L’abbé d’Oudenburg Hariulphe, à son arrivée, visita Rome le premier jour et fréquenta pour les offices la basilique de l’apôtre saint Pierre. Le lendemain il se rendit au palais du Latran et selon les instructions que lui avait données l’évêque de Noyon1, il demanda d’abord une entrevue au seigneur Aimeric, archichancelier, homme de grande expérience, qui connaissait à fond les lois ecclésiastiques et les institutions pontificales. Il lui demanda conseil et aide, en disant :
« Seigneur, mon vénérable seigneur l’évêque de Tournai et Noyon, qui vous est dévoué comme il convient, m’envoie à votre noble intelligence pour que d’abord je m’offre à votre service en fonction de mes forces, mais aussi pour que je procède selon votre conseil devant le seigneur pape2 quand j’expliquerai la raison de mon voyage. Si en effet c’est au seigneur pape qu’appartient l’examen de toute chose, c’est à vous qu’est imposé le char d’Israël, c’est vous qui en êtes l’aurige, parce que votre zèle dispose de tout, arrangeant les petites choses et décidant les grandes. C’est pour cela qu’en venant vous voir j’espère et demande à recevoir la bienveillance de votre conseil, pour obtenir ainsi l’effet de la vérité et de la justice. »
Le chancelier répondit : « Frère, ou plutôt père, ce n’est pas toi qui dois nous servir mais plutôt nous qui devons te servir, parce que ton visage et ta belle chevelure montrent que tu es semblable aux hommes de bien. C’est pourquoi je te demande de prendre soin que les flèches de la honte ne te frappent pas ou ne nous frappent pas à travers toi. »
Effrayé, l’abbé demanda : « Comment, par Dieu, la honte pourrait-elle venir sur vous à cause de moi, moi qui viens d’arriver, qui ne suis au courant de rien, qui n’ai rien fait parmi vous d’où la honte puisse venir sur vous ou sur moi ? »
L’autre répondit : « Parce que ta vieillesse est un honneur pour tous, parce que ta parole est calme et éloquente, tu nous plais beaucoup. C’est pour cela que nous prenons soin et que nous espérons pouvoir faire tout avec toi, pour que grâce à toi en tout lieu une bonne odeur se répande, et que ce proverbe qui court partout commence grâce à toi à disparaître, pour que là où on dit “Tout se vend à Rome” on dise désormais “Tout est juste à Rome”. Je t’ai dit cela au début, parce que la honte serait sur nous si nous devions te rendre justice à partir de cadeaux donnés, ou te rejeter à cause de cadeaux non donnés. C’est pour cela que je t’avertis avec clarté : à la curie romaine, ne donne ou ne promets rien à personne. Parce que si j’apprenais que tu l’as fait, tu perdrais notre conseil et celui du pape. Nous nous efforçons en effet d’écarter de nous ce sifflement venimeux. »
L’abbé dit : « Je serais complètement fou si en agissant contre votre ordre je perdais votre conseil. Mais cependant quand je serai aux pieds du pape, que dois-je déposer et combien ? »3.
Le chancelier : « Ne pense même pas que tu doives déposer quoi que ce soit. »
Entendant cela, l’abbé fut très réjoui, parce que ses économies n’étaient pas abondantes.
Alors le chancelier Aimeric, tenant l’abbé par la main, le conduisit au consistoire4 du palais, où le seigneur pape siégeait en justice, les cardinaux à sa droite, tandis que les plus nobles des Romains, soigneusement coiffés et vêtus de soie, étaient debout ou assis autour de lui. Lorsqu’ils virent le chancelier arriver, ils se levèrent tout de suite et lui firent de la place. L’abbé aussitôt se jeta aux pieds du pape, embrassant ses pieds avec ses lèvres et fixant ses yeux sur lui. Le pape, sentant avec quelle dévotion et quelle pieuse affection l’abbé se conduisait, tendit la main, le releva, et lui demanda :
« Frère, qui es-tu, d’où viens-tu, quelle cause t’a conduit à nous ? Il ne paraît pas normal qu’un homme aussi âgé soit forcé de venir à Rome.
— Seigneur, répondit l’abbé, ce serait tout à fait anormal si l’ampleur de la cause ne m’y avait contraint. Mais le poids très lourd de cette cause nous a rendu la mer et la route très supportables5. Je suis en fait cet abbé flamand que le seigneur abbé de Saint-Médard de Soissons6 poursuit avec dureté, lui qui veut se soumettre notre monastère, fût-ce au prix d’une injustice.
— Pourras-tu nous montrer qu’il s’agit d’une injustice ?
