livre est une expérience à la fois inédite et très intéressante. Qualifié tour à tour d’ouvrage « absolument passionnant8 », « essentiel9 », et qu’on ne « ferme […] qu’avec regret10 », Libres enfants de Summerhill ne laisse pas indifférent : « ce qui reste essentiel de cet ouvrage, c’est qu’il recule les frontières du possible en pédagogie11 ».
La réputation du livre d’Alexandre Neill a contribué à faire de Summerhill une véritable référence en matière d’éducation alternative12 dans les années 1970 en France13. On trouve ainsi dans des publications généralistes comme Le Nouvel Observateur, L’Express ou Le Monde14 quelques mentions de Summerhill au début des années 1970. Si ces allusions ne sont pas fréquentes, sauf dans Le Monde, elles n’en reflètent pas moins l’étendue de la notoriété de Summerhill. Même dans le journal Le Figaro, a priori peu enclin à s’intéresser aux expériences d’éducation libertaire, on trouve une référence à « l’expérience de Summer hill (sic)15 » en octobre 1973.
Une influence plus limitée qu’aux États-Unis
Libres enfants de Summerhill est surtout un succès de librairie en France. La réussite de Summerhill en tant que modèle pédagogique y est moins certaine, ce que la comparaison avec sa réception aux États-Unis permet de mettre en évidence. Rappelons que Summerhill est un modèle anglais : il est donc aussi reçu outre-Atlantique comme un modèle étranger.
L’équivalent américain de Libres enfants de Summerhill est un véritable best-seller aux États-Unis : entre 1960 et 1970, l’ouvrage se serait vendu à deux millions d’exemplaires16. Il faut dire qu’Harold Hart, grand adepte de Summerhill et éditeur du livre aux États-Unis, a déployé une importante stratégie éditoriale pour assurer les ventes, allant du financement de publicités dans la presse nationale à la proposition de rembourser l’ouvrage s’il ne se révélait pas « utile » avec les enfants17.
Cependant, au-delà de la réussite commerciale du livre, les idées d’Alexandre Neill ont une influence considérable aux États-Unis. C’est d’ailleurs pour lutter contre les détournements fréquents de sa pensée que le directeur de Summerhill se résout à écrire un nouveau livre à destination du public américain18. Cela aboutit à la publication du titre Freedom, Not License ! en 1966. Composé d’extraits de lettres échangées entre des parents américains et Alexandre Neill, cet ouvrage devait permettre d’éviter la confusion entre liberté et « anarchie ». De même, la publication par Harold Hart de Summerhill : For and Against, ouvrage consacré à divers points de vue d’intellectuels sur Summerhill, témoigne de l’existence d’un débat d’ampleur autour de cette expérience aux États-Unis :
À cause de l’intérêt immense suscité par les conceptions fondamentales de Neill, il me parut bon d’inviter un certain nombre de penseurs connus à discuter le pour et le contre de ces principes19.
En France, si Summerhill fait débat, aucun ouvrage de synthèse ne lui est entièrement dédié dans les années 1970. L’expérience d’Alexandre Neill est plutôt incluse dans une réflexion d’ensemble sur l’offre en matière de pédagogies alternatives.
Sur le plan de la réflexion pédagogique, la pensée d’Alexandre Neill semble aussi avoir eu une influence plus concrète aux États-Unis qu’en France. Summerhill : A Radical Approach to Child Rearing est ainsi au programme de plusieurs centaines d’universités américaines20, même s’il s’agit parfois de l’utiliser comme contre-modèle21. Cette influence peut s’expliquer par le fait qu’Alexandre Neill a fourni des efforts importants pour faire connaître Summerhill aux États-Unis. Il a en effet entrepris plusieurs voyages pour promouvoir son école dans ce pays à la fin des années 1940, même s’il n’obtient pas immédiatement le succès escompté22. L’implication d’Alexandre Neill outre-Atlantique ne trouve pas d’équivalent en France, le directeur de Summerhill étant très âgé lorsque Libres enfants de Summerhill est traduit en français.
Enfin, au niveau des pratiques pédagogiques, un certain nombre d’Américains semble convaincu de la pertinence du modèle summerhillien dans les années 1960, notamment au sein de l’American Summerhill Society. Il s’agit d’une organisation créée en mars 1961 visant à soutenir, faire connaître et diffuser le modèle de Summerhill. Cette structure comprend un nombre variable mais conséquent de membres, de l’ordre de plusieurs centaines23, et a le soutien de personnalités importantes comme l’écrivain Paul Goodman ou l’acteur Orson Bean24. La présence de sympathisants de Summerhill aux États-Unis n’est d’ailleurs pas sans poser problème à Alexandre Neill qui s’oppose à l’utilisation du nom de « Summerhill » pour des écoles fondées outre-Atlantique par des adeptes de son modèle pédagogique :
Le nom de Summerhill a incarné pendant quarante ans une réalité non ternie, une foi intransigeante dans la liberté pour les enfants. Je refuse de voir ce nom utilisé par des hommes et des femmes que je n’ai jamais vus, dont les notions de liberté sont distinctes des miennes25.
Une Summerhill Society existe également en Grande-Bretagne (British Summerhill Society26). En revanche, si Alexandre Neill a des sympathisants en France, on ne trouve la trace d’aucune structure entièrement dédiée à la promotion de Summerhill et présentant la cohérence et l’envergure de l’American Summerhill Society. On pourrait considérer que le réseau de personnes impliquées dans le mouvement des « écoles parallèles27 » en France est ce qui se rapprocherait le plus d’une telle organisation. Il s’agit d’adultes ou de parents qui adhèrent à une critique radicale du système scolaire considéré comme un instrument de conditionnement néfaste au développement de l’enfant. Ces personnes cherchent à fonder des alternatives anti-autoritaires et souvent autogestionnaires en dehors de l’école durant les années 1970. Pour ce faire, elles se réunissent par l’intermédiaire de bulletins de liaison ou d’annonces passées dans des journaux comme Charlie Hebdo, La Gueule Ouverte, ou encore Libération. Si l’école de Summerhill est une référence pour certaines des personnes impliquées dans ce mouvement, elle n’est pas un modèle complet, ce qui explique peut-être l’absence d’une Summerhill Society en France :
parmi les projets, la plupart se réfèrent à Summerhill, mais comme leurs auteurs sont conscients des limites de cette expérience (école privée s’adressant, par conséquent, à ceux qui peuvent payer), ils doivent chercher autre chose. Si Summerhill reste la référence d’un point de vue « pédagogique », on l’adopte rarement du point de vue institutionnel28.
Summerhill : un modèle parmi d’autres pour les spécialistes29
Lorsque l’école de Summerhill commence à être connue en France, d’autres modèles pédagogiques innovants font déjà l’objet de l’attention des experts. Or ces derniers étaient les plus à même de favoriser l’adoption ou le rejet d’un modèle pédagogique étranger, en vertu de leur position institutionnelle et du crédit accordé à leur parole dans les débats sur l’éducation.
Les spécialistes mettent en avant différents modèles, à commencer par des expériences pédagogiques françaises. Élaborées dans les années 1920, les techniques Freinet jouissent encore dans les années 1970 d’une certaine reconnaissance, notamment auprès du chercheur en sciences de l’éducation Guy Avanzini30. Le courant de la « pédagogie institutionnelle » s’attire aussi la faveur des experts français dans les années 1960-1970. Il reprend les techniques Freinet créées dans un cadre rural en les adaptant au milieu urbain. S’y ajoute une conception originale de la classe vue comme une microsociété où les règles de vie doivent être instituées par l’ensemble des concernés, c’est-à-dire enfants et enseignant. La « pédagogie institutionnelle » est reconnue dans les milieux spécialisés en éducation et chez les experts31. Par exemple, la revue de pédagogie chrétienne Orientations, appréciée des milieux universitaires, y consacre un dossier complet en 197032.
