Quelques remarques liminaires s’imposent, afin de situer le contexte. En 1793, la crise iconoclaste de la Révolution française fait disparaître environ 235 statues1 de la cathédrale de Strasbourg. À partir du Concordat, plusieurs sculpteurs se succèdent dans le but de réparer ces dommages, et pour rendre, sous l’influence des idées romantiques, des parties inexistantes au Moyen Âge.
Les trois premières décennies sont marquées par l’intervention des statuaires Jean Étienne Malade et Jean Vallastre. Ceux-ci se chargent de refaire des statues détruites par les révolutionnaires, en imposant leur signature artistique. À partir de 1835, gouverné par l’esprit romantique, le statuaire Philippe Grass continue le travail de ses prédécesseurs, tout en « restituant » des statues absentes au Moyen Âge2. Il commence de plus à adapter son genre à celui des parties qu’il restaure, en l’idéalisant selon les canons antiques3.
Alors que les travaux postrévolutionnaires de la cathédrale consistaient essentiellement à poursuivre la « construction » de l’édifice, le début du xixe siècle marque un nouveau tournant, en s’occupant essentiellement de reproduire des statues détruites pendant la Terreur. Cependant, ce travail se fait toujours dans un « esprit de bâtisseurs de cathédrale », avec des artistes qui continuent à imposer leur expression artistique.
Après la guerre franco-prussienne de 1870, les travaux de restauration de la cathédrale de Strasbourg, et de sa statuaire, changent progressivement d’orientation. Dans un premier temps, sous l’autorité de l’architecte Gustave Klotz4, Grass continue ses activités jusqu’à sa mort, sans changer sa manière de procéder5. Son ancien élève et sculpteur praticien, Louis Stienne, prend les fonctions de sculpteur de la cathédrale dès 1876, avec un art fortement imprégné de celui de son maître. Il est, en outre, avec l’arrivée des nouveaux architectes allemands, de plus en plus contraint de suivre les formes de la sculpture médiévale6 ; ce qu’il tente de faire, sans abandonner les critères esthétiques propres à la statuaire antique.
On observe, par ailleurs, que Klotz peut ériger la tour de croisée, dans un style néo-roman, alors que l’Alsace est devenue Allemande7. Même s’il avait fait valider ce projet par Viollet-le-Duc, c’est avec la mouvance des restaurateurs d’outre-Rhin, au moment de la finition de la flèche de la cathédrale de Cologne8, qu’il peut entreprendre et terminer ce travail, juste avant son décès en 1880. La cathédrale avait, du reste, avant la venue des nouveaux architectes9, déjà subi des ajouts architecturaux de style médiévaux. On compte en premier lieu les galeries néo-gothiques de Jean-Laurent Goetz à la fin du xviiie siècle, et le chœur de style romano-byzantin, par Klotz au milieu du xixe siècle. Un abat-voix pour la chaire d’Hans Hammer a également été façonné dans un style d’inspiration gothique flamboyant dans le premier tiers du xixe siècle. Toutefois, pour la sculpture il subsiste une certaine liberté des formes, pour lesquelles on ne fait que s’inspirer faiblement de l’art médiéval, entre 1850 et 1890. En ce sens, nous observons que la cathédrale de Strasbourg était sensiblement en décalage par rapport aux pratiques qui avaient lieu en France, depuis les interventions de Viollet-le-Duc. En effet, avec ce dernier, les sculpteurs étaient contraints de produire des statues d’inspiration gothique, avec une préférence pour l’art statuaire du xiiie siècle.
De plus, malgré l’annexion de l’Alsace à l’Empire, jusque dans les années 1880, les courriers et les échanges de Gustave Klotz, restent rédigés en français10. D’ailleurs, celui-ci peut poursuivre sa politique de restauration, sous la nouvelle administration, tout en s’employant à faire réparer les dommages causés par les bombardements de 1870. Ce n’est finalement qu’en 188911, que des architectes venus de Cologne, où la cathédrale est tout juste achevée, se succèdent à la tête de l’Œuvre Notre-Dame. Dès lors, ces derniers s’attachent à continuer les travaux de restauration de la cathédrale12, avec des visions nouvelles en la matière, ce dont témoignent parfaitement les pratiques des statuaires.