— Avec l’aide de Dieu j’ai confiance, et je pense que je peux le prouver. »
Alors l’abbé présenta au pape la lettre de l’évêque de Noyon et celle de l’abbé de Clairvaux7.
Le seigneur pape demanda : « Est-ce que notre cher frère est en bonne santé ? »
L’abbé, ne comprenant pas très bien de qui le pape parlait, répondit : « Nous les avons quittés tous deux en bonne santé. »
Le pape s’exclama : « Grâces à Dieu ! » Puis il dit à l’abbé : « Va maintenant, et trouve-toi un logement. Demain ou après-demain, tu viendras à nous et nous t’écouterons. »
Les évêques qui étaient présents déclarèrent : « Vraiment, il est digne d’être entendu. »
Il y avait là l’archevêque de Sainte-Rufine, l’évêque d’Ostie, l’évêque de Segni, l’évêque de Ferentino, l’évêque de Viterbe et plusieurs abbés, et tous disaient que le seigneur pape devrait traiter l’abbé avec miséricorde. Quant aux nobles romains, ils disaient : « Par Dieu, il a commis un grand péché, celui qui contraint un tel vieillard à une aussi grande fatigue. »
Mais l’abbé, adorant le pape, partit et trouva un hospice non loin du palais.
Les jours suivants, il fréquenta assidûment le palais, entrant et sortant, se faisant voir du pape et des cardinaux, espérant, par cette mise en avant, obtenir du pape qu’il entende sa cause. Souvent, celui-ci disait à l’abbé, en souriant avec douceur :
« Seigneur abbé, comment allez-vous ? »
Et lui répondait aussitôt : « Bien, seigneur, mais j’irais mieux encore si votre miséricorde se tournait vers moi. »
Le pape répondait : « Tiens bon, ne te décourage pas, dès que nous le pourrons, tu auras ce que tu veux. Mais il n’est pas dans l’usage de notre curie qu’une personne vénérable venant ici soit renvoyée rapidement. Au contraire, en restant un peu, en circulant parmi nous, qu’elle apprenne ce qu’elle ignore et qu’elle découvre que la domination des Romains s’exerce avec équanimité.
— Seigneur, si c’est dans cette intention que vous retardez mon cas, je m’en réjouis et m’en réjouirai. Mais je crains qu’une bourse vide me refuse le vivre si je reste longtemps.
— Garde donc ta bourse pour le retour : aussi longtemps que tu restes ici, tu peux vivre avec nous. »
Inclinant la tête, l’abbé répondit : « Je vous remercie pour une telle promesse. »
Les cardinaux Aimeric, chancelier, Gérard de Sainte-Croix, Yves de Saint-Laurent, Gérard de Pise, Grégoire Centu8 et d’autres tout aussi importants parlaient souvent avec l’abbé. Il leur demandait surtout de suggérer avec insistance au seigneur pape de prendre pitié de l’abbé et de lui fixer un lieu et une date. Et eux disaient publiquement : « Vraiment, seigneur, si cela vous plaît, nous jugeons tout à fait digne d’entendre et trancher sa cause. »
Enfin, le neuvième jour de son arrivée, le seigneur pape lui fixa audience dans ses appartements privés. Les cardinaux ayant été convoqués, l’abbé y fut introduit et reçut l’ordre de s’asseoir sur un tabouret aux pieds du pape ; le chancelier était également assis.
Alors le seigneur pape dit à l’abbé : « Vraiment, frère, nous compatissons avec toi, parce que tu as beaucoup souffert et que tu t’es fatigué au-delà ce que ce que ton âge te permet. Mais voilà que pour toi nous avons convoqué nos frères, devant lesquels tu vas expliquer la raison de ta venue. Nous t’écouterons avec bienveillance, et verrons quelle décision prendre à ce sujet. »
L’abbé adora le pape et dit : « Seigneur père, je rends grâce au Seigneur tout puissant qui a mis dans votre cœur cette douceur qui fait que vous daignez me montrer cette douce pitié. Mais pour que vous compreniez mieux ma douleur, et pour que vous ne trouviez pas indigne de m’écouter, je vais commencer ma présentation par une parabole.
Il était une fois un jeune homme, qui épousa une femme de condition parfaitement libre. Il la maintint dans cette liberté et resta avec elle pendant 35 ans et cinq mois, lorsque tout à coup surgit un féroce adversaire qui dit au marié devenu vieux : “Tu seras mon serf, parce que ton épouse m’appartient comme serve”. Le mari, qui n’était plus vraiment jeune mais approchait de la vieillesse, répond : “Comment pourrait-il se faire que tu sois mon seigneur, alors qu’aucun de tes pères ne l’a été ?”
Mais l’autre répond avec présomption : “J’ai dû travailler pour t’acquérir, mais tu ne pourras résister, parce que le pape de Rome a placé ta nuque sous mon joug.
