Les princes souverains de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne disposaient d’un droit de grâce. Dans l’espace francophone, il leur permettait, sous la forme de « lettres de rémission », de remettre, à l’exemple du Christ, de « leur pleine puissance et autorité absolue » et « pour la rédemption du genre humain », la plupart des crimes pour lesquels ils revendiquaient le droit de poursuivre leurs sujets fautifs. Les lettres de rémission forment ainsi le contrepoint de la peine au « temps des supplices »1. Ce système dual caractérise une période, entre le xve et le xviiie siècle, au cours de laquelle, graduellement et selon plusieurs configurations, les États démontrent leur volonté et leur capacité répressive, soit en châtiant de manière exemplaire, soit en pardonnant afin « de ne jamais récidiver à telz ny aultres sembables actes ». Ces deux facettes du système judiciaire dessinent-elles la limite de l’inacceptable, de l’intolérable, avec des variations chronologiques ?
Les archives lorraines offrent durant la première modernité, en l’occurrence entre 1473 et 1633, un aperçu complet de la pratique de la grâce ducale. Elles apportent ainsi des éléments de réponse, valables pour un État princier de second plan dans l’échiquier géopolitique européen. Entre le règne de René II (1473-1508) et celui d’Henri II (1608-1624), cette principauté a tenté avec une certaine continuité de construire un système judiciaire exemplaire à la hauteur de ses moyens et de ses besoins.
De l’intérêt des rares oppositions au pardon du souverain
Les lettres de rémissions lorraines fournissent de nombreuses informations sur ce qui conduisait les ducs et leur conseil à accorder la grâce à un criminel présumé. Il est parfois fait mention de réticences face à la volonté de clémence du pouvoir ducal. En voici l’une des expressions les plus nettes :
Qu’il soit procédé réellement & de faict, sommaireme[n]t & de plain, à l’enterinement des dessusd[ites] [lettres d’abolition], le [l’impétrant] tenir sans figure de prins et aussy sans commander led[ict] exposant à verifier les causes desd[icts] meurtr[es], ny aultres choses servantes à ses justifica[ti]ons, nonobstant lois, statuz, ordonnances, us & stilz a ce contraire ausquelz avons derogué & deroguons par cestes pour ceste fois car tel est n[ot]re plaisir2.
Le cas Philibert du Châtelet
Par le décret précédemment cité, Nicolas de Vaudémont, oncle de Charles III (1546-1608) encore mineur et régent des États de son neveu au titre de duc de Lorraine et de Bar impose le 12 février 1557 l’entérinement d’une lettre d’abolition qu’il avait octroyée à Philibert du Châtelet le 26 août 1556 pour une série de crimes commis dix ans plus tôt, une abolition que la partie civile refusait d’accorder3. En effet dans le Barrois, comme dans le Royaume de France, la procédure exigeait du bénéficiaire de la grâce, une fois celle-ci accordée par le duc et son conseil, qu’il soumette son contenu et ses justifications au jugement de la cour du bailli de son ressort et qu’il les confronte à la partie civile intéressée, à savoir l’ensemble des personnes ayant part au préjudice moral et matériel consécutif à son ou ses crimes. Il fallait donc que la justice et la partie civile approuvent définitivement la concession du pardon et parviennent à s’accorder sur un dédommagement financier ; à « appointer » pour reprendre le vocabulaire en usage.
On ne dispose pas avant le xviiie siècle de procès-verbal ou d’arrêté d’entérinement. À la différence du Royaume de France, il est extrêmement rare de rencontrer une opposition à la validation d’une rémission4. Sur les 2 400 lettres que les ducs accordent entre 1473 et 1624, il n’y a pas plus de cinq cas comparables à celui de Philibert du Châtelet, qui nous soient aussi bien et explicitement exposés5. La formule qu’emploie Nicolas de Vaudémont est de surcroît, hautement significative pour notre sujet : il dérogerait en ce faisant aux « lois, statuz, ordonnances, us & stilz » en vertu desquels le pardon des « excès et meurtres » commis par Philibert de Châtelet est normalement inacceptable, mais il affirme dans le même temps ce qui serait sa prérogative propre en la matière, à savoir de décider dans le cas d’espèce, arbitrairement, selon son plaisir ou sa volonté.
L’inacceptable et l’impardonnable
Au-delà de ce cas initial, sur lequel nous reviendrons, la richesse des éléments qui se nouent ici nécessite d’en exposer les différents tenants et aboutissants. Ils nous plongent directement au cœur de l’activité répressive d’un État princier du xvie siècle. Comment administrer la justice pour en faire reconnaître la légitimité et par là disposer d’un instrument efficace de pouvoir ou de gouvernement ?
Or, ce qui est frappant ici, c’est que se pose la question de la définition de l’acte de justice lui-même. Cette question ne peut être résolue qu’en donnant une définition de ce qui est pardonnable ou non. Cela revient à poser les limites au-delà desquelles nulle autorité humaine ne peut contrecarrer le droit légitime de la société à exiger l’exécution d’une sanction qui soit apte à venger le tort commis contre les siens ou contre ses valeurs fondamentales. Nicolas de Vaudémont rappelle que cette limite existe et qu’elle est fondée légalement. Mais parallèlement, il pose le problème de l’autorité à laquelle il incombe de le dire et de trancher en dernier ressort. Il nous amène par là à différencier l’inacceptable – les actes perpétrés par Philibert du Châtelet rencontrent bien une réprobation générale – et l’impardonnable. L’impétrant est finalement pardonné, pour des raisons qu’il faudra précisément élucider.
Il s’agit là d’un dilemme judiciaire auquel a été spécifiquement confronté le xvie siècle : l’émergence de la puissance répressive de l’État travaillait en profondeur la société et l’amenait à cerner ce qui collectivement – puisque l’État prétend agir au nom du bien commun – pouvait être considéré comme impardonnable et devait être puni comme tel, ainsi qu’à définir les formes de répression. Ce faisant c’est tout le mécanisme de la régulation sociale des conflits héritée Moyen Âge qui est mis en tension : la force de l’idéal chrétien de réconciliation qui fait des membres de la société les acteurs de leur propre rédemption sous le regard de la communauté et de l’Église responsable des rituels et des discours justificatifs ; l’appréciation sociale des préjudices qui puise encore largement dans les mécanismes de la vengeance ses modalités de réparation de l’offense ; enfin le lent et nouveau processus par lequel, depuis la fin du xive siècle, l’autorité publique incarnée par le prince prétend encadrer l’ensemble de la société, et lui surimposer ses montages juridictionnels et législatifs afin de prendre en charge la résolution des tensions et des déviances qui la traversent, puis de l’orienter vers de nouvelles finalités.
L’horizon d’attente avec lequel compose le prince miséricordieux est donc multiple et il ne se limite pas à l’édification de l’État de justice comme une fin en soi. Le prince agit en réalité pour justifier son autorité et sa capacité à mieux réprimer ce qui est impardonnable, c’est à-dire corriger au nom de la société les déviances et les comportements incompatibles avec la stabilité sociale. Au cours de la première modernité, le droit pénal naît de la confrontation entre le travail normatif de l’État – l’édifice législatif et procédural ; les « lois, statuz, ordonnances, us & stilz » – et l’expérience de la pratique répressive directement en prise avec la « réaction sociale » au crime6. Les lettres de rémission, comme le suggère le cas Philibert du Châtelet, se trouvent au point d’intersection de ces deux dimensions, ce qui en fait une source fort précieuse pour aborder, par le biais du questionnement des acteurs historiques eux-mêmes, la limite entre ces deux pôles prescripteurs. En Lorraine tout du moins, le duc et son conseil ont été amenés à trancher en moyenne une vingtaine de fois par an cette question à propos des crimes fort divers qui leur étaient soumis par requêtes par les sujets mis en cause réclamant la clémence ducale.
Pourquoi Philibert du Châtelet a-t-il été pardonné ? Le comprendre implique de replacer son cas dans le cadre plus général des attendus et des procédures par lesquels on pouvait espérer obtenir la grâce ducale au xvie siècle. Il faut aussi mesurer en quoi il représente un cas limite, exceptionnel. Et dans ce cas, où faut-il chercher réellement l’impardonnable ? La question se pose aussi dans sa dimension diachronique. Est-ce une concession à des usages que l’on souhaite révolus ? S’agit-il d’une innovation porteuse d’une nouvelle définition de la rémissibilité ?
Des actes d’une violence extrême sont-ils insupportables ?
Comment interpréter la différence entre la sévérité de la norme et la tolérance de fait qu’on peut observer encore au xvie siècle vis-à-vis des transgressions ? Le Deutéronome pose impérieusement une série d’interdits, parmi lesquels le meurtre, dont celui d’Abel par Caïn est l’archétype dans le récit de la Genèse. La masse des prescriptions morales ou légales qui le rappelle à la fin du Moyen Âge tranche avec la facilité avec laquelle le meurtre était rémissible7. Au-delà de tout ce qui pourrait être dit sur les insuffisances supposées de la justice du xvie siècle, il est possible de proposer d’entrée une interrogation simple. Ce qui préoccupe réellement la justice ducale est de protéger la société dont elle entend garantir le bon ordre ; autrement dit de manifester aux yeux de tous ce qui est réprouvé dans l’ordre naturel et divin. Plus prosaïquement, il s’agissait pour le conseil ducal de savoir s’il était possible à Philibert du Châtelet de ne pas commettre les actes qui lui étaient imputés et s’ils constituaient une dette envers la société qu’il lui serait impossible de racheter. La doctrine judiciaire du xvie siècle, alimentée par la pensée scolastique médiévale, acceptait déjà l’idée qu’une infraction à la norme ne devait pas forcément être punie de manière rétributive8. Non pas qu’on accordait une valeur relative à la vie9, mais précisément, c’était le prix de la vie qui était en jeu.
Le périple criminel du jeune du Châtelet
Philibert du Châtelet (1531-1568) est le fils aîné de Jean du Châtelet (1509 ?-1566), baron de Cirey et seigneur de Saint-Amand, et de Jacqueline de Béthune. Son père est le chef d’une lignée collatérale (dite de Pierrefitte et Saint-Amand) d’une des plus vieilles maisons de la chevalerie lorraine, plus précisément d’une branche parente de la lignée ducale de Lorraine. Jean du Châtelet ne semble pas avoir exercé d’offices au service des ducs contrairement à son cousin, Jacques du Châtelet, seigneur du Châtelet, chef de la lignée aînée (dite de Sorcy), conseiller et chambellan du duc de Lorraine, bailli de Saint-Mihiel10. Est-ce pour préparer l’avenir de son lignage et prédisposer son successeur à une carrière dans l’appareil d’État en plein essor qu’il envoie Philibert, alors âgé de 16 ou 17 ans, en voyage « au pays de Germanie11 » ? On peut supposer un voyage éducatif de longue durée puisque le père lui adjoint un page et la compagnie d’un tuteur, un gentilhomme de la suite de Philippe de Salles nommé Samson Servigné.
On ne connaît guère plus de ce projet que son issue désastreuse : arrivé à Lichtenau sur le Rhin12, Philibert tue dans un duel sommaire Servigné avec lequel un différend avait éclaté à propos de son droit à corriger son page. Le récit de la suite de son errance est suffisamment mensonger pour qu’il soit déclaré obreptice lors de l’entérinement. Il avoue alors ce qui s’est réellement passé dans la seconde grâce qu’il requiert pour forcer son entérinement. Livré à lui-même et craignant vraisemblablement les poursuites judiciaires, il prend le chemin de la France à la fin de l’année 1547. En janvier 1548, il passe par l’Argonne où il commence sans doute à manquer d’argent. Là intervient la seconde étape de son parcours criminel : il prétend d’abord s’être trouvé par hasard avec des gens « à luy incognuz » dans l’abbaye cistercienne de Lachalade13, au moment où ces derniers auraient entrepris de la dévaliser, sans qu’il ne prenne part à leurs exactions. Ce qu’il admet dans la seconde requête suggère qu’il avait en réalité ourdi lui-même avec l’aide d’un serviteur (le page avec lequel il était parti ?) un plan pour détrousser l’établissement religieux. Armé d’un pistolet, il a personnellement menacé l’abbé, frère Claude Angenet, de le tuer afin de le contraindre à monter dans la chambre haute où se trouvait le coffre, pendant que son serviteur, déguisé en moine, était chargé d’empêcher les autres frères de lui venir en aide. Il obtient finalement les clefs du coffre en frappant de son pistolet un religieux au visage, et une fois les quatre sacs contenant les sceaux et l’argent de l’abbaye dérobés, ils prennent la fuite, son serviteur tuant au passage un frère convers (qui tentait peut-être de s’interposer).
La suite n’est pas non plus d’une grande limpidité. On le retrouve, toujours en janvier, « allant par pays » avec son serviteur, un certain Nicolas, dont il ne dit pas franchement s’il s’agit toujours du même. En fait, il n’est pas allé bien loin : c’est à Erize-le-brulé, un village de la prévôté de Pierrefitte, dans le Barrois mouvant, à une cinquantaine de kilomètre de là, qu’il tue son serviteur de plusieurs coups de dague et le laisse mourir sur un tas de fumier où son corps a été découvert. Il prétexte « le deshonneur qu’il (…) ressentoit » lorsqu’il découvrit, accusé par un aubergiste, que Nicolas payait leurs dépenses en fausse monnaie pour détourner les sommes qu’il lui fournissait.
En l’espace de quelques mois, le jeune du Châtelet aurait donc commis deux meurtres et un vol à main armé avec violences et blasphèmes dans une abbaye ; il se serait rendu complice d’un autre meurtre, aurait couvert (à son insu ?) les activités de faux-monnayage de son serviteur, puis menti délibérément pour se disculper. Certes, le tout est présenté comme une errance licencieuse consécutive à une succession malheureuse de conflits avec ses subordonnés, conflits qu’il est amené à corriger avec tous les excès de son âge et de sa condition, les armes à la main, pour défendre son honneur, dans un élan irrépressible de colère. Cependant, une telle accumulation rend probables des scénarios bien différents. Pourquoi le conseil ducal n’exige-t-il pas de Philibert du Châtelet qu’il aille au fond de ses motivations afin de livrer un récit pleinement cohérent ? Comment en vient-on dans ces conditions à abolir de tels crimes ?
Aux limites du rémissible
Tous les crimes que Philibert du Châtelet avoue sont passibles de la mort. Comme tous les sujets des ducs de Lorraine – mais cela n’aurait pas été très différent s’il s’était adressé au roi de France ou à Philippe II comme souverain des Pays-Bas espagnols – Philibert ne pouvait guère espérer la mansuétude ducale par des voies normales pour de tels actes accumulés. Bien qu’il n’y ait pas de législation explicite en Lorraine qui définisse la rémissibilité avant le code Léopold (1707)14, la conception du droit voulait que l’examen juridique s’appuie sur une forme de jurisprudence invoquant à des degrés divers aussi bien les coutumes, le droit romain, le droit naturel, la morale chrétienne, les avis des jurisconsultes, et la législation ducale, qui empruntait d’ailleurs largement à des influences extérieures.
Dans le royaume de France, une ordonnance du 3 mars 1357 avait tenté de fixer une liste de crimes irrémissibles sans trop de succès. Le meurtre en faisait partie15. Dès cette époque, ce qui constitue le meurtre, à la différence de l’homicide, est son caractère prémédité ou pour le moins une intention criminelle. La théologie scolastique et le droit romain fournissaient toute une casuistique susceptible d’aider à qualifier le degré de culpabilité d’un auteur d’homicide en fonction des éléments matériels et psychologiques attestant la volonté de tuer16. Dans la pratique, il était pourtant très difficile de déterminer à partir de quel moment on était juridiquement responsable. Le guet-apens, l’attaque menée par surprise afin de tuer traîtreusement son adversaire, dénonçait clairement un assassinat et était en tant que tel irrémissible. Le terme « meurtre » apparaît dans les rémissions à un niveau intermédiaire entre l’homicide et l’assassinat, c’est un homicide aggravé en quelque sorte. Théoriquement à la limite du rémissible, le meurtre est mal différencié de l’homicide : au xvie siècle, dans les États du duc de Lorraine comme dans le royaume de France, 90 % des lettres de rémission sont accordées pour homicide au sens large, et donc bien souvent pour des meurtres.
De la responsabilité individuelle et collective
De manière frappante, Philibert ne manifeste pas de prime abord de réels sentiments de culpabilité ; il ne se sent d’ailleurs pas non plus responsable des trois meurtres qui jalonnent son équipée, soit qu’il en rejette la faute sur la victime, soit qu’il l’attribue à son serviteur. Le décret ducal envisage pourtant clairement l’incrimination pour meurtre, laissant entendre que les justifications de Philibert étaient trop inconsistantes. Il ne faut cependant pas s’arrêter à la mauvaise foi manifeste de ce dernier. Ce que soulève d’ailleurs le conseil ducal, c’est plus le manque de preuves, en particulier de témoignages corroborant l’exposé de la requête, que l’irrecevabilité de son argumentaire lui-même, rédigé conformément aux règles de l’art.
Pour le comprendre, il faut d’abord considérer un substrat culturel et mental dans lequel la mort était largement envisagée comme une fatalité échappant à la volonté humaine : un parent du suppliant s’exprimait ainsi dans son testament :
Considérant & reduisant en mémoire que toutes choses procréées en ce mortel monde ont à prendre fin, & que par la loy divine & de nature il est establi à tous humains de payer soit tost ou tard, le tribut de la mort, n’ayant chose plus certaine que cela, & moins congnûe l’heure d’icelle17.
Plusieurs maximes parsèment les rémissions, rappelant que la vie est un don de Dieu qui seul a vraie puissance sur l’ordre du monde ; ce qui n’est pas le cas de l’homme auquel échappe, en définitive, le sens de sa propre existence. Dans ces conditions, l’homicide fortuit, qui arrive par l’effet du hasard, pouvait aller au-delà de l’accident, même provoqué par imprudence, jusqu’à prendre en compte les circonstances imprévues d’une querelle.
La survivance d’un système vindicatoire jusque dans les us et coutumes en vigueur en Lorraine rendait la formulation de la responsabilité individuelle encore plus complexe18. La vengeance n’était plus en tant que telle licite. Déjà au xiie siècle, la loi de Beaumont prévoyait le duel judiciaire pour des affaires de sang ou le non remboursement d’une dette ; elle tendait par là à encadrer un mode de résolution des conflits en vertu duquel on pouvait réclamer pour soi-même ou sa parenté une réparation aussi bien symbolique que matérielle jusqu’à satisfaction de l’offense. À l’époque moderne, la vengeance restait en usage dans ses principes, mais elle était codifiée et soumise à l’appréciation des autorités publiques, qui cherchaient à en monopoliser l’exercice au nom du bien public. Dans les faits, la logique rétributive de la vengeance relevait d’une exigence sociale qu’il n’était pas toujours possible pour l’État de satisfaire. Dans ce type de résolution des conflits, et en l’absence d’argument juridique prévalant – ce qui ne manquait pas d’arriver – l’honneur donnait la mesure de la légitimité des prétentions de chacune des parties en présence. La prépondérance de la justice publique n’était pas aisément reconnue, surtout par les catégories supérieures. Philibert se fait ici expressément le porte-parole des revendications de la noblesse à un honneur supérieur, conforme à son rang et sa dignité. Cette dernière parvient du reste jusqu’à la fin du xvie siècle, non sans oppositions ni discussions, à se faire reconnaitre le droit de défendre son honneur par les armes lorsque celui-ci est mis en cause19. Nicolas de Vaudémont fut personnellement très attentif à prendre en compte ce qui était présenté comme un ancien privilège, dont l’ancienne noblesse se considérait comme seule juge à travers la cour féodale des Assises de la chevalerie20.
Les fondements juridiques
C’est là que l’expression « lois, statuz, ordonnances, us & stilz » révèle toute son ambiguïté. Il n’y a pas clairement de loi homogène qui puisse être scrupuleusement appliquée par un tribunal. La loi reste encore la somme des droits revendiqués. Le droit reconnaît ainsi au xvie siècle une pluralité de sources du reste conforme à une société tout à la fois chrétienne, féodale et monarchique21. Les termes « statuts et us » renvoient aux « libertés et franchises », c’est-à-dire aux privilèges personnels et collectifs concédés par le passé par une autorité et reconnus par l’usage. L’ancienneté en garantit la compatibilité avec l’ordre par lequel chacun et chaque chose occupe une place dans la nature et la société. La loi par excellence, « éternelle », est celle de Dieu qui en a insufflé l’harmonie originelle. Le rôle de la loi positive n’est envisagé que depuis peu. À partir de la fin du xiiie siècle dans le royaume de France, mais seulement au milieu du xvie en Lorraine, l’idéologie monarchique pose le prince, « par la grâce de Dieu » comme « la loi vivante », c’est-à-dire la vraie source du droit22. Les juristes du roi de France, et ceux du duc à leur suite, tentent de faire triompher cette nouvelle conception de la loi comme « l’acte d’une autorité souveraine entraînant pour tous l’obligation de s’y soumettre, sous peine de sanctions23 ». La mise en œuvre d’une telle prétention n’a rien d’évident et chemine par différents processus : la rédaction et la réformation des coutumes, l’élaboration d’édits et d’ordonnances qui expriment la volonté princière et l’exercice de la justice.
En 1556, les deux grandes codifications étrangères entre lesquelles se trouve pris le droit lorrain – le code criminel de Charles V de 1532 dans l’Empire et l’ordonnance française de Villers-Cotterêts de 1539 – ne reconnaissent plus comme excusable que l’homicide involontaire, en état de légitime défense ou par le commandement de la loi24. Deux remarques s’imposent : ces catégories sont construites en référence – une référence implicite dans le cas français – au droit naturel, mobilisé pour justifier le droit à préserver sa vie (encore mal articulé au principe de préservation de l’État), et qui s’impose en cela au droit positif ; il s’agit ensuite de textes plus soucieux des procédures, des « styles » définissant les prérogatives des magistrats aux différents échelons de l’architecture juridictionnelle, que d’une codification du droit de grâce lui-même. Cette législation tend à restreindre la rémissibilité lorsqu’elle est accordée par une chancellerie ou une cour souveraine (on parle alors de lettres de justice) sans la borner réellement, puisqu’il appartient toujours au souverain de dire pleinement le droit, et non à ses justiciers d’en disposer25.
En définitive, l’enjeu est essentiellement juridictionnel : ce qui importe, en quelque sorte, c’est celui qui dit le droit et pour qui. C’est en tout cas l’une des clefs de l’affaire qui nous préoccupe. Les faits sont commis dans la mouvance du royaume de France, ce qui autorise la partie civile à se référer en droit aux procédures et aux coutumes françaises qui viennent d’être réformées. Le juge doit alors examiner les justifications en s’appuyant sur l’ordonnance royale de Villers-Cotterêts. Or les justifications proposées par Philibert sont, au mieux, douteuses. Pour Nicolas de Vaudémont, il s’agit de ce fait d’extraire sa concession gracieuse du cours normal de la procédure de rémission pour en rappeler le caractère souverain et spécial. Ce qui est abrogé à proprement parler ici, c’est la procédure de l’entérinement telle qu’elle est pratiquée dans le royaume de France. Cela en fait-il une décision injustifiable et inacceptable ? Rien n’est moins sûr.
Déviance, réintégration et rémissibilité
Philibert du Châtelet n’est ni un monstre, ni un paria incapable de réintégrer la société dont ses actes l’ont momentanément exclu, pas plus qu’il n’est « un ennemi de l’État26 ». Trois éléments sont déterminants dans la rémissibilité de son cas : deux relèvent de conceptions anciennes qui se perpétuent ; la dernière est davantage de nature politique.
Un pardon plus facile pour les jeunes
Philibert du Châtelet était mineur non émancipé au moment des faits – quoique responsable pénalement puisqu’âgé de plus de 14 ans. Bien qu’il ne soit plus mineur quand est sollicitée la première requête, il passe par son père pour des raisons pratiques – il ne s’expose pas directement –, mais aussi peut-être pour rappeler qu’il était « en sa puissance », autrement dit sous sa responsabilité légale au moment des faits.
La jeunesse est un critère structurant du pardon pris en compte depuis le Moyen Âge27. Les textes normatifs évoquent la « faiblesse de leur âge », l’inconstance, la légèreté des jeunes et une instruction « aux usages de la raison et aux respects des lois et des usages » encore inachevée. Ce qui revient, dans une certaine mesure, à une forme d’irresponsabilité morale. En Lorraine, la sodomie ou l’inceste, peu excusables pour une personne mariée majeure, sont tardivement l’objet de rémissions pour les jeunes gens28. Il est du reste plus facilement admis que les erreurs de jeunesse soient rachetables dans la mesure où les jeunes auront le reste de leur vie pour s’amender et tirer les leçons de leurs fautes. Philibert professe ainsi de son « bon vouloir & singuliere affection de ne jamais récidiver à telz ny aultres sembables actes ».
Un pardon chrétien par essence
La procédure de la rémission prend par certains aspects la forme d’un rituel réparateur qui garantit la réintégration de l’impétrant. Derrière les mesures judiciaires et administratives, il faut aussi reconnaitre l’arrière-plan religieux. La peine comme le pardon se comprennent dans l’ensemble de l’économie du Salut ; elles se conçoivent à partir du système pénitentiel médiéval revivifié par l’esprit tridentin29. Il s’agit pour l’humanité de s’admettre pécheresse et de reconnaître dans le pécheur un frère qu’il faut racheter.
Le pardon est proprement le rachat d’une dette morale à des fins de rédemption. Il faut pour cela que le criminel réponde de son acte30. À défaut d’une véritable contrition, il lui faut manifester de l’attrition – « honte du péché, crainte du châtiment et des peines » – pour s’engager dans la voie du rachat de ses fautes31. Contrairement à ce que laisserait entendre à première vue la quittance accordée par le prince miséricordieux, le pardon ne veut pas dire impunité. Lorsqu’on prend en compte l’ensemble du parcours du suppliant, le mécanisme de la culpabilisation se formalise bel et bien, ce qui permet au rémissionnaire d’assumer sa faute et d’en proposer une réparation.
Une grâce politique
Il faut revenir à Philibert pour prendre correctement la mesure de ces éléments de rémissibilité. Il est dès lors possible de lire son itinéraire sous un autre jour : celle d’une transgression du commandement paternel, d’une erreur de jeunesse, qu’il est amené à assumer et réparer pour être réintégré après dix ans d’exil.
Ces années ont été constructives et lui permettent de revenir en situation de force. Au terme de sa fuite de 1548, il finit par se rendre à la cour du roi Henri II et il s’engage à son service dans les guerres qu’il mène contre les Habsbourg. Le succès de sa carrière militaire – il est colonel d’un régiment de reîtres allemand – lui permet de se faire une place à la cour de France32. Le regard rétrospectif ne peut manquer de faire le lien entre la violence à laquelle Philibert a été si tôt confronté et sa capacité à y répondre et sa vocation militaire. Sur un autre plan, sa fuite aventureuse vers la France possède in fine quelque chose d’initiatique.
La chronologie fait sens également. En 1556 prend fin la dixième guerre d’Italie (1552-1556), provoquée par le voyage d’Allemagne de Henri II ; elle donne à la Lorraine une place stratégique et occasionne la révolution de palais par laquelle Nicolas de Vaudémont prend la direction de la régence33. La conjonction de ces événements et du pardon de Philibert ne peut être fortuite, d’autant que c’est probablement à ce moment qu’il doit reprendre sa place dans la chevalerie lorraine pour régler des questions patrimoniales et épouser Françoise de Lenoncourt, une veuve bien possessionnée issue d’un autre prestigieux lignage des Chevaux de Lorraine, les familles de plus ancienne extraction chevaleresque.
C’est à la lumière de ces considérations que la dimension expiatoire de la rémission prend tout son sens. L’abolition suspend son effet à une condition :
[…] saulf toutteffois ausd[icts] parans & s[er]viteurs desd[icts] deffunctz Servigne & Nicolas, leur action & poursuycte contre led[ict] Philibert pour leur interest civilz toutes & quanteffois que bon leur semblera et ordonner lesd[icts] interestz adjurez que led[ict] Phe[li]bert en deffaute de les payer promptement tiendra prison jusque à ce qu’il en aura plainement & entirement sattisffaict.
Comprenons bien : il est imposé de tenir prison à ce gentilhomme jusqu’à ce qu’il dédommage la partie civile pour les deux meurtres qu’il a commis. On ne sait pas s’il l’a réellement fait ou s’il est parvenu à s’accommoder avec eux par des intermédiaires. Toutefois il ne faut pas sous-estimer la pénitence que pouvait représenter une telle décision.
Répondre de ses actes est-il une responsabilité collective ou individuelle ?
Au terme de ce parcours, le sens de la rémissibilité devient plus intelligible. Les ducs de Lorraine, singulièrement Charles III qui fit de la Clémence l’une des vertus de son gouvernement, n’eurent jamais besoin de restreindre la rémissibilité autant que le prévoyait la législation française, notamment parce qu’une proximité plus grande avec leurs sujets lorrains était entretenue et médiatisée par ce moyen. Tous les crimes à l’exception de la sorcellerie restent tardivement pardonnés mais le sont dans des proportions très variables.
Il ne serait donc pas vraiment pertinent de chercher « une » limite à ce qui est pardonnable. Il faut au contraire comprendre la rémissibilité/irrémissibilité à partir d’une dynamique de réintégration/exclusion. Réprimer un comportement impliquait de définir les conditions du pardon, on l’a vu, ce qui est fait souvent au cas par cas. La doctrine juridique enjoignait de bien examiner non seulement la nature des faits mais aussi celui qui les a commis. Elle opère concrètement une séparation significative pour l’histoire judiciaire occidentale, entre l’acte criminel et son auteur. Les lettres de rémission dessinent ainsi les cibles de l’activité répressive de l’État et les considérations qui la guident. La question qu’il convient de se poser est donc la suivante : quels sont les individus et les comportements que le pouvoir, en considération de la réaction sociale, entend réprimer afin d’en expurger la société ? Quelques tendances s’esquissent à partir de l’exemple lorrain.
Le pardon et la répression pénale
On peut d’abord envisager un processus de longue durée dont les lettres de rémission sont l’expression : la lente, graduelle mais inéluctable criminalisation du meurtre34. Dans cette « société à honneur35 », la justice pouvait difficilement concevoir une répression intransigeante de cet interdit tant la force des usages sociaux et le sentiment de justice hérités du système vindicatoire, largement partagés par la société dans son ensemble, sont restés vivaces, notamment dans certaines catégories sociales36. L’affaiblissement de ce système est pourtant nettement à l’œuvre au xvie siècle : l’action parallèle de la répression pénale et de la grâce en est une première manifestation, sans en fournir toutefois l’ultima ratio. Il faut insister sur le rôle spécifique et précoce des lettres de rémission qui concourent à éduquer peu à peu la société en imposant aux meurtriers de répondre publiquement de leurs actes. La pratique de la grâce pénale, en conditionnant la rémissibilité, fait ainsi ressortir les étapes par lesquelles l’extirpation de comportements socialement ancrés se réalise.
La récidive ou la conduite ouverte d’une vengeance étaient de moins en moins acceptées par les hommes du commun dès le deuxième quart du xvie siècle. Comme le montre l’exemple de Philibert du Châtelet, il fut en revanche particulièrement difficile d’obtenir une attitude similaire de la part des gentilshommes qui servaient par les armes le développement de l’État. Au début du xviie siècle, l’auteur d’un homicide reste plus souvent grâcié qu’exécuté criminellement. L’homicide contraint, c’est-à-dire pouvant s’expliquer par les circonstances, est demeuré pardonnable.
Les exécutions de meurtriers que l’on voit se multiplier durant la seconde moitié du xvie siècle concernent des meurtres aggravés d’actes antisociaux, qui attestent l’intention nuisible. Il faut les différencier des crimes traditionnellement réprimés avec dureté tels que les assassinats manifestes, les parricides37 ou les infanticides, tous considérés comme des formes de sacrilège, car ils touchent au principe même de la vie et de la génération. L’atteinte à son propre sang est en particulier perçue comme une infraction tellement grave à l’ordre naturel et divin qu’elle exclut de facto son auteur de la communauté des hommes et nécessite des châtiments qui font intervenir des rites de purification par le feu ou l’eau ou l’enterrement vif38. Ils ne sont qu’exceptionnellement rémissibles, en cas de non responsabilité. L’historien Robert Muchembled considère au demeurant la criminalisation des crimes de sang comme une extension à l’ensemble de la violence homicide de l’interdit fondé sur le principe sacré de la filiation paternelle39.
À ces prohibitions anciennes s’ajoute, au cours du xvie siècle, une rigueur croissante contre le vol et les atteintes à l’autorité de l’État. En Lorraine, ce siècle est d’abord massivement une période de sanction du vol et du brigandage qui ne sont presque plus pardonnés après 1530 ; les échevinages et les féautés villageoises ou urbaines ont même tendance à prononcer majoritairement la peine capitale là où le bannissement après fustigation avait souvent été la règle40. Le meurtrier qui détrousse sa victime se rend responsable de circonstances aggravantes quasi irrémissibles, sauf si, comme Philibert du Châtelet dévalisant une abbaye, il s’agit d’un gentilhomme. À la fin du xvie siècle, parmi les soldats brigands arrêtés, seuls les roturiers sont exécutés41. Les nobles ou les soldats qui avaient bien servi le duc jusqu’alors, sont pardonnés à la condition de réparer financièrement les dommages causés et d’aller se battre contre les Turcs.
La violence lorsqu’elle était conforme à l’ordre social et aux intérêts de l’État n’était pas toujours considérée comme le fait le plus répréhensible. Par contre, dans le sillage du concile de Trente (1545-1563), s’est affirmée une tendance forte à la criminalisation des infractions aux bonnes mœurs, en particulier au sacrement du mariage : l’inceste, l’adultère, la bigamie, la fornication. Les désordres moraux étaient de plus en plus pensés comme la source des désordres publics auxquels il fallait porter remède par les moyens les plus rigoureux. Le projet d’instaurer une bonne police a coïncidé avec une entreprise civilisatrice qui rendait certaines déviances insupportables.
La grâce : un instrument de pacification de la société et de restauration de l’ordre public
Les lettres de rémission interrogent donc la hiérarchie des crimes et par là celle des valeurs, qui pouvait amener la justice à déterminer en lieu et place des sujets la limite de l’acceptable : il y avait d’une part ce qui pouvait être concilié entre les parties prenantes du conflit et d’autre ce qui ne pouvait s’expier que par une punition exemplaire. Il faut envisager l’ensemble de la procédure du recours en grâce comme un travail de réparation du tissu social encadré par les autorités publiques chargées d’en conserver les fondements. Lorsqu’il fut question de réprimer plus durement le vol pour restaurer l’ordre public au lendemain des guerres de René II, la rémission du vol par nécessité ou celle du vol de peu permit de concilier la sévérité de la justice avec l’idéal de protection des pauvres, dont le duc cherchait toujours à se prévaloir. La poursuite précoce des hérétiques luthériens dès 1523 fut de même suivie d’actes emblématiques de pardon vis-à-vis de ceux qui se rétractaient et retournaient à la vraie foi.
Lorsqu’il s’est agi dans la seconde moitié du xvie siècle d’adosser l’ordre public à un ordre moral pour en expurger les déviances volontaires, il fallut bien assurer des voies de recours pour les victimes d’une pression sociale parfois abusive. Ce sont de plus en plus ceux qui se situent aux marges de la société en refusant obstinément de se soumettre à ses lois qui en deviennent les victimes expiatoires ; on rejette sur eux la responsabilité du désordre. En ce sens, la grâce pénale est de moins en moins cet instrument de réconciliation qu’elle fut à la fin du Moyen Âge, pour devenir un moyen d’assujettissement qui rend l’individu comptable de ses actes. Il relève en la matière d’une morale publique de plus en plus normalisée par des instances extérieures aux solidarités qui en assuraient jusque-là la régulation ordinaire.
La première fois que l’État ducal est amené à réglementer l’octroi de la rémission par une ordonnance en avril 1599, il le fait pour juguler la licence au crime et au nom du coût financier de la grâce42. Le langage de l’État administratif naissant était en train de modifier ouvertement les termes des relations de pouvoir. L’inflation réelle des rémissions dans la seconde moitié du xvie siècle pose le problème des frais qu’occasionnait l’interruption des procès par l’intervention de la grâce ducale. Le duc voulait que la rémission ne soit plus entérinée que pour ceux qui en assumaient le remboursement. Au début du xviie siècle, s’imposa de fait un dédommagement financier ; partant, la rémission était de moins en moins une grâce et de plus en plus une voie de recours pour ceux qui pouvaient en financer les frais. La logique gestionnaire qui faisait par-là ouvertement son entrée dans l’économie de la grâce en transforma profondément la nature au point que l’historien lorrain Dom Calmet distinguait nettement sa pratique au xviiie siècle, très réglementée et coûteuse, de celle qui avait cours aux origines, davantage fondée sur la clémence et la libéralité princière43.
Rien ne serait plus faux que d’interpréter la rémission comme le résultat d’une indifférence à la valeur de la vie. Elle fut au contraire le moyen de différencier finement parmi les criminels présomptifs, dont le développement de l’appareil répressif accroissait le nombre, ceux qui étaient destinés à un châtiment exemplaire et à l’opprobre publique de ceux qui méritaient le pardon, parce qu’ils n’étaient pas considérés comme pleinement responsables de leurs actes. Les lettres de rémission contribuaient ainsi à la pédagogique répressive de l’État : obliger le sujet à rendre compte publiquement de ses actes devant le prince et la partie civile, et par là, le conduire à réparer sa faute afin de le ramener à l’obéissance. Toutefois, de nombreuses considérations ne permettaient pas de rendre la justice de manière strictement égale socialement, ni même de considérer l’individu pour lui-même. Outre le poids encore prépondérant des solidarités familiales et locales, la nécessité d’appuyer l’édification d’un appareil d’État sur les forces sociales à même de concourir à l’ordre public, notamment, celles dont la médiation était difficilement contournable (noblesse et notables, corps intermédiaires en général), rendait plus utile d’associer la grâce aux privilèges, dont le duc usait pour s’attacher ses serviteurs et leurs clientèles. Il n’est pas innocent que différenciation pénale – la définition d’une hiérarchie des crimes et des sanctions afférentes – et différenciation sociale aient été des processus complémentaires. D’où cette juxtaposition d’interdits touchant aux fondamentaux anthropologiques de la reproduction sociale (le parricide, l’infanticide, l’inceste, etc.) et d’interdits portant sur la désobéissance à l’autorité publique (la rébellion, le faux-monnayage, la lèse-majesté). Ces effets de convergence entre la culture juridique sur laquelle s’édifiait l’État ducal et le sentiment de justice du reste de la société sont fondamentaux pour comprendre comment se construit la logique de réintégration/expulsion à partir de laquelle prend forme l’irrémissible. Le châtiment comme la grâce ciblent les menaces sociales et, par des rituels spécifiques, construisent un consentement à la justice.
Nous ne voudrions pas réduire cette conclusion à un fonctionnalisme étroit. Significativement, à la fin du xvie et au début du xviie siècle, se dessinent les premiers signes d’un déplacement de la sensibilité à l’inacceptable ; la sévérité touche de plus en plus ce qui porte atteinte à la sécurité d’une société bien policée44. Paradoxalement, le cas de Philibert du Châtelet se trouve aux prémices d’une telle transformation et en dévoile la complexité. Il faut envisager la répression selon différents niveaux de temporalité. Certes la conception que l’État se fait du crime se construit patiemment comme une tentative d’accorder l’idéal de justice des hommes de loi avec la pratique judicaire45. Mais l’insupportable se formalise dans un moment de l’acte judiciaire qui suppose une mobilisation collective. Le châtiment par lequel la puissance publique organise la convergence des sentiments contre le supplicié, en réponse à une situation bien particulière, perçue comme scandaleuse, n’en constitue qu’un terme. La répression n’est pas encore la froide application de « la loi » : elle suppose l’élaboration d’un coupable expiateur ; il faut que le criminel représente plus que lui-même, qu’il soit l’image inversée de l’homme de bien, du sujet obéissant ou du catholique fidèle. L’imaginaire judiciaire fabrique des monstres. Philibert du Châtelet ne s’accordait pas à cela, il n’entrait pas dans l’agenda répressif de l’État ducal. D’autres figures, façonnées par la crainte de la sédition, de la trahison, de l’oisiveté ou de la désobéissance, y prendront place : le serviteur infidèle, le parricide indigne, le vagabond voleur, le soldat brigand, l’officier prévaricateur, la sorcière ; en somme, toute une contre-société qui travaillerait à la dissolution de l’ordre vertueux et contre laquelle les autorités lorraines déploient de 1570 à 1633 avec une intransigeance inédite la « rigueur de justice46 ».