À cette époque, la cathédrale de Strasbourg est encore perçue comme le sommet de la culture allemande, même si depuis 1841, Mertens avait démontré l’origine française de l’art gothique. Dans le même ordre d’idée, afin de marquer l’influence du nouvel empire en Alsace avec la politique de Guillaume II, la restauration du Haut-Koenigsbourg est entreprise entre 1901 et 1908, sur le modèle de Pierrefonds par Viollet-le-Duc sous Napoléon III13. Ces travaux de restauration ont été ordonnés par l’empereur allemand, qui disait vouloir « concrétiser dans la pierre la politique de reconquête d’une ancienne possession14. » Finalement, comme l’écrit Sylviane Agacinski, « c’est d’une seule et même source, d’une seule et même volonté que doivent jaillir l’empire et l’art allemand15. ». Le plus beau témoin reste bien évidemment la cathédrale de Cologne, qui a vu naître les architectes venus restaurer la cathédrale de Strasbourg entre 1889 et 1921.
Ces architectes, de manière générale, ont effectivement aussi à cœur de restaurer les parties du bâtiment abîmées par l’usure du temps16, comme le démontre le rapport d’Émile Boeswillwald17 (1815-1896) rédigé en 188818. Suite à cela, et dans cette perspective, se développe dans la ville, à l’aube du xxe siècle, un travail accru de restauration des statues anciennes19. S’y ajoute également la conservation préventive, c’est-à-dire, le remplacement des statues médiévales de la cathédrale, par des copies conformes, afin de mettre les originales à l’abri dans un musée en devenir20.
Malgré ces nouveaux apports dans la pratique de la restauration, les architectes colonais poursuivent les travaux de restitutions avec, parfois, des idées qui se rapprochent encore de celles d’Eugène Viollet-le-Duc. Concernant la statuaire, ils veulent s’ajuster davantage avec les formes médiévales, et finissent par ne plus être en accord avec le travail que réalise le statuaire de l’Œuvre Notre-Dame, Louis Stienne21, dernier témoin d’une époque révolue.
C’est également sous le Reichsland que les restaurateurs commencent à réellement vouloir conserver le monument dans l’état où il a été transmis par l’histoire. Le mot d’ordre devient « conserver et non restaurer22 ». Cela, malgré des désaccords, notamment en ce qui concerne le choix de préserver ou de démolir les galeries de Goetz, datant de la fin du xviiie siècle23. Sur ce sujet, l’historien de l’art Georg Dehio estimait qu’» elles sont dénuées de toute valeur monumentale et [que] la cathédrale aurait tout à gagner de leur élimination24. »
Johann Knauth (1905-1921), qui succède à Arnst, comprend, malgré ses ajouts sur la cathédrale, que pour conserver le bâtiment dans son aspect primitif, il faut préserver les savoir-faire anciens, et travailler selon les procédés médiévaux25. Ainsi, avec son prédécesseur, il commence à se rapprocher des méthodes de conservation actuelle, ou du moins du regard contemporain en matière de restauration et de conservation, en montrant un attrait accru à la matière et aux aspects produits sur celle-ci26. Ils préservent les statues anciennes en les mettant à l’abri et remplacent les vieilles pierres en tentant de produire les nouvelles de la même manière que les anciennes, avec des méthodes similaires de mise en œuvre. Il s’agit bien, ici, d’une petite révolution dans le domaine de la restauration à la cathédrale de Strasbourg. On observe, en outre, que Knauth ne respecte pas les sculptures réalisées au xixe siècle, car il en fait remplacer plusieurs par de nouvelles créations qui se veulent plus en adéquation avec le gothique. Par cette action, force est de reconnaître que l’histoire du monument n’est pas respectée dans sa totalité, et que l’architecte et les sculpteurs pratiquent une dérestauration27, en niant et en remplaçant les « restaurations » passées.
