Présentation
L’édition du journal de bord inédit d’André Untereiner (1925-2004) est le fruit d’un travail réalisé par sa petite-fille, Victoria Untereiner, dans le cadre du devoir semestriel de fin de troisième année de licence. L’étudiante a mené un véritable travail de recherche sur cette source inédite, en la transcrivant, en l’analysant et en la confrontant à d’autres documents émanant du même auteur ou relatifs à sa trajectoire durant la Seconde Guerre mondiale. Elle a ainsi pu compléter des informations existant sur le parcours des Alsaciens et Mosellans incorporés de force et incarcérés dans le camp soviétique de Tambov entre 1943 et 1945 pour la plupart. Pour ce faire, elle a pu s’appuyer sur des ressources documentaires nombreuses et une historiographie en plein renouvellement.
On connaît à présent assez bien les contours de l’histoire de l’incorporation de force, qui commence en octobre 1942 dans l’Alsace-Moselle annexée par le Troisième Reich. Ce sont au total 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans qui seront concernés par cette incorporation. Ces jeunes conscrits vont massivement être envoyés sur le front de l’est à partir de février 1943 et plus encore après la bataille de Koursk en juillet de la même année. Nombre d’entre eux meurent au combat ou sont faits prisonniers par les Soviétiques. C’est alors que commencent les négociations avec la France libre pour regrouper les Alsaciens et Mosellans faits prisonniers sur le front russe, afin d’en faire une unité combattante, ce qui explique le regroupement de la majorité des prisonniers alsaciens dans le camp de Tambov, situé entre Moscou et Leningrad, un camp-goulag initialement destiné aux opposants du régime. Si l’idée n’aboutit pas sous cette forme, elle est le prélude à la libération négociée du 7 juillet 1944 de 1 500 détenus français de Tambov autorisés à aller rejoindre les forces françaises libres à Alger. Il n’y eut plus d’autres libérations par la suite, avant l’accord général du 29 juin 1945. Ce dernier ouvre la voie à des rapatriements de prisonniers, massifs entre août et octobre 1945, mais les départs s’échelonnent jusqu’en 1955 pour le dernier Malgré-Nous, du fait de l’installation de la guerre froide.
Si les premiers témoignages de Malgré-Nous, incorporés de force de l’Alsace-Moselle annexée par le Troisième Reich à partir d’octobre 1942, se font jour dès le lendemain de la guerre, il faut attendre plusieurs décennies pour que la lumière soit faite sur leur parcours. En effet, notamment après le procès de Bordeaux en 1953, dans lequel 14 Alsaciens incorporés dans la division SS « Das Reich » sont accusés d’avoir participé au massacre des civils d’Oradour-sur-Glane, la question des Malgré-Nous est l’objet de controverses, le soupçon d’une collaboration volontaire pesant souvent sur ces derniers. En 1965, les anciens de Tambov se regroupent en une association, et le travail de mémoire et de réhabilitation commence. Après le temps de l’incompréhension d’une « mémoire à contre-temps » irrecevable et incomprise car non conforme à la mémoire nationale de l’héroïsme, puis le temps d’une mémoire officielle faisant des incorporés de force des combattants au service de la patrie française, vint dans les années 1980 le temps d’une mémoire rebelle, revendiquant le caractère de victime – et obtenant en 1981 une reconnaissance avec l’accord franco-allemand d’indemnisation ; voire accusant la France d’abandon1. Les travaux et témoignages sur Tambov se multiplient dans les années 1990, avec cette fois-ci de nouvelles données. L’historiographie progresse en effet grâce à l’accessibilité des archives soviétiques, devenus disponibles, partiellement d’abord suite à l’accord franco-russe de 1995 – 2 000 copies de dossiers personnels sont alors obtenues – puis dans les années 2007-2010, suite à des missions du conseil général du Bas-Rhin pour photocopier plus de 4 000 documents des camps soviétiques, en particulier celui du Tambov.
Ces documents, à présent traduits en français et donc accessibles pour de futures recherches qui pourraient par exemple encore porter sur la vie quotidienne dans le camp ou sa gestion par les Soviétiques, ont déjà permis d’établir des données chiffrées plus précises. On sait désormais que passèrent par Tambov 15 500 Français, essentiellement des Alsaciens-Mosellans. Le nombre de ceux qui y périrent est estimé entre 1 800 et 2 000, dont 1 300 Alsaciens, apportant ainsi un correctif aux chiffres circulant après 1945 qui faisaient état de 5 000 à 15 000 victimes2. À la suite de ces découvertes, deux expositions ont été réalisées au Mémorial de l’Alsace-Lorraine à Schirmeck en 2010 et aux Archives départementales de Moselle en 2012, donnant lieu à des publications de catalogues exposant l’état actuel des connaissances3. Elles viennent compléter les nombreux témoignages d’anciens détenus du Tambov déjà publiés. La majorité de ces documents sont des mémoires rédigés plusieurs années, voire plusieurs décennies après les faits, ainsi que des entretiens recueillis afin de former des volumes collectifs4. Quelques correspondances ont été également éditées5. Le document présenté par Victoria Untereiner se distingue par le fait qu’il s’agit d’un journal de bord, rédigé durant la guerre, au moment même des faits, ou plus vraisemblablement durant son périple vers la France après sa libération de Tambov6. Ce type de source est précieux car il permet d’appréhender au mieux le quotidien vécu par le soldat. L’analyse des données au jour le jour a également permis de préciser le trajet du retour des Quinze Cents, jusque-là établi par l’historiographie. Il resterait à approfondir encore le travail en recherchant l’éventuel dossier personnel d’André Untereiner parmi ceux rapportés d’ex-URSS. La mise à disposition de cette source inédite constitue ainsi un élément supplémentaire pour préciser les connaissances du quotidien des incorporés de force durant la Seconde Guerre mondiale.
Audrey Kichelewski
Le journal d’André Untereiner
Tambov fut un moment tellement bouleversant dans la vie de ces jeunes gens [Malgré-Nous] que ceux qui ne l’ont pas vécu ne peuvent pas le comprendre7.