— Le seigneur pape a peut-être placé ton joug sur mon cou, mais c’est virtuel, et pas réel. Je suis en effet certain qu’il l’a fait par ignorance. Il ne me reste plus qu’à courir auprès du seigneur pape et à voir ce qu’il en est.”
Estomaqué, l’autre s’exclame : “Tu discutes, moribond ! Tu te traînes déjà vers ton lit de mort, et tu veux saisir la cour des Romains ?
— Je prouverai complètement tes mensonges, j’établirai tes machinations devant toi, en présence des Romains.”
Mais arrêtons ici la parabole, et faisons la suivre d’une explication véridique. Le jeune homme qui se marie, c’est l’abbé d’Oudenburg, qui fut canoniquement promu à la charge d’abbé alors qu’il était encore jeune. L’élection fut libre et complète, c’est-à-dire sans mensonge et sans être entachée d’aucune contradiction. Mais la 35e année de son ordination se leva l’abbé de Saint-Médard de Soissons, mû autant par son propre zèle que par la ruse insidieuse de deux clercs, Rodolphe et Goduin9. Il demanda au pape romain, par mensonge, des lettres qui contraindraient l’abbé d’Oudenburg à quitter son monastère. Le pape, ne remarquant pas ce qu’il y avait de faux dans cette histoire, et sans penser que l’abbé de Saint-Médard voulait lui mentir, donna les lettres demandées, qui furent apportées à l’abbé d’Oudenburg le premier jour du mois d’août. Comprenant le trouble et la malice d’un tel mensonge, il se hâta de courir devant le seigneur pape Innocent, et par l’éloquence de la vérité il mit à nu les machinations ourdies contre lui par l’abbé de Soissons. Entendant cela, le pape miséricordieux compatit à chacun des deux, mais de manière dissemblable : il plaignit l’abbé d’Oudenburg pour la fatigue injustement endurée, l’abbé de Soissons de ce que le diable ait pu entraîner son cœur dans une si grande fraude. »
L’abbé avait fini son discours. Le pape prit la parole : « Nous avons entendu ta parabole, nous avons entendu l’explication de la parabole, et nous comprenons que ce que tu veux, c’est que nous ne te séparions pas d’une épouse conservée depuis aussi longtemps.
— Si je suis mal marié, je ne récuse pas le divorce. Mais si mon mariage est légitime, qui nous séparera ? Votre devoir est de couper ce qui est mauvais, pas de briser ce qui est fondé sur le Christ.
— Le jour de ton arrivée, tu as promis que tu montrerais que l’abbé de Saint-Médard s’est injustement attaqué à toi. Donc vas-y, dis-nous au nom de quel saint votre oratoire a été consacré.
— Notre oratoire a été consacré au nom de vos seigneurs et les nôtres, c’est-à-dire les bienheureux Pierre et Paul apôtres. La terre elle-même et l’église qui y a été fondée appartenaient de droit à l’église de Tournai et relevaient du fief du comte Robert10 et n’ont jamais appartenu, en quoi que ce soit, à l’église de Saint-Médard. C’est pour cela que je suis venu, c’est pour cela que j’ai souffert, c’est pour cela que je demande à votre sérénité de m’entendre et de compatir avec moi. Les très saints pontifes romains qui ont fini leur vie dans le martyre ont décidé dans leurs décrets que personne ne pourrait être condamné en son absence. Et où donc fut la sagesse sincère de l’Église romaine, quand vous m’avez condamné en mon absence, contre les décrets des Pères ?
— Nous ne t’avons pas condamné, au contraire nous t’accueillons et t’écoutons volontiers et avec honneur.
— Quand vous m’avez dépouillé, sans m’avoir convoqué ou entendu, de l’église qui m’avait été confiée, et que vous l’avez confiée à un autre sans examen sérieux, vous m’avez considéré comme condamné.
— Si quelque chose a été fait par ignorance et par erreur contre toi, nous le rejetons, et toi aussi rejette-le, mais ménage-nous. De toute façon, lorsque nous aurons pu connaître l’affaire, nous te rendrons justice en vérité.
