Comme le souligne Niels P. Petersson, l’ouverture commerciale a longtemps été le moteur de l’expansion impériale des grandes puissances européennes, plus encore que la volonté d’annexer de nouveaux territoires1. Élément essentiel de la Weltpolitik de Guillaume II, l’expansionnisme économique allemand reposait sur l’idée d’une division du monde en vastes zones commerciales en compétition les unes avec les autres et prônait une coopération étroite entre les milieux d’affaires et l’État pour la conquête de nouveaux marchés. Bien qu’elle raisonnât à l’échelle du monde, cette approche ne laissait pas complétement de côté le continent européen, l’un de ses objectifs étant l’établissement d’une grande aire économique sous domination allemande en Europe centrale. Dans cette vision, notamment inspirée par les travaux de Friedrich List, les provinces russes et austro-hongroises étaient conçues comme des périphéries agricoles devant fournir les matières premières nécessaires au développement industriel de l’Allemagne, qui leur enverrait, en retour, ses produits manufacturés. De ce point de vue-là, David Blackbourn le rappelle, « le véritable équivalent allemand de l’Inde et de l’Algérie n’était pas le Cameroun : c’était la Mitteleuropa2. »
L’analyse vaut en particulier si l’on s’intéresse à l’exploitation d’une ressource naturelle, comme le bois. Contrairement aux espaces d’exploitation constitués autour d’autres matières premières, comme le coton par exemple, l’empire allemand du bois se situait presque exclusivement en Europe. En 1913, la Russie et l’Autriche-Hongrie fournissaient à elles seules 77 % des importations allemandes de bois d’œuvre et de pâte à papier, le reste provenant pour l’essentiel de Scandinavie (12 %) et des États-Unis (7 %). Partant de ce constat, notre étude traite de l’évolution de l’exploitation forestière et du commerce du bois en Europe centrale en replaçant ces phénomènes dans le contexte plus général de l’industrialisation de l’Europe et en particulier de l’Allemagne. Centrée sur la question du commerce du bois d’œuvre, elle montre comment la puissance industrielle allemande est parvenue dans la seconde moitié du xixe siècle à faire des forêts des bassins hydrographiques de la Vistule et de la Warta une sorte de chasse gardée, en sécurisant un accès bon marché et stable aux ressources ligneuses. L’étude s’appuie, pour ce faire, sur une grande variété de sources et de documents en langues allemande, polonaise, française et anglaise : aux côtés des archives concernant l’exploitation forestière et de la documentation statistique, une part importante a été réservée aux sources discursives, littéraires et iconographiques.
Une histoire des bases matérielles de la puissance
Les ressources naturelles de l’espace baltique furent au cœur de la mise en place du système capitaliste mondial à partir de la Renaissance. Elles représentèrent un enjeu essentiel de la rivalité entre les grandes puissances, notamment en ce qui concerne le bois, matière première indispensable à la construction des flottes civiles et militaires. Ce commerce avait été façonné par le réseau hydrographique, configurant les possibilités d’acheminement par flottage des pondéreux comme le bois et donc de leur exploitation et de leur commercialisation. Ce constat a fourni la première définition de l’espace d’étude, un espace géographique marqué par de fortes interdépendances commerciales mais divisé entre trois grands empires – allemand, russe et autrichien −, d’où une forte diversité ethnolinguistique : une majorité de Polonais avec d’importantes minorités allemandes, juives ou ukrainiennes. Avec l’augmentation de la demande extérieure, elle-même liée à l’essor industriel et urbain de l’Europe de l’Ouest, le commerce des produits forestiers dans cet espace repartit progressivement à la hausse à partir les années 1840, après plusieurs décennies de stagnation. Il prit un essor considérable jusqu’en 1914, date à laquelle cette étude s’achève.
L’intensification des exportations de bois s’inscrivait dans un double mouvement : un processus de marchandisation des forêts, encouragé par la modernisation des techniques et le passage à une économie capitaliste ; l’émergence d’une hégémonie allemande sur les réseaux de commercialisation et de valorisation des ressources en bois. Ces types de phénomènes ont été étudiés par divers courants historiographiques, notamment ceux qui s’intéressent aux frontières extractives, aux relations centre-périphérie, à l’échange écologique inégal ou encore à la political ecology3. La thèse s’inscrit en particulier dans le sillage des chercheurs américains, Stephen Bunker et Paul Ciccantell, qui ont développé deux notions-clés pour la compréhension du lien entre le développement de l’économie capitaliste et l’histoire de l’environnement : la notion de « course aux ressources », qui affirme que le pouvoir global repose sur la possession et le contrôle des ressources naturelles ; celle d’« hégémonie commerciale » selon laquelle l’accès aux matières premières et la maîtrise du transport déterminent, au moyen du contrôle des débouchés et de la division internationale du travail, l’accession au pouvoir global4.
Comblant une lacune existant sur le cas de l’Allemagne au xixe siècle, notre étude remet l’histoire des forêts des bassins de la Vistule et de la Warta dans la perspective d’une course aux ressources dont la Prusse, puis l’Empire allemand, furent les principaux protagonistes. Aux xvie-xviie siècles, cet espace était devenu le « grenier à blé » de l’Europe de l’Ouest sous la pression massive de la demande extérieure en céréales. Au cours du xixe siècle, ses régions boisées devinrent en un certain sens le « parc à bois » de l’Allemagne, pour reprendre une image du même style – ici reprise à l’historien Arthur M. Lower qui a parlé du woodyard constitué par les Britanniques au Canada au début du xixe siècle5.
Pour la Prusse, puis l’Empire allemand, l’accès aux bois étrangers constituait l’une des étapes à franchir pour accéder au rang de grande puissance. Il ne s’agissait plus d’aller chercher du bois et des produits forestiers nécessaires à la construction de navires, mais d’assurer la base d’une infrastructure domestique en alimentant les villes en bois de charpente, les chemins de fer en traverses, les industries en bois de mine et en pâte à papier. Comme d’autres nations avant elle, l’Allemagne se lança au milieu du xixe siècle dans une course aux ressources ligneuses dans un espace qui en avait longtemps livré aux nations hégémoniques du système global. Elle s’y imposa avec une grande facilité. La réussite de l’Allemagne dans la course aux ressources ne dépendait pas seulement d’opérations commerciales occasionnelles, mais de la capacité du pays et de ses marchands à maintenir leur contrôle sur leurs territoires pour y exploiter sur le moyen/long terme les ressources ligneuses.
En examinant ces questions, l’étude renouvelle les approches de l’histoire de l’économie forestière à plusieurs égards. C’est d’abord une histoire qui interroge l’industrialisation à partir des bases matérielles de la puissance, et réévalue ainsi l’importance du bois dans l’essor des nations industrialisées. Après 1800, la croissance économique de l’Europe de l’Ouest reposa certes avant tout sur le recours croissant aux énergies fossiles, mais des études récentes ont montré que la consommation de bois, loin de diminuer après le passage à l’utilisation du charbon, a, durant le xixe siècle, considérablement augmenté, y compris dans les pays les plus rapidement industrialisés. À la fin du xixe siècle, l’Allemagne avait vu sa demande intérieure en bois d’œuvre et en bois énergie exploser, à mesure qu’elle s’industrialisait et s’urbanisait. Comme la Grande-Bretagne, elle avait dû recourir à des importations massives pour couvrir ses besoins, devenant à cette époque le deuxième importateur mondial. Jusqu’à présent, ces faits n’ont pas retenu l’attention des historiens, qui se sont peu penchés sur la question du commerce international du bois et de son rôle pourtant fondamental dans l’évolution de l’économie allemande.
Une aubaine pour l’économie allemande
Dans The Great Divergence (2000)6, Pomeranz explique la divergence économique observée après 1750 entre l’Angleterre et la basse vallée du Yangzi par la « double aubaine » dont l’Angleterre a profité et sans laquelle elle se serait trouvée confrontée à une impasse écologique sans issue interne apparente : le charbon de son sous-sol et les immenses réserves en matières premières de son Empire formel ou informel, ressources dont la Chine ne possédait pas d’équivalent. Du point de vue de la concurrence internationale, les apports de bois depuis les bassins de la Vistule et de la Warta représentèrent également une véritable « aubaine » pour l’Allemagne. En termes de volume, elles étaient tout sauf négligeables : tous moyens de transport confondus, les arrivages depuis ces régions représentaient, au tout début du xxe siècle, de 7 % à 10 % de la consommation de bois d’œuvre de l’Empire allemand.
Contrôlant une part importante du commerce en Europe centrale, l’Allemagne se fournissait en bois également en Scandinavie, en Russie, dans d’autres provinces de l’Autriche-Hongrie, voire aux États-Unis. Cependant les forêts des bassins de la Vistule et de la Warta présentaient un avantage qualitatif pour son économie, l’accès aux ressources ligneuses y étant sécurisé aux coûts les plus bas. La notion d’« aubaine » se comprend alors en termes de proximité, de facilité d’approvisionnement et d’opportunité sur les prix. Si les bassins de la Warta prirent le caractère d’un « parc à bois », plus que d’autres régions d’exportation, ce fut parce que les entrepreneurs allemands eurent plus de facilité à s’y imposer. Forts de leur assise financière, de leurs connaissances et technologies et de leurs capacités organisationnelles, marchands et industriels établirent une domination sans partage.
Pour réussir sa pénétration commerciale, l’Allemagne bénéficiait de conditions de départ plus favorables que les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne n’en avaient eues avant elle. Au milieu du xixe siècle, la puissance britannique concurrente avait déjà reculé dans la région ; suite au Blocus continental de 1807, elle s’était tournée vers d’autres espaces forestiers comme le Canada. Quant aux Polonais, privés d’État depuis la fin du xviiie siècle, ils ne parvinrent pas à s’organiser pour limiter l’exploitation de leurs forêts par les firmes allemandes. Rétrospectivement, celle-ci apparaît irrésistible à bien des égards. Pendant plusieurs décennies, les entrepreneurs allemands eurent les coudées franches pour développer leurs activités extractives et industrielles. Longtemps, les seules contraintes à leur expansion avaient été d’ordre logistique et technologique. Puis les progrès techniques et organisationnels de l’économie capitaliste permirent de mener, à partir des années 1870 et 1880, un véritable « assaut » qui se prolongea jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les ressources en capital et en informations, ainsi que le soutien de l’État allemand aux industriels, notamment reflété par l’évolution de la politique douanière, furent également des éléments décisifs.
L’hégémonie allemande s’est aussi construite sur la faiblesse des résistances locales au plan politique et économique. À cause du manque de capitaux et du déficit durable en expertise sylvicole chez les propriétaires, les forêts des bassins de la Vistule et de la Warta étaient devenues, pour reprendre une expression utilisée par Marie-Claude Smouts à propos des forêts tropicales contemporaines, « un monde sans bois ni loi7 ». Ce phénomène s’éclaire aussi par les spécificités de l’histoire polonaise au xixe siècle, comme l’a synthétisée l’historien polonais Jacek Kochanowicz en insistant sur la « malédiction de la discontinuité » dans le développement économique de la Pologne et sa place dans l’économie mondiale aux xixe et xxe siècles8. Insurrections, guerres, changements de régimes politiques et vagues de répression furent autant de ruptures causant la déstabilisation des institutions, et compromettant l’acquisition de capital et de technologies. Elles eurent un impact négatif et durable sur le développement de la sylviculture et des industries du bois par les acteurs polonais, conduisant à des formes de dépendance et d’extraversion qui entraînèrent l’économie forestière dans une spirale de régression, alimentant des phénomènes d’appauvrissement, de dégradation des écosystèmes, de multiplication des conflits sociaux et d’entretien du sous-développement. Ces évolutions étaient aussi la conséquence des choix commerciaux et industriels opérés par les firmes allemandes, qui tiraient parti des faiblesses des propriétaires forestiers et des systèmes politiques locaux.
Une histoire « connectée » de la sylviculture allemande
À la veille de la Première Guerre mondiale, les forêts allemandes couvraient une superficie de 14 millions d’hectares et apparaissaient préservées, malgré un essor industriel et urbain sans précédent. De toutes les grandes nations industrialisées, l’Allemagne était, avec la Suède, celle ayant conservé le plus grand couvert boisé : environ 25,9 %, contre 18,2 % pour la France, 7,5 % pour les Pays-Bas et seulement 4 % pour le Royaume-Uni. Au terme de cette étude, il semble difficile d’attribuer le haut degré de préservation des forêts aux seules réussites de la sylviculture allemande. En ayant poussé les rendements jusqu’à un niveau très élevé au regard des capacités techniques de l’époque, les forestiers étaient certes parvenus à augmenter de façon considérable la récolte domestique de bois d’œuvre. Mais au début du xxe siècle, il manquait toujours à l’Allemagne 30 % à 40 % de son bois pour être autosuffisante. Grâce aux importations, le pays avait externalisé une partie de ses contraintes environnementales et ainsi soulagé ses propres forêts. Cela s’était cependant fait au prix d’un bouleversement des écologies et des équilibres sociaux des régions moins développées d’Europe centrale, en premier lieu des bassins de la Vistule et de la Warta. Si les paysans allemands furent les premières victimes de la « réforme écologique » dont parle Richard Hölzl9 – dans le sens d’un passage à une sylviculture « durable », mais mettant à mal les populations locales, privées de l’usage des ressources forestières –, ils ne furent pas les seuls à être affectés par la mise en place de la sylviculture productiviste en Allemagne.
Les conséquences furent souvent dramatiques pour les populations mais également pour les écosystèmes. Sur le plan forestier, la logique d’exploitation à grande échelle enclenchée par les firmes allemandes contribua, par un transfert massif de matière ligneuse vers l’Allemagne, à un épuisement des ressources dans plusieurs régions. Les prélèvements répétés empiétèrent ainsi sur la satisfaction des besoins locaux et contribuèrent à une réorganisation brutale des modes d’exploitation forestière ainsi qu’à la fragilisation et l’appauvrissement des systèmes écologiques. Ce processus fut d’une grande brutalité. L’enchérissement des bois de construction et de chauffage mettait les foyers dans des situations difficiles, aussi bien dans les villes qu’à la campagne. Les pauvres subissaient un coût disproportionné des effets de la dégradation environnementale, en raison de leur plus grande dépendance à l’égard des ressources en bois et de la forêt comme source de revenus. La Galicie fut le territoire qui paya le plus lourd tribut. Au tournant du xxe siècle, la ponction opérée par les exportateurs sur les forêts locales pouvait représenter jusqu’à un tiers de la récolte domestique de bois d’œuvre.
En développant cette réflexion, à la suite de chercheurs comme Alf Hornborg, notre étude contribue à remettre en cause les thèses de l’historien de l’économie Paul Bairoch, qui affirmait que les pays industrialisés, bénéficiant d’une croissance économique largement endogène, n’avaient pas eu besoin de leurs périphéries pour se développer10. Le commerce international du bois permit à l’Allemagne d’assurer un essor industriel et urbain sans précédent, mais également de préserver ses forêts sans que soit limitée la consommation domestique de sa population. L’histoire des forêts d’Europe centrale participe ainsi d’une histoire « connectée » de la forêt allemande, établissant un rapprochement entre l’histoire de l’économie et celle de l’environnement. Elle fait apparaître des interdépendances écologiques au sein du continent ainsi que la répartition inégale des fardeaux environnementaux engendrés par le développement. Les évolutions observées valident ainsi le paradoxe établi sur le rapport inverse entre consommation et dégradation environnementale, montrant que, de façon surprenante, ce sont les pays qui consomment le plus de ressources naturelles qui souffrent aussi le moins des problèmes environnementaux.
Thèse soutenue le 22 novembre 2016 à l’Université de Strasbourg, devant les membres du jury suivants : Catherine Maurer, Professeur à l’Université de Strasbourg (directrice) ; Marc Cluet, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg (codirecteur) ; Pascal Ory, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (rapporteur) ; Grégory Quenet, professeur à l’Université de Versailles Saint-Quentin (rapporteur) ; Morgane Labbé, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches, à l’EHESS (examinatrice) ; Christian Lotz, professeur au Herder-Institut de Marbourg (examinateur).