Pendant les travaux de préparation du plan quinquennal 2018-2022 de l’équipe ARCHE EA 3400 réunissant historiens et historiens de l’art, médiévistes, modernistes et contemporanéistes, nous avons proposé la création d’un nouvel axe de recherches, alors que la pérennisation d’un des trois axes existant jusque-là n’était pas assurée.
Un nouvel axe, pourquoi et pour quoi faire ?
Des recherches en cours
L’idée et la formulation de ce nouvel axe Transmission(s) : enseignement, modèles, patrimoines résultent des recherches que nous menons l’un et l’autre depuis plusieurs années sur ces questions, individuellement ou ensemble.
Hervé Doucet travaille sur le message politique véhiculé par l’architecture de la période contemporaine. Dans l’exposition La Neustadt de Strasbourg : un laboratoire urbain 1871-19301 ainsi que dans l’ouvrage qui l’accompagnait2, il a notamment démontré que le recours à certains modèles spécifiques pour la construction des bâtiments officiels de la Neustadt participait de la propagande allemande. Cette dimension politique est également très présente dans les travaux qu’il mène sur l’Art nouveau3, un mouvement qui a pour principale caractéristique d’être animé par des artistes partageant une forte ambition sociale. En outre, l’Art nouveau, qui s’est développé en dehors des capitales traditionnelles de l’art, était le moyen pour des villes secondaires d’affirmer leur indépendance culturelle vis-à-vis de la capitale politique dont elles dépendaient. Cette problématique a été au centre des communications du colloque L’Art nouveau aux confins d’Empire : Strasbourg et Riga qu’il a organisé en collaboration avec la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU) en novembre 20184.
Denise Borlée, quant à elle, travaille entre autres sur l’usage des modèles dans la création artistique au Moyen Âge. Afin de tenter de répondre à la question, souvent abordée par les historiens de l’art durant ces dernières décennies, du recours à l’usage de modèles par les sculpteurs des xiie et xiiie siècles pour l’élaboration de leurs statues et reliefs, elle a initié, en 2016, un projet d’histoire de l’art expérimentale. Celui-ci a consisté à faire réaliser par un sculpteur de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg, Vincent Cousquer5, une tête en ronde-bosse à partir d’un dessin exécuté par Villard de Honnecourt vers 1220. L’expérience a permis de mettre en évidence les différentes étapes du travail et de soulever les questions et difficultés liées à l’exercice de la transposition du dessin en 3D. Le film réalisé à cette occasion6 a été présenté lors du colloque « Modèles supposés, modèles repérés : leurs usages dans l’art gothique » organisé avec Laurence Terrier Aliferis à l’Université de Genève à l’automne 20167, et un article figure dans les actes du colloque8. Le film et la tête sculptée ont également fait l’objet d’une exposition-dossier à destination d’un public élargi au Musée de l’Œuvre Notre-Dame de Strasbourg9.
Ensemble, nous travaillons depuis 2012 sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire de l’art à l’Université de Strasbourg, notamment à partir de l’importante collection de plaques de projection de son institut. Lors d’une journée d’études organisée à l’Université de Bordeaux10, nous avons évoqué l’usage des plaques de projection dans le cadre de cours qui soulignaient l’appartenance de l’Alsace au IIe puis au IIIe Reich : un lot de plaques portait sur l’architecture médiévale de la région – dont bien sûr la cathédrale de Strasbourg – et l’autre, constitué par Hubert Schrade entre 1941 et 1945, sur l’architecture contemporaine11. L’édition 2014 du Forum Kunstgeschichte Italiens, organisée par l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, a été une nouvelle occasion de présenter, au sein de la section « Vom Kunstwerk zur Fotografie », une communication sur la collection de photographies de l’Institut d’histoire de l’art de Strasbourg et l’enseignement de l’art italien (1872-1945)12. L’enjeu de cette contribution était avant tout de montrer la variété des supports pédagogiques utilisés par les enseignants successifs et, partant, de mettre en évidence l’évolution de la pédagogie elle-même. À la suite, et parallèlement à diverses actions pédagogiques menées avec les étudiants13, s’est inscrit le colloque international « Plaques photographiques, fabrication et diffusion du Savoir » tenu à Strasbourg en 201614. La plaque photographique y a été envisagée à la fois comme support d’enregistrement de données et comme support d’un discours qu’elle illustre (on l’appelle alors « plaque de projection »), le même objet revêtant souvent les deux fonctions15.
