Dans les protestantismes, le xixe siècle n’a pas inventé les œuvres charitables. L’Institution de la religion chrétienne de Calvin fait déjà mention d’un ministère spécifiquement dévolu à la fonction d’assistance et de secours, les diacres1, et les temps modernes voient un ensemble d’actions visant à développer la diaconie2. Toutefois, les œuvres protestantes s’épanouissent véritablement en France au lendemain de la Révolution française : entourer les malades, offrir assistance et secours aux plus faibles, développer l’éducation envers les plus défavorisés… semblent devenir autant de gestes communs dans les Églises françaises. Au cœur de cette action qui mobilise toute une communauté, l’élan et la conduite de certains paraissent déterminants, ceux des consistoires et des pasteurs notamment. Par quels comportements et processus parviennent-ils à convaincre les fidèles de la nécessité à s’engager dans le service des plus humbles ?
L’enquête qui suit propose de voir quelles sont les modalités empruntées par les consistoires et les pasteurs protestants pour mobiliser l’ensemble des croyants alors que la reconnaissance de leur culte, par la loi du 18 germinal an x, leur permet ouvertement d’organiser l’entraide dans l’espace public, en France et même au-delà des frontières.
Encadrement et essor de l’entraide protestante
Dans la France napoléonienne, les articles organiques de 1802 restructurent complètement les cultes protestants. De fait, l’article 20 impose un réaménagement théorique de l’assistance : c’est désormais le consistoire, constitué de pasteurs et anciens, qui veille à l’administration des deniers provenant des aumônes et des legs3. Au sein des Églises consistoriales, le diaconat n’est donc plus réservé uniquement au diacre comme par le passé et il gagne une reconnaissance officielle qui favorise une action de tous4. Toutefois, la fonction de diacre ne disparaît pas et ce sont toujours eux qui secondent les anciens. À Paris, au lendemain des articles organiques, les diacres sont au nombre de 10 puis « le corps diaconal s’étoffe régulièrement et compte 40 diacres en 18405 ». Le rapport diaconal de 1818 indique ainsi qu’il s’agit pour eux de « soigner le besoin d’aujourd’hui, car tout paraît annoncer comme le dit l’Écriture, que le lendemain pourvoira à ce qui le regarde6 ».
Les archives du consistoire de Paris permettent de suivre la matérialisation de l’application des articles organiques et comportent notamment des liasses regroupant les « Legs en faveur des pauvres » et « Dons divers ». Parmi ces papiers, s’accumulent des copies d’extraits de testament attestant de la générosité de certains fidèles. Le legs devient effectif après autorisation du préfet de la Seine et, parmi les donateurs, on trouve le pasteur Antoine Rabaut, dit Rabaut Pomier (1744-1820), qui lègue « la somme de cinq cent francs à chacun des consistoires des Églises réformées de Paris, Nîmes et Montpellier pour être par eux immédiatement distribuée aux pauvres des dites églises de la manière qu’ils le jugeront convenable7 » [ill. 1]. Montpellier et Paris sont les églises qu’il a servies comme pasteur à partir de 1772 et Nîmes est sa paroisse de naissance. Ici, le geste est celui d’une proximité affective et s’effectue auprès des pauvres d’un environnement connu, passé ou présent. Au même moment, le riche banquier et comte Jean-Henry-Louis de Greffulhe (1774-1820) lègue 5 000 francs pour les pauvres de Paris alors que le baron Guillaume Mallet (1747-1826) donne « quinze cents francs pour les pauvres et quinze cents francs applicables aux frais du culte et de l’école Lancastérienne8 ». Cette institution, qui s’adressait avant tout aux enfants pauvres, avait été introduite à Paris, via la Société pour l’instruction élémentaire, constituée en juin 1815, et un de ses fils, Jules Mallet, avait été un des premiers grands souscripteurs de la Société9. Ces hommes dans la force de l’âge pratiquent donc aisément ce geste de don au consistoire de leur paroisse, mais cela se retrouve chez des personnes plus jeunes, à l’exemple de Jacob Grobéty, « employé de Mr Fould, banquier demeurant à Paris, rue du Moulin, n° 30, mineur, agé de dix sept ans et demi passés10 » qui lègue 200 francs, en 1824. Ces exemples ne sont pas exhaustifs et indiquent que le sentiment de la mort parfois imminente, matérialisé par le testament, reste un moment où les fidèles pratiquent un geste de charité par le don aux pauvres comme cela s’observait sous l’Ancien Régime, quelle que soit d’ailleurs la confession du testateur11.