Certains modèles étrangers sont également remarqués, comme la proposition de « déscolariser » la société faite par Ivan Illich33. Ce penseur autrichien et fondateur d’un centre de formation interculturelle au Mexique, le Centro Intercultural de Documentación, affirme qu’il faut désacraliser et supprimer l’école en tant qu’institution du savoir. Estimant que les hommes sont dépendants de leurs institutions, il affirme qu’il faut se réapproprier l’accès aux connaissances en créant des réseaux privés qui permettraient de valoriser d’autres compétences que le savoir « scolaire ». Si cette proposition radicale n’est pas consensuelle, elle fait écho à des sujets importants en France à l’époque comme la formation permanente ou les inégalités scolaires. Elle obtient donc une grande audience et fait débat, tant chez les spécialistes, même si certains pointent son manque de rigueur34, que dans la presse généraliste. Ivan Illich est ainsi invité à contribuer dans Le Monde, Orientations, Esprit et Les Temps Modernes, et participe en octobre 1971 à un colloque sur l’éducation permanente tenu en France35. Enfin, un autre courant fait parler de lui à l’époque, celui de la « non-directivité » inspiré des Américains Carl Rogers et Kurt Lewin. Cependant, le succès de cette pédagogie concerne surtout les années 1960 en France, une réflexion critique étant développée par certains experts dès le début des années 197036.
Un modèle ou une figure de ralliement commode ?
Légitimer l’appel à la réforme
Le fait que Summerhill ne soit pas considéré comme un modèle à part entière en France n’empêche pas son utilisation dans les réflexions et débats de l’époque. La mobilisation de cet exemple étranger répond à plusieurs objectifs rhétoriques, variables selon le type de personne (expert, journaliste, militant) ou de média qui l’utilise.
Il s’agit d’abord de défendre la réalisation d’une réforme générale de l’enseignement, attendue37 mais ajournée ou seulement esquissée depuis l’abandon du plan Langevin-Wallon en 1947. Ce plan, qui prévoyait l’unification de l’enseignement en trois cycles obligatoires et l’intégration d’éléments de pédagogie nouvelle ne fut pas adopté mais il demeura une référence importante en matière de réforme jusqu’aux années 1960, surtout pour la gauche38. À ce moment-là, le débat sur une réforme de l’éducation se fait plus pressant. De nouveaux enjeux apparaissent, de la nécessité d’harmoniser les contenus de formation avec les évolutions scientifiques et techniques récentes, à l’adaptation des programmes à un enseignement devenu « de masse ». L’appel à une réforme de l’enseignement se généralise en France39 jusqu’à devenir un sujet récurrent dans certaines revues spécialisées qui manifestent une certaine impatience : « nous en sommes réduits à vivre sur les souvenirs et les regrets du Plan Langevin-Wallon pourtant frappé d’obsolescence40 ! »
Le modèle de Summerhill est alors cité non pour ce qui le caractérise en propre mais pour ce qu’il représente : la possibilité d’un changement en éducation à un moment où l’impression de stagnation croît. On trouve cette idée chez Émile Copfermann qui travaille alors chez l’éditeur français de Libres enfants de Summerhill, François Maspero :
Que Summerhill soit ou non la solution, soit ou non l’utopie éducative enfin réalisée, peu importe : l’ouvrage a dit très simplement que quelque chose devait et pouvait être changé41.
De même, le psychosociologue Gilles Ferry écrit en 1972 :
L’essentiel n’est pas dans l’histoire de Summerhill mais dans sa signification à la fois critique et prospective […] : rien ne sera plus possible aux parents et aux éducateurs s’ils ne sont pas du bord de l’enfant42.
Summerhill comme métaphore de l’expérimentation pédagogique
Le recours à Summerhill dans les argumentaires produits en France permet aussi de défendre les vertus de l’expérimentation pédagogique. Dans la presse spécialisée et généraliste du début des années 1970 on souligne le mérite qu’a eu Alexandre Neill d’avoir expérimenté concrètement quelque chose de différent :
Un homme a choisi de ne pas attendre que toutes les contradictions de la société soient résolues pour essayer d’inventer un espace éducatif nouveau. Cela mérite plus que de l’indulgence, mais un certain respect43. […] pourquoi une expérience aussi positive, aussi nécessaire à une époque où tout le système de l’enseignement, […] de la maternelle à l’université, se révèle en faillite, est-elle si rare44 ? »
Summerhill sert donc d’étendard, parfois avec d’autres modèles, pour défendre la réalisation d’expériences pédagogiques alternatives, comme l’illustrent les deux exemples qui suivent.
Parmi les acteurs impliqués dans le mouvement des « écoles parallèles » évoqué ci-dessus, il arrive que ceux qui ont été rassemblés par la chronique tenue dans Charlie Hebdo puis dans La Gueule Ouverte utilisent Summerhill comme figure de ralliement pour se réunir autour d’un projet : « Nous sommes quelques-uns à envisager de vivre ensemble […]. Nous avons un intérêt commun pour l’éducation des enfants. Summerhill, notre référence45. » Même la journaliste qui a initié la chronique dans Charlie Hebdo, assez critique à l’égard de l’école d’Alexandre Neill46, passe par l’évocation de Summerhill pour donner une idée du projet qu’elle et ses lecteurs aimeraient voir naître :
[…la] recherche [de l’école parallèle] […] va beaucoup plus loin que n’importe quelle réforme pédagogique, école nouvelle, méthode Freinet, éducation active et le reste, y compris Neil[l] et ses libres enfants de Summerhill. D’abord, elle mélange parents, enfants et vie de tous les jours […]. Ensuite, elle tente de prendre le problème […] à la naissance de l’enfant […]. Enfin, elle part sans idée préconçue, elle n’a rien à prouver, rien à imposer, elle cherche47.
L’expression « y compris Neill et ses libres enfants de Summerhill » est révélatrice de ce que représente Summerhill aux yeux des lecteurs du journal : une expérience perfectible mais qui demeure une référence pour avoir prouvé qu’un renversement des normes éducatives traditionnelles était possible. L’argumentation de la journaliste, qui vise à montrer l’originalité du projet de « l’école parallèle », aboutit à une promotion de l’expérimentation pédagogique.
L’école de Summerhill est aussi utilisée de manière spécifique dans le journal Le Monde, comme emblème servant à valoriser un ensemble de pédagogies alternatives. Lu en majorité par des diplômés de l’enseignement supérieur, étudiants, cadres supérieurs et moyens ou employés48, ce quotidien d’audience nationale a acquis durant les années 1950 la réputation d’un journal indépendant fournissant une information complète49. La ligne éditoriale du Monde se caractérise par la défense de la liberté, un anti-autoritarisme mesuré et une orientation parfois contestataire50. L’intérêt que manifeste ce journal pour des innovations pédagogiques très diverses et peu connues pour certaines d’entre elles comme la République des enfants de Bemposta ou le Lycée expérimental d’Oslo51 apparaît donc en adéquation avec cette image de marque. Or parmi les expériences citées dans le journal, Summerhill et les thèses d’Ivan Illich occupent une place de choix. Entre 1970 et 1974, soit un an après la mort d’Alexandre Neill, on dénombre dans Le Monde 48 articles mentionnant Ivan Illich, et 16 concernant Alexandre Neill. La fréquence d’articles faisant référence à Ivan Illich s’explique aisément par l’audience importante qu’a reçue sa proposition de « déscolariser » la société. En revanche le nombre d’articles évoquant Summerhill reflète, par contraste avec les revues spécialisées en éducation de notre corpus52, la valeur symbolique conférée par Le Monde à l’école d’Alexandre Neill. Celle-ci est présentée par le quotidien comme un exemple positif et emblématique, traitement qui contribue à la valorisation de l’expérimentation pédagogique de manière générale. Ce choix est justifié, dans l’un des articles dédiés à l’école de Summerhill en 1972, par la description emphatique de la popularité que connaît désormais l’établissement :
elle est devenue un lieu de pèlerinage. […] En France, Summerhill est en train de devenir le symbole de la pédagogie « antiautoritaire » prônée par certains enseignants d’avant-garde. […] Les ouvrages du directeur ont une telle audience que celui-ci […] a dû limiter les visites, le flot des curieux ne cessant d’augmenter53.
Summerhill : un exemple utile pour promouvoir l’éducation libertaire ?
La mobilisation de Summerhill répond encore à un autre objectif rhétorique consistant à mettre en valeur des pédagogies de type libertaire.