De plus, comme nous le verrons, Knauth28 qui milite en faveur de la préservation du monument ancien29, fait également œuvre de créateur, ou de bâtisseur, en érigeant avec talent un vestibule (1902-1904) d’inspiration gothique flamboyant, et en faisant refaire le programme de sculpture de la galerie de l’ascension du massif occidental, et des statues d’évêques30. D’un autre côté, en plus de faire remplacer des œuvres originales par des copies conformes, l’architecte fait également produire de nombreux estampages par l’équipe de sculpteur de l’atelier, afin d’augmenter considérablement la collection de plâtres déjà initiée par Gustave Klotz vers 185031. Avec cette action, dans un premier temps Knauth, à la suite de Klotz, veut faire connaître et étudier les œuvres remarquables de l’art gothique de la cathédrale32. Il est peut-être également inspiré par Adolf Michaelis qui concentre à la même époque une très importante collection de moulages en plâtre des statues antiques, à la Kaiser-Wilhelm-Universität de Strasbourg33.
Au niveau des travaux architecturaux, cet architecte se charge, entre autre, de restaurer le 1er pilier nord-ouest de la nef, qui menace de s’écrouler34. Il entreprend cette activité à partir de 1909, jusqu’à son expulsion de l’Alsace par l’administration française, en 192135. Dès lors, son proche collaborateur, Charles Pierre, s’occupe de le terminer, sous la tutelle de Clément Dauchy, qui est nommé en 1922 architecte de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame et des Monuments Historiques pour la cathédrale. Il est à noter, qu’après la guerre de 1914-1918, c’est l’État français qui assure la maîtrise d’ouvrage de la cathédrale, par l’intermédiaire d’un architecte en chef des Monuments Historiques36.
1876-1908 : Louis Stienne et la fin du gothique « amélioré » selon les canons antiques
Après avoir travaillé aux côtés de Philippe Grass, à partir de 186037, Louis Stienne (1845-1908) devient responsable des travaux de sculpture de la cathédrale à la mort de son maître en 1876. Depuis 1874, jusqu’en 1885, Stienne enseignait déjà les cours de modelage dans l’École municipale des arts décoratifs (Stadtische Kunstgewerbeschule 38), future École supérieure des arts-décoratifs de Strasbourg39. À la cathédrale, créant de nouvelles statues pour combler des niches vidées par les révolutionnaires, ou restées vides depuis le Moyen Âge, il se consacre aussi, avec l’équipe des sculpteurs praticiens40, à restaurer des statues médiévales abîmées, en restituant des parties manquantes41. C’est également pendant son activité que les praticiens de l’atelier commencent à produire des copies conformes des statues médiévales de la cathédrale, afin de remplacer les originales déposées à l’abri du « Petit Musée »42.
C’est probablement lui qui assure, dans un premier temps (avant 1880), la fin des travaux de mise aux points, ainsi que la pose des statues équestres et des statues d’évêques du massif occidental, réalisées par Grass43. Il reprend également la statue de la Vierge à l’Enfant du trumeau du portail central, sculptée par Grass une trentaine d’années plus tôt44.
Nous observons, de manière générale, que ses figures sont délicates et bien modelées, façonnées avec rigueur, et démontrent un savoir-faire évident, fortement empreintes de l’art statuaire de son maître, même si elles s’éloignent déjà des canons académiques. Son talent lui valut, à l’instar de Grass, d’être considéré comme « digne du grand renom du célèbre Phidias, l’auteur du Parthénon45 ».
Entre 1880 et 1888, nous ne connaissons pas grand-chose de sa production, sachant qu’il doit être chargé de réparer les dommages causés par les bombardements de 187046. Par contre, nous savons qu’il réalise, en 1885, les réductions, au 1/5e, des statues de l’Église et de la Synagogue47. D’ailleurs, un peu plus tard, ces magnifiques statues du début du xiiie siècle, provenant du croisillon sud du transept de la cathédrale, sont remplacées par des copies conformes, réalisées par le sculpteur praticien Bourjat, en 1903 et 190548.
En 1886, il ajoute à sa collection la réduction de l’une des vertus terrassant le vice du portail septentrional du massif occidental, qu’il réduit à la même échelle que les deux précédentes. Il s’agit de la vertu que Viollet-le-Duc avait reproduite dans son Dictionnaire Raisonné de l’Architecture Française 49, et que Grass prit manifestement comme modèle pour la Vierge du trumeau50.