Cette phrase de l’historien Jean-Laurent Vonau exprime une réalité : la distance entre les souffrances éprouvées par les personnes concernées et l’analyse historique. D’autant qu’en dépit de sources abondantes, l’histoire des Malgré-Nous reste aujourd’hui encore un sujet controversé8.
La source présentée est le journal de guerre d’André Untereiner9, né le 31 octobre 1925 et décédé en 2004. Le texte relate le trajet qu’il a effectué jusqu’à Tambov ainsi que celui du retour en France. André, natif de Bischwiller dans le Bas-Rhin, fait partie de cette jeunesse alsacienne incorporée de force à la Wehrmacht et envoyée sur le front russe. Quand l’incorporation des Alsaciens a été décidée en 1942, il n’avait que 17 ans. En 1943, il est envoyé sur le front russe où il tente de s’évader à de nombreuses reprises jusqu’à ce qu’il tombe aux mains des Soviétiques et qu’il soit envoyé au camp de Tambov. Après avoir survécu aux corvées, à la faim, au froid, à la maladie…, il a été sélectionné pour faire partie des « Quinze Cents » libérés par l’URSS. Ces hommes sont alors dirigés vers Alger pour rejoindre les troupes de la France libre.
Pour André, cette histoire était un sujet relativement tabou. Il n’en parla que très tardivement et brièvement à quelques-uns de ses enfants. Après son décès, de nombreux documents ont été récupérés par la famille, que ce soit le journal ici retranscrit, des lettres, des rapports ou d’autres documents relatifs à cette période de l’Histoire10. Le journal n’a pas été écrit au fil de l’eau, en dépit de ce que peut suggérer la précision des dates. Le premier bloc d’inscriptions survient-il après l’internement à Tambov, pendant le retour vers la France ? S’appuyait-il sur des notes conservées par lui ? Il est difficile de l’affirmer avec certitude ; ce genre de témoignage peut être en partie inexact11, ou fantasmé, après les lourds traumatismes subis en captivité12. Il faut donc le confronter à d’autres documents, à d’autres témoignages et à l’état de la recherche. Ce journal d’un ancien de Tambov retrace-t-il fidèlement le trajet d’un jeune Malgré-Nous engagé sur le front russe ? L’analyse suit l’avancée chronologique des mentions dans le document, marquée par trois temps, l’incorporation dans la Wehrmacht, puis la période de Tambov et enfin le retour d’André vers la France.
L’incorporation d’un jeune Alsacien
À la suite de la signature de l’Armistice qui entérine la défaite française face à l’Allemagne en 1940, l’Alsace et la Moselle sont annexées au grand Reich. En 1942, débute l’incorporation. « Nous savons que les Alsaciens étaient forcés d’entrer dans le Parti et l’armée allemande. Qu’ils restent à leurs postes, ils n’ont rien à craindre » dit le général de Gaulle en novembre 194413. Cependant, qu’ils aient respecté ou non les directives allemandes, ils allaient vers une souffrance certaine.
Engagement dans la Wehrmacht : un incorporé de force
Le journal d’André ne commence qu’en septembre 1943, alors que son histoire en tant que Malgré-Nous débute dès 1942. Grâce aux documents conservés, il est cependant possible de retracer le parcours d’André avant la date du 9 septembre 1943 et ainsi de compléter le journal.
Avant d’être engagé dans la Wehrmacht, n’ayant que 17 ans en 1942, il fut intégré à la Hitler-Jugend ou Jeunesse hitlérienne. Cette dernière, créée en 1922, avait pour but de former les enfants afin d’en faire des soldats. Sur décision du Gauleiter 14 en charge de l’Alsace, Robert Wagner, tous les jeunes Alsaciens doivent intégrer ce système d’éducation à partir de 1942. Les enfants de 10 à 14 ans entrent dans le Jungvolk (les Louveteaux) tandis que les adolescents de 14 à 18 ans, dont André Untereiner, sont intégrés à la Hitler-Jugend 15. Dans cette section, ils reçoivent une formation militaire mêlant le sport, le tir, le lancer de grenades… Chaque année, ils doivent passer quatre semaines dans un Wehrertüchtigungslager, un camp de préparation militaire16.
Par la suite, André Untereiner effectua son Reichsarbeitsdienst (RAD)17. En effet, depuis juin 1935, chaque Allemand de 19 ans devait passer six mois « dans un camp de travail pour collaborer par le travail de ses mains à la reconstruction de son peuple18 ». Il s’agissait pour Hitler de reconstruire le pays et de fournir du travail aux soldats démobilisés et aux chômeurs en temps de crise. En mai 1942, Robert Wagner introduit le RAD en Alsace :« tous les jeunes gens, hommes et femmes de 17 à 25 ans, peuvent être appelés au service du travail obligatoire.19 » André, quant à lui, a été appelé le 6 juillet 1942 afin de se présenter à la mairie le 8 juillet avec passeport, « livre de famille » et « livre de travail ».
André est cependant incorporé de force dans la Wehrmacht le 22-23 mai 194320. Il est engagé comme tant d’autres dans la grande armée du IIIe Reich, créée en 1935 et dirigée à partir de 1938 par le chancelier Adolf Hitler. À la suite de l’invasion de l’URSS en 1941, la propagande visant l’enrôlement de jeunes Alsaciens s’intensifie jusqu’à devenir obligatoire : 130 000 Alsaciens-Mosellans sont incorporés de force dans les troupes allemandes à partir d’octobre 1942. S’ils ne se présentent pas au conseil de révision, les sanctions encourues sont sévères, comme en témoignent des extraits d’ordonnances adressées par le Gauleiter aux autorités politiques, administratives et policières :
Tous les Alsaciens astreints au service militaire qui ne se présenteront pas aux Conseils de révision ou qui n’obéiront pas à l’ordre d’appel seront immédiatement arrêtés et, après avoir subi une peine d’emprisonnement, transplantés en Allemagne21.