Toutefois, au-delà de cette attitude habituelle, la multiplication des entreprises de bienfaisance devient manifeste dans le premier xixe siècle. Elle est liée, en premier lieu, au Réveil protestant qui promeut l’action caritative des fidèles12. Les fondements sont là encore anciens puisque, dès le xviie siècle, le piétisme favorise le geste d’entraide en valorisant la bonne conduite envers son prochain, présentée comme supérieure à la croyance en un dogme. L’orthopraxie prônée renforce, à titre individuel et collectif, le geste d’entraide. Une autre raison du foisonnement des œuvres protestantes du xixe siècle est externe au protestantisme et demeure liée aux transformations sociales de la période qui, avec la révolution industrielle, voit le paupérisme s’accentuer chez certains groupes sociaux. Le prolétariat, dans les villes industrielles notamment, devient une composante socio-économique de premier plan qu’il faut accompagner dans un contexte d’absence de protection sociale ou sanitaire13. Un dernier facteur dans cette prolifération caritative repose, en France, sur la légitimation protestante, après un siècle de clandestinité : l’entrée officielle dans les sphères politique, sociale et économique pousse les huguenots, et en particulier les plus fortunés d’entre eux ou ceux qui disposent d’une place éminente dans la communauté, à œuvrer pour la cité14.
L’évangélisation et l’enseignement biblique mobilisent prioritairement les fidèles. La Société pour l’instruction primaire a été précédemment évoquée, mais on peut également citer, en 1818, la fondation de la Société biblique, en 1822, celle de la Société des missions évangéliques ou, encore, en 1829, celle de la Société pour l’encouragement de l’Instruction primaire parmi les protestants de France15… La dynamique du don se prolonge donc par une volonté de manifester concrètement la charité chrétienne dans différentes voies de l’assistance. L’importance de ce mouvement a été condensée pour l’exposition universelle de Chicago de 1893 grâce à la réalisation d’un volume dirigé par le pasteur Frank Puaux, Les œuvres du Protestantisme français au xixe siècle, sorte d’inventaire des différentes missions caritatives protestantes jusqu’alors existantes16. Aucun champ de l’assistance, de l’entraide, de la diaconie à tous les sens de ce terme ne semble oublié, avec la création de plus de 300 sociétés philanthropiques et institutions caritatives œuvrant à l’échelle locale, nationale ou internationale17 : écoles, hôpitaux, orphelinats, asiles, maisons de retraite, sociétés en faveur des malades, des prisonniers, des femmes, des enfants, des handicapés, des vieillards… Frank Puaux a ainsi tenté de regrouper les « Sociétés bibliques », les « Sociétés de missions et d’évangélisation », les « Œuvres pastorales », les « Œuvres de charité », les « Sociétés d’instruction », les « Œuvres sociales et religieuses »… Parmi ce dernier groupe on trouve notamment, à Paris, la Société de prévoyance et de secours mutuels, dont l’objectif est d’assurer les travailleurs contre la maladie. Elle a été fondée « par M. Vauchez, horloger, diacre de l’Église réformée. Les souscripteurs, réunis le 16 janvier 1825, nommèrent un Comité, présidé par le marquis de Ségur, bientôt remplacé par M. Laffon de Ladébat, et le chargèrent d’élaborer un projet de règlement18 ». Cette association fut reconnue d’utilité publique par décret royal en 1829, moyen pour elle de toucher des subsides, bien utiles, de l’État.
Ces sociétés composées de pasteurs et de laïcs notables ont contribué à faire sortir les protestants de leur invisibilité sociale matérialisant par là même les paroles d’une grande figure du siècle en matière d’action sociale, le pasteur John Bost (1817-1881) : « ceux que tous repoussent, au nom de mon Maître, je les accueillerai19 ». Beaucoup de ces fondateurs, donateurs et acteurs sont des hommes, mais il faut noter que, grâce à ces œuvres charitables, les femmes protestantes prennent une place de choix, au sein de l’action dans la société des Églises protestantes20. Bien entendu, dès l’Ancien Régime, les huguenotes avaient montré leur implication à secourir les nécessiteux21, mais le xixe siècle voit également se multiplier les entreprises à leur initiative. Ainsi, Clémentine Cuvier (1809-1827) fonde, en 1825, l’Association protestante de Bienfaisance de Paris [ill. 2]. Elle appartient à une grande famille luthérienne – son père est le baron Georges Cuvier – et même si elle fut emportée par la maladie deux années plus tard, son action lui survécut grâce à deux de ses amies, Marie Juillerat et Marie Boissard, qui l’avaient accompagnée jusqu’alors. Au début de la décennie suivante, cette société aide ainsi 104 familles et 14 jeunes orphelines22. C’est cette association qui, en 1845, fonde la première maison à loyers réduits, montrant la prise de conscience du coût social du logement sur la classe ouvrière. Cette action fut suivie « plus tard par d’autres Sociétés philanthropiques, à Paris même, à Mulhouse, au Havre et dans presque toutes les villes de France23 ».