Dans le cas de la maison d’édition Maspero, la publication de Libres enfants de Summerhill participe à la valorisation des pédagogies libertaires entendues au sens d’« anti-autoritaires ». Cet usage élargi du terme « libertaire » est fréquent dans l’après Mai 1968 en France. L’école de Summerhill avait déjà été présentée en 1968 dans l’une des revues de Maspero au sein d’un dossier consacré à des expériences libertaires. Dans la réédition de ce dossier en 1971, l’objectif de promotion de l’éducation libertaire est assumé par la maison d’édition qui entend « démontrer […] qu’une éducation libertaire est possible54. » L’auteur de cette citation, Émile Copfermann, se trouve être également le directeur de la collection dans laquelle Libres enfants de Summerhill a été publié en France. Intitulée « Textes à l’appui », cette collection comprend une « Série Pédagogie » dont le catalogue est tourné vers les expériences pédagogiques libertaires ou alternatives. Les titres très évocateurs des ouvrages de cette série participent à la promotion de l’éducation libertaire : Le maître camarade et la pédagogie libertaire, Les boutiques d’enfants de Berlin, éducation anti-autoritaire et lutte pour le socialisme55, etc. D’autres choix d’édition dans la collection accentuent cette coloration libertaire. L’historien Christian Roith a par exemple montré comment les éditions Maspero ont infléchi le sens du livre Le maître camarade et la pédagogie libertaire portant sur les Communautés de Hambourg en le rééditant avec une préface qui « suinte l’optimisme révolutionnaire de la fin des années 196056 » écrite par le trotskiste Boris Fraenkel, et avec un titre ambigu employant le mot « libertaire » absent du titre original. Cette réédition tend à montrer que l’ouvrage favoriserait l’idéal libertaire alors que l’auteur conclut à l’échec des Communautés de Hambourg. On peut supposer que le choix de traduction du titre de l’ouvrage d’Alexandre Neill répond à des objectifs similaires : on passe de A Radical Approach to Child Rearing dans la version originale, c’est-à-dire « une approche radicale de l’éducation de l’enfant », à « Libres enfants de Summerhill », qui évoque davantage l’idéal libertaire avec l’apparition de l’adjectif « libres ». Libres enfants de Summerhill participe donc à l’objectif de promotion de l’éducation libertaire poursuivi par la maison Maspero, et ce d’autant plus que son succès a pu susciter de l’intérêt pour d’autres récits d’expériences libertaires publiés par l’éditeur.
Cependant, pour certains auteurs anarchistes comme Guy Ambauves et Jean-Marc Raynaud, Summerhill est au contraire un contre-modèle qui ne fait qu’augmenter l’incompréhension de ce qu’est une « authentique » pédagogie libertaire :
C’est ainsi que l’on voit pulluler livres et expériences relatifs […] à la libération de l’enfant, à la pédagogie libertaire. Malheureusement, ce bouillonnement – libertaire dans un sens très large – recouvre une réalité pleine d’ambiguïtés […]. Summerhill, les communautés scolaires de Hambourg, le jardin expérimental de Moscou, Bemposta, la pédagogie Freinet, institutionnelle, les écoles parallèles […] constituent un ensemble confus et contradictoire qui n’a de libertaire que le nom57.
L’école de Summerhill et les autres expériences pédagogiques citées servent de repoussoirs pour définir ce qu’est une « réelle » pédagogie libertaire aux yeux des auteurs, à savoir une pédagogie tenant compte du « caractère social de l’éducation ». Cela leur permet de mettre en avant d’autres modèles tels que la Ruche de Sébastien Faure ou l’orphelinat de Cempuis de Paul Robin, plus anciens mais s’inscrivant dans une véritable tradition anarchiste.
Un modèle anglo-saxon peut-il être un modèle pour les Français ?
Le stéréotype français de l’empirisme anglais
Comme tout discours sur un modèle étranger, l’évocation de Summerhill laisse transparaître un discours sur soi et sur l’« Autre » qui n’échappe pas à certains stéréotypes nationaux.
L’une des critiques que l’on adresse à Alexandre Neill en France est le manque de rigueur théorique de sa pensée, associé fréquemment à une caractéristique qui serait spécifique aux Anglais. La psychanalyste Maud Mannoni affirme ainsi qu’Alexandre « Neill suit dans son livre une démarche typiquement anglaise, celle de l’expérience. » Elle ajoute que :
sa répugnance, voire son désintérêt à l’égard de toute théorisation risque de le desservir auprès du lecteur français habitué à des démarches théoriques plus rigoureuses58.