— Merci à Dieu et à vous pour les bienfaits que vous m’avez donnés et ceux que vous me donnerez. Mais vraiment, je ne veux pas que vous ignoriez que venant de Flandre à Rome j’ai souffert des choses pénibles et insupportables que l’excellence de votre majesté m’a infligées. Certes, parmi tout le peuple des Francs, aucun pouvoir, aucune seigneurie n’auraient pu me forcer à venir à Rome. Mais le magistère de votre apostolat, auquel tout homme doit être soumis, m’a contraint à venir jusqu’ici. »
Le pape, stupéfait et très indigné, fit un signe de la main droite et dit : « Frère, par Dieu, que dis-tu ? »
Le chancelier, assis sur le même tabouret, s’écria : « Seigneur abbé, voyez à parler avec davantage de prudence ! »
Mais l’abbé continua : « Seigneur et père, c’est parce que votre lettre, qui est vôtre non parce que fausse mais parce que munie de votre sceau, m’a été apportée que je suis venu. Ce qui m’a motivé, c’est l’injustice faite à la sainte Église romaine et à votre nom, sous lequel cette lettre avait été faite, parce qu’elle était pleine de ruse, de mensonge et de tromperie. C’est pour cela que j’ai été scandalisé et trompé, parce que cette lettre ne contenait rien de vrai mais portait quand même la bulle du siège apostolique. Mais quoi que je dise, je n’impute aucune tromperie à la pureté romaine, mais je supporte péniblement ce scandale, qu’une personne puisse être assez impudente et imprudente pour ne pas craindre de souiller vos oreilles par de tels mensonges, en vous séduisant et en hâtant ma chute.
— Récite-nous ces lettres, pour que nous sachions si c’est à juste titre que tu en as été troublé. »
Alors l’abbé récita :
« “Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son cher fils Hariulphe, abbé d’Oudenburg, salut et bénédiction apostolique. Il n’y a pas à te louer d’avoir érigé un autel contre un autel et de ne pas avoir, à la différence du serviteur fidèle, augmenté le talent qui t’avait été confié mais de l’avoir au contraire caché dans la terre. C’est pour cela, parce que jadis tu as été moine de Saint-Médard de Soissons, et que, t’éloignant du lieu où tu avais fait profession tu as par ton astuce transformé en abbaye le monastère qui t’avait été confié sous le statut du prieuré, nous te mandons par l’autorité apostolique de déposer ta crosse, de te remettre rapidement sous l’autorité de l’abbé de Saint-Médard comme son moine et de restituer au chapitre des frères de Saint-Médard l’église que tu as prise.”
Voici cette lettre, je devrais dire, voici cet épais mensonge, qui met en pleine lumière ce qui n’a jamais été. Car je n’ai jamais été moine de Saint-Médard, je n’ai jamais reçu de monastère ou de prieuré du chapitre ou des abbés de Saint-Médard, je n’ai jamais rien tenu ou possédé, pas même le quart d’une obole, qui me vienne de Saint-Médard. Le salut et la bénédiction qui se trouvent à la première ligne de la lettre, je les ai aimés et adorés plus que l’or et le diamant, parce que mon âme, enrichie par eux, a fortement exulté. Mais pourquoi ai-je dû supporter des critiques aussi vives et une injustice aussi insupportable, au point de voir que les saintes oreilles du souverain pontife avaient été infestées par le sifflement du mensonge, que de la tête à Rome on transmettait au fin fond de la Flandre une lettre, mais une lettre dénuée de vérité, pleine de fausseté, faisant retentir partout la honte sur l’envoyeur ? »
Le pape répondit : « Mais, mon frère, si tu nies avoir jamais été moine de Saint-Médard, il convient que tu dises de quel monastère nous devrions croire que tu as été pris pour devenir abbé.
— D’un monastère qui vous est bien connu, et attaché dévotement depuis longtemps à la familiarité de l’Église romaine, celui de Saint-Riquier en Ponthieu, où en l’an 1121, indiction 14, vous êtes venu vous-même avec le seigneur prêtre Pierre. Vous y êtes resté treize jours, et l’abbé Anschaire m’a invité à vous présenter mes respects, alors que j’étais déjà en charge de mon abbaye depuis seize années11. C’est en effet de ce monastère, à l’époque du seigneur pape Pascal II, qu’à la demande de Baudri, évêque de Tournai12, et de son archidiacre Lambert13, j’ai été délié par l’abbé Anschaire et donné à la sainte Église de Tournai pour y accéder à l’abbatiat après une élection canonique par les frères. Et dans ce même lieu deux abbés, Arnoul et Gervin, m’avaient précédé sans que l’église de Saint-Médard ne donne ni conseil ni aide pour leur ordination, puisque du reste cela ne lui appartenait pas. »
Le pape demanda alors : « Mais qui fut alors le fondateur ou l’édificateur de votre monastère ?
— Seigneur, celui qui fonda ce lieu fut un serviteur de Dieu du nom d’Arnoul14, pour ce qui est de la religion.
— Et qui était cet Arnoul ?
— Il était évêque de Soissons.
— Et qu’était-il avant d’être évêque ?
— Il était moine de Saint-Médard.