Tandis que quelques-uns réussissent à s’enfuir vers la Suisse ou la France libre, d’autres, en tentant de passer la frontière, sont tués par les patrouilles qui ont pour ordre de tirer sur tout Alsacien qui veut échapper à l’incorporation de force. Au début de l’année 1943, en raison de la fuite de nombreux Alsaciens et Mosellans, Wagner modifie les dispositions et décide que les récalcitrants « seront arrêtés et conduits au camp de Vorbruck [La Broque] près de Schirmeck, où ils passeront le Conseil de révision 22».
André Untereiner a donc intégré dès l’âge de 16-17 ans la Jeunesse hitlérienne, puis le RAD et la Wehrmacht. En l’espace d’un an, il a été formé militairement par les Allemands, notamment dans l’optique de combattre les troupes soviétiques.
Vers le front de l’Est
Le terme de front de l’Est désigne le terrain où s’opposent l’Allemagne et l’Union soviétique entre juin 1941 et mai 1945. Il s’étale de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire.
Dans le journal d’André Untereiner, il n’y a aucune information sur ce qu’il a fait entre mai et septembre 1943. La première page de son journal concerne sa préparation en Allemagne avant de partir en Russie. C’est à partir de là que commencent son voyage et ses notes23. En septembre 1943, il dit avoir été en permission : on ignore pourquoi le journal débute à cette date. Peut-être a-t-il alors appris qu’il allait vers le front russe, ce qui ferait du journal un récit de l’aller et du retour du front de l’Est. « Ma permission étant terminée, je dois retourné à Clève […] rejoindre des troupes allemandes » (l. 2-3).A priori, il était donc à Clèves avant sa permission du 9 au 24 septembre. Cette information est confirmée par les renseignements d’archives du WAST24 où il est écrit que le 14 juillet et le 8 octobre, il est hospitalisé « au Reserve-Lazarett KLEVE ». « Arrivée à Clève à 3 heures du matin, je retourne avec mes camarades Alsaciens la caserne qui se trouve au milieu de la ville. Le même jour nous repartons pour Nimègue (Hollande) qui se trouve à 15 km de Clève. » (l. 4-9)25. Après que les troupes allemandes sont passées par la Hollande et la Belgique afin d’atteindre la France en mai 1940, l’Allemagne assoit ses positions dans la région par la création de casernes. Celles-ci sont évidemment surveillées. Du 26 au 30 septembre, André était chargé du service de garde comme il en témoigne ligne 10. Il précise par la suite qu’il était dans le « Bataillon de Marche 365 »26. Pour tout le mois d’octobre 1943, André évoque une « maladie d’estomac » (l. 12-14), sans préciser où il est. Par ces mêmes renseignements d’archives WAST, nous apprenons qu’il a été hospitalisé à Arnheim (Arnhem), le 8 octobre, non loin de Nimègue. À partir du 7 novembre, il se prépare à partir :« Préparation pour partir au front de Russie » (l. 20). Nous pouvons supposer une préparation militaire avec des exercices. Ainsi pour le 8 et 9 novembre, il écrit :« Beaucoup d’Alsaciens dont je suis avec partent pour Aix la Chapelle » (l. 21-22). Ensuite, il indique « Recevons habillement neuf pour l’Hiver » (l. 23) et « Révision du paquetage » (l. 24). Aix-la-Chapelle représente la dernière étape avant le départ vers l’Est. Entre le 10 et le 14 novembre, les troupes, auxquelles appartient André, sont préparées et reçoivent de nouveaux uniformes allemands de « camouflage d’hiver » composés d’un manteau. Ces vêtements étaient toutefois peu adéquats pour affronter l’hiver russe durant lequel la température avoisine les moins 40 degrés comme l’indique par la suite André dans sa correspondance au retour de Tambov. Du 15 au 17 novembre, André confirme le mouvement des troupes :« En route vers le front Est » (l. 25).
Le trajet est très long jusqu’au front. Entre le 19 et le 24 novembre 1943, André note les différentes haltes (l. 26 à 29)27. D’Aix-la-Chapelle, il est passé à Düsseldorf puis à Riesa (Saxe) le 19 novembre. Le lendemain, il arrive à Varsovie. Entre le 22 et le 23, il est à Brest-Litovsk, avant d’arriver à Minsk. Le 24 novembre, il indique se trouver à « Usa près de Jlobine » (l. 29)28. Le 25 novembre, il évoque dans son journal la « région de Gomel » (l. 32). C’est là qu’il se confronte aux dures réalités du front. En effet, les troupes soviétiques et allemandes s’affrontaient dans la région. Le même jour, les troupes soviétiques s’étaient emparées de Propoïsk, au nord de Gomel. André se trouve alors entouré de troupes soviétiques. Les troupes allemandes ont été préparées à se battre dans les centres du Reich. Elles ont cependant fait une longue route et sont épuisées. Les combats et les conditions de survie sont extrêmement difficiles à supporter sur le front russe. Sur ce point, le journal offre une mine d’informations.
Le déroulement des combats au front
Le 25 novembre 1943, André écrit :« Nous nous dirigeons vers le front » (l. 30). Dans les pages 2 et 4 de son journal, qui concernent la période allant du 24 novembre au 3 décembre 1943, André décrit les combats au travers de longs paragraphes. Il donne des informations précises sur le déroulement des combats, l’organisation militaire ou encore sa condition physique.
Le journal nous informe tout d’abord sur le déroulement général des combats au front russe. C’est avant tout une première expérience pour le jeune homme :« Étant seulement 1 heure dans la ligne avancée, j’eus un batème de feu qui en valait le coup. Les russes attaquaient en masse. On se repliait quelque kilomètre en arrière » (l. 47-50) ; « La journée durant, l’artillerie russe nous bombardait » (l. 53-54) ; « Replis de 45 kilomètre de l’armée entière » (l. 58) ; « Grande attaque d’envergure contre un groupe de soldats russes qui attaquant les lignes allemandes en les dépassants se réfugiaient dans les arrières de la ligne allemande dans une grande forêt marécageuse » (l. 62-66) ; « Les allemands avaient beaucoups de pertes » (l. 66-67) ; « Nous nous repliont de nouveau de 60 km. » (l.72). Les troupes soviétiques progressent rapidement et attaquent en masse. Les Allemands perdent progressivement du terrain face aux Soviétiques.