Comme l’explique Clarisse Berthezène, l’opposition entre une démarche empirique « anglaise » et une approche théorique typiquement « française » constitue un cliché traditionnel59. On le retrouve chez le psychopédagogue Joseph Mazure : « […] la pédagogie au sens où nous l’entendons en France semble avoir été le cadet des soucis de ce pédagogue sans didactique60. »
Mais la critique de « l’empirisme » d’Alexandre Neill en France n’est pas uniquement motivée par des stéréotypes. Elle révèle aussi une exigence en matière de théorisation pédagogique souvent exprimée dans les revues spécialisées de l’époque :
Nous avons besoin de données précises et strictement vérifiées dans ce domaine. Trop de tâtonnements, de petites expériences noient les véritables problèmes61.
Cette exigence, pas nécessairement unanime62, s’inscrit dans le contexte de l’institutionnalisation progressive des sciences de l’éducation qui gagnent une légitimité nouvelle dans les années 1960-1970, avec la fondation de l’Institut pédagogique national en 1950 et l’apparition des premières chaires universitaires dédiées aux sciences de l’éducation en 1967. La critique des carences théoriques de la pensée d’Alexandre Neill en France peut donc être vue à la fois comme un discours sur soi, dans la mesure où le recours à Summerhill sert à définir des attentes communes en matière de théorisation pédagogique, et comme un discours empreint de stéréotypes nationaux marquant une certaine réticence à adopter complètement un modèle étranger.
Un modèle trop « anglo-saxon » ?
Libres enfants de Summerhill arrive en France avec un double bagage culturel en 1970. Il s’agit d’un livre décrivant une innovation pédagogique anglaise, mais publié aux États-Unis avant de l’être en Grande-Bretagne. Lors de l’introduction des idées d’Alexandre Neill en France, l’expérience de Summerhill a donc déjà été commentée par nombre d’Américains dont les critiques sont connues en France63. Les États-Unis ont à cet égard pu jouer le rôle d’un « tiers » dans ce transfert culturel64. Ainsi peut-on faire l’hypothèse selon laquelle Libres enfants de Summerhill a été identifié en France comme un objet culturel « anglo-saxon » en quelque sorte trop éloigné des références intellectuelles et culturelles françaises.
Libres enfants de Summerhill est destiné à l’origine à des lecteurs américains parce qu’Alexandre Neill voulait faire connaître son expérience aux États-Unis65. Son ouvrage a donc été édité pour être adapté à leurs attentes : l’éditeur Harold Hart a par exemple réduit les références faites au psychiatre Wilhelm Reich en raison de sa réputation controversée aux États-Unis66, et n’a pas accepté que la préface du livre soit rédigée par l’écrivain Henry Miller, considéré comme un auteur trop subversif67. Par ailleurs, les trois principales sources d’inspiration d’Alexandre Neill étant des personnalités américaines, elles sont difficiles à situer dans l’« horizon d’attente68 » des Français. Homer Lane demeure peu connu en France ; John Dewey l’est peut-être davantage en raison de son lien avec l’Éducation Nouvelle, mais Alexandre Neill n’y fait référence que dans un écrit69 bien antérieur à Libres enfants de Summerhill. Seul Wilhelm Reich a une certaine notoriété en France puisque certains de ses écrits, redécouverts à la fin des années 1960, le rendent populaire notamment auprès de la jeunesse contestataire70. Mais son influence est peu visible dans le livre à la suite de l’escamotage réalisé par Harold Hart. L’éloignement des sources d’inspiration d’Alexandre Neill des références habituelles des Français transparaît dans le rapprochement fréquemment fait en France entre le directeur de Summerhill et Jean-Jacques Rousseau71 alors que le philosophe n’est pas cité dans Libres enfants de Summerhill.
Ce sentiment d’écart culturel entre les États-Unis et la France a d’ailleurs pu être interprété par certains comme un retard de la France, comme le montrent ces deux citations :
Dix ans après sa parution à New-York, les éditions Maspéro nous donnent la traduction de cet ouvrage qui a donné lieu à beaucoup de controverses (à croire que le public français ne pouvait accepter cette publication que bien longtemps après l’Amérique et en tout cas, après Mai 1968)72.
En 1960, l’éditeur américain Harold Hart lance sur le marché A Radical Approach to Child Rearing. […] Huit années plus tard, Micheline Laguilhomie, que son long séjour en Nouvelle-Angleterre prévient d’un cultural gap, rapporte en France pour les traduire, ces quelque trois cents pages73.