Un sujet multiséculaire au cœur de l’actualité scientifique
Si la transmission est a fortiori une préoccupation majeure pour l’historien, elle est aussi au cœur même du métier d’enseignant. La transmission est cependant bien plus que cela. C’est un véritable « enjeu de civilisation », selon les termes de Régis Debray dans son ouvrage Transmettre paru en 199716. La transmission est en effet omniprésente et polymorphe, ce qui explique l’intérêt qu’elle suscite dans les débats et plus particulièrement au sein des cercles scientifiques, ainsi que le montrent quelques très récentes manifestations qui entendaient interroger à leur tour cette notion.
Sans souci d’exhaustivité, quelques exemples peuvent être cités ici. En mai 2017, une journée d’études intitulée « La transmission des arts auprès de l’architecture » s’est tenue à l’École nationale supérieure d’architecture de Normandie. La transmission y a été abordée dans le domaine artistique. Il s’agissait plus particulièrement d’étudier la réception dans l’architecture de modèles ou de pratiques issus des arts plastiques. Le 143e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques qui s’est déroulé à Paris du 23 au 27 avril 2018 avait pour titre La transmission des savoirs. Cette vaste problématique y était abordée selon trois axes : la définition des savoirs ; les acteurs, facteurs et vecteurs de la transmission de ces savoirs ; et enfin la destination de ces savoirs : pour quel public et à quelles fins ? Enfin, il faut encore mentionner le colloque Transmission organisé conjointement en mai 2018 par l’Institut universitaire de France et l’Université de Strasbourg dans lequel le thème de la transmission était envisagé dans toutes ses acceptions (la propagation du mouvement, la transmission de privilèges, le signal nerveux en neurobiologie, la sauvegarde du patrimoine, la transmission du signal en physique, le transfert d’une information, la transmission du savoir, la communication des concepts par le langage, la transmission des émotions dans l’art, la transmission génétique, la sauvegarde d’une civilisation…). Le thème de la transmission, qui jouit donc d’une actualité certaine dans les milieux universitaires, ouvre des perspectives multiples dans lesquelles les auteurs de cette présentation souhaitent inscrire les activités du nouvel axe.
Un thème, trois déclinaisons
En tant qu’historiens, il nous a paru intéressant de décliner, au sein de ce nouvel axe, la notion de transmission selon trois sous-thématiques, qui, sans être exhaustives, sont susceptibles de fédérer des recherches aussi bien individuelles que collectives et de susciter des collaborations entre historiens de l’art et historiens, voire, pourquoi pas, avec des spécialistes d’autres disciplines. Celles-ci devraient permettre d’envisager aussi bien les modes de transmission que ses modalités, tout autant que les « objets » transmis eux-mêmes.
Enseignement et diffusion du Savoir
Sans aucun doute particulièrement fédérateur, ce thème pourra permettre une réflexion sur nos pratiques actuelles nourrie par une meilleure appréhension de l’histoire de l’enseignement, de l’évolution des modalités et des supports pédagogiques, autant qu’une meilleure compréhension des sujets traités et de leurs significations à partir de sources restées pour le moment en grande partie inexploitées. Ainsi, par exemple, l’histoire de l’enseignement de l’histoire de l’art à l’Université de Strasbourg entre 1872 et 1945 pourra être étudiée. Pour ce faire, quelques travaux anciens17 et d’autres à la fois plus récents et ponctuels18 constituent une base de réflexion qui pourra notamment être complétée par l’exploitation de la très riche collection de photographies (tirages papier et plaques de projection19) que possède l’Institut d’histoire de l’art de Strasbourg, mais aussi par l’étude précise des programmes de cours, de la biographie et de la bibliographie des enseignants qui s’y sont succédé. Pour comprendre les spécificités de l’enseignement strasbourgeois, il sera nécessaire de procéder par comparaison avec d’autres universités où a été dispensé à la même époque un enseignement en histoire de l’art. Dans la continuité des travaux entrepris par les auteurs, un projet de recherche fédérant plusieurs universités françaises et étrangères et portant sur les collections de plaques de projection est par exemple envisagé. À terme, un tel projet permettra d’écrire un chapitre de l’histoire de l’enseignement de l’histoire de l’art en France et en Europe, Strasbourg occupant alors un rôle charnière.
Ici se font jour aussi des liens étroits avec des recherches menées ou en cours de collègues historiens. On peut entre autres citer les travaux menés par Laurence Buchholzer sur l’histoire des bibliothèques d’Alsace20. L’histoire des sciences est également au cœur des recherches d’un certain nombre de membres de l’ARCHE EA 3400 : parmi eux, Isabelle Laboulais, spécialiste de l’histoire sociale des sciences à la période moderne, qui a notamment collaboré avec Martial Guédron à la direction de l’ouvrage Écrire les sciences. Études sur le xviiie siècle21, consacrant ainsi la collaboration fructueuse entre historiens et historiens de l’art.