Quoi qu’il en soit, après cette date, nous savons qu’il commence à faire les modèles des statues destinées à remplir les niches des culées des bas-côtés de la cathédrale, dont seules celles du côté sud sont achevées et posées. Entre 1890 et 189751, il procède encore à de la dérestauration, en faisant des statues de saints alsaciens pour les niches des culées du bas-côté sud, afin de remplacer des statues de Malade et de combler des emplacements qui n’ont jamais été remplis par le passé52. La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame conserve les modèles en plâtre de trois d’entre eux (nous reconnaissons saint Florent et Sigismond), avec également le modèle réduit de l’un des pinacles, avec les niches qui permettent d’abriter ses statues, et quatre petites chimères53(fig. 1).
Certainement poussé par Knauth, le sculpteur réalise deux statues d’évêques pour le massif occidental, entre 1906 et 1907, afin de remplacer des plus anciennes de Grass54. Il produit ces figures en essayant de s’adapter au goût de l’architecte, c’est-à-dire, en se rapprochant davantage des formes gothiques que ne l’avait fait son prédécesseur. En 1890, il remplace déjà deux musiciens du grand gable, de Jean Étienne Malade, datant du début du xixe siècle55. Pour ces deux sculptures, même s’il ne recopie pas celles de Malade, il cherche à les harmoniser avec celles de ce dernier, en se dégagent de son caractère baroque.
Il produit un tympan, entre 1898 et 1899, pour le portail intérieur du croisillon nord de la cathédrale, dans la Sacristie, (remplaçant un ancien de style roman tardif détruit pendant la crise iconoclaste de 1793), représentant les rois mages et le roi David jouant de la lyre, afin de respecter l’iconographie ancienne56. Dans cette restitution, il tente de se rapprocher du style de l’ancien, en continuant à y appliquer son influence néo-classique.
Entre 1898 et 1900, nous pouvons vraisemblablement considérer qu’il est l’auteur des hauts reliefs représentant les évangélistes pour la prédelle de l’autel du Sacré-Cœur, dans la chapelle Sainte-Catherine57. Il est sûrement aussi l’auteur des petites sculptures qui figurent dans le vestibule érigé par Knauth au tout début du xixe siècle58.
Il réalise également un beau portrait en médaillon de Mgr André Raess59, qui sera coulé dans la fonte et intégré à l’épitaphe de l’évêque, situé sur le mur ouest de la chapelle Saint-Laurent dans la cathédrale de Strasbourg60. Cette épitaphe, aux ornements de style gothique flamboyant, a certainement été conçue par l’architecte Franz Schmitz, qui y a laissé sa signature avec la date de 1894. Le médaillon, signé par Stienne, est daté de 1893.
Enfin, comme ses prédécesseurs, Stienne peut exercer librement son activité de sculpteur en parallèle à celle pour la cathédrale, répondant à des commandes privées et publiques61.
Cela étant, comme nous l’avons déjà évoqué, Stienne rencontre des difficultés avec l’arrivée de plusieurs architectes allemands, qui ne sont pas en accord avec l’art statuaire qu’il exerce pour la restauration d’une cathédrale. Le premier de ces architectes, Auguste Hartel (1889)62, est déjà très critique concernant le travail du sculpteur et l’organisation de son atelier63. Stienne, qui semble dès lors mis en difficulté, subit l’incursion d’autres sculpteurs, plus à même de répondre aux nouvelles exigences, en produisant des formes néo-gothiques64. Un peu plus tard, avec l’intervention de l’architecte Ludwig Arntz (1895-1903), la critique semble se durcir à nouveau concernant les réalisations de l’artiste65. Cet architecte, en effet, est soucieux de respecter l’ancien en conservant son authenticité, et en insistant sur les anciens savoir-faire (les matériaux et les techniques de construction), contrairement à ses prédécesseurs Franz Schmitz (1890-1894) et son fils Théodore (1889 et 1895-1897), à qui l’on reprochait des projets de transformations trop importantes sur l’édifice. Ces deux derniers sont visiblement encore fortement imprégnés de l’idéal romantique du xixe siècle, et semblent plus en harmonie avec l’art de Stienne. Il peut d’ailleurs continuer à exercer sans contraintes, avec Schmitz, père et fils, qui lui permettent de poursuivre la création des statues des culées, finalement posées au côté sud. Du reste, l’entente du statuaire avec ces deux architectes peut certainement se confirmer du fait qu’il sculpte un portrait en médaillon, en marbre, de Franz Schmitz66 (fig. 2), posé sur sa tombe au cimetière Sainte-Hélène de Strasbourg en 1896.
Au demeurant, à partir de 1895, pendant l’activité de Stienne, le sculpteur Ferdinand Riedel intervient déjà en produisant plusieurs statues pour les culées67. L’intrusion de Riedel se fait manifestement sous l’autorité de Knauth, venu comme appareilleur déjà en 1891. Ce n’est cependant qu’après le décès de Stienne, survenu en 1908, que le sculpteur d’origine autrichienne, Ferdinand Riedel, peut répondre pleinement aux nouvelles pratiques.
Nous pouvons donc supposer que les relations entre Knauth et Stienne n’étaient pas forcément au beau fixe, sachant de plus que le sculpteur, qui fait partie de la Société des Amis des Arts de Strasbourg68, n’apparaît pas sur les listes des membres de la Münsterverein 69 (Société des Amis de la cathédrale de Strasbourg), crée en 1902 sous l’impulsion de Johann Knauth70. Cela est d’autant plus étonnant qu’y figurent, de 1902 à 1909, les sculpteurs Théophile Klem de Colmar, et Ferdinand Riedel qui était déjà actif à Strasbourg.
1909-1912 : Ferdinand Riedel et le respect des formes anciennes suivant un gothique fantasmé
Ferdinand Riedel (1863-1912) vient juste de créer avec un certain succès les statues du portail dit « d’Erwin », pour l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune71, avant d’être employé à la cathédrale. Pour cette église, restaurée par l’architecte allemand Carl Schäfer, il fait également les statues qui ornent l’intérieur de la chapelle érigée par Hans Hammer à la fin du xve siècle72. Ce travail, en opposition avec les idées nouvelles qui prônent la conservation73, est le témoin d’une certaine manière de restaurer les édifices médiévaux en ce début du xxe siècle à Strasbourg : il s’agit d’une restauration dont les statues s’inspirent des formes anciennes, mais où la construction se base sur l’histoire fantasmée, en rendant des parties qui n’ont jamais été rencontrées au Moyen Âge. On y trouve encore une réminiscence de cette volonté de retrouver l’» esprit des bâtisseurs médiévaux », mais sans réel fondement historique, en ne s’appuyant que sur la phantasia. La différence fondamentale avec les trois premiers tiers du xixe siècle, c’est qu’ici on ne se réfère plus à des plans ou documents anciens pour restituer un état hypothétique, et on apporte un intérêt accru aux formes médiévales, en allant jusqu’à prendre modèle sur d’autres édifices médiévaux. Cette méthode sera également appliquée sur la cathédrale, mais de façon plus atténuée74.
En 1897, Riedel réalise également une très belle chaire en grès bigarré, avec la représentation du Christ et des quatre évangélistes, pour l’église Saint-Paul de Strasbourg, dans un style néo-gothique. Les drapés sont façonnés à la manière gothique, mais les visages de ses personnages subissent visiblement une influence néo-classique.
À la cathédrale, sous l’autorité de l’architecte Johann Knauth, Ferdinand Riedel s’affaire à remplacer des statues du xixe siècle par de nouvelles compositions. Ainsi, il refait des statues déjà sculptées par Malade, Vallastre et Grass, afin de restituer les dommages de 179375. Pour ce faire, Riedel, comme Grass avant lui, s’inspire de plans médiévaux de la cathédrale. La raison qui justifie un tel remplacement se trouve chez Knauth, qui estime que les œuvres des sculpteurs du xixe siècle, dont celles de Grass, sont trop éloignées de l’esprit gothique sur le dessin76. L’artiste autrichien doit donc être plus scrupuleux dans la copie de ses modèles, en prononçant davantage l’aspect néo-gothique. Même s’il a aussi reproduit les gestes et postures de ces personnages, Grass les a « améliorés » selon les canons antiques77. On relève, néanmoins, que le sculpteur du xixe siècle a cherché à prononcer certains traits et à faire des arêtes vives, pour rendre les formes plus lisibles depuis le bas de l’édifice78. En cela, nous pouvons estimer qu’il se rapproche peut-être davantage de l’esprit médiéval que Riedel qui fait du néo-gothique, certes de qualité, mais aux formes trop adoucies et à l’aspect trop léché, ne laissant apparaître que peu d’aspects de taille79. Il semble, en effet, que les restaurateurs néo-gothiques arrivent souvent à se rapprocher des formes médiévales, mais négligent totalement le travail des surfaces et la mise en œuvre à la manière des sculpteurs médiévaux. Ils n’ont, de plus, pas bien saisi la nécessaire asymétrie, « tous ces corps comprimés ou étirés, distordus ou recourbés, contorsionnés et disproportionnés », et l’ascèse chrétienne cristallisée dans les formes de la statuaire80.