— Puisque tu dis qu’il était moine de Saint-Médard et fondateur de ton monastère, il faut que tu admettes que Saint-Médard est possesseur de ton monastère !
— Mais pas du tout, seigneur, parce que les choses se sont passées autrement. Et je vous en supplie, qu’il vous plaise d’entendre et qu’il nous soit permis d’expliquer le déroulement des faits, sans quoi vous n’acquerrez pas la connaissance de la vérité.
— C’est bien volontiers que nous t’autorisons à poursuivre la vérité, pour que par ton récit nous prenions connaissance de la vérité ! »
L’abbé répondit : « L’homme du Seigneur, saint Arnoul, noble par le sang mais plus noble encore par les mœurs, après avoir renoncé à la milice séculière devint moine à Saint-Médard. Cependant, plein de sainteté et de vertu, il quitta la vie claustrale pour celle, plus exigeante, de la réclusion. Devenu ensuite abbé, il régénéra le monastère par une abondance de biens et de lois. Il fut un jour appelé, ou plutôt convoqué, par le roi Philippe15 pour partir en expédition avec une troupe armée contre les ennemis du roi. Mais il préféra se retirer dans sa cellule de réclusion. Peu après Gervais, sénéchal du roi16, institua comme évêque de Soissons son propre frère, sans élection du clergé et du peuple, et sans avoir consulté l’Église de Rome ou celle de Reims. Mais cette mise en place contraire au droit canon et la vie peu correcte de l’élu apparurent bientôt au seigneur pape Grégoire VII, qui ne tarda pas à déposer Ursio et à le remplacer comme évêque de cette Église par l’homme de Dieu, le reclus Arnoul.17 »
Le pape répondit : « Tu viens de montrer que cet Arnoul avait été un saint évêque, mais tu n’as pas montré comment il en est venu à fonder votre monastère.
— Je suis prêt à le démontrer. Êtes-vous prêt à l’entendre ?
— Poursuis.
— Le comte Robert avait été trahi par les siens, et, rendu furieux par cette trahison, il voulut faire retomber la tentative d’assassinat dont il avait été victime sur quelques nobles clercs, qu’il expulsa de Flandre et priva de leurs offices et de leurs honneurs, ce qui les obligea à aller chercher la miséricorde de la sainte Église romaine. Compatissant à leurs malheurs, le seigneur pape envoya l’évêque Arnoul, homme de Dieu, auprès du comte Robert, pour négocier la rentrée en grâce de ces clercs18. Lorsque la paix fut conclue, surgit dans l’esprit du comte et de quelques-uns de ses grands, c’est-à-dire Évrard de Tournai, son frère Conon et Baudouin de Gand, l’idée de confier à cet homme de Dieu une maison près de l’église Saint-Pierre d’Oudenburg. Mais l’homme du Seigneur, homme droit et simple, refusa entièrement ce don de la main du comte. Mis au courant par le comte, l’évêque de Tournai, qui en ce temps était Radbod19, prit le conseil de ses clercs et décida qu’il ne livrerait à personne une église dépendant de lui, sauf à cette condition que ce soit une abbaye de moines qui y soit aussitôt installée, mais donc bien une abbaye, pas une simple celle. En fait, il prévoyait déjà qu’une querelle naîtrait un jour du fait que saint Arnoul avait été moine de Saint-Médard. »
Ayant dit cela, l’abbé se tut quelques instant, puis, reprenant la parole, il dit au seigneur pape : « Voilà donc, très vénérable père, sur quel commencement notre monastère a été fondé. Il n’appartient pas à saint Médard, et jusqu’aujourd’hui il n’a jamais été revendiqué par saint Médard. Quant à cet abbé de Soissons, il ne croit pas lui-même à la justice de sa cause, mais poussé par deux clercs qui sont nos ennemis, il s’est lancé dans cette querelle sans trop réfléchir. Ils lui disaient : “Qu’attendez-vous ? Que craignez-vous ? Cet abbé à moitié mort ne vous contredira pas. Criez autant que vous pourrez, et vous recevrez tout. Il n’a ni force ni richesse pour vous résister. Agissez avec virilité, et vous verrez son cœur frappé d’une grande terreur.” Enflammé par ces incitations, le seigneur abbé de Saint-Médard espérant que la maigreur de nos biens ou de nos forces lui procurerait la victoire, se munit des armes du mensonge et ne craignit pas de tromper le souverain pontife, pourvu qu’ainsi il gagnât une chose qui ne lui était pas due, et qu’il s’acquît la réputation d’avoir fait ce que personne avant lui n’avait fait. Et pour que vous voyiez les choses plus précisément, voici la charte de fondation de notre monastère donnée par l’évêque de Tournai, et celle d’Arnoul lui-même, je vous supplie de les faire lire devant vous. »
On lut les actes des deux évêques, Radbod et Arnoul20. Après lecture et discussion, l’abbé dit au pape : « Maintenant, seigneur, que vos yeux voient et que vos oreilles entendent. Mais les seigneurs cardinaux comprennent clairement que ces écrits, récités ici, n’accordent aucun droit à Saint-Médard ou à ses abbés.