Modèles
La seconde thématique s’articulera autour de la notion de « modèle », éminemment complexe tant les sens donnés au terme même sont multiples :
il renvoie en effet à un champ sémantique très large où l’on peut distinguer au moins trois ensembles conceptuels : d’abord celui de l’imitation, de la reproduction et donc de la ressemblance et de l’image ; ensuite, celui de la norme, de la règle, de l’exemple, du patron, de l’étalon ; enfin celui du système, de la structure, de la forme, de la référence, de l’idée, pour ne pas dire de la « cause finale » au sens aristotélicien de l’expression22.
Il s’agit en outre d’une notion très large, qui non seulement touche toutes les périodes du champ historique, mais qui peut aussi s’appliquer à des domaines très divers. S’il n’est pas le lieu ici d’en dresser la trop longue liste, il faut souligner le lien intrinsèque qui ancre la question des modèles dans l’histoire, celle des héritages et donc de la transmission, comme le souligne encore Jacques Verger23. La transmission des savoirs, des savoir-faire ou encore des traditions se retrouve en effet le plus souvent, par le biais de modèles multiformes, au cœur des recherches des historiens et des historiens de l’art et ce quelle que soit la période sur laquelle ceux-ci travaillent. Pour les derniers, ce sont les reprises iconographiques, stylistiques, formelles et/ou techniques, totales ou partielles qui interrogent, pour une œuvre ou un ensemble donné(e), sur le recours par l’artiste ou l’artisan à un modèle. Les questions se posent alors de la nature dudit modèle, de son ou ses différents usage(s), de son accessibilité, et donc des modes de sa transmission, que peut le cas échéant éclairer une enquête sur les motivations et la finalité (initiative propre du maître d’ouvrage ou demande du commanditaire ?) d’une telle pratique et le contexte dans lequel celle-ci a eu cours24. Selon une approche transpériode, la réflexion sur le modèle dans l’art sera dans un premier temps articulée à partir d’un cycle de conférences autour de la notion de « néo » qui se déroulera dans le cadre d’un séminaire du master Histoire de l’art également ouvert aux étudiants d’autres masters de l’université, aux collègues intéressés et à un public élargi25.
Mais la question des modèles outrepasse bien entendu le domaine artistique. Le modèle peut être incarné ou symboliquement incarné quand il est Dieu, la Vierge Marie, un saint, mais aussi une figure pastorale, spirituelle ou encore politique dont on s’inspire ou que l’on cherche à imiter. Le modèle peut encore être scientifique ou littéraire tandis que les ouvrages manuscrits font parfois l’objet de nombreuses copies. Dans le domaine de l’écrit toujours,
les diplomatistes ont montré que l’usage des copies d’actes ou de lettres, utilisées comme modèles, constituent le principal mode de transmission des savoirs administratifs, notamment au sein des chancelleries. La constitution de formulaires – dans le sens de recueils d’actes (réels ou fictifs) utilisés dans l’objectif de servir de modèles – est une pratique générale, et ce depuis la fin de l’Antiquité26.
Patrimoine(s)
Peut-être plus spécifique – mais non exclusive – à l’histoire de l’art, la thématique ayant trait au(x) patrimoine(s) porte sur l’émergence et la création de nouveaux patrimoines. Quelles mémoires sont-ils chargés de véhiculer, de symboliser ? Les objets désignés comme patrimoniaux procèdent d’un choix, d’un tri dont les ressorts méritent d’être étudiés. Ce thème plus qu’un autre permet de souligner les liens étroits qui unissent l’Université et la Cité. Force est de reconnaître le rôle essentiel joué par les universitaires dans la reconnaissance du patrimoine. Comme ailleurs, ceci est vrai à Strasbourg. Quelques figures illustres peuvent être ici rapidement évoquées, comme Franz-Xaver Kraus qui, enseignant à l’Institut d’histoire de l’art de Strasbourg à partir de 1872, est nommé en 1876 conservateur des Monuments historiques. Georg Dehio, enseignant à Strasbourg à partir de 1893, entreprend la rédaction de son célèbre Handbuch der deutschen Denkmäler27, un guide répertoire qui permet une meilleure connaissance du patrimoine allemand auquel, à l’époque, est évidemment associé le patrimoine alsacien. Plus récemment, Louis Grodecki joua non seulement un rôle central dans la création du Service régional de l’Inventaire d’Alsace, un service déconcentré du Ministère de la Culture créé par André Malraux, mais, par ses recherches personnelles, il participa aussi à l’émergence de patrimoines jusque-là déconsidérés. Ainsi en est-il de son étude sur les restaurations pratiquées sur la cathédrale de Strasbourg de la fin du xviiie siècle jusqu’en 197028, qui contribua à une meilleure prise en compte des différentes strates historiques qui se superposent sur un monument remarquable29. Il en va de même des recherches qu’il dirigea à la fin des années 1960 sur les créations Art nouveau de Strasbourg30. Celles-ci comptent parmi les premières à s’intéresser à un patrimoine rejeté car évocateur de la période de l’annexion de l’Alsace par le IIe Reich. Peut-être peut-on dater de cette étude le début d’une lente réhabilitation qui a conduit, en juillet 2016, au classement au patrimoine de l’Humanité par l’UNESCO de la Neustadt de Strasbourg ? Par leurs recherches, leur pédagogie et leur implication dans la vie de la cité, les enseignants participent à l’évidence à façonner le regard de la société sur son histoire, sur son patrimoine et, de fait, sur l’image qu’elle a d’elle-même selon l’idée qu’une société sans passé n’a pas d’avenir.