Pour ce travail, Riedel produit d’abord des modèles à petite échelle, afin de les faire valider par l’architecte. Ensuite, il les réalise, avec plus de détails, à l’échelle ½, que les praticiens reproduisent directement dans le grès81, en les agrandissant.
Il fait aussi quelques maquettes en plâtre, conservées par la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, pour restituer les statues du Jugement Dernier du beffroi, afin de remplacer les statues de Grass. Ce projet ne sera jamais réalisé82.
Riedel se charge également de restituer deux statues d’évêques pour le massif occidental de la cathédrale83. Ces figures prennent place dans les niches situées de part et d’autre de la grande rosace, remplaçant des plus anciennes. Il représente les traits d’évêques strasbourgeois contemporains. Le premier remplace une statue datant de la fin du xive siècle, et le second une statue du début du xixe siècle, réalisée par Jean Étienne Malade. Pour faire ce travail, dans un souci de respect de l’ancien, le sculpteur aurait dû refaire l’évêque médiéval (en copie conforme, tel que cela se pratique déjà). Au lieu de cela, il reproduit fidèlement les traits de Mgr Zorn de Bulach et Mgr Adolf Fritzen, en se permettant uniquement de leur ajouter des cheveux longs et des draperies à la manière des statues du xiiie siècle. Par cette démarche, force est de reconnaître qu’on est loin des pratiques de l’époque gothique, où il n’était pas encore question de reproduire fidèlement les traits d’une personne réelle84, ad vivum.
Il fait également, à l’échelle ½, de nouveaux modèles de statues d’apôtres et d’une Vierge, pour la galerie des apôtres85. Il les substitue de la sorte aux figures réalisées par Malade et Vallastre au début du xixe siècle86. Au-dessus de ces personnages bibliques, il remplace les statues d’anges musiciens et le Christ en mandorle (fig. 4), façonnées par Philippe Grass, en se référant comme son prédécesseur au plan ancien de la cathédrale, datant du xive siècle87. En procédant ainsi, il opère de la même manière que Grass, c’est-à-dire, qu’il restitue un projet du Moyen Âge jamais réalisé. Malgré les critiques de Knauth, au sujet des créations de Grass, il faut reconnaître que les statues de Riedel sont très proches de celles de son prédécesseur. La ressemblance est encore plus frappante avec le Christ en mandorle, pour lequel Riedel est toutefois davantage scrupuleux sur la reproduction de petits détails, copiés sur le plan ancien. On remarque également que les anges de Riedel portent des ailes en cuivre, alors que sur les statues de Grass elles étaient en pierre. Par ailleurs, nous sommes ici en présence du « rétablissement » d’un état qui n’a jamais existé, et de la négation d’une période de restauration qui fait pourtant partie de l’histoire de l’édifice.
1912-1934 : Alfred Klem et les pastiches du gothique pour remplacer les statues du xixe siècle
Après sa mort, survenue en 1912, Riedel est remplacé par le sculpteur alsacien Alfred Klem88 (1872-1948). Cet artiste, qui est le dernier à produire des créations pour restituer les dégâts causés par la Révolution française, sur la cathédrale, travaille dans le même esprit que Riedel. C’est-à-dire qu’il produit des pastiches du gothique.