— C’est vrai, dit le pape, aucun. »
Les évêques qui étaient présents et le chancelier Aimeric dirent : « Ces actes interdisent complètement que l’abbé de Saint-Médard parle encore en sens inverse.21 »
Alors l’abbé, très heureux, adora le pape et le collège et dit : « Seigneur, de vous, parce que vous succédez aux apôtres, il est écrit Leur gouvernement est complètement consolidé. C’est pour cela que vos lettres m’ont terrifié à ce point, qu’aucun argument n’a pu apaiser mon esprit, tant que moi, si petit que je sois, je puisse venir vous voir et vous montrer personnellement la construction du mensonge et la teneur de la vérité. Et en effet sur toute la terre je ne connaissais personne devant qui je puisse dénoyauter mes affaires, sauf le pontife romain, vicaire du Christ, successeur de Pierre et patron de toutes les églises. Et c’est vrai : si, du fait de ma faiblesse, je n’étais pas venu devant cette curie, celui qui revendique mon monastère m’aurait peut-être fait passer pour quelqu’un de méprisant, et aurait pu obtenir que le lien de l’excommunication soit lancé sur moi. »
Alors le pape déclara : « Tu as souffert au-delà de tes forces, tu as dépensé tes biens contre ta volonté, mais tu as bien fait de venir trouver l’Église romaine. Car tu auras notre grâce, et tu verras ta cause réussir, parce que tu nous as expliqué la vérité des faits non pas en titubant, mais en procédant avec savoir et raison, et parce que nous n’avons trouvé aucun motif de doute dans tes mots. Aussi, désormais, repose-toi en sécurité, nous voulons que plus personne ne puisse te forcer à venir à Rome. »
L’abbé demanda : « Honorable père, puisque votre grande miséricorde est sur moi, je voudrais que vous me confirmiez, à moi et à mes successeurs, la liberté dans laquelle j’ai été ordonné. Ainsi notre monastère, qui aujourd’hui est attaqué injustement, renforcé par votre privilège, ne pourra plus tomber. »
Le pape répondit : « Deux choses nous en empêchent, toi et moi : l’église qui t’a été confiée est attaquée par la présente querelle, et tu n’as pas de lettre de demande de ton évêque22. Cependant, nous consentons volontiers à ta liberté et celle de ton monastère, et il est nécessaire que nous arrangions ton affaire de cette manière, pour que tu te réjouisses de notre paix et que ton ennemi ne puisse plus trouver de motif pour une querelle. C’est pour cela qu’il est nécessaire que, en ton absence, nous prenions conseil avec nos pères pour mettre en ordre ton repos et notre défense. Et parce que nous nous préoccupons beaucoup de toi, nous nous hâterons de le faire. »
Ces choses étant dites, on se sépara.
Le lendemain, le pape ordonna de convoquer l’abbé, et dit au chancelier de lui annoncer quelle décision avait été prise.
Le chancelier dit à l’abbé : « Seigneur frère, notre seigneur apostolique et toute la curie se préoccupent de vous et de votre affaire. Si vous en êtes d’accord, il est décidé ceci : étant sauf en toute chose votre statut, trois personnes religieuses vont être élues sur la terre des Francs. Le pape leur confiera votre affaire, pour que votre adversaire, s’il refuse de se taire, porte plainte devant elles et que celles-ci jugent entre vous, et que leur jugement soit ferme et ne puisse être changé. Nous avons pensé faire cela pour votre avantage, et nous avons pris grand soin que vous ne deviez pas revenir à Rome. En effet, le seigneur pape et toute la curie acceptent cela pour vous, parce que par votre visage et votre discours vous nous plaisez à tous. Et parce que vous êtes assis aux pieds de notre seigneur, et c’est une marque d’honneur, le choix des personnes à élire est confié à votre jugement. »
Inclinant la tête, l’abbé répondit : « Je vous remercie de tout cela, mais je veux et souhaite que le seigneur pape et sa curie fassent ce choix, en prenant garde de ne pas nous opposer d’adversaires notoires.
— Et qui sont tes ennemis ?
— L’évêque de Châlons23 et l’évêque d’Arras24.
Le pape sourit : « Mais nous pensons du bien d’eux, nous avons confiance en leur souci de la vérité et en leur religion. Ils ne te causeront jamais d’injustice.