Ce recul paraît s’expliquer entre autres par l’organisation des troupes. Celle-ci fait l’objet de remarques d’André Untereiner :« La compagnie est divisée 4 groupes dans les régiments » (l. 32-33) ; « A 8 heures du matin, nous sommes divisées dans les bataillons. […] Nous étions 9 Allemands et 5 Alsaciens dans le 1 Bataillon du 58 régiments » (l. 39-41). « Arrivée dans les 1er lignes nous sommes partagées dans les compagnies. On m’avait mis avec un Alsacien […] » (l. 43-44) ; « notre groupe qui était fort de 22 hommes en perdait encore 6 » (l. 51-52) ; « notre compagnie de 59 hommes » (l. 58-59). Il y a ainsi un mélange entre les soldats alsaciens et allemands. En effet, les soldats allemands sont notamment chargés de surveiller les Alsaciens pour qu’ils ne fuient pas la première ligne et qu’ils ne se rendent pas aux Soviétiques. Les notations d’André relatent aussi une certaine faiblesse stratégique de l’Allemagne, qui disperse ses effectifs dans de nombreux régiments, de nombreuses compagnies, de nombreux bataillons. Ainsi, les effectifs sont très réduits. À un moment, André se trouve face aux Russes avec quinze autres hommes seulement.
Par ailleurs, les pertes allemandes peuvent aussi s’expliquer par la condition physique des troupes. D’une part, il y a la fatigue. « Arrivée dans un petit village / exténué, ne pouvant presque plus marché nous nous reposions 2 heures avant la levée du jour. » (l. 35-37) Les jeunes sont certes préparés au combat, mais ils ont de courtes nuits et se battent alors qu’ils sont exténués. Dans son récit de guerre, relaté par correspondance à ses proches, André indique que :« nous étions très fatigués par deux semaines de nuit blanche29 ». D’autre part, le terrain est difficile à parcourir :« une grande forêt marécageuse […] nous étions dans l’eau et dans la boue parfois jusqu’à la poitrine, d’autres s’enfonçaient pour ne plus y sortir » (l. 66-70).
Comme tant d’autres, exténué par des conditions de survie au front difficiles, André finit par rendre les armes. En page 4, il écrit que le 3 décembre, il est « prisonnier de guerre en Russie » (l. 75).
Être prisonnier de guerre en Union soviétique
« Bienvenue aux Français, amis de la grande Russie ! ». Voici l’inscription qui accueille les nouveaux arrivants au camp de Tambov. Mais pour les pages concernant la vie en camp, André économise les mots et ne forme plus de phrases. Se fie-t-il à son seul souvenir pour rendre compte de cette période ? Le fait est que ses brèves notations traduisent combien la vie en camp se déroulait de façon répétitive et laissait les hommes exténués.
Disparu et prisonnier de guerre
Parmi les documents retrouvés chez André figure l’annonce de sa disparition30. Il s’agit d’une lettre rédigée le 26 décembre 1943 et adressée à ses parents dans laquelle il est dit que leur fils est porté disparu (« vermisst »). Au cours d’une marche, dans la nuit du 3 au 4 décembre, au nord de Gomel, il serait tombé entre les mains de l’ennemi.
La correspondance entretenue par André à Constantine avec son oncle Lucien, sa tante Mariette et sa cousine Micheline d’Amiens en 1945 donne davantage de détails sur la disparition puis l’arrestation du jeune soldat. À partir du 28 mars 1945, André raconte dans ses lettres comment il a « pu échapper aux boches au front de Russie ». Après la guerre, il a regroupé en quelques pages les bribes de récit jusque-là éparpillés dans plusieurs de ses lettres31. À l’occasion, il remodèle la narration. Nous pouvons douter de la véracité de l’histoire, mais certains éléments concordent avec des documents d’archives. Dans ses lettres, il dit que son évasion a eu lieu dans la nuit du 2 au 3 décembre 1943 tandis que la lettre officielle qui fait état de sa disparition le porte disparu dans la nuit du 3 au 4 décembre32. André a pu, en toute bonne foi, se tromper sur la date et croire que les évènements ont eu lieu dans la nuit du 2 au 3 décembre. Les documents laissés par André trahissent en tout état de cause le fait qu’il a délibérément tenté de se rendre aux Russes33.
Si André a souhaité se rendre aux Soviétiques, c’est pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, dans ses écrits postérieurs à sa libération de Tambov, il exprime une certaine haine envers les Allemands qu’il appelle « boches » ou « Fritz ». Les conditions de survie, les bombardements devenaient insupportables et les Alsaciens-Mosellans étaient souvent placés en première ligne. Par ailleurs, s’il s’est rendu, c’est très probablement aussi du fait de la propagande soviétique. Depuis la fin de l’automne 1942, les Soviétiques étaient conscients d’avoir face à eux des troupes allemandes composées de Français. À partir de mai 1943, ils acceptent de séparer les incorporés de force des autres prisonniers sous uniforme allemand. Ils diffusent de nombreux appels sur les radios et affichent des tracts pour que ces Français se rendent34. Selon le récit qu’André a tenu à sa famille, il a tenté à de nombreuses reprises de s’échapper, ce qui revenait à braver un double danger, allemand et russe. Car, selon les dires des Allemands auprès des Alsaciens-Mosellans, les Russes ne faisaient pas de prisonniers :
Nous savons aussi bien que vous ce que les Russes font de leurs prisonniers, notre capitaine de bataillon nous a bien dit que les Russes coupaient les oreilles, les mains et faisaient subir aux prisonniers les sorts les plus horribles35
Malgré cela, lors d’une attaque dans la nuit du 3 au 4 décembre, après avoir acquis la confiance des Allemands, il recula dans les rangs avec un ami, sous prétexte d’avoir mal aux pieds. C’est alors que s’éloignant peu à peu dans le noir, en criant « Au secours » pour leurrer les Allemands, ils s’échappèrent à travers un champ jusqu’à rejoindre une maison, où ils espéraient se reposer avant de se rendre aux Russes le lendemain. Cette demeure était habitée par une dame qu’ils réussirent à convaincre du fait qu’ils étaient bien français et amis des Russes. Elle leur fit confiance et leur offrit l’hospitalité. Cependant, les Allemands débarquèrent pendant la nuit et surprirent André, ainsi que son ami, dans leur sommeil. André tenta de s’enfuir de la maisonnette tout seul, mais après avoir entendu une fusillade, il retourna sur place. La fusillade avait fait fuir les Allemands, qui avaient laissé le compagnon d’André, vivant, dans la maisonnette. Au matin, quatre Russes arrivèrent ; la dame leur expliqua que les hommes hébergés étaient français et non allemands et ils s’écrièrent « Niëto Germanski, Franzanski »36. Les Russes les accueillirent alors amicalement.