À côté de l’activité de cet artiste, toute une équipe de sculpteurs praticiens se charge de refaire des statues gothiques de la cathédrale en procédant par mise aux points89. Néanmoins, les sculpteurs praticiens continuent à faire la mise aux points des statues créées par l’artiste, qui ne fournit que le modèle à reproduire. Malgré le retour de l’administration française, en 1918, les pratiques de restauration et de conservation de la cathédrale, et de sa statuaire, restent les mêmes que sous le Reichsland, pendant encore une quinzaine d’années.
Alfred Klem, sous l’autorité de Knauth90 et de son successeur, fait également de la dérestauration, en remplaçant des statues du xixe siècle (fig. 3). Il réalise, en effet, l’ensemble des statues du grand gable situées au-dessus du portail central du massif occidental91, de 1919 à 192692. Comme nous l’avons vu plus haut, ces statues ont déjà été refaites par Malade93, un siècle plus tôt, ainsi que deux musiciens par Stienne vers 1890. Il s’agit, pour Klem, de refaire les quinze figures situées de part et d’autre des rampants du gable, ainsi que les représentations du roi Salomon sur son trône, et de la Sedes Sapientae qui le surplombe. Il ajoute à cela, quatre figures féminines situées aux côtés du roi et de la Vierge, qui représentent une Sybille, une Reine de Saba, une Ecclésia et une Synagogue94. Ainsi, il s’éloigne quelque peu de l’iconographie originale, présentée sur une gravure du xviie siècle, où l’on perçoit six statuettes95.
En 1922, Klem s’emploie à refaire deux nouveaux prophètes pour le portail central du massif occidental, dans le but de remplacer des statues baroques de la fin du xviiie siècle96. Il s’agit, encore une fois de dérestauration, car les deux prophètes baroques, qu’il change, sont encore en bon état97. Il faut reconnaître néanmoins que ces deux figures n’étaient pas vraiment en harmonie avec l’ensemble des statues de prophètes médiévales situées dans les niches voisines, et que Klem s’est efforcé de se rapprocher du genre de celles de la fin du xiiie siècle98. Toutefois, en procédant de la sorte, sous la tutelle de l’architecte, il fait disparaître une partie de l’histoire de l’art de la cathédrale.
Pour cet emplacement de l’édifice, il fait également une nouvelle statue de saint Pierre située à l’intérieur de la cathédrale, dans le narthex, derrière le trumeau central. On lui doit encore une statue représentant saint Arbogast pour le croisillon sud du transept. Cette dernière qui devait remplacer une plus ancienne de Malade ne sera jamais posée99. La Fondation de l’Œuvre Notre-Dame conserve les modèles réduits préalablement établis pour ce projet100. Ceci témoigne encore du non-respect des œuvres du xixe siècle à cette époque. De plus, même si pour sa statue Klem tente de reproduire la combinaison des plis propre aux draperies des statues du xiiie siècle, le visage de son saint est rendu de manière trop réaliste. Le sculpteur n’a pas cherché à accentuer les traits du visage, afin de faire ressortir l’ombre et la lumière, permettant de rendre plus visible sa statue perchée dans les hauteurs de l’édifice. En ce sens, nous pensons que Malade était plus proche des pratiques des sculpteurs gothiques.
Enfin, à l’intérieur de la cathédrale, Klem réalise une plaque funéraire en marbre à l’effigie de Mgr Fritzen101, située dans la chapelle Saint-Laurent.
Cet artiste est également connu pour sa réalisation du tympan et du linteau sculpté du portail principal de l’église Saint-Pierre-le-Vieux de Strasbourg, en 1921, relatant la vie de saint Pierre. Celui-ci est d’inspiration gothique au niveau des formes, avec toutefois une digression évidente par rapport aux pratiques médiévales antérieures au xve siècle. L’artiste a, en effet, reproduit les traits de personnalités contemporaines et de membres de sa famille, sur les figures du tympan. On y reconnait par exemple son épouse, l’évêque Zorn de Bulach, Modeste Schikelé et l’artiste lui-même102.
Pour finir, évoquons encore sa statue monumentale représentant sainte Odile103, visible sur le mont qui porte son nom, pour laquelle il aurait utilisé sa fille Monique comme modèle.