— Ils sont certes bien, mais néanmoins ils me sont suspects : l’évêque de Châlons, parce qu’il a été abbé de Saint-Médard ; l’évêque d’Arras, parce que c’est lui qui a machiné toute cette querelle. Et comme le dit Jérôme : Quel besoin d’abandonner ce qui est certain et de suivre ce qui ne l’est pas25 ? La France compte d’autres hommes qui ne sont pas inférieurs par la grâce, mais dont je ne crains pas le jugement.
— Mais si tu rejettes ceux-ci, qui acceptes-tu ?
— Si cela vous plaît, l’évêque de Thérouanne26, ou celui de Chartres27, de Laon28 ou de Soissons29. »
Le chancelier intervint : « On ne te donnera pas l’évêque de Chartres, parce qu’il est trop loin de toi et déjà très occupé par les affaires romaines ; ni celui de Laon, parce qu’il a obtenu qu’on ne lui imposera aucune affaire autre que les siennes30 ; ni celui de Soissons, pour ne pas qu’on puisse dire que nous semons la discorde entre lui et l’abbé de Saint-Médard. Pense à des hommes bien, qui jugeront sans faux-semblant, des évêques ou des abbés, qu’aucune partie ne pourra tenir en suspicion et qui pourraient être juges de cette affaire. »
L’abbé répondit avec empressement : « J’accepterais volontiers le seigneur abbé de Clairvaux, l’abbé de Saint-Rémi de Reims31 et l’abbé de Cîteaux32. »
Le chancelier dit : « Le seigneur pape ne permet pas qu’on fatigue l’abbé de Clairvaux, parce qu’il est malade ; ni l’abbé de Cîteaux, parce qu’il est éloigné. L’abbé de Saint-Rémi est trop proche, et on lui en ferait reproche s’il tranchait pour toi ; s’il décidait pour l’autre, on dirait qu’il l’a fait à cause de l’abondance des richesses données. Mais bon : prends l’évêque de Thérouanne, l’évêque d’Arras et l’abbé de Prémontré33. »
L’abbé répondit : « D’accord pour deux d’entre eux, mais le troisième, si possible, je le récuse, c’est l’évêque d’Arras ».
Le pape demanda : « Que crains-tu de lui, alors que nous le considérons comme un homme religieux et de bon conseil ? »
L’abbé répondit : « Je le crains parce qu’il est entêté dans ce qu’il entreprend, et que c’est à lui qu’on impute l’instigation de mes malheurs.
— Accepte-le, et nous promettons qu’il ne te causera pas de dommage. Quand tu retourneras en paix en Flandre, parce qu’il est sur ta route, tu lui rendras visite et tu le salueras de ma part. Tu ajouteras “Seigneur, le pape de Rome vous a désigné parce qu’il a confiance en vous, que vous ne me nuirez en rien.”
— Seigneur, père et pasteur du monde entier, puisque c’est ce qui vous plaît, et bien qu’il me nuira fortement, je l’accepte, pour que vous voyiez que je vous obéis comme un fils dévoué.
— Tu dis bien et tu agis mieux encore, et pour cela nous serons tous avec toi. »
Après que tout cela a été dit et fait, le pape ordonna au chancelier d’écrire une lettre pour l’abbé et tournant son visage vers les cardinaux, il dit d’une voix claire : « Par ma foi, cet homme est d’un cœur magnifique. »
Les cardinaux s’exclamèrent : « Il a mené sa cause avec constance, honnêteté et courtoisie. »
L’abbé répondit : « Seigneur, si vous considérez que mon cœur est bon, vous devez m’aider le plus vite possible. »
Et le pape conclut : « Vraiment nous ferons pour toi tout ce que nous pourrons en respectant la raison de la justice. »
Le lendemain, comme l’abbé paraissait devant le pape, celui-ci lui dit en souriant : « Et alors mon frère, as-tu vu la lettre qui a été faite pour toi34 ?
— Seigneur, je ne l’ai pas vue.
— Bon, elle est chez le chancelier. Si tu veux, va la voir et reviens nous dire si elle te convient. »
L’abbé y alla, vit, lut et retourna en disant : « Elle me plairait bien, si l’évêque d’Arras en était supprimé. En effet, la crainte qui s’est emparée de moi n’est pas sortie de mon cœur. »
Le pape lui répondit : « Nous t’avons accordé le choix de deux personnes. Il n’est pas inconvenant que nous puissions en choisir une.
— Le choix d’une comme le choix de toutes repose en votre jugement.