André écrit une version plus courte, mais similaire, des faits sur un feuillet à la date du 3 décembre37. Ce récit de désertion puis d’arrestation, surprenant par ses détails, est manifestement romancé. Mais il vient fournir une réponse plausible à l’arrestation d’André, non détaillée dans le journal. Une fois fait prisonnier, André est emmené par les Russes dans différents camps. Dans son journal, il évoque les camps de « Dobruch, Unetchka, Bobruisk » et enfin celui de Tambov38. Le trajet est long. « Le destin voulu qu’on supporte cette misère pendant de très longue mois » et « ce bonjour chaleureux nous a réservé bien des surprises » écrit-il rétrospectivement dans ses feuillets39, prédisant la souffrance qui survint dans les camps. Son journal ne décrit pas les douleurs liées à la faim, au froid, à la fatigue alors que ses feuillets approfondissent ce qu’il a pu ressentir. Ainsi, dans son journal, il note « [interrogatoires] sans relâche » (l. 76) en ce qui concerne la période du 4 au 7 décembre 1943. Dans ses feuillets, il confie :
Pendant la journée et la nuit du 4 au 5 décembre, ont nous intérogeaient 3 fois. Ont nous menacaient du revolver. Pas de pitié, on était habillé en boche, on était considé(ré) comme boches, on criait, nous sommes français, on nous répondait […] Ils croyaient que nous étions des volontaires Français, ceux de la légion tricolore, on nous frappait avec n’importe40[…] On nous intéroge de nouveau, on est considérés comme français, mais, comme prisonnier de guerre, le régime ne change pas.41»
Les Alsaciens-Mosellans ont tous tenté d’expliquer qu’ils étaient des incorporés de force et non des volontaires. Il en reste une trace écrite dans les archives soviétiques42. Mais il est vrai que des Français de la France occupée se sont engagés dans la Wehrmacht. Les Soviétiques sont donc particulièrement vigilants et méfiants. Peut-être doutaient-ils aussi de la réalité de la nationalité française des prisonniers qui la revendiquaient.
On ne retrouve aucune information de la main d’André sur les camps « d’Unetchka » [Ounetcha] dans lequel il est interné du 12 au 14 décembre, et de « Bobruisk » [Babrouïsk ou Bobrouïsk] entre le 15 et le 18 décembre. Dans ses feuillets, où André ajoute toujours plus d’informations que dans son journal, il décrit la misère et le quotidien du premier camp soviétique où il a été interné entre le 8 et le 11 décembre :« Dobruch » [Dobrouch]. S’il n’a pas approfondi son ressenti sur les autres camps, c’est sûrement en raison de leur similitude de fonctionnement. Dans son journal, André signale justement, par des traits, que, dans chaque camp, il ressent la même « souffrance et privations ». À la date du 24 décembre, il en vient aux « Souffrance et privations dans le camp de Tambov » (l. 80).
Tambov, le « camp des Français43 » ?
Le camp de Tambov44 est situé entre Moscou et Stalingrad. C’est un camp qui reste gravé dans la mémoire des Alsaciens-Mosellans comme le « camp des Français » ou « camp des Malgré-Nous ». Ces appellations s’expliquent par le nombre important d’Alsaciens et de Mosellans qui y étaient internés. Au début de l’année 1944, ils comptaient pour 40% des prisonniers45. Cependant ils n’étaient pas les seuls prisonniers du camp. Tambov-Rada n’a pas été créé en 1942 par le NKVD46 afin d’accueillir les Français ou les prisonniers de guerre. À l’origine, il servait de camp de « filtrage » pour, comme l’explique Régis Baty, des « militaires soviétiques suspectés d’avoir été en contact avec l’ennemi47 ». Il s’agissait de mesurer leur loyauté et leur foi soviétique afin de les trier selon les catégories de « récupérables » ou « irrécupérables ». Après les offensives allemandes vers 1942, les Soviétiques eurent besoin de place pour leurs prisonniers. C’est alors qu’ils construisirent un camp à côté du camp de tri. Au fur et à mesure, avec les attaques massives sur le front, les effectifs de prisonniers augmentèrent. Les premiers arrivés étaient allemands, roumains et hongrois. L’arrivée massive des Français fait suite à la propagande russe et aux conditions difficiles du front.
Le camp n’a cessé de voir ses rangs grossir. Il était géré par un commandement militaire48. Régulièrement, les officiers russes effectuaient l’appel. À l’intérieur du camp, étaient disposés de nombreux postes de 24 h, postes de nuit et postes de garde. Si des prisonniers tentaient de s’évader, ils étaient tués. La police interne au camp pouvait être effectuée par des prisonniers préalablement nommés. L’autorité qui planait au-dessus des Alsaciens-Mosellans se nommait le « Club des Français ». Les prisonniers qui participaient à l’autorité du camp jouissaient de privilèges, tels que des rations de nourriture plus importantes. L’organisation hiérarchique tournait alors autour des plus débrouillards, maîtrisant quelques mots de russe. André n’en parle pas dans son journal, mais il était logé comme tous les autres prisonniers dans des baraques. Ce qui supposait de passer au préalable par la zone de quarantaine où les prisonniers étaient pris en charge par des médecins. Les baraques pouvaient regrouper des effectifs réduits, autour de vingt personnes, mais aussi en compter une centaine, voire deux cent cinquante… Le camp était évidemment entouré de barbelés. Il comportait aussi des locaux de services, comme les bains, la buanderie, trois infirmeries, quatre cuisines… Ce sont autant d’éléments que le journal d’André n’évoque pas, pas plus qu’il n’aborde les divertissements existant dans le camp. Pourtant, selon d’autres témoignages, il y avait une bibliothèque, et on pouvait faire de la musique. Charles Mitschi dit ainsi avoir créé une chorale49. Lorsqu’André écrit sur le temps de sa présence à Tambov, il évoque, quant à lui, toujours et encore la « souffrance » et les « privations ».