Conclusion
Ce n’est donc qu’après 1880 qu’un changement réel en matière de restauration de la cathédrale et de ses sculptures s’opère. Cette mutation est aussi marquée par la disparition de l’architecte Gustave Klotz, et du fidèle statuaire Philippe Grass, en qui il a mis toute sa confiance. Bien que Stienne ait voulu s’inscrire dans la même lignée, les changements ont eu raison de son travail de statuaire. Ainsi, la permutation se fait très progressivement, avec les différents architectes allemands qui se succèdent en seulement quelques années.
Après 1934, il n’est en effet plus question d’installer de nouvelles statues dans la cathédrale, sous prétexte de combler les niches vidées par les révolutionnaires. Au fur et à mesure, avec les Monuments historiques français, c’est une politique de conservation qui prend le dessus, en continuant néanmoins à remplacer les sculptures abîmées, par des copies conformes.
Nous voyons, à l’examen de cette étude, que les théories et les pratiques concernant la restauration de la cathédrale migrent doucement d’une approche de constructeur à celle de restaurateur, puis de conservateur104. La cathédrale perd sa fonction première, pour devenir une sorte de musée géant, afin de se figer dans le temps. Plus qu’un changement apporté par la tutelle d’un pays, c’est toute la mentalité européenne qui se transforme.
Autrement dit, on migre progressivement de l’intérêt pour l’idée à celui de la forme, et celui de la forme à celui de la matière, laissant de côté l’approche organiciste105. Les sculpteurs Riedel et Klem cherchent à reproduire des formes anciennes, en copiant sur des modèles anciens, sans se soucier de la créativité et de l’élan vital qui avait guidé les ciseaux des artistes médiévaux106.
Tout cela nous montre, in fine, que durant cette période de revival du gothique, la cathédrale de Strasbourg, comme les autres monuments médiévaux, bascule doucement vers la fonction de musée, perdant sa fonction cultuelle. Cette vision s’est encore largement accrue de nos jours, ce dont témoignent les méthodes de conservation employées actuellement. La cathédrale doit rester identique à ce qu’elle est, comme un témoin d’une époque passée. Il n’est plus question d’ajouter des parties nouvelles. En général, nous pouvons estimer que depuis la seconde guerre mondiale, à part quelques malheureuses interventions, il n’y a plus lieu de changer quoi que ce soit à l’aspect que nous présente la cathédrale depuis ce temps. La dérestauration ne devrait, par ailleurs, et fort heureusement, plus être pratiquée107. En somme, nous pouvons considérer, comme Marcel Proust en 1904108, que la cathédrale meurt109, mais que cette mort, ou ce changement de fonction, est fortement entamée durant cette période où l’on imite le gothique, où on le reproduit en copie conforme, et où l’on reconstruit dans le style néo-gothique110. Seuls l’art et la mémoire des temps du passé restent !
Finalement, ces différentes méthodes et ces concepts divergents ne font que témoigner de l’évolution de la pensée et de la conscience humaine. Cette démarche inscrit pleinement le monument dans son temps, dont les procédés ne font que représenter l’époque où ils sont appliqués. La « vérité » d’hier n’est pas la même que celle d’aujourd’hui, et celle d’aujourd’hui pas la même que celle de demain.
On met de côté l’unité générale, le tout, pour se pencher sur les détails, les traces humaines, les techniques, les aspects et les accidents, au détriment de la totalité esthétique, artistique et spirituelle.
De nos jours, le « monument cathédrale » a essentiellement une dimension mnémonique. Au début du xixe siècle, il avait encore, en plus de sa valeur historique111 et de sa valeur d’usage, une valeur spirituelle. À présent, nous pouvons estimer, sans trop généraliser, que le monument à principalement une valeur d’ancienneté et une valeur d’usage. Cependant, la valeur d’usage est réelle uniquement pour l’intérieur de l’édifice, de par sa fonction cultuelle. Pour ce qui est de l’extérieur, il est évident que la valeur d’usage initiale n’est plus prise en compte, c’est-à-dire, sa fonction eschatologique et anagogique, provoquée par le sens et la beauté des images, et la dynamique architecturale de la cathédrale. La raison première se trouve dans le fait que le monument a changé de fonction, et qu’il devient avant tout un objet de mémoire, d’étude historique et archéologique, en restant néanmoins un lieu de délectation artistique et de contemplation esthétique : devenant petit à petit un musée à ciel ouvert.