La reconstruction de la catholicité post-révolutionnaire se traduit par un phénomène d’une ampleur inédite : la multiplication des congrégations féminines, principalement à vocation éducative et charitable. Le phénomène a été magistralement étudié, au niveau national, par Claude Langlois, pour la période s’étendant entre le Consulat et le début des années 18801. C’est le temps des « bonnes sœurs » qu’illustrent les Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul, les Filles de la Sagesse ou les Petites Sœurs des Pauvres, trois ordres au rayonnement national et international. D’autres congrégations, plus modestes, apparues à l’extérieur des terres de chrétienté bretonne ou du sud du Massif central demeurent sous-estimées. Il en est ainsi de celles du diocèse de La Rochelle : les religieuses de Sainte-Marie de la Providence (Saintes), tout comme les Ursulines du Sacré-Cœur (Pons), nées sous la Restauration et figurant dans le corpus retenu par Claude Langlois, n’ont pas fait l’objet d’analyses fouillées depuis cette étude globale2. La situation est encore plus vraie pour celles qui furent mises en place sous la Troisième République : le changement de situation politique invite à étudier plutôt les modalités de résistance ou de disparition des congrégations que les symptômes de la persistance de leur dynamisme3. En 1880, 126 maisons congréganistes féminines qui, peu ou prou, se chargent d’écoles apparaissent dans les annuaires diocésains rochelais. Vingt ans plus tard, il y a désormais 136 maisons religieuses. L’augmentation est surtout forte aux lendemains de l’application des lois Ferry et se ralentit au seuil des années 1890. Cette croissance, bien que modeste, demeure significative de la continuité de l’effort des catholiques du département en faveur de l’éducation religieuse. Elle se traduit par une fragmentation de la présence congréganiste. À la veille de la loi de 1901, vingt-six congrégations féminines enseignantes différentes sont implantées dans le diocèse : les six premières constituent près de 59% des maisons religieuses du département4 ; à l’autre bout de la hiérarchie, sept ordres ne sont implantés qu’en une seule paroisse.
L’examen de la trajectoire de deux congrégations charentaises nées au cours des années 1880, les Dominicaines gardes-malades (Corme-Écluse), et les Dames de l’Instruction du Sacré-Cœur (Montlieu), présente quelque intérêt5. Fonder de nouvelles congrégations alors que le pouvoir politique devient à l’échelle nationale et régionale hostile à l’emprise du religieux dans l’espace public n’est pas sans susciter quelques interrogations. Quelles sont les raisons qui motivent ces fondations ? Quelle est la dynamique de ces congrégations avant les lois de 1901-1904 ? Comment font-elles face à cette législation ? Avant d’étudier les étapes de la trajectoire de ces deux congrégations, il est nécessaire de faire le point sur les sources utilisables.
Des sources fragmentaires
L’apport de l’historiographie est limité. Les congrégations à vocation soignante n’ont pas été étudiées dans la monographie de Barbara Beaumont consacrée aux monastères des Dominicaines6. La modestie des maisons des religieuses de Montlieu et l’absence de survie de la congrégation après la tourmente de 1901-1904 expliquent leur disparition de la mémoire locale : la référence la plus solide figure dans les pages d’un érudit local, Charles Vigen, rédigées dans un but de « défense catholique », juste après la dispersion des religieuses7.
La lutte des « deux France » de la fin du xixe siècle est à l’origine de la production de la majeure partie de la documentation mobilisable. Les dossiers de l’Enregistrement, très bien conservés, éclairent sur le patrimoine immobilier de ces maisons au début du xxe siècle8. Ces congrégations ayant tenté de se soumettre aux obligations imposées par la loi de 1901 ont constitué des dossiers pour que leurs maisons soient autorisées9. Même dans un diocèse à la pratique aussi faible que celui de La Rochelle, les titres de la presse catholique sont précieux : le Bulletin religieux publié sous le patronage de l’évêché, et la Croix de Saintonge et d’Aunis animée par des prêtres diocésains permettent d’appréhender le rapport unissant le clergé séculier et paroissial à ces congrégations féminines.
Les archives internes de l’Instruction du Sacré-Cœur ne sont constituées que d’épaves, fragmentaires. Quelques-unes subsistent aux archives diocésaines de La Rochelle, notamment des « Procès-verbaux des Examens canoniques pour l’admission à la Vêture et à la Profession10 ». Les papiers des Sœurs de l’Instruction de l’Enfant-Jésus dont sont issues les religieuses de Montlieu permettent d’avoir des éléments sur les circonstances de la scission. Pour la fin de l’histoire de la congrégation, d’autres documents sont conservés par les Sœurs de la Charité de Besançon, du fait de la carrière de certaines anciennes Religieuses de l’Instruction du Sacré-Cœur. Quant aux Dominicaines, il a été, pour l’instant, impossible d’accéder à une quelconque documentation interne, la maison de Corme-Écluse ayant été, de surcroît, donnée récemment aux Diaconesses de Reuilly.
Des naissances longues et douloureuses
Montlieu : de la maison provinciale à la maison généralice
Avant d’accéder à la fonction de maison généralice, Montlieu dispose d’une place à part dans l’organisation des Religieuses de l’Instruction de l’Enfant-Jésus. Vieille congrégation du Puy, née en 1667 et reconnue par le gouvernement en 184311, elle ne s’implante en Charente-Inférieure qu’au seuil des années 1850. Sollicité dès 1851 par les ecclésiastiques de la localité, un couvent ne voit le jour à Montlieu même qu’en 185412. Une colonie de religieuses est alors envoyée et comprend notamment la nièce d’Augustin Rainguet, le supérieur du petit séminaire de Montlieu, principal promoteur de l’installation des religieuses en Saintonge. Dès 1857, Montlieu n’est plus une maison religieuse parmi d’autres, mais accueille des jeunes filles aspirant à l’état d’institutrices13. Le couvent acquiert le statut de maison provinciale.
Sous la monarchie censitaire et le Second Empire, les Demoiselles de l’Instruction de l’Enfant-Jésus s’étendent à l’extérieur du diocèse du Puy, mais leur histoire est, déjà, jalonnée de scissions. Au départ s’appuyant sur le Puy, l’Enfant-Jésus d’Aurillac se dote de nouvelles règles en 1847 et construit sa maison-mère en 1854. Les Sœurs de l’Enfant-Jésus de Claveisolles, dans le Rhône, connaissent une trajectoire analogue en se séparant officiellement en 185814. À Digne, la Sainte-Enfance de Jésus et de Marie qui reçoit du Puy un premier essaim en 1836 est reconnue légalement en 1853. Le noyau initial de Chauffailles, en Saône-et-Loire, est fourni, lui aussi, en 1846 par l’Instruction de l’Enfant-Jésus ; en 1858, la rupture est décidée d’un commun accord par les évêques du Puy et d’Autun. Le divorce entre la maison provinciale de Montlieu et la maison généralice du Puy n’est que l’ultime scission que connaît la congrégation auvergnate pendant le xixe siècle.
Déjà, à la fin des années 1870, Mgr Thomas, l’évêque de La Rochelle, entre en conflit avec son confrère du Puy : tous deux réclament que leurs diocèses respectifs soient privilégiés pour l’envoi des religieuses institutrices15. Les discussions préliminaires à la séparation de la branche saintongeaise débutent en 1881. À l’été de cette année, l’un des vicaires généraux de La Rochelle, Fulbert Petit, un ancien protégé de l’abbé Augustin Rainguet, attaché par ses origines familiales à la Haute Saintonge, vient plaider au Puy l’autonomie de Montlieu. Plusieurs arguments sont avancés : l’éloignement du Puy et de la Saintonge décourage les vocations religieuses ; le statut de « béate » qui semble être celui des anciennes élèves de Montlieu n’est pas considéré comme un état religieux suffisamment fort ; enfin, le fait que le brevet de capacité devienne un titre indispensable pour être appelé à la direction d’une école est un aiguillon pour mieux former les institutrices congréganistes, aiguillon que l’autorité diocésaine rochelaise ne juge pas être présent au Puy. Le rejet de la scission par la maison-mère est brutal : toutes les demandes formulées par Fulbert Petit sont récusées16.
Les religieuses saintongeaises passent outre cette opposition. En 1882, est fondée une société civile composée de Jeanne Chervallier, Lucie Rainguet, Joséphine Tempier et Marie Chazelas. Dénommée « Dames de l’Instruction du Sacré-Cœur » et ayant pour but de créer « une maison d’éducation pour la jeunesse17 », cette structure est la première pierre sur laquelle s’appuie la congrégation sécessionniste. Les quatre fondatrices sont des religieuses. Jeanne Chervallier, Sœur Marie-Joseph, née en 1838, en Haute-Loire, est la nouvelle supérieure ; Joséphine Tempier, Sœur Marie de Jésus, est également originaire du diocèse du Puy ; Marie Chazelas, Sœur Francine, vient de la Haute-Vienne tandis que, née en 1821, Lucie Rainguet, Sœur Emmanuel, la plus âgée des quatre fondatrices, est la nièce de l’ecclésiastique à l’initiative de l’installation du premier essaim à Montlieu. Le divorce avec le Puy est consommé en 1888 par le transfert de propriété des immeubles possédés par les sœurs de la congrégation de la Haute-Loire à Jeanne Chervallier, sœur Saint-Joseph, supérieure de Montlieu, et à deux autres sœurs résidant dans cette localité18. L’immense majorité des maisons des Sœurs de l’Instruction de l’Enfant-Jésus présentes dans le diocèse de La Rochelle passe dans le giron de celles de l’Instruction du Sacré-Cœur, à l’exception de deux maisons du pays rochefortais, Genouillé et Lussant. Quatre autres écoles ferment, en revanche, définitivement leurs portes à ce moment-là19.
Réalisée entre 1881 et 1888, cette naissance se fait sous le signe d’une grande fragilité : la républicanisation du pouvoir empêche de lancer une quelconque procédure de reconnaissance comme congrégation autorisée. De plus, la vocation principale est l’enseignement, mission dont se saisit l’État républicain pour la laïciser. Alors que les maisons de Genouillé et Lussant pourraient être protégées par la reconnaissance gouvernementale de 1843, cela ne saurait être le cas de la vingtaine d’établissements religieux de l’Instruction du Sacré-Cœur.
Corme-Écluse : du modeste essaim à la congrégation à supérieure générale
L’initiative de l’installation des Dominicaines revient au desservant de Corme-Écluse, Pierre-Paul Monnier, arrivé ici en 1841. Bien qu’il ne soit plus que prêtre habitué depuis 1879, il souhaite parachever son apostolat par la mise en place d’une maison religieuse dans la paroisse. Des constructions sont lancées ; les deux premières religieuses s’installent à l’automne 188220. Venant du même diocèse que l’abbé Monnier, celui de Mende, les religieuses sont issues de la maison dominicaine de Marvejols.
Elles sont un acteur de premier plan du pèlerinage marial de Corme-Écluse alors naissant et qui se déroule au début du mois d’août21. La mise en forme rituelle du pèlerinage, « l’œuvre de prédilection » de la supérieure, la Révérende Mère Saint-Vincent22, inclut le monastère ; l’après-midi, la procession achevant la journée se déploie dans le parc des religieuses. Par delà cette implication dans la vie religieuse de la paroisse et du diocèse, les Dominicaines ont une double mission : prioritairement gardes-malades et secondairement enseignantes. En Charente-Inférieure, huit congrégations religieuses se dévouent alors au soin des malades à domicile. Les sœurs de l’Immaculée Conception de la Sainte Famille et celles de la Sagesse assurent aussi des fonctions enseignantes dans des communes de taille modeste ; en revanche, les congrégations exclusivement gardes-malades se retrouvent plutôt dans les principales villes – Rochefort (Bon Secours de Troyes), La Rochelle (Saint-Aignan), Saintes (Espérance de la Sainte Famille) et Saint-Jean-d’Angély (Sœurs de la Miséricorde). Le choix de Corme-Écluse tranche. Les soins sont prodigués quelle que soit la condition sociale : à Tonnay-Charente, « une Sœur est affectée à visiter et soigner gratuitement les malades de tout genre ; une autre est à la disposition des personnes pouvant rémunérer ses soins ; une troisième est réservée par la Prieure générale pour exercer son ministère hors du territoire de Charente23 ». La tâche scolaire des Dominicaines reste très limitée : à partir de 1886, installée dans la maison même de l’abbé Monnier, une école libre est dirigée par l’une des religieuses de la congrégation24. Avant de prendre l’habit religieux, la maîtresse de cette école, Sœur Saint-Gabriel, est une institutrice laïque dans des écoles de filles de communes voisines25.
En octobre 1887, le monastère de Notre-Dame de Corme-Écluse devient maison-mère et le maître-général des Frères-Prêcheurs, par un décret du 11 novembre, affilie la communauté à son ordre : le diocèse de La Rochelle abrite désormais « une nouvelle pépinière de religieuses gardes-malades et institutrices26 ». Plusieurs raisons sont avancées pour justifier la rupture avec Marvejols : « les sujets nouveaux qui […] arrivent de la Lozère ne sont pas formées conformément à l’esprit et aux habitudes de la Saintonge, ce qui est essentiel pour des gardes-malades » ; « le recrutement des vocations dans le diocèse de La Rochelle devient difficile dès qu’on parle d’un noviciat si éloigné27 ». Le fait que le desservant fasse participer très activement les religieuses au pèlerinage marial de Corme-Écluse de même que la fondation d’une école libre sont aussi une source de tensions avec Marvejols28.
Des congrégations marginalisées ?
La transformation des Dominicaines en congrégation à supérieure générale fait naître rapidement des interrogations sur les meilleurs moyens de la développer. L’installation d’une maison-mère au cœur d’une campagne saintongeaise peu dévote n’est pas jugée propice à la formation des novices : décision est prise par l’autorité épiscopale de transférer la maison-mère à Marans, avec l’appui du curé-doyen de cet important chef-lieu de canton, l’abbé Chauvreau. Béni le 6 octobre 1890, le nouveau monastère est spacieux : une aile de l’établissement est réservée pour les pensionnaires, infirmes ou dames âgées. Corme-Écluse redevient une simple maison locale29. La mésentente ne tarde guère à éclater : dès décembre 1890, les Dominicaines se plaignent des « intempérances de langage et les grossièretés de M. Chauvreau30 ». En janvier 1891, Mgr Ardin revient sur sa décision. Une ordonnance prescrit le retour des religieuses à Corme-Écluse, en abandonnant « complètement la maison de Marans31 ». Ce n’est, cependant, qu’au début de la décennie suivante que la congrégation se dote de statuts approuvés par les évêques des diocèses dans lesquels la congrégation est active32.
Des problèmes analogues se posent à Montlieu. En 1896, Mgr Bonnefoy, évêque de La Rochelle depuis trois ans, entre en pourparlers avec les fondatrices du Puy pour une éventuelle reprise de Montlieu33. Les discussions tournent court ; un an plus tard, sont promulguées les constitutions de la congrégation. L’attitude à l’égard de l’Instruction de l’Enfant-Jésus ne peut être comprise que si elle est mise en lien avec celle développée vis-à-vis de Montlieu. En 1901, sans état d’âme, le même prélat envisage la fermeture du petit séminaire de Montlieu, « vrai petit Port-Royal, avec son étroitesse et son intransigeance34 ». Montlieu, point périphérique et excentré du département, est soupçonné d’une trop grande indépendance.
Des croissances limitées ?
Deux dimensions peuvent être distinguées pour mesurer le rayonnement diocésain de ces congrégations : d’une part, leur capacité à susciter des vocations ; d’autre part, leur emprise foncière et immobilière.
Un développement humain réduit
Faute d’avoir eu accès aux archives et aux registres d’entrée dans la communauté des Dominicaines, il est difficile de connaître le rythme de développement de la congrégation et le chiffre exact de religieuses. La presse diocésaine signale deux professions en 1888 comme en 188935. Aux cours des années 1893, 1894 et 1898, est notée, chaque année, une vêture36. La répartition des religieuses entre les diverses maisons permet d’appréhender le poids global de la congrégation. La prééminence de la maison-mère est nette : Corme-Écluse compte 21 religieuses en 189637. En 1902, quinze religieuses demeurent à Corme-Écluse38 ; trois sœurs vivent à Tonnay-Charente comme à Jonzac ; il y en a cinq à Saintes39. En 1900, huit maisons étant dénombrées40, les Dominicaines gardes-malades de Corme-Écluse sont au maximum une cinquantaine. Le changement dans le personnel de la congrégation reflète son articulation de plus en plus forte au diocèse de La Rochelle. Le premier noyau de religieuses vient de Marvejols, à l’instar de Soeur Agnès de Jésus41 et Mère Saint-Vincent42. En 1905 et jusqu’à sa propre disparition en 1927, Léonie Guinaudy, Mère Saint-Gabriel, devient la supérieure des Dominicaines gardes-malades de Corme-Écluse. Native de cette localité, elle incarne l’enracinement de la congrégation dans le diocèse : née en 1860, d’abord institutrice laïque dans des écoles de communes voisines, elle fait son postulat à Marvejols avant de revenir diriger l’école libre tenue par les sœurs43.
Les Dames de l’Instruction du Sacré-Cœur bénéficient d’un regard longtemps bienveillant des autorités locales : à Montlieu même, ce n’est qu’en 1901 qu’elles cessent d’être institutrices communales ; la dernière école publique du département à être laïcisée, celle de Jussas, est d’ailleurs dirigée par cette congrégation44. Bien que discontinue, la dynamique à l’œuvre n’est pas négligeable. Entre 1882 et 1902, le registre d’entrée dans la congrégation garde trace de la prise d’habit de 45 nouvelles religieuses. Certes, huit années ne voient aucune nouvelle vocation mais leur répartition chronologique démontre une relative autonomie à l’égard de la conjoncture politique globale. Le démarrage est modeste avec seulement dix-sept nouvelles religieuses au cours des dix premières années. L’année la plus faste est 1899 avec dix entrées. Le flux ne s’interrompt pas immédiatement au début du xxe siècle : les vœux religieux des sœurs saint Rémi et sainte Philomène sont prononcés en décembre 1902. L’implantation charentaise de la congrégation est conforme à la rupture avec la maison mère : vingt des quarante-cinq religieuses sont nées en Charente-Inférieure tandis que le Périgord constitue le deuxième foyer de recrutement. En 1901, l’état des religieuses réalisé lors de la demande d’autorisation révèle une congrégation de taille limitée : 63 religieuses sont recensées. Les vocations reçues n’ont probablement permis que le renouvellement et le maintien de la congrégation, mais non sa croissance.
Ce sont des ordres religieux aux effectifs modestes mais extrêmement dispersés : en 1902, leurs activités se déroulent dans une vingtaine de localités différentes du département. Le réseau des maisons religieuses reflète des stratégies différentes d’implantation et l’inégale ancienneté des deux congrégations.
Une visibilité matérielle réelle
L’Instruction du Sacré-Cœur ne fait, pour l’essentiel, que maintenir le réseau déjà existant et hérité des Demoiselles de l’Instruction de l’Enfant-Jésus. Ne compensant pas les cinq disparitions enregistrées au cours des années 1880-189045, seules trois nouvelles écoles sont prises en charge par la congrégation de Montlieu : Paillé, Saint-Germain-de-Lusignan et Montendre. L’école libre de Paillé est abandonnée au bout de quelques années au profit des Filles de la Charité du Sacré-Cœur de Jésus (Salle de Vihiers, Mayenne). Ici, l’école dépend plus du desservant de la paroisse que de la congrégation qui fournit le personnel enseignant. Les deux maisons nées en haute Saintonge sont plus solides et visibles. À Montendre, chef-lieu de canton acquis à la cause conservatrice, un pensionnat voit le jour en 188546. Agrandi et surhaussé, le bâtiment qui prend des allures de maison de maître est estimé 40 000 francs : il constitue le deuxième fleuron du patrimoine immobilier de la congrégation, à égalité avec la maison-mère. Après Montlieu, l’établissement de Saint-Germain-de-Lusignan, propriété personnelle de la supérieure locale, représente le plus vaste domaine occupé par la congrégation, en s’étendant sur près de 3 hectares47. L’emprise foncière des immeubles possédés ou occupés par la congrégation apparaît importante : à en croire les résultats de l’enquête diligentée par l’État en 1900, elle dispose d’un peu plus de 15 hectares dans le département48. C’est la troisième congrégation du diocèse, derrière des congrégations de dimensions nationales, les Filles de la Sagesse et les Sœurs du Saint-Sacrement d’Autun. Toutefois, du fait de l’implantation majoritairement rurale de l’Instruction du Sacré-Cœur, la valeur de ces biens immobiliers est inférieure à celle des congrégations installées dans les villes et les petites villes du département : évaluées environ 170 000 francs, les maisons religieuses de Montlieu n’occupent que la dixième position départementale.
Le patrimoine des Dominicaines est plus modeste. Couvrant un peu plus de trois hectares et évalué autour de 140 000 francs, il témoigne de l’histoire plus courte de la congrégation. Dans un premier temps, la présence des Dominicaines à l’extérieur de Corme-Écluse, attestée dès l’hiver 1887 à Saint-Genis-de-Saintonge, Saint-Fort-sur-Gironde, Saintes et Saujon49 ne se traduit nullement dans la pierre : il s’agit de religieuses appelées au chevet des malades. La situation change à partir du milieu des années 1890. En 1896, installation est faite à Saintes : résidant dans un immeuble dépendant de la mense curiale de la paroisse Saint-Eutrope, les Dominicaines remplacent des congrégations qui ont eu des difficultés avec le curé, les Filles de la Charité, parties au seuil des années 1890, et les sœurs de l’Espérance de la Sainte-Famille qui viennent de quitter la capitale saintongeaise. Une maison voit le jour à Tonnay-Charente en mars 189750 : les religieuses répondent à l’appel d’un notable alors maire de la commune, Alfred Bernard Goguet, et de son épouse qui cherchent à perpétuer le souvenir d’une enfant récemment décédée. L’arrivée à Jonzac, la dernière localité saintongeaise où les Dominicaines exercent leur mission, est due au zèle de pieuses bienfaitrices, les demoiselles Lys51. À Tonnay-Charente comme à Jonzac, la présence de la congrégation dépend de bienfaiteurs : les religieuses sont logées dans des maisons louées et non aménagées spécifiquement à cet effet. Leur marque dans le paysage urbain est discrète et peu pérenne.
Par contre, les deux congrégations disposent de maisons généralices qui imposent leur visibilité dans l’espace communal, tant à Montlieu qu’à Corme-Écluse. Dans la première de ces communes, isolé du bourg, le bâtiment, un ancien château reconverti en couvent, étale une vaste façade à laquelle est accolée une chapelle édifiée au début des années 1880, sur les plans d’Eustase Rullier52, l’architecte le plus apprécié des milieux ecclésiastiques charentais sous la Troisième République. Les difficultés de la naissance de l’Instruction de l’Enfant-Jésus font, sans doute, renoncer au projet initial, plus ambitieux, qui prévoyait de doubler la surface du bâtiment central et de rajouter, en symétrique de la chapelle, une aile supplémentaire accueillant des classes53. Une même logique d’isolement se retrouve à Corme-Écluse : le domaine des Dominicaines se situe dans un écart, les Chaumes. Un nouveau monastère, commencé en mars 1894 et achevé à l’hiver 1895, peut y accueillir quarante religieuses54. L’essentiel des biens immobiliers dans lesquels se trouve la congrégation ne lui appartient pas. La majeure part est une propriété personnelle du desservant de la paroisse, l’abbé Bourit. L’ensemble des parcelles a été patiemment acquis entre 1894 et 1900 et constitue un domaine de plus de deux hectares55, le cœur du domaine étant constitué par la chapelle qui accueille le pèlerinage à Notre-Dame.
Au seuil des années 1900, les Dominicaines comme les Dames de l’Instruction du Sacré-Cœur ont acquis un statut et une visibilité qui font d’elles des acteurs réels de la congréganisation de la société en Charente-Inférieure. Ces congrégations ne sont pas moribondes quand la reconfiguration politique du début des années 1900 met les religieuses au cœur de la tourmente.
Du démantèlement à la survie
Sous le coup de la loi sur les associations (1901)
Comme pour la majorité des congrégations féminines56, des dossiers sont formés en 1901 pour se mettre en règle avec la nouvelle législation qui encadre associations et congrégations : une reconnaissance légale est demandée par les Dominicaines tant pour la maison-mère que pour les diverses maisons fondées57. Dans cette perspective, dans les communes où des couvents sont établis, avis est demandé aux conseils municipaux : tous se déclarent favorables au maintien de ces établissements58. Le président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Émile Combes, refusant de transmettre les dossiers au Parlement, un statu quo officieux est maintenu. Seule l’école libre de Corme-Écluse est officiellement invitée à fermer ses portes au 1er août 190459.
La situation est plus délicate pour les religieuses de Montlieu. Un dossier d’autorisation est monté en septembre 190160, mais, d’ores et déjà, la supérieure renonce à présenter six maisons qui ferment avant même que l’État républicain ne s’intéresse à elles61. L’attitude prise par É. Combes au début de l’été 1902 ne laisse guère d’illusion à Mère Marie-Joseph. Dès le printemps 1903, la congrégation « a jugé inutile d’attendre d’être exécutée par le parlement, elle s’est dissoute de son plein gré. […] Les religieuses qui en faisaient partie se sont sécularisées et dispersées62. » Quelques semaines plus tard, dans sa séance du 26 juin 1903, la Chambre de députés repousse la demande d’autorisation. La maison-mère est invitée à fermer ses portes avant le 1er avril 190463 ; la plupart des autres établissements doivent être fermés dans un délai encore plus bref, avant le 1er octobre 1903. Cette mesure suscite des résistances minimes. La plus visible se produit à Montendre où le maire, protestant et bonapartiste, refuse de signifier le décret de fermeture aux religieuses64. Un liquidateur est nommé en mars 1904 et la procédure est achevée en 190865. Les recettes obtenues par la vente des biens de la congrégation, un peu moins de 80 000 francs, sont très éloignées des estimations de 1900 qui montaient à plus de 170 000 francs.
Entre survie et désintégration
Du fait de la vocation prioritairement soignante de la congrégation, les Dominicaines réussissent à passer le cap des dispositifs anticongréganistes des années 1901-1904. En janvier 1905, elles peuvent s’enorgueillir de recevoir neuf nouvelles religieuses66. Des quatre maisons du diocèse, seule disparaît celle de Jonzac. À Saintes, les religieuses continuent à se vouer au service des malades, sans difficulté majeure. Une attitude également bienveillante s’observe à Tonnay-Charente67. Malgré la disparition de l’école libre, l’influence des Dominicaines à Corme-Écluse se fait toujours sentir. Les instituteurs publics dénoncent l’action des « Dominicaines dirigées par un malin curé qui profite de sa chaire pour répandre la calomnie », ajoutant même :
Après la dissolution des autres congrégations beaucoup se demandent pourquoi celle-ci existe encore : ce sont des parasites nuisibles à la société qui sèment le trouble dans la commune. Les efforts des maîtres de l’école se trouvent paralysés par une propagande effrénée faite dans les familles68.
À plusieurs reprises avant la Première Guerre mondiale, l’administration préfectorale est appelée à émettre un avis sur l’autorisation à accorder – ou non – à la congrégation. Les propos sont toujours hostiles :
L’œuvre politique, entreprise avec les membres du clergé paroissial, par les religieuses de Corme-Écluse, se poursuit, sous le couvert de la religion et de la Charité, contre les maîtres de l’enseignement public et le parti républicain de la commune. La propagande politique est dirigée par le Ministre du Culte Catholique de Corme-Écluse, qui habite « le Monastère », et les religieuses apportent à celui-ci la collaboration la plus active et, malheureusement la plus efficace, pour les œuvres qu’il préside : Société de secours mutuels, mutualité contre la mortalité du bétail, etc. et dont il se fait une arme pour combattre les républicains69.
Le monastère de Corme-Écluse devient un lieu de réunion pour les catholiques d’Aunis et de Saintonge. Par exemple, le 27 juin 1909, il accueille le congrès diocésain de l’Association catholique de la Jeunesse française : 24 groupes paroissiaux sont représentés avec un total de 250 congressistes ; la journée s’achève par une procession de 1 000 personnes s’acheminant à l’église paroissiale70.
En revanche, l’Instruction du Sacré-Cœur s’efface très rapidement du paysage religieux et éducatif de la Charente-Inférieure. Seules cinq des vingt-trois localités où la congrégation est présente en 1901 ont encore une école libre de filles à la veille de la Grande Guerre. Il n’y a plus aucun établissement catholique à Montlieu. La fin de la vie de la Révérende Mère Marie-Joseph est décrite par la presse religieuse comme « un véritable martyre » ; « brisée déjà par la douleur physique et morale, elle [est] expulsée de son couvent, chassée des maisons achetées avec ses deniers personnels71 ». Elle meurt en avril 1907, retirée dans sa famille à Blois. Les autres trajectoires individuelles qu’il a été possible de documenter démontrent une fragilisation des anciennes religieuses. De la soixantaine de congréganistes en 1901, seules vingt-quatre souhaitent recevoir une allocation venant de la liquidation des biens de l’Instruction du Sacré-Cœur en 190872. Une vingtaine d’anciennes religieuses est encore vivante dans les années 192073 : le lien persistant entre elles est ténu ; à cette date, certaines sont supposées encore vivantes mais l’autorité diocésaine est incapable de donner de plus amples précisions ; l’ancienne appartenance congréganiste s’est évanouie pour plusieurs d’entre elles. À Saint-Georges-des-Agoûts, Sœur Alphonse, auparavant institutrice de l’école libre, tient désormais un commerce d’épicerie dans la localité74. Des religieuses sécularisées sont aussi présentes, « sans emploi », dans les petits bourgs de Saint-Quentin-de-Rançanne et de Saint-Germain-de-Lusignan. Deux anciennes religieuses servent de domestiques à la cure de Saint-Germain-de-Vibrac75. Sans doute avec l’aide de l’archevêque de Besançon, Mgr Fulbert Petit, qui jadis, appuya la congrégation naissante, trois entrent à la Charité de Besançon et y font de belles carrières76. Sœur Marie des Anges entre au postulat et au noviciat de la congrégation bisontine en septembre 1908 et fait sa profession religieuse l’année suivante. Elle meurt sous l’habit de la Charité de Besançon en 1945. Elle n’oublie pas sa première congrégation et conserve le « Souvenir de la prise d’habit » faite en 1892 chez les religieuses de l’Instruction du Sacré-Cœur. Une semblable et remarquable persistance de l’identité congréganiste s’observe chez Louisa Doublet : ayant fait sa première profession chez les Demoiselles de l’Instruction de l’Enfant-Jésus en 1872, elle fait choix d’intégrer l’Instruction du Sacré-Cœur en 1882 et, de ce fait, est sécularisée en 190377. Lorsqu’elle disparaît, dans sa 83e année, en 1932 à Montpellier-de-Médillan, elle choisit de faire déposer sur sa tombe une modeste croix qui rappelle, pour elle, ses véritables caractéristiques : Sœur Germaine, « Religieuse de Montlieu ».
La trajectoire de ces deux congrégations d’ampleur modeste révèle que, derrière les « guerres culturelles » du dernier tiers du xixe siècle, la « création continue78 » des maisons religieuses ne s’interrompt pas brutalement. Si les vocations paraissent moins nombreuses pour ces nouvelles congrégations que pour celles nées dans la première moitié du siècle, la logique d’accumulation immobilière et foncière se poursuit. Tentant de maintenir le tissu scolaire établi par le Puy, Montlieu investit dans des maisons transformées en écoles tandis que Corme-Écluse privilégie la maison-mère et choisit une croissance contrôlée. La différence de stratégie de développement, les tâches choisies par ces ordres expliquent leur inégale adaptation au tournant des deux siècles. Se consacrer prioritairement à l’éducation met l’Instruction du Sacré-Cœur en grande difficulté : en tant que congrégation, elle n’a pas les moyens de se redéployer vers d’autres missions. Le choix, très rapide, de se séculariser et de se disperser fragilise également les chances de reconstituer la congrégation sous d’autres formes par la suite. L’implantation majoritairement rurale des maisons de cette congrégation réduit enfin les chances de leur survie à un moment où la conquête républicaine et anticléricale de la haute Saintonge s’achève. Nées dans des circonstances et une conjoncture assez similaires, les Dominicaines font face à moins de difficultés en 1901 : ne s’étant que peu développées dans le domaine scolaire, se vouer dorénavant seulement à la garde des malades ne leur pose pas problème. Le rôle qu’elles jouent dans l’un des principaux pèlerinages mariaux saintongeais est aussi un facteur expliquant leur survie. Le tableau ici dressé de l’histoire de ces congrégations mériterait encore des approfondissements : une étude plus fine, de nature prosopographique, des itinéraires des religieuses et des anciennes religieuses de l’Instruction du Sacré-Cœur serait un moyen de mieux comprendre le rapport que pouvaient entretenir ces femmes tant avec leur congrégation initiale qu’avec les réseaux catholiques et congréganistes plus larges dans lesquels elles s’inscrivent et qui ont pu permettre d’afficher et de vivre différemment leur foi, après la disparition de la congrégation dans laquelle elles avaient pu exprimer leur vocation.