Des conditions de vie difficiles
Les diverses annotations présentes dans le journal d’André sur son séjour à Tambov sont relatives aux conditions de vie. Il utilise des simples mots et ne forme quasiment plus de phrases afin de décrire son ressenti. Cela peut montrer son épuisement et sa grande fatigue. Il regroupe les jours en périodes et ne les traite plus individuellement, ce qui traduit une certaine perte de repères et de la notion du temps en raison du déroulement répétitif des journées. Comme nous l’avons vu précédemment, il note, tout comme pour les camps de Dobrouch, d’Ounetcha et de Babroïsk :« souffrance et privations » (l. 77 à 80). En effet, les prisonniers étaient très mal nourris. Le seul témoignage d’André sur la nourriture porte sur le camp de Dobrouch :« Nous mangions un morceau de pain de 300 gr et une soupe de 750 gr. » À Tambov, par rapport aux autres nationalités, les Français étaient « favorisés » et ils recevaient, selon Charles Mitschi, un ancien de Tambov, 700 grammes de pain par jour tandis que les autres prisonniers devaient se contenter de 600 grammes50. Selon un autre Malgré-Nous, Lucien Danner51, c’était 500 grammes. Dans une rédaction52 qu’André a faite après son retour en France, dans le cadre de sa scolarité, il évoque la Russie comme un « pays de cauchemar ». Les Anciens de Tambov ont « conservé le souvenir d’avoir été volontairement affamés53 ». Il faut cependant noter qu’à ce moment-là, l’Union soviétique connaissait une pénurie générale de nourriture dans tout le pays. En réalité, il n’y avait aucune volonté d’exterminer les prisonniers et de les affamer54. André constate du reste par la suite que la « Nourriture s’améliore » (l. 83). « Nourriture un peu mieux » (l. 85). Charles Mitschi remarque également dans son témoignage que « le ravitaillement fut amélioré […] la ration de pain augmentée de 600 à 700 grammes55 ».
Pour ces hommes malnutris, les conditions de travail étaient insupportables. Dans sa rédaction56, André évoque les difficultés rencontrées au travail de camp. « On n’entendait que ces mots “Rabotti, rabotti, (travailler)” ». Il écrit dans son journal :« Travail très dur. 38 degrés de froid. » (l. 82) ; « travail très dur » (l. 90) ; « Travail très dur, plus humain, pas à supporté, 16 heures par jour » (l. 95-96). Il n’était pas habitué, comme beaucoup d’autres, à de telles températures. Les vêtements sont peu adaptés. Cette année-là, il fait entre moins 38 et moins 40 degrés57. Les prisonniers, selon leur physique et leur forme, sont envoyés travailler dans divers lieux en échange de rations. André dit avoir travaillé « dans une kolkhoze» du 13 au 20 mai (l. 95). Les prisonniers sont ainsi mis « à disposition des entreprises, des fermes d’Etat (sovkhozes) ou des coopératives agricoles (kolkhozes) qui en font la demande moyennant le versement à l’administration du camp d’une somme pour le travail effectué. Les employeurs s’engagent également à respecter les normes en vigueur pour l’alimentation et l’hébergement des prisonniers58 ». Lucien Danner a lui aussi oeuvré dans un kolkhoze où il dit être resté quinze jours :« Notre tâche consistait à arracher les mauvaises herbes des champs soviétiques59 ». Par la suite, André évoque aussi le « travail dans la forêt qui est à suporté60 » (l. 97) Lucien Danner a évité ce poste et en témoigne. Quand une visite médicale le déclare apte au travail en forêt, il s’enfuit de la baraque. Le travail, qui nécessitait des hommes robustes, consistait à transporter et à chercher du bois. André rapporte cette corvée dans ses feuillets61 au sujet du camp de Dobrouch :« Le matin à 8h on sortait dans la forêt […] et on cherchait du bois pour la cuisine. On portait de grands troncs d’arbres, […] L’après midi pareille, on sortait à 3 heures jusqu’à 7 heures ».
L’importance du moral était considérable. « Le prisonnier de guerre qui a perdu le moral se laisse aller, il est fragilisé face aux maladies et aux privations62 ». Il fallait avoir un moral « d’acier » pour tenir. Dans le passage concernant Tambov, André n’élabore pas de phrases. Il se contente de noter les mots importants relatifs à sa souffrance, au travail et à la vie répétitive du camp. Les prisonniers de Tambov ont vécu collectivement une expérience éprouvante passant par le froid, la faim, la fatigue… André parle très peu de cette période dans son journal. Il développe davantage à partir de mai 1944, dès la « grande nouvelle », à savoir l’annonce d’un accord entre le général de Gaulle et Staline afin de libérer 1 500 prisonniers alsaciens et mosellans.
Le retour vers la France
Le 12 mai 1944, André note dans son journal qu’il s’agit du « jour où fût signée l’accord où les Alsaciens Lorrains seront rapatrié » (l. 94)63. Pour cet évènement, Charles Mitschi parle d’une « grande nouvelle » qui remet du baume au cœur. Seuls quelques-uns, 1 500 exactement, sont envoyés au nord de l’Afrique pour rejoindre les troupes françaises. Cet accord est un échange entre les Soviétiques et la France libre.
Les « Quinze Cents »
Les « Quinze Cents » désignent les 1 500 prisonniers alsaciens et mosellans, sélectionnés afin de rejoindre les troupes françaises au nord de l’Afrique. André fait partie de ces 1 500 personnes qui ont la chance de partir64.
Dès 1943, le Comité français de libération nationale (CFLN) fait pression sur Moscou afin que Staline accepte de libérer des prisonniers65. En dépit d’une réponse tout d’abord négative, Moscou finit par reconnaître le statut particulier de cette catégorie des Alsaciens-Mosellans. Le 9 septembre 1943, le vice-président du Conseil soviétique déclare que les Alsaciens-Lorrains, prisonniers de guerre, vont être libérés. C’est au printemps 1944 que la demande commence à être considérée sérieusement jusqu’à l’aboutissement de celle-ci, le 7 juillet 1944.
L’annonce de la libération des « Quinze Cents »66 est suivie de dispositions particulières : les hommes retenus apprennent à défiler comme les troupes françaises. André note le 3 juillet :« recevons habillement des soldats russes » (l. 101). De fait tous les prisonniers en partance reçoivent l’uniforme russe. Lucien Danner précise qu’il s’agissait d’uniformes d’été. Le 4 juillet 1944 a lieu la « visite de Général Petit » (l. 102)67, accompagné du général soviétique Petrov. Les 1 500 sélectionnés défilent. Les baraques et tout le camp ont été nettoyés et décorés afin d’accueillir les généraux. Le 5 juillet, André écrit avec fierté :« prise d’armes sous le drapeau du général de Gaulle » (l. 103). Il dit retrouver le moral et l’espoir. Le 7 juillet 1944, André note « partons de Tambov en disant adieu à ce camp de misère dont nous avons presque y laisser la peau » (l. 105-106). D’après d’autres témoignages, avant le grand départ, les troupes sont réunies à la gare de Rada où le général Petit et le général Petrov les reçoivent et leur souhaitent bon courage.
Un long trajet vers la France68
Les Quinze-Cents mettent environ deux mois à atteindre Alger. Les soldats passent de moins 40 degrés à plus de 40, ce qui engendre de nombreuses pertes. Le trajet est alors insupportable. Jusqu’à la frontière russe, les Quinze-Cents passent par des villes possédant des camps créés en 194369. Après le départ de Tambov, André évoque le 9 juillet son « arrivée à Woranesch » (l. 107), soit la ville de Voranej. Par la suite, il n’inscrit rien du tout jusqu’au 11 juillet où il dit :« dépassant Armavir » (l. 108)70. Ensuite, André note l’arrivée « … à la Mer Caspienne » (l. 108) et le 14 juillet la « prise d’Arme à Bakou » (l. 109)71, qui est à la limite des frontières russo-iraniennes, comme l’indique André quand il se dirige vers Tabriz le 15 juillet 1944. Bakou est la dernière ville avec un camp soviétique que les Quinze-Cents rencontrent.
L’« arrivée à Tabriz » (l. 111) a lieu le 16 juillet, puis vient Téhéran, le 18 juillet 1944. André précise le moyen de locomotion :« nous repartons dans des camions américains jusqu’à Téhéran » (l. 112). « Arrivée à Téhéran (capitale de l’Iran) nous avons été recuts avec une joie extrême » (l. 113-114). André ajoute ses impressions en mêlant lyrisme et patriotisme :« La vie renaissais […] La nourriture était si abondante […] Notre cœur était de nouveaux soulagé […] l’Alsace-Lorraine c’est la France » (l. 116-133). Il mentionne également le drapeau français ainsi que la croix de Lorraine (l.122), symbole de la France libre et de la Résistance. Il ajoute entre le 19 et le 21 juillet :« repos – amusement – cinéma – jeu de sport » (l. 135). Le départ de Téhéran vers Bagdad semble s’être fait par vagues, entre le 22 et le 30 juillet72. Le 29 juillet, André indique « entré en Palestine et arrivé à Haïfa » (l. 138)73. Entre le 30 juillet et le 12 août, le journal évoque une prise d’arme, une visite du général, une visite d’une délégation alsacienne et enfin un séjour à l’infirmerie. André écrit être parti sur un « bateau anglais » (l. 143) vers Tarente le 19 août. Selon le témoignage de Lucien Danner74 et du livre collectif Tambov, il s’agissait d’un navire hollandais appelé « Le Ruys » sur lequel il se trouvait, en plus des 1 500 soldats, des civils et des soldats anglais, ce qui a pu troubler André. L’embarquement pour Alger, sur le « Ville d’Oran », a lieu le 27 août 1944 (l. 145).
Le 29 août, une fois arrivés à Alger, sur le sol français, les Quinze-Cents sont logés. Lucien Danner dit avoir passé la première nuit à Maison Carrée75. André confirme également y avoir séjourné entre le 3 et le 14 septembre 1944 (l. 149). Par la suite, tous les deux partent pour Ténès. Les chemins de Lucien Danner et d’André Untereiner se séparent alors : Lucien est envoyé à Aumale tandis qu’André est à l’infirmerie. Des certificats médicaux émis à Ténès et Constantine confirment les dates et les lieux signalés par André76. Des lignes 156 à 170, qui couvrent la période du 21 octobre 1944 jusqu’au 31 mai 1945, André écrit dans son journal être resté à l’hôpital77. Le 23 avril marque son arrivée à Paris. Pour la période du 23 avril au 4 mai 1945 (l. 171 à 188), il décrit ce qu’il a vu de Paris, en passant par l’hôpital « Vuillemint » (l. 173-174)78. Il énumère les sites parisiens qu’il a pu voir comme la « tour Eiffel […] la tombe du soldat inconnu […] les Champs-Élysées » etc. Le 3 avril, il arrive à Amiens (l. 189) pour rendre visite à sa famille79. Il dresse un tableau intéressant de l’état de la ville d’Amiens en 1945 : « ville qui a beaucoup souffert dans cette guerre […] Seule dominant les ruines de cette cité, c’est la cathédrale. » (l. 189-192)80. Aux lignes 193 et 194, André note avec soin le retour à la France de ces lieux :« A Amiens France Nord », « En Alsace France Est ». Il tenait probablement à exprimer cela, lui qui se sentait avant tout français et non « boche ».
Le trajet du retour, de Tambov jusqu’à Bischwiller, aura pris au total plus d’une année. Cependant, depuis Constantine, André entretient une corres-pondance avec sa famille d’Amiens et avec ses parents, il y raconte ses péripéties et son état de santé.
Correspondance avec sa famille
Les correspondances apportent un supplément au journal. Elles constituent des sources immédiates rédigées pendant le périple d’André, alors qu’il est encore Malgré-Nous et ancien de Tambov. Dans ses lettres, André fait part de son état de santé, de ses aventures. Le 30 novembre 1943, son journal mentionne une dernière lettre à ses parents :« étant de garde dans les tranchées j’écris ma dernière lettre à mes parents » (l. 55-56)81. La famille n’eut dès lors plus aucune nouvelle, hormis l’acte de disparition, jusqu’à l’arrivée d’André à Constantine.
Entre décembre 1944 et avril 1945, André entretient une correspondance avec ses parents et son oncle Lucien, sa tante Mariette et sa cousine Micheline, qui vivaient à Amiens. La première lettre adressée à ses parents, après sa disparition, date du 16 décembre 194482. Elle est écrite en allemand, puisque ses parents ont été éduqués à l’école allemande avant que l’Alsace ne redevienne française en 1919. C’est une lettre très courte comparée aux lettres qu’il envoyait aux autres membres de sa famille. Comme les autres lettres adressées à ses parents, elle ne parle pas de son état de santé, probablement pour éviter de les alarmer. Les missives aux proches d’Amiens contiennent plus de précisions, notamment sur ses amitiés et rencontres, évoquées aussi dans le journal. Le 13 octobre 1943, « fais la connaissance avec trois familles hollandaises qui me font des visites journalières » (l. 15-16) ; le 24 octobre 1944, « fais la connaissance d’une jeune fille et d’une famille » (l. 157) ; le 24 avril 1945 :« fait la connaissance d’une jeune fille qui me fait oublié les jours de souffrances » (l. 184). Autant de personnes rencontrées en chemin, qui font ainsi partie de son histoire.
À Constantine, il écrit de l’hôpital. Tout au long de son journal, on constate qu’il a été de nombreuses fois malade et hospitalisé pour diverses raisons. La « maladie » revenant le plus souvent est une « maladie d’estomac » (l. 12 à 14)83. Du 27 février au 13 mai 1944, il est hospitalisé dans le camp de Tambov pour la même « maladie », peut-être entretenue par le manque d’hygiène et de nourriture. Du 1 au 12 août (l. 142), il écrit de nouveau être « malade d’estomac » tout comme du 3 au 14 septembre (l. 149), du 17 au 30 septembre (l. 151), du 1er au 15 octobre (l. 153), le 23 octobre (l. 156), du 1 au 30 novembre (l. 162). Ces dernières périodes de maladie peuvent être de la dysenterie. Dans une lettre, il dit à sa cousine Micheline, le 26 décembre 1944 :« j’avais depuis que nous avons été libérés de Russie, la dysenterie84 et je n’avais pas d’appétit ». Avec la chaleur étouffante du désert, il buvait plus de huit litres d’eau et n’avait plus faim. D’autres cas de dysenterie ont été répertoriés et beaucoup furent mortels. À son retour en France, en 1946, est diagnostiquée une tuberculose pulmonaire. En 1950, enfin, André obtient un certificat médical d’invalidité qui mentionne :« État mémo-psychothérique consistant en épuisement physique […] et hyperémotivité anxieuses […] provenant du fait qu’il était prisonnier à Tambov ». Tambov a laissé de graves séquelles au niveau physique et psychologique85.
Conclusion
Même s’il est incomplet, le journal d’André met en avant les points importants et ses informations peuvent être validées et complétées par d’autres documents. Inversement, il permet de retracer un peu plus précisément le trajet suivi par les « 1 500 » dont fit partie André.
Le journal et les documents étudiés rapportent l’histoire et le trajet du jeune André Untereiner, entre l’incorporation forcée, le front russe jusqu’à Tambov, le Moyen-Orient et son retour chez lui à Bischwiller. Au travers de son journal, pointent diverses informations sur l’incorporation, la vie dans un camp et le retour en France, ainsi que les conséquences physiques et mentales. Les rescapés de Tambov ont reçu une identité qui témoigne de la souffrance commune endurée par les Alsaciens-Mosellans : ces Malgré-Nous sont « anciens de Tambov ». En quoi le journal d’André Untereiner retrace-t-il fidèlement ou non le trajet d’un jeune Malgré-Nous engagé sur le Front russe ? Grâce à ce témoignage certes subjectif, empreint d’une certaine innocence, mais également descriptif, nous avons la vision de la guerre qu’a un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence. Bien sûr, le journal omet des points de son histoire. Mais André est un témoin qui nous permet d’en apprendre un peu plus sur ce qu’un Malgré-Nous a pu vivre. Ce journal n’a pas été rédigé sous le feu de l’action puisqu’il comporte par exemple des temps de conjugaison qui prouvent l’absence de spontanéité des écrits, notamment pour 1943-1944. Cependant le journal constitue tout de même un réel objet de mémoire pour André, qui n’a cessé de le compléter avec des bribes de souvenirs notés sur des feuillets épars, et a conservé des documents afférents à son parcours. Ce journal a un véritable intérêt historique puisqu’il fournit des détails, jusque-là inconnus ou omis dans d’autres témoignages, sur le passé des Malgré-Nous ou le retour des « 1 500 ».
La confrontation de tous les documents laissés par André rappelle à l’historien le biais induit par les types documentaires et le contexte de rédaction : André ne traite pas l’information de la même façon dans ses lettres, dans son journal, dans le récit construit a posteriori ou dans sa rédaction… Il invite ainsi à une analyse pointue et sans cesse renouvelée sur les témoignages de guerre.