Un faux problème
En réalité, si Summerhill n’est pas un modèle pour tous en France, ce n’est pas tant à cause d’un écart culturel impossible à combler et encore moins d’un « retard » qu’en raison d’une certaine vision de l’éducation qui semble incompatible avec le projet d’Alexandre Neill, surtout chez les experts.
Beaucoup critiquent l’inachèvement politique du projet summerhillien qui ne prévoit pas une réforme d’ensemble de la société. Aux yeux des spécialistes, Summerhill est « une solution sans avenir social74 » car Alexandre Neill, en dépit de sa critique radicale de la société, « n’a rien proposé à la place75. » La phrase du directeur de Summerhill « Ma destinée n’est pas de réformer la société, mais d’apporter le bonheur à un tout petit nombre d’enfants76 » est souvent condamnée77. Cette déception est à replacer dans le contexte particulier des années 1970 durant lesquelles, en France, toute entreprise pédagogique semble indissociable d’un projet politique78, avec la radicalisation du débat pédagogique qui s’opère selon Antoine Prost après Mai 196879. La publication en 1964 des Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avait de fait déjà contribué à renforcer cette conception politique de l’éducation. Leur critique des mécanismes de sélection sur la base du capital culturel à l’école ancre l’idée d’une nécessaire action politique pour lutter contre les inégalités sociales scolaires. Dans ce contexte, l’école de Summerhill est souvent présentée en France comme un îlot privilégié80.
Cependant, même si l’on retrouve des critiques similaires aux États-Unis81, il se peut que, là aussi, cette vision de l’éducation soit influencée par des stéréotypes français sur la réalité anglaise. Selon Agnès Tachin, à la fin des années 1960 la Grande-Bretagne est perçue par les Français comme « le pays des inégalités sociales, du conservatisme », par opposition à la France « pays où la compétence, le mérite, l’effort, l’égalité ont un sens82. » Un passage de la préface à l’édition française de Libres enfants de Summerhill écrite par Maud Mannoni pourrait être interprété en ce sens :
La France a eu ses pionniers en matière d’éducation (Freinet, Deligny, A. Vasquez et F. Oury), pionniers qui ont eu pour souci de mettre l’éducation au service du peuple. Telle ne fut pas la démarche d’A.S. Neill à qui on pourrait reprocher […] de mettre une idéologie anarchisante au service de la bourgeoisie83.
Derrière la critique de l’inachèvement politique du projet d’Alexandre Neill apparaît un désaccord plus spécifique sur le recrutement social privilégié des enfants de Summerhill. Cet élément critique transparaît dans la comparaison fréquente en France entre Summerhill et l’école de Barbiana, utilisée pour démontrer que le choix d’une éducation fondée sur la liberté comme à Summerhill entre en contradiction avec le modèle de Barbiana qui fait de l’école un instrument de lutte contre les inégalités sociales84. Bien que l’école de Barbiana ne soit pas considérée comme un modèle, ses méthodes pédagogiques étant jugées peu modernes85, on la préfère souvent à Summerhill :
Entre, d’une part, Summerhill, son droit au bonheur, […] ses enfants d’artistes, de professeurs et de diplomates et, d’autre part, Barbiana, et son bagne pour paysans, où « ça ne rigole pas », je choisis Barbiana, c’est-à-dire la pédagogie qui arme pour l’analyse et l’action. Pour les plus défavorisés, ce n’est pas vrai que la liberté d’apprendre s’apprend librement86.
Le pédagogue marxiste Georges Snyders va plus loin dans l’analyse critique du recrutement de l’école de Summerhill en accusant celle-ci d’être une entreprise conservatrice. Si Alexandre Neill considère que la liberté permet aux enfants de se rapprocher de leurs intérêts « naturels »87, Georges Snyders affirme au contraire qu’un enfant d’ouvrier laissé libre dans son apprentissage ne développera pas les mêmes centres d’intérêts qu’un enfant de cadre, situation qui entraînera la reproduction des inégalités sociales d’origine88. Ce dernier conclut donc, contre Alexandre Neill, à l’importance de la transmission d’une culture générale et politique à l’école, sans quoi les enfants, privés d’esprit critique, ne feront qu’imiter leur entourage, perpétuant ainsi la société de classes89.
Les arguments critiques exposés par Georges Snyders et ceux qu’avance Maud Mannoni dans la préface à Libres enfants de Summerhill ont influencé la réception de Summerhill en France, au moins dans les cercles spécialisés en éducation90. Ils sont cependant formulés selon une grille de lecture à la fois technique et marxiste qui n’est ni celle du grand public, ni celle d’Alexandre Neill, et n’empêchent donc nullement l’important succès du livre en France. Ce décalage est souligné dès 1972 par le sociologue François Gresle :
[…] les « erreurs » que nous, sociologues, pouvons débusquer dans les écrits de Neill, et l’audience qu’elles rencontrent, prouvent que le fossé se creuse entre la Société savante et le champ social dans lequel s’enracine la production sociologique91.
L’analyse des discours produits sur Summerhill en France dans les années 1970 montre comment différents acteurs (experts, journalistes ou militants) ont pu tirer parti de l’utilisation d’un modèle étranger à des fins rhétoriques diverses. Qu’il s’agisse de défendre une réforme de l’éducation, de valoriser l’expérimentation pédagogique, ou de promouvoir l’éducation libertaire, on utilise l’exemple de Summerhill pour sa signification symbolique et prospective davantage que pour lui-même.
L’école d’Alexandre Neill est donc une référence plus qu’un modèle en France, et le recours à cette expérience étrangère dans les discours est ambivalent : mise en avant pour son originalité, elle est aussi marginalisée par le recours à des stéréotypes nationaux comme l’« empirisme anglais ». La mise à l’écart de Summerhill en France tient également à des motifs politiques, le projet pédagogique d’Alexandre Neill ne coïncidant pas avec certaines attentes en matière de lutte contre les inégalités sociales à l’école, même si là encore, cette vision des choses a pu être influencée par des préjugés nationaux. Si l’on insiste aussi sur la dimension étrangère des autres modèles pédagogiques mis en avant à l’époque, tels celui de Barbiana ou d’Ivan Illich, les stéréotypes à leur égard sont moins évidents. Les remarques sur l’archaïsme des méthodes de Barbiana sont peut-être le fait de préjugés sur le « sous-développement » de cette région, mais elles n’associent pas explicitement cet aspect à une caractéristique typique des Italiens comme on le fait parfois avec Summerhill. Quant aux stéréotypes sur Ivan Illich, ils varient selon qu’il s’agit de ses contradicteurs ou de ses défenseurs, mais aussi parce que ses multiples origines le rendent difficile à situer à la différence d’Alexandre Neill. Ainsi, Illich peut aussi bien être présenté comme un pragmatique dont le savoir « a la saveur et le piquant des technologies primitives92 » que comme un homme dont la « triple origine, croate, slave et juive » est responsable d’un « charme », d’un « don exceptionnel pour les langues » et d’un « esprit hypercritique93 ».
La plupart des discours produits sur Summerhill proviennent de spécialistes qui se situent dans une démarche critique non représentative du grand public, comme le laisse supposer le large succès de Libres enfants de Summerhill. Il reste difficile, en l’état actuel de nos sources, de déterminer quelles catégories dans le public appréciaient Summerhill mais il est possible d’identifier deux groupes, d’importance inégale. Les lecteurs du Monde, un quotidien, qui, tout en défendant la liberté et un certain anti-autoritarisme, se présente comme anti-communiste à l’époque94, ont probablement constitué un vivier important, car Summerhill incarnait la demande, fréquente à l’époque, de remise en cause de l’« autoritarisme » de l’institution scolaire sans souscrire aux thèses marxistes des experts français. De plus, d’un point de vue socio-culturel, il est probable que certains de ces lecteurs ressemblaient aux parents anglais qui décidaient de mettre leurs enfants à Summerhill. Plus spécifiquement, Libres enfants de Summerhill a sans doute été aussi lu avec attention par ceux qui aspiraient à concrétiser leurs idées au sein du mouvement des « écoles parallèles ». Certes, ils ont regretté que leur public se compose surtout d’enfants de la « petite bourgeoisie » intellectuelle95, mais tout comme Alexandre Neill, ils souhaitaient avant tout prouver qu’une éducation fondée sur la liberté était réalisable.