Tout un champ nouveau de réflexion s’ouvre aujourd’hui. En effet, la sauvegarde et les mesures prises pour la protection des objets patrimoniaux sont également des questions d’une actualité brûlante pour ce qui concerne certaines œuvres architecturales remarquables du xxe siècle31. Malgré les mesures de protection dont elles font l’objet, les œuvres jugées dignes d’être conservées ne sont pas à l’abri de transformations profondes qui peuvent en modifier l’appréhension, voire la nature. Ainsi en est-il, par exemple, de la fameuse Maison du Peuple de Clichy (1935-1938), œuvre magistrale de Marcel Lods, Eugène Beaudouin, Jean Prouvé et Vladimir Bodiansky, dont l’intégrité est actuellement menacée par un projet d’adjonction d’une tour au bâtiment classé. Les acteurs de la recherche en histoire de l’architecture ont non seulement la mission de distinguer les œuvres exemplaires mais ils doivent également alerter l’opinion des risques qui pèsent sur le patrimoine.
Par-delà ces projets immobiliers aberrants au sein desquels le patrimoine se retrouve finalement au cœur de juteux enjeux commerciaux, de nombreux monuments souffrent d’un défaut d’entretien qui les met en péril. Ceci s’explique par le manque de moyens financiers notamment dans les pays où la richesse (et l’inflation) patrimoniale est particulièrement importante comme en France ou en Italie…
Enfin, le patrimoine court un autre risque : son instrumentalisation à des fins de propagande. Si ce phénomène n’est bien sûr pas récent – il n’est qu’à penser aux ravages révolutionnaires – sa pratique renvoie aussi à une actualité dramatique dont témoignent, entre autres, le dynamitage des bouddhas de Bamyan en 2001 et de certains des vestiges les plus importants de Palmyre à partir de 2015, tout autant que la démolition de neuf mausolées de saints musulmans de Tombouctou en 2012. Le patrimoine est en effet au cœur des luttes politiques et idéologiques, et sa destruction s’avère une arme médiatique particulièrement efficace.
C’est autour de cette question qu’a été construite la séance inaugurale de l’axe « Transmission(s). Enseignement, modèles, patrimoines » qui s’est tenue le 16 avril 2018. Intitulée « Patrimoine détruit, patrimoine sauvegardé : quelle mémoire ? », cette séance s’est ouverte avec une conférence de Claire Maingon32, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université de Rouen. Celle-ci portait justement sur l’instrumentalisation du patrimoine en période de conflit en s’appuyant sur le rôle joué par une exposition présentée à Paris en 1916 au titre évocateur : « Exposition d’œuvres d’art mutilées », également connue sous le titre « Musée des atrocités allemandes ». Claire Maingon a démontré à cette occasion combien le patrimoine avait été utilisé pendant la Première Guerre mondiale pour mobiliser les hommes et les esprits et dans quelle mesure les commissaires souhaitaient faire une analogie entre les œuvres endommagées et les soldats blessés. L’objectif ultime de cette exposition était bien de plonger le public dans le drame des territoires envahis et de faire vibrer la corde patriotique.
Lors de la table ronde qui a suivi, Claire Maingon a été rejointe par Camille André, architecte du patrimoine, Nicolas Lefort, docteur de l’université de Strasbourg et spécialiste de l’histoire des institutions patrimoniales en Alsace, et Louis-Napoléon Panel, conservateur des Monuments historiques à la Direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) d’Alsace. Les très riches débats ont porté sur les problèmes actuels de préservation du patrimoine ainsi que sur les modes de sélection des monuments classés au titre des Monuments historiques. L’importance de l’auditoire (plus de quarante personnes ont assisté à cette séance inaugurale) montre l’intérêt pour ces questions. Gageons qu’il s’agit là d’un signe très encourageant pour les activités de ce nouvel axe !