Alors que les législateurs français se distinguent dès 1791 en dépénalisant les rapports homosexuels, il faut attendre la deuxième moitié du xxe siècle pour que l’Allemagne abolisse le paragraphe 175 du Code pénal qui sanctionne les relations sexuelles entre hommes majeurs. Cette différence durable de contexte législatif, qui peut s’expliquer par une différence culturelle divisant plus largement les États francophones et germanophones dans leur appréhension des homosexualités, a entraîné une divergence de configuration des « milieux homosexuels » durant la première moitié du xxe siècle, le militantisme organisé des « homosexuel·le·s » germanophones contrastant longtemps avec l’individualisme des « homosexuel·le·s » français1. Bien qu’opérante, cette ligne de fracture mise en évidence par l’historiographie ne rend cependant pas compte de certaines convergences entre le monde germanique et le monde francophone, ni de certaines ruptures territoriales ou temporelles internes à chacune de ces sphères. Partant de ce constat, les journées d’études « État et homosexualités au xxe siècle. Ruptures et continuités dans les pays francophones et germanophones » organisées en mai 2016 par le Centre Marc Bloch de Berlin (Sarah Kiani, Frédéric Stroh), en partenariat avec l’Archiv für Sexualwissenschaften de l’université Humboldt de Berlin et la Bundesstiftung Magnus Hirschfeld, s’étaient donné pour but d’interroger la thèse d’un modèle germanique de régulation étatique des homosexualités s’opposant à un modèle français moins répressif. Ces journées ont rassemblé de nombreux doctorants et jeunes docteurs et plusieurs spécialistes reconnus, issus de six pays européens : France, Allemagne, Autriche, Suisse, Royaume-Uni et Italie.
La rencontre a commencé par la projection du film suisse Der Kreis de Stefan Haupt au Schwules Museum de Berlin, projection qui a été l’occasion d’entendre Thierry Delessert (Université de Lausanne) sur le traitement de l’homosexualité masculine en Suisse alémanique et romande durant la Seconde Guerre mondiale2. Il a notamment pu montrer en quoi l’association homophile suisse « Der Kreis » a prolongé dans les années 1950 le mouvement homoérote allemand de la première moitié du xxe siècle dominé par Adolf Brand (1874-1945), en l’ouvrant notamment au monde francophone.
La première session, intitulée « Regards au-delà des frontières », a mis en valeur le rôle de passeur entre les contextes nationaux joué par certaines figures des mouvements homosexuels. Ce fut notamment le cas de l’Alsacien Eugène Wilhelm (1866-1951), collaborateur de Magnus Hirschfeld (1868-1935), qui s’engagea aussi bien dans le Wissenschaftlich-humanitäres Komitee que dans les tentatives d’organisation d’un mouvement homosexuel en France et qui s’efforça de faire circuler les savoirs de part et d’autre du Rhin, comme de combattre les stéréotypes mutuels (Kévin Dubout, Université Humboldt). Guy Hocquenghem (1946-1988), militant du Front homosexuel d’action révolutionnaire, bien qu’il ait tenté de construire un projet politique en parfaite rupture avec les mouvements antérieurs, s’est également confronté à ses prédécesseurs allemands, même si son approche est passée par le truchement des mouvements américains (Antoine Idier, Université d’Amiens, CURAPP, ENSAPC).
La session suivante portait sur les modalités de la répression des homosexualités en France et en Allemagne. Les premières interventions ont notamment permis de remettre en cause certaines idées reçues sur le modèle répressif allemand de la première moitié du xxe siècle. Ainsi, l’étude statistique de l’application du paragraphe 175 sous l’Empire wilhelmien et la République de Weimar montre une césure entre une Allemagne du sud (Bavière, Wurtemberg, Bade) particulièrement répressive et une Allemagne du nord plus permissive, ce qui contredit l’image traditionnelle de l’homophobie prussienne et du libéralisme méridional (Frédéric Stroh, Université de Strasbourg, Centre Marc Bloch). De plus, la législation pénale allemande, contrairement au code autrichien, pénalise certes alors uniquement les pratiques homosexuelles entre hommes, mais le lesbianisme fait également l’objet d’une répression judiciaire au titre du Code civil par l’intermédiaire de placements sous tutelle ou en centre de soin reposant sur des expertises psychiatriques (Christiane Carri, Université Humboldt). Enfin, l’occupation allemande du territoire français au cours de la Seconde Guerre mondiale n’y entraîne pas une répression massive et organisée des pratiques homosexuelles, même si plusieurs dizaines de Français sont arrêtés en zone occupée (hors Alsace) en raison de leur homosexualité et condamnés pour partie au titre du paragraphe 175 (Arnaud Boulligny, Fondation pour la Mémoire de la Déportation). Les interventions suivantes ont relativisé le mouvement de libéralisation des pratiques homosexuelles dans la seconde moitié du xxe siècle, en soulignant certains éléments de continuité avec les politiques étatiques antérieures. Ainsi, l’image de la libéralisation française de l’homosexualité dans les années 1970 est mise à mal par l’examen attentif des archives judiciaires et policières parisiennes, qui témoignent au contraire d’une surveillance et d’une répression constantes des pratiques homosexuelles entre majeurs et mineurs ou dans l’espace dit public (Dan Callwood, Université de Londres, Queen Mary). La reconnaissance tardive de la répression national-socialiste des homosexualités, notamment féminine, par l’État fédéral allemand témoigne également de la persistance d’une homophobie d’État au-delà des changements de régime politique (Giovanna D’Amico, Université de Messine). Enfin, la dépénalisation des pratiques homosexuelles ne suit pas la même chronologie dans les deux Allemagnes, mais est exploitée par la RDA, précurseure en la matière, pour nourrir sa critique de la société « capitaliste » et trouver des appuis en RFA (Teresa Tammer, Université de Münster en Westphalie, WWU).
La troisième session s’intéressait aux conséquences sociales des différentes politiques étatiques. Il a ainsi été démontré que l’obligation juridique d’établir l’existence d’une « intention criminelle » (böswillige Absicht) pour pouvoir justifier une condamnation au titre de l’« atteinte publique à la pudeur » conduit les magistrats de l’Empire wilhelmien et de la République de Weimar à se tourner vers des experts psychiatriques qui développent en retour tout un discours médical sur les « perversions sexuelles » en général et l’homosexualité en particulier. Dans le même temps, l’absence de pénalisation de l’homosexualité en Belgique, sur le modèle français, et l’indifférence des magistrats à la nature homosexuelle des actes sexuels réprimés freinent jusqu’au milieu des années 1950 l’intérêt des psychiatres et des criminologues belges pour l’homosexualité (Wannes Dupont, Université d’Anvers). Le contrôle policier de l’homosexualité masculine à Paris au tournant du xixe siècle, avéré par l’examen des archives de la Préfecture de police, incite quant à lui les « homosexuels » à élaborer des stratégies de soumission, d’adaptation ou de défi, sans que celles-ci aient une influence sur la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes (Thierry Pastorello, Université Paris-VII, BNF). Dans la seconde moitié du xxe siècle, on observe une évolution de la construction identitaire et de la politisation des « homosexuels » français entre les plus âgés qui ont été socialisés dans un État « répressif » et les plus jeunes qui appartiennent à la génération du Pacs et du « mariage pour tous » (Mickaël Durand, Centre d’études européennes de Sciences Po).
La dernière session proