« [Le souverain] donne et distribue les charges et honneurs à qui il lui plaist, tellement qu’on ne luy peut ne doit dire pourquoy. Nous sommes comme jettons, que maintenant il fait valoir un, maintenant mille, maintenant cent mille. »
Michel de l’Hospital, Harangue prononcée à l’ouverture de la session des États Généraux à Orléans le 13 décembre 15601.
Les phrases lapidaires prononcées par le chancelier français devant les représentants des trois ordres viennent expliciter un principe largement admis dans les sociétés européennes de la première modernité, selon lequel l’attribution des offices royaux est une prérogative discrétionnaire du roi et que, partant, il ne lui est pas nécessaire de justifier les choix faits en la matière. Ce principe, hérité du gouvernement par la grâce qui caractérise les pouvoirs de la fin du Moyen Âge2, pose à l’historien des États princiers des xvie et xviie siècles un problème majeur, les critères de choix des officiers se dérobant à lui derrière le formalisme des lettres patentes de provision. En effet, même si l’absence d’obligation à la motivation des actes ne fait pas obstacle à ce qu’une partie d’entre eux contiennent des éléments de justification du choix opéré3, il est difficile de se fonder sur ces discours ponctuels pour identifier un ensemble de principes régissant le choix des officiers d’État. Cela tient au fait que ces motifs sont généralement vagues – en se bornant à énumérer des qualités invérifiables du bénéficiaire des lettres, telles que l’idoineté ou la suffisance –, souvent absents des actes en question et qu’ils sont, de façon générale, inconstants, en cela qu’ils mettent en avant des motifs différents pour le même type d’office. Pour cette raison, la question des critères de choix des officiers d’État peut être décrite comme l’un des mystères de l’État dont parle Ernst Kantorowicz, c’est-à-dire l’une de ces décisions souveraines qui se prennent sans devoir être justifiées4.
Pourtant, cette question est associée à des enjeux considérables pour l’histoire sociale et politique de l’époque moderne. On sait en effet que le nombre des officiers d’État s’élève rapidement dans les sociétés européennes de la première modernité5 et qu’une partie de ces hommes parviennent à progresser dans les hiérarchies de la société d’ordres, notamment en intégrant la noblesse6. Parallèlement à ces évolutions, l’extension des domaines d’intervention de l’État éloigne la personne du prince d’une proportion toujours plus grande des affaires et accroît le phénomène de délégation de la décision souveraine à des institutions spécialisées peuplées d’officiers. Ce processus confie aux officiers d’État un pouvoir considérable sur la société, qui se renforce à mesure que l’État parvient à soumettre les autorités rivales que sont la seigneurie, la commune et l’Église.
La question des critères de sélection des officiers d’État, formulée à ce degré de généralité, pouvait difficilement recevoir une réponse satisfaisante par l’étude d’une seule institution d’État, fût-elle aussi importante qu’une cour supérieure de justice, un conseil princier ou une institution de contrôle des comptes. En effet, il ne fait aucun doute qu’une institution particulière est beaucoup plus homogène sur le plan social que l’ensemble du service princier auquel elle appartient, de sorte que la connaissance des logiques de recrutement au sein d’une seule institution ne fournit qu’une réponse ponctuelle, ou locale, qu’il serait imprudent de généraliser à l’ensemble des offices d’État. En outre, l’étude d’une seule institution empêche d’observer les carrières des officiers d’État, puisqu’une partie de ces hommes occupent successivement ou simultanément plusieurs offices – et ce, d’autant plus que l’on s’élève dans les hiérarchies internes à la robe7. Si pour ces raisons le projet d’étudier l’ensemble d’un service princier (ou du moins une part substantielle de celui-ci) a un intérêt manifeste, il pose aussi de sérieux problèmes en matière de mise en œuvre. En particulier, la réalisation d’un tel protocole dans le cadre d’une thèse de doctorat impliquait de renoncer à l’étude des grands États d’Europe occidentale, servis par plusieurs milliers d’agents, pour se concentrer sur un petit État.
Ce décentrement de l’attention vers de petits États a semblé avoir en lui-même un intérêt scientifique. En effet, les travaux portant sur la genèse de l’État ont majoritairement étudié les grandes monarchies d’Europe de l’Ouest, qui sont apparues comme des exemples aboutis de construction étatique8. Cette attention particulière accordée aux grands États semble résulter en partie du triomphe de la forme stato-nationale au cours du xixe siècle ; pourtant, le processus d’étatisation qui a eu lieu auparavant en Europe s’est également déployé dans le cadre de principautés ou, à tout le moins, de petits États – et ce, particulièrement dans les espaces culturels allemand et italien. Or, on peut faire l’hypothèse que la différence d’échelle emporte avec elle des différences substantielles dans le mode de fonctionnement des États considérés ; en particulier, il est probable que le point d’équilibre entre les modes de gouvernement domestique et bureaucratique9 se trouve, dans un petit État, déplacé en direction du pôle domestique, le pouvoir princier pouvant s’attacher personnellement une part bien plus grande de la noblesse de ses pays10.
Parmi les petits États susceptibles d’être étudiés dans cette perspective, les duchés de Lorraine et de Bar, en union personnelle depuis la fin du xve siècle, ont été retenus, pour trois raisons principales. La première est la taille de cette principauté, qui laissait supposer un service princier de quelques centaines d’individus au maximum, soit un ordre de grandeur compatible avec le projet qui vient d’être présenté. La deuxième raison est la position particulière de cette principauté, qui appartient, au début du xvie siècle, à l’aire impériale de faible étatisation – on entend par là des caractères tels que l’absence d’impôt permanent et d’armée régulière ou la cohabitation de plusieurs autorités d’importances comparables en matière judiciaire – mais dont la proximité géographique, culturelle et politique avec le royaume de France laissait supposer une possible réceptivité à l’influence de celui-ci en matière institutionnelle. Le troisième argument plaidant pour les duchés lorrains est plus prosaïque, mais indispensable : il s’agit de l’excellente conservation des sources relatives à l’État ducal lorrain.
Parmi ces sources, j’ai principalement utilisé, pour étudier les officiers d’État lorrains, les registres de la chancellerie ducale et les comptes du trésorier général de la principauté. La chancellerie expédie l’ensemble des actes du pouvoir ducal et conserve une copie des plus importants d’entre eux (les lettres patentes, et plus, marginalement, des traités ou des contrats conclus par le duc), depuis la fin du xve siècle, dans des registres qui ont été pour la plupart conservés11. Parmi les lettres patentes, on trouve, comme en France, des provisions de bénéfices ecclésiastiques, des lettres de rémission pour des affaires criminelles12, des reprises de fiefs (des matières féodales, donc), des lettres d’anoblissement et des lettres patentes de provision en office, qui m’intéressaient. Pour compléter ce corpus, j’ai utilisé les comptes du trésorier général de Lorraine, qui est le principal officier comptable des duchés, compétent, notamment, pour le versement des gages des officiers ducaux relevant des institutions centrales des duchés13. Cette source offre un utile complément puisqu’elle permet de connaître le montant des gages, d’identifier la fin du service d’un officier par la disparition de son nom des registres de compte et également d’identifier les officiers qui ne sont pas pourvus grâce à des lettres patentes, mais par un simple mandement.
Outre ces deux types de sources, j’ai été amené à consulter des édits et des ordonnances ducales, ainsi que les coutumes des pays concernés. J’ai également exploité une petite partie des nombreux rapports produits par les officiers ducaux et notamment par la chambre des comptes, qui se prononce régulièrement de sa propre initiative, pour ce qui est des affaires domaniales, ou à la demande du pouvoir ducal, pour des affaires variées. Ces rapports donnent l’occasion d’étudier les routines de travail de ces officiers, de même qu’ils donnent un accès à leurs opinions et au ton qu’ils emploient pour s’adresser au prince ou, a contrario, à des subalternes. Enfin, j’ai pu m’appuyer sur quelques écrits du for privé, comme les livres de raison de Dominique Champenois et de François-René Du Bois, qui n’ont pas encore été édités et qui sont conservés à la bibliothèque municipale de Nancy.
Si les archives ducales ont été préservées des destructions qui ont frappé les archives royales françaises aux xviiie et xixe siècles, le mode de fonctionnement des institutions ducales n’a conservé de façon systématique que les actes d’autorité du pouvoir ducal, ce qui tend à éclipser une partie du processus de sélection des officiers d’État. En effet, la procédure la plus fréquente lorsqu’un office vaque est que des candidats, informés de cette vacance, font parvenir à l’autorité ducale des placets réclamant pour eux-mêmes la provision de l’office, en mettant en avant leurs qualités. Ces placets sont instruits au conseil ducal et donnent généralement lieu à une procédure de renvoi pour information préalable à des officiers susceptibles de connaître le candidat ou d’être capables d’évaluer ses compétences. Une fois le ou les rapports parvenus au conseil ducal, le prince et ses conseillers tranchent en faveur d’un des candidats et le maître des requêtes confie à un secrétaire le soin de mettre au propre la décision sous forme de lettres patentes de provision en office. Dans l’immense majorité des cas, ce dernier document est le seul à avoir été conservé. Il était donc nécessaire, dans ces conditions, de trouver les moyens méthodologiques de contourner le silence ou la pudeur des lettres patentes de provision en office.
Pour ce faire, les historiens de l’État ont fréquemment eu recours, depuis plusieurs décennies, à la méthode prosopographique14. Ce changement d’échelle, de l’individu au groupe, permet en effet de distinguer ce qui est régulier de ce qui est exceptionnel et donc de caractériser un groupe par les propriétés les plus répandues parmi ses membres. Ces données permettent d’améliorer la connaissance d’un individu particulier et ce, dans tous les cas de figure. Ainsi, en l’absence d’informations relatives à l’individu considéré, les données relatives au groupe permettent de formuler des hypothèses qu’aucune source ne vient étayer, mais que l’on peut asseoir sur les propriétés de ceux que l’on sait être ses semblables. A contrario, lorsque la situation d’un individu est bien connue, les données prosopographiques permettent de l’apprécier, en la comparant aux moyennes du groupe – ce qui permet de dire de l’individu considéré qu’il est relativement jeune par rapport à son groupe d’appartenance, ou plus diplômé que la majorité de ses semblables, ou mieux né, etc.
Les impératifs de la méthode prosopographique, à savoir la constitution d’une base de données au périmètre défini et l’investigation systématique des individus qui y sont inscrits, présentent encore l’avantage de permettre facilement la mobilisation de sources de types différents dans l’élaboration des notices biographiques. Ainsi, dans le cas de la base de données des officiers ducaux de Lorraine que j’ai construite, les lettres patentes ont été utilisées pour élaborer une première version de la base, qui a ensuite été complétée par l’exploitation d’autres sources. Cette première version de la base de données était fondée sur les 2 404 lettres patentes de provision en office décrites par les inventaires élaborés par l’archiviste Étienne Delcambre. Ces données ont ensuite été complétées et, le cas échéant, corrigées, sur la base des 600 lettres patentes que j’ai consultées dans les registres de la chancellerie ducale, des 1 059 articles de recettes correspondant au paiement de la finance associée à un office (après l’établissement de la vénalité en 1591) et aux articles de paiement de gages de 720 officiers inscrits dans les comptes du trésorier général de Lorraine. Sur cette base, ce sont 2 157 officiers ayant occupé 2 898 offices qui sont inscrits dans la base de données des officiers ducaux.
Ces hommes représentent une part importante du service ducal, à défaut d’en constituer la totalité. La question de recherche initiale, présentée plus tôt, m’a en effet conduit à me concentrer sur les grandes fonctions de l’État princier – à savoir les fonctions judiciaire, financière et militaire – et donc à exclure de la base de données la plus grande partie de l’hôtel ducal, à savoir les offices domestiques et auliques. De même, j’ai ôté de la base les petits officiers, c’est-à-dire les officiers n’exerçant aucune autorité sur un autre officier ducal ; il s’agit des messagers, des sergents, des forestiers, des concierges et des guetteurs. Enfin, les officiers militaires dont l’office ne dure que le temps d’une levée de troupes ont été confinés dans une base séparée qui a été utilisée pour le dénombrement des troupes ducales qui apparaît dans le chapitre consacré aux questions militaires. Ces exclusions ont été autant un crève-cœur qu’une nécessité méthodologique puisqu’en conservant ces hommes dans le périmètre de la base, celle-ci aurait compris près de 4 000 individus, ce qui aurait requis au moins deux années de travail supplémentaire. Restent dans la base, après ces exclusions, l’ensemble des officiers locaux exerçant une autorité (prévôts, receveurs, gruyers, capitaines, châtelains), l’ensemble des officiers de justice supérieure, l’ensemble des officiers de finance, les offices que l’on peut dire gouvernementaux (conseil et chancellerie) ainsi que les offices militaires pérennes.
Ce périmètre une fois défini, il restait à adopter pour la base de données une structure adaptée à la question de recherche et c’est dans la sociologie de Pierre Bourdieu que j’ai trouvé les éléments susceptibles de fonder une architecture appropriée. Plus particulièrement, la notion de capital, dans le sens que donne Bourdieu à ce terme15, offre un cadre théorique permettant de prendre en compte de façon unifiée les différentes ressources dont disposent les officiers et donc de comparer ces ressources, dans leur distribution et leurs effets. Ainsi, la recommandation faite au duc par un grand noble peut être décrite comme l’effet d’un type de capital social, la licence de droit correspond à une forme institutionnalisée de capital culturel16, le prêt fait au prince suppose l’existence préalable d’un capital économique, etc. Grâce aux résultats obtenus par la recherche consacrée aux officiers d’État durant les dernières décennies, j’ai identifié sept ressources susceptibles de jouer un rôle dans l’accès aux offices : la qualité (c’est-à-dire l’éventuelle détention d’un titre de noblesse), le diplôme, l’activité précédemment exercée, la parenté (c’est-à-dire l’identité du père), l’alliance (c’est-à-dire l’identité du beau-père), le patronage et la participation au crédit ducal. Ces sept variables constituent l’un des trois volets de la base de données, avec les variables biographiques décrivant l’identité de l’individu et les variables de carrière en office, synthétisant le parcours dans le service du prince – l’hypothèse sous-jacente à cette structuration étant que ce sont les ressources des individus qui expliquent, pour une large part, leur carrière en office.
L’exploitation statistique de la base a ensuite été réalisée au moyen des outils de l’analyse factorielle et plus précisément, par l’analyse des correspondances multiples. Le choix de cet outil se justifiait du fait du nombre des variables étudiées et de leur nature qualitative ; au demeurant, cet outil correspond bien, sur un plan théorique, aux conceptions de la sociologie bourdieusienne, qui y a fréquemment recours17. Pour la mise en œuvre technique de cette méthode d’analyse, j’ai utilisé l’environnement R et le paquet FactoMineR18 ; les variables de carrière ont été utilisées comme variables actives et les variables de ressources, comme variables illustratives. Le plan factoriel constitué par les deux axes expliquant la plus grande part de la variance totale du tableau de données oppose, sur l’axe vertical, des carrières composées de plusieurs bons offices à des carrières composées d’un unique office mal placé dans la hiérarchie des offices ; et sur l’axe horizontal, des offices propres à la noblesse d’extraction à des offices caractéristiques de la robe. En opérant un regroupement des officiers par classification ascendante hiérarchique sur la base de leurs coordonnées sur ce plan factoriel, on obtient trois groupes bien distincts tant sur le plan de leurs carrières que sur celui de leurs ressources, qui sont les grands officiers nobles, les officiers de robe et les officiers locaux – groupes dont j’ai ensuite étudié la structuration interne en procédant à de nouvelles analyses des correspondances multiples.
L’articulation de ces méthodes d’analyse des données avec une base prosopographique a fourni des résultats dont l’interprétation a des conséquences aussi bien pour l’histoire sociale que pour l’histoire politique de la principauté. Il est possible d’en donner ici un bref aperçu.
L’une des caractéristiques du service ducal lorrain est la pénurie chronique de diplômés en droit. En effet, moins d’un quart des officiers de robe détiennent un diplôme de droit. En conséquence, on ne trouve aucune juridiction dans laquelle tous les officiers sont diplômés et rares sont celles où cette proportion atteint la moitié de l’effectif. Dans ce contexte, le pouvoir ducal est obligé de prendre en compte d’autres types de certificats de compétence en matière juridique et l’on découvre ainsi une zone grise entre la compétence juridique certifiée par le diplôme universitaire et l’ignorance complète du droit savant. Dans cette zone grise, on trouve d’anciens étudiants ayant interrompu leurs études avant d’obtenir leur diplôme, des fils d’officiers de justice formés par leur père, d’anciens avocats ou tabellions – deux professions dont l’exercice, en Lorraine ducale, ne requiert aucun diplôme – ou encore des secrétaires de la chancellerie pour qui cet office a été conçu par le pouvoir ducal comme une propédeutique à l’exercice de la justice. En tenant compte de ces formes alternatives de certification d’une compétence juridique, il apparaît que ce sont un peu plus des sept dixièmes des officiers de la justice supérieure des duchés qui disposent d’un contact avec le droit savant.
Au-delà de la seule question du capital culturel des officiers, il apparaît que ceux d’entre eux qui ont les meilleures carrières sont aussi ceux qui disposent de capitaux diversifiés, comme on peut l’observer dans la corrélation entre le nombre moyen de capitaux différents détenus et le nombre moyen d’offices obtenus. Ce constat confirme la relation qui s’établit entre les capitaux – au sens de la sociologie bourdieusienne – et la carrière réalisée. Il aurait cependant quelque chose de parfaitement trivial s’il se limitait à mettre en évidence que les mieux dotés en capitaux triomphent des moins bien dotés. Au-delà de cette évidence, il apparaît que la diversité des capitaux l’emporte en général sur le volume d’un de ces capitaux. Ainsi, le détenteur d’une licence de droit qui bénéficie du patronage d’un noble l’emporte généralement sur le détenteur d’un doctorat de droit ; de même, un descendant d’anobli fils de grand robin a plus de chance, au début du xviie siècle, d’accéder au conseil ducal qu’un gentilhomme, qui lui est pourtant supérieur en noblesse.
En matière d’histoire sociale, l’augmentation rapide du nombre des officiers ducaux dans les institutions centrales de la principauté – qui triple en quarante ans – pose la question de l’origine des nouveaux arrivés dans le champ de la robe. En étudiant les familles qui ont fourni plusieurs officiers au service ducal et en se concentrant sur l’activité initiale du premier membre de la famille à avoir intégré le champ de la robe (ou celle de son père), il apparaît que plus du tiers des familles de robins sont issues directement de la domesticité ducale. C’est par exemple le cas des Vincent, qui descendent d’un porte-barils de l’hôtel ducal et qui accèdent à la trésorerie générale et à la présidence des comptes ; des Maillet, qui sont issus d’un sommelier d’échansonnerie et qui obtiennent plusieurs offices à la chambre des comptes de Bar ; ou des Pariset, dont l’ancêtre commun est un valet de chambre et qui finissent par accéder au secrétariat d’État au début du xviie siècle. Il faut cependant souligner que pour une partie de ces familles, la domesticité ducale n’est qu’une étape dans une trajectoire d’ascension sociale de plus grande ampleur, comme par exemple pour les Bermand, les Leclerc ou les Gennetaire, tous marchands devenus domestiques puis officiers de robe.
Ce phénomène de passage de la domesticité à la robe implique, dans la plupart des cas, plusieurs générations. D’une manière plus générale, le faible nombre moyen d’offices détenus par individu et la possibilité d’hériter de la position de son père ou de son beau-père implique que les trajectoires d’ascension au sein de la robe sont multigénérationnelles. Ce constat empirique a pour corollaire nécessaire que le taux d’endogamie s’accroît avec la position de l’office considéré dans la hiérarchie des offices de robe, ce qui s’observe en effet. Ainsi, si les fils et gendres d’officiers ducaux représentent moins du sixième des officiers dont le meilleur office détenu a été celui de secrétaire de la chancellerie, ils constituent plus du tiers des officiers de justice supérieure, plus des deux cinquièmes des membres du conseil d’État et trois cinquièmes des maîtres des requêtes, des secrétaires d’État et des grands officiers de finance.
La faveur princière joue un rôle central dans ces trajectoires multigénérationnelles d’avancement dans la société des duchés. On l’observe lors des passages de la domesticité à la robe, puis ensuite, dans les progressions au sein du champ de la robe, à chaque provision d’office, puisque celles-ci sont décidées par le prince. De façon tout aussi décisive, la faveur princière est indispensable pour avancer dans la société d’ordres, puisqu’il n’existe pas en Lorraine ducale d’office anoblissant et qu’en conséquence l’accès au second ordre ne peut résulter que de l’obtention de lettres patentes d’anoblissement. L’observation des carrières des officiers dans le champ de la robe permet de constater que l’obtention de ces lettres s’inscrit dans le parcours ascensionnel ordinaire des familles d’officiers de robe. Ainsi, moins du tiers des roturiers ayant accédé à l’office de secrétaire de la chancellerie ont été anoblis, mais cette proportion s’élève à plus de la moitié pour ceux qui ont détenu un office de justice supérieure, à près des sept dixièmes de ceux qui ont accédé au conseil d’État et à près de neuf dixièmes de ceux qui sont devenus maîtres des requêtes, secrétaires d’État ou grands officiers de finance – ce qui tend à montrer que les bons offices et les lettres patentes d’anoblissement sont les résultats juridiquement distincts d’un même phénomène, à savoir celui de la concentration de la faveur ducale sur quelques dizaines de familles.
Pour ceux qui jouissent de cette faveur et qui parviennent à obtenir de bonnes positions dans le champ de la robe, il existe d’autres rétributions que les gages, les droits annexes, les dons et les pensions, puisque ces hommes en viennent à exercer une influence tangible sur les décisions du prince. Cela tient d’abord au rôle central que jouent les officiers de robe dans l’information du duc, qui, pour les affaires les plus variées, renvoie les requêtes dont il est destinataire aux officiers qui lui semblent les plus à même d’informer sa décision – c’est-à-dire, le plus souvent, à ceux de la chambre des comptes. Les rapports produits à l’occasion de ce type de renvoi contiennent des recommandations au prince mais, ces documents n’ayant été qu’occasionnellement conservés, il est difficile de mesurer l’effet de ces recommandations sur la décision princière. Il est toutefois instructif de relever que sur les quelques dizaines de décrets ducaux consultés dans le cadre de ce travail, il ne s’en est pas trouvé un seul pour lequel le conseil ducal n’a pas suivi l’avis qui lui était donné. À côté de ce phénomène de délégation de la décision princière, il arrive que les officiers de robe soumettent au pouvoir ducal des textes prêts à entrer en vigueur en le priant de les homologuer. Le prince accède fréquemment à ce type de demandes, ce qui permet aux officiers les plus capables de se faire entendre de participer directement à la production du droit applicable dans les duchés.
La confiance dont témoigne le prince à l’égard des grands robins peut être décrite comme un effet de champ lié au fonctionnement du monde de la robe. En effet, les hommes qui parviennent aux meilleures positions de la robe lorraine – les maîtres des requêtes, les secrétaires d’État, les grands officiers de finance et les conseillers d’État – y parviennent au terme d’un cursus honorum en offices et sont majoritairement issus de familles anciennement installées dans le service du prince. Ces familles ont eu de nombreuses occasions de prouver leur fidélité au pouvoir ducal et elles en ont été récompensées par l’obtention d’offices ducaux, de pensions, de terres, de lettres de noblesse. On peut ainsi parler d’une alliance asymétrique entre la famille ducale et quelques dizaines de familles de robins, à qui le prince peut sans crainte déléguer une partie de son pouvoir puisqu’il a réussi à aligner leur intérêt bien compris sur le sien.
La thèse dirigée par M. Antoine Follain, professeur d’histoire moderne à l’université de Strasbourg, membre de l’équipe ARCHE, a été soutenue à Strasbourg le 5 juillet 2017, devant un jury composé de messieurs et madame Christophe Blanquie, membre associé au CRH-EHESS, Jean-Philippe Genet, professeur émérite de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Dominique Le Page, professeur à l’université de Dijon, Anne Motta, maître de conférences à l’université de Lorraine, et Jérôme Viret, professeur à l’université de Metz et président du jury. Après délibération, le jury a prononcé la délivrance du grade de docteur de l’université de Strasbourg à M. Antoine Fersing et l’a félicité grandement pour l’ampleur et l’intérêt de son travail. Il est rappelé que l’université de Strasbourg ne délivre plus de mention : le jury évalue cinq critères depuis « satisfaisant » jusqu’à « exceptionnel ». L’évaluation la plus haute a été attribuée à la présente thèse et à la soutenance pour chacun des critères.