— Tu dis bien, mais par affection paternelle, et parce que certainement tu vas bientôt mourir, nous te prions et t’avertissons de ne pas perdre ton âme pour cette affaire. Si tu sais quelque élément de justice ou de vérité selon lequel tu doives appartenir à Saint-Médard, dis-le nous, en public ou en secret, et nous t’arrangerons une bonne paix avec cet abbé et nous ne souffrirons pas que pour quelque raison que ce soit ta vieillesse soit traitée de manière indigne. »
L’abbé se leva aussitôt et dit : « Seigneur, père et pasteur du monde entier, écoutez, je vous le demande, et faites attention à moi. Par cette solidité de la foi, sur laquelle Pierre a été fondé lorsqu’il dit : “Tu es le Christ, fils du Dieu vivant”, je n’ai jamais su ou appris qu’en cette cause l’église de Saint-Médard ait eu un droit. Et puisque évidemment je reconnais saint Médard comme un précieux confesseur du Seigneur, pourquoi voudrais-je diminuer ou contester ses biens, alors que je sais que j’en recevrais la damnation ? Que cela s’éloigne de moi, que s’éloigne de tout chrétien la pensée que je puisse être pris d’une telle folie ! »
Le chancelier dit alors au pape : « Vraiment, seigneur, bien qu’il ne l’ait pas préparé à l’avance, il a satisfait avec beaucoup d’honnêteté à vous et à toute la curie. Pour cette raison nous jugeons que sa cause doit être tenue pour vraie et juste. Il a très bien présenté les raisons de sa cause devant vous et votre curie, son discours n’a présenté aucun détour, mais s’est déroulé de manière toute droite. »
Le pape répondit : « Qu’il soit béni par Dieu et par nous. »
L’abbé demanda au seigneur pape : « Moi qui vais partir, je vous demande de daigner entendre la confession de mes péchés, pour que moi qui suis venu pécheur, je reparte purifié par votre absolution. »
Le chancelier déclara : « Par ma foi, il demande une chose juste. »
Le pape intervint : « Nous le faisons volontiers. »
L’abbé : « Si vous le faites, que ce soit sans retard. »
Le pape : « Nous allons le faire, viens, suis-moi. »
Se levant aussitôt, il se retira dans un lieu très discret ; l’abbé le suivit, fit sa confession, reçut l’absolution et la bénédiction et voulut partir.
Le pape le retint en disant : « Je veux, mon frère, et je te demande, que tu salues de ma part nos très chers frères et que tu les réjouisses de notre bonne santé.
— Mais très volontiers, si je savais de qui il s’agit, et si je passe par chez eux.
— Je ne te demande pas de quitter ta route, mais si jamais tu les rencontrais dans l’année qui vient, rappelle-toi de ma demande.
— S’il vous plaît, dites-moi de qui il s’agit.
— Des évêques de Langres35, Auxerre36, Chartres, Châlons, Arras, Thérouanne, Soissons et Laon.
— Et pourquoi pas celui de Noyon, alors que sa noble vie le rend plus utile que les autres ?
— Je ne l’oublie pas, mais au contraire te demande de lui transmettre des saluts particuliers.
— Vous prenez soin des évêques ; méprisez-vous complètement les abbés ?
— Je te demande de saluer dans le Seigneur les abbés et tous les religieux, particulièrement celui de Clairvaux et ses semblables.
— L’abbé de Saint-Rémi est très digne d’être salué par vous, parce qu’il a amélioré son monastère autant qu’il le pouvait.
— Tu le salueras avec respect, parce qu’il a très bien agi dans la maison du Seigneur. Et je te demande surtout de saluer fortement notre vénérable frère et ami Hugues, abbé de Prémontré, et tu lui transmettras de notre part de grands remerciements pour les bienfaits qu’il nous a donnés avec zèle.
— Seigneur, s’il vous plaît à ce point qu’il soit salué par moi à votre place, alors il convient que je rentre en passant par son monastère, et que je remplisse en personne, auprès de lui en personne, l’ordre de votre paternité.
— Tu agis excellemment, et tu ne pourras jamais rien lui accorder de plus obligeant.
— Mais peut-être doutera-t-il qu’une telle mission m’ait été accordée par votre paternité, sauf si je lui donne un signe clair venant de votre bouche.
— Nous le remercions beaucoup pour le livre de saint Augustin sur la cité de Dieu, bien écrit, relié et décoré de belle manière, qu’il nous a transmis. Et nous demandons qu’auprès d’eux nous ne soyons ni seigneur ni pape, mais nous souhaitons être et rester avec eux comme un de leurs frères. Mais si, par notre office, nous pouvons leur apporter une petite aide, en vérité nous ne serons pas lents mais rapides à le faire. Pour le reste, nous souhaitons et demandons qu’ils veillent auprès de Dieu pour nous et pour l’Église romaine. Paix sur toi. »