Les diaconesses sont, avec les filles et femmes de riches familles protestantes, d’autres grandes figures féminines de l’action caritative du xixe siècle. L’Institution des diaconesses a été fondée en 1841 par Antoine Vermeil (1799-1864) et Caroline Malvesin (1806-1889). Cette année-là, dans le quartier populaire du faubourg Saint-Antoine, la première repentie est accueillie, suivie par d’autres venant du Comité de l’œuvre protestante des prisons. Caroline Malvesin était accompagnée dans sa tâche par quelques femmes constituant un foyer dont le prolongement résidait dans les dons de celles qui restaient en dehors de l’Institution des diaconesses. Refuge, infirmerie pour enfants scrofuleux, éducation correctionnelle, maison de santé pour les femmes, école primaire, crèches pour accueillir les enfants des mères travaillant dans le faubourg… tels étaient les multiples secours apportés par ces diaconesses qui se fixèrent rue de Reuilly, à partir de 1846. De même qu’avec la Société de prévoyance et de secours mutuels, l’Institution fut reconnue d’utilité publique le 1er février 1860.
Ce développement manifeste des œuvres protestantes repose bien entendu sur les dons. L’effort financier doit être considérable et il a particulièrement mobilisé les plus fortunés des protestants français : « quand on consulte les listes d’adhérents à ces sociétés, ou les listes de donateurs, on est en présence d’un vrai Bottin mondain, de l’armorial huguenot pour les postes de dirigeants24 ». Il faut dire que les besoins pour les plus défavorisés ne tarissent pas. Ainsi, les budgets des œuvres protestantes croissent tout au long du xixe siècle comme l’indique notamment celui de l’Institution des diaconesses25 :
Dates | Recettes | Dépenses | Solde |
1842 | 27 490 | 17 329 | 10 161 |
1862 | 91 696 | 88 337 | 3 359 |
1882 | 180 685 | 155 752 | 24 933 |
1891 | 162 566 | 162 264 | 302 |
Tab. 1 : Budget de l’Institution des diaconesses
Par ce tableau, on remarque, outre l’augmentation considérable des recettes (multipliées par six), une croissance supérieure encore des dépenses (multipliées par neuf), attestant de la vitalité de cette institution et de ses besoins, en expansion constante. Et, de fait, alors qu’ils étaient largement excédentaires dans les années 1840, les comptes sont à peine à l’équilibre cinquante ans plus tard. Les plus fortunés donnent donc à la fois au consistoire et à des sociétés, comme « Dominique Isabeau André, ancien banquier demeurant à Paris » qui lègue 4 000 francs, en 1839 (l’enregistrement du don est fait en 1848, quatre ans après sa mort) :
1 500 fr. à la caisse des cultes, 1 500 fr. à celle des pauvres, 500 fr. à l’école protestante de la rue Péguet, 500 fr. à la société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi les protestants ; plus 500 fr. à la société biblique protestante ; 500 fr. à la société de prévoyance protestante de Paris, et enfin 500 fr. au bureau de charité du 3me arrondissement de cette ville26.
Les années passant, il faut constamment trouver des financements et inciter aux dons ou aux actions concrètes. Des acteurs fondamentaux motivent ces gestes, et particulièrement les pasteurs, par leur prédication ou par le modèle de vie qu’ils offrent à leurs paroissiens.
Le pasteur : modèle et prédicateur de charité
Des figures pastorales du premier xixe siècle marquent spécifiquement ce dévouement aux plus nécessiteux comme le pasteur Antoine Vermeil, déjà évoqué pour son action autour de la création de l’Institution des diaconesses. Avant son activité parisienne, durant son ministère à Bordeaux (1824-1840), il s’était illustré dans l’établissement d’un bureau de bienfaisance protestant et dans la création d’une « Société de bienfaisance composée de trente-six dames qui se partageaient les quartiers de la vile à visiter27 ». Parmi d’autres entreprises à son initiative dans la ville bordelaise, il fonde la première salle d’asile, la Société de prévoyance et de secours en faveur des veuves et des orphelins de pasteurs et il pose « les bases de la Société chrétienne d’évangélisation, l’une des plus importantes du protestantisme français28. » Le poids des pasteurs est également notable en Alsace, où les industriels de la région et le « patronat de la haute-vallée de la Bruche, les Legrand, Fallot, Steinheil ou Dieterlen » incarnent la « notion d’industrie comme œuvre en soi : c’est à l’appel du pasteur Oberlin, soucieux du sort de ses paroissiens du Ban de la Roche, que Jean-Luc Legrand (1755-1836) implante en 1813 une fabrique dispersée de rubans de soie29. »
Il est donc important de considérer le pasteur comme initiateur de ces actions charitables, par son implication personnelle – il est alors un modèle de vie – mais aussi par sa prédication. Le sermon délivré lors du prêche du dimanche a pour tâche d’expliquer la parole divine mais il a aussi pour but d’édifier le fidèle. Et parmi ces objectifs éducatifs, le pasteur enseigne régulièrement en quoi donner pour les plus nécessiteux est un geste essentiel, un devoir, non pas dans une perspective d’obtention du salut comme dans le catholicisme mais en tant que matérialisation de la foi chrétienne. Déjà sous l’Ancien Régime, les pasteurs montraient dans leurs discours de chaire l’importance des œuvres pour s’accomplir en tant que chrétien et citoyen30. Avec la légitimation du protestantisme en France, cet appel à l’entraide protestante ne faiblit pas. La fin des vexations huguenotes n’est pas synonyme d’un silence des pasteurs en chaire à l’égard des souffrances de certains membres de la communauté. Leur prédication martèle toujours l’importance de la charité chrétienne, concrétisation de l’amour de Dieu. Ainsi, le fameux prédicateur parisien Athanase-Charles Coquerel (1795-1868) donne à son auditoire la définition du vrai chrétien :
Le Chrétien, le vrai serviteur de Christ, le vrai disciple de l’Évangile […] sera le plus parfait honnête homme ; et quelque chose de plus ; celui-là sera un homme d’honneur, de probité, de bonnes mœurs, bienfaisant et indulgent […] à la modestie il joindra l’humilité ; à la bienfaisance, la charité, à la justice, l’équité31.
La morale chrétienne, la pratique vertueuse, l’orthopraxie sont au cœur de la définition du chrétien et, parmi les éléments fondamentaux, la bienfaisance et la charité reviennent constamment. Faire le bien doit être un incessant devoir du chrétien, quel que soit son statut, car, sans cela, il ne peut vivre suivant le modèle du Christ et selon les volontés de Dieu : « quand vous faites du bien à vos frères : vous secondez Dieu, vous partagez ses vues, vous appuyez sa providence et sa grâce, vous aidez sa bonté [ … ], vous êtes les imitateurs de Dieu, coouvriers avec lui32 ». Parfois, l’intégralité du discours de chaire est dévolue à cet impératif de charité comme Le devoir du riche et le droit du pauvre, dans lequel le pasteur parisien affirme qu’il est du devoir de ceux qui ont le superflu d’offrir le nécessaire à tous les hommes, c’est-à-dire « le vêtement, un abri, du pain ; selon le climat, un foyer, et partout, dans le premier âge, l’éducation religieuse et morale33 ». Il en va de l’équilibre de la société en général : « la charité chrétienne seule parviendra à donner aux nations et aux églises, et avec le temps à l’humanité, une organisation de justice et de travail, de prévoyance et de bienfaisance, telle qu’elle assurera le nécessaire à tous34 ».
Dans cette première moitié du xixe siècle, demander aux fidèles de faire le bien public est un thème martelé dans toutes les communautés françaises, y compris celles de l’étranger. Ainsi, dans l’église française de Londres, le pasteur Louis Mercier prêche, en 1801, un sermon sur l’Influence des bonnes, ou des mauvaises mœurs sur la Prospérité des Nations. Et il appelle clairement son auditoire à œuvrer pour la cité :
Nous nous plaignons souvent des abus qui y règnent [dans la communauté civile]. […] On pourrait dans bien des cas en diminuer le nombre, ou, du moins, en adoucir les effets. Et qu’est ce qui s’y oppose ? N’est-ce pas l’indifférence pour le bien public ? N’est-ce pas là, après tout, la première source de tous les malheurs qui affligent les Nations ? Le bien public ! Avouons-le, mes Frères, combien peu s’en occupent autrement qu’en paroles35 !
Le pasteur intime alors à ses fidèles de ne pas rester impassibles et de transformer, en actes, les bonnes paroles :
C’est pourtant notre devoir de nous en occuper, chacun dans notre sphère, et selon nos moïens, – car nous devons quelque chose en retour à la Société, pour la protection qu’elle nous accorde : c’est aussi notre intérêt, – car le corps ne peut souffrir que les membres ne s’en ressentent36.
La vision organiciste de la société impose de s’occuper du fléau de la pauvreté et de participer activement aux institutions qui permettent de soulager la misère :
Ce n’est pas à moi, ni dans cette place, qu’il convient de fonder toutes les causes de ce mal vraiment effraïant ; mais, me bornant à ce qui est de mon ressort, je dirai avec eux « Oui il y a un vice radical quelque part » c’est dans le cœur des prétendus Patriotes, dont la charité est ordinairement en raison inverse du bruit qu’ils font dans les Assemblées populaires. Combien en voyez vous en effet s’empresser à diminuer le nombre des pauvres, par leurs secours particulier, ou en soutenant, d’une manière efficace, les Établissemens publics destinés à les soulager37 ?
C’est bien ce message de préoccupation sociale à faire le bien que les fidèles transcrivent en acte, comme l’atteste un extrait du rapport de la présidente de l’Association protestante de bienfaisance de Paris, Mlle Filleau, en 1840 : c’est « la charité, précepte divin qui seul ferait de la religion chrétienne la plus belle et la plus utile des religions ; la charité qui remplit de joie tous ceux qui la pratiquent et qui, n’importe d’où elle vient ni sous quelles formes elle se présente, est toujours dans ses résultats38 ». Les œuvres protestantes, motivées par les pasteurs, et les dons reçus par les consistoires, matérialisation de la charité chrétienne, se déploient donc dans des directions variées qui semblent souvent s’exprimer auprès des nécessiteux de la communauté proche. Parfois également, l’action des consistoires et des pasteurs se manifeste en faveur d’œuvres plus lointaines géographiquement.
Consistoires et pasteurs unis dans l’entraide : le cas du secours aux Églises vaudoises
Dans les Églises françaises protestantes du premier xixe siècle, pasteurs et consistoires opèrent chacun à leur niveau et suivant leurs prérogatives respectives, pour recevoir le don ou pour le stimuler. Ils collaborent aussi parfois et, particulièrement, quand la situation devient urgente ou exceptionnelle. Tel est le cas, en 1825, pour organiser une collecte en faveur des Églises vaudoises du Piémont italien. L’objectif est l’établissement d’un hôpital dans la commune de La Tour, dans la vallée de Luserne, qui sera « l’unique asile pour la vieillesse et l’infirmités indigentes39 ». Les rédacteurs vaudois de la circulaire d’organisation de la collecte supplient donc
Le Dieu Consolateur du malheur et de la souffrance, qui tient en ses mains les cœurs des Roi et des Grands de la terre, de les incliner à compassion en faveur de notre projet et nous prions tous les amis de la religion et de l’humanité, qui voudront bien nous tendre la main secourable de verser leur charitable offrande dans les mains de notre Député-Collecteur Mr. Pierre Appia de La Tour40.
L’appel est lancé à toutes les Églises protestantes d’Europe et elle est transmise au consistoire de Paris. C’est Jean Paul Appia (1782-1849), pasteur des Églises wallonnes de Francfort-sur-le Main et parent du délégué en charge de la collecte des dons, qui vient en France plaider la cause vaudoise. Tout d’abord, il explique dans une lettre à ses confrères parisiens, que « le vrai but est de fonder un établissement de bienfaisance qui non seulement fournisse à leurs pauvres, à leurs orphelins, à leurs malades les services dont ils manquaient jusqu’à cette heure, mais auquel on puisse rattacher […] de nouveaux moyens d’instruction pour la jeunesse41 ». Le pasteur continue en expliquant l’enclavement, en zone catholique, des vallées vaudoises, d’où le recours aux Églises étrangères pour les aider. Appia joue bien entendu sur la filiation directe entre vaudois et protestants qui court encore dans les esprits de cette période, rappelant que les Églises vaudoises ont été nommées « à juste titre les sœurs ainées de la réformation42 ». Les arguments semblent entendus : dix jours après, le 18 janvier 1826, une circulaire est adressée par le consistoire de Paris aux fidèles de l’Église sollicitant « instamment » la « sympathie » et « bienveillance chrétienne » en faveur « des vaudois du Piémont, pauvre et intéressante population protestante qui habite dans les Alpes trois vallées limitrophes de la France ». Mais comment convaincre les fidèles parisiens de donner pour des paysans piémontais qu’ils ne connaissent pas ? Avec cette lettre est jointe une notice historique de plusieurs pages sur ces Églises « qui forment, pour ainsi dire, le lien de la primitive Église avec la Communion protestante43 ». La solidarité spirituelle, la proximité géographique sont mises en avant pour pousser aux dons. Le pasteur parisien Paul-Henri Marron (1754-1832), rédacteur de cette circulaire car président du consistoire, fait alors une rapide synthèse historique pour montrer ce que les vaudois ont dû endurer depuis des siècles et à quel point ils ont été victimes de l’intolérance. Difficile de ne pas faire un parallèle avec ce qu’ont eux-mêmes vécu les huguenots dans le siècle qui a précédé. Il s’agit donc de créer un lien fort avec ces frères d’outre-monts, « cette petite population de vingt mille cultivateurs, dénués de toute ressource44 ». Il faut toucher les fidèles et parfois aussi leur montrer l’exemple : Marron explique que d’autres avant eux ont donné, « en Suisse, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre » et qu’aujourd’hui cette population « s’adresse aux protestants de France […]. Nous ne resterons pas sourds à sa voix et l’Église réformée de Paris s’empressera de donner un exemple qui sera suivi par les autres Églises de France45 ».
On voit donc l’action rapide du consistoire pour activer les dons et, d’ailleurs, cet appel se matérialise en chaire fort peu de temps après. En effet, le pasteur Appia est invité à faire un sermon pour le service du 22 janvier – sur Jean 1,4 En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes – rapidement édité sous le titre La vie chrétienne. Cette publication est accompagnée de la notice historique sur les vaudois, de la circulaire du consistoire parisien, d’une carte des vallées vaudoises ainsi que d’un tableau d’évaluation de la population de ces vallées, estimée à 21 495 habitants (19 710 vaudois et 1 785 catholiques)46. Dans son discours, l’orateur reprend les thèmes classiques d’appel à la charité, à la bienfaisance, mobilisant également des extraits de la notice historique pour montrer la filiation entre les communautés vaudoise et protestante. Il explique donc la détresse de la population et le moyen d’y remédier par un comportement chrétien qui seul démontre l’unité entre les hommes : « la charité est le plus parfait de tous les liens47 ».
Le consistoire de Paris poursuit alors sa tâche et, comme annoncé, contacte ses confrères partout en France. Une lettre du consistoire de Rouen, du 4 août 1826, permet de suivre l’action parisienne et ses ramifications sur le territoire [ill. 3] :
Après avoir reçu, & communiqué à tous les pasteurs de ce Département, la notice & la circulaire que vous avez adressés, en avril dernier, pour nous recommander nos frères Vaudois des Vallées du Piémont, nous avons attendu avec confiance les résultats que la lecture de ces deux pièces ne pouvait manquer de produire48.
Le pasteur Louis Paumier (1785-1865), président du consistoire, continue en expliquant la démarche adoptée depuis quatre mois : « le jour de la Pentecôte, une collecte a été faite dans notre Temple de Rouen, & a produit 284 f. […] dans l’Église de Bolbec, a produit 252 f. […] l’Église du Havre 100 […] dans les annexes que dessert M. le Pasteur Maurel, près de Bolbec 15949 ». En ajoutant une offrande particulière d’un pasteur, c’est 800 francs qui sont rassemblés dans le ressort de cette église. Le consistoire a indéniablement mobilisé les riches fidèles dont certains appartiennent à l’industrie du textile. La démarche parisienne consiste donc à envoyer, avec sa circulaire, la notice historique puis les pasteurs locaux prennent le relais et organisent les collectes dans leurs églises respectives. Il paraît essentiel, dans un premier temps, d’informer le fidèle sur les raisons qui le poussent à aider ces Églises vaudoises que beaucoup ne connaissent pas. En effet il s’agit ici de secourir non pas son prochain immédiat, le pauvre ou le malade que l’on peut connaître car il fait partie de la même communauté, mais un nécessiteux du lointain, étranger dans le cas présent. Ensuite seulement, la collecte peut avoir lieu. Mais, entre les deux moments, se situe la prédication, rouage important qui achève de convaincre le fidèle. Raison et sentiment, connaissance et foi sont sollicités tour à tour pour déclencher le geste du don, indispensable à l’œuvre caritative.
Un dernier cas le montre, intéressant dans le cas des Églises vaudoises, car il touche des protestants qui en sont réellement les descendants directs, à savoir les communautés réformées du Luberon provençal50. Le pasteur de Lourmarin, Guillaume Portier (1790-1828), écrit au baron de Staël, membre du consistoire de Paris, le 16 juillet 1826, pour lui faire part du résultat de son travail de collecte. On y apprend que 60 exemplaires de la notice ont été envoyés et qu’il a pu en faire la distribution à ses collègues, à Avignon, à Mérindol, à Pertuis… On imagine ici que l’histoire vaudoise est bien connue et le pasteur précise, à juste titre, que tous les protestants de « la vallée du Luberon » descendent des « antiques et intéressants vaudois51 ». Mais la démarche est partout identique pour éveiller les cœurs au don :
Les esprits ayant été préparés par la distribution de la notice et par la lecture de la circulaire, pendant deux dimanches de suite, et les grandes occupations de l’éducation des vers à soie étant finie, le Dimanche 2 juillet, je prononçai dans le Temple de Lourmarin un discours en faveur des Vaudois, sur ces paroles du XII Ch. De l’Épitre aux Rom. v.13 « Prenez part aux nécessités des saints ». Une collecte fut faite après ce discours, dans l’intérieur du temple52.
La même opération est répétée à Mérindol, et on y apprend que le pasteur prononce alors le même discours, le 9 juillet. Les collectes semblent modestes (28 francs à Mérindol, 51 à Lourmarin) par rapport à celles observées dans le ressort de Rouen alors que la proximité avec les Églises piémontaises est réelle. Être protestant descendant de vaudois ne suffit pas pour obtenir une collecte conséquente, il faut aussi avoir les moyens de donner. Et le pasteur insiste là-dessus : son troupeau est principalement constitué de nombreux « pauvres cultivateurs » qui ont connu ces derniers temps « des pertes bien sensibles causées par l’incendie de leur forêt, les débordements de la Durance et la mortalité des oliviers53 ». Le peu qu’ils donnent est donc déjà considérable. Riches ou moins fortunés se mobilisent ainsi partout en France à l’appel du consistoire parisien, portés par la parole de leur ministre, pour ces vaudois présentés comme frères en Christ. Et la générosité française, alliée à celle des autres communautés européennes, a effectivement permis l’établissement de deux hôpitaux, l’un à la Tour pour la vallée de Luserne, l’autre au Pomaret pour les deux autres vallées.
Consistoires et pasteurs demeurent des rouages essentiels des œuvres protestantes du premier xixe siècle, ces derniers notamment, par leur action concrète, parfois aux côtés de laïcs influents qui destinent une partie de leurs forces et de leur fortune à aider les plus nécessiteux. Les pasteurs interviennent également grâce à leur prédication qui permet de rappeler régulièrement aux fidèles protestants que les œuvres sont fondamentales dans la vie du chrétien, non pour obtenir le salut mais pour manifester une foi vivante et donner corps à la charité, premier principe du Christ. Cette attention à soulager les souffrances de son prochain revêt alors diverses réalités au sein des Églises françaises, certaines traversant les montagnes dans un souci d’entraide protestante européenne, signe d’unité entre les hommes.
Ill. 1 : Extraits du testament de Jacques-Antoine Rabaut, Archives du consistoire de Paris, BPF, 006 Y Boîte 12 « Legs en faveur des pauvres ».
© Société de l’histoire du protestantisme français. Photo C. Borello.
Ill. 2 : Portrait de Clémentine Cuvier (1809-1827), tiré de Frank Puaux, Les œuvres du protestantisme français au xixe siècle, Paris, Comité protestant français, 1893, p. 142.
Photo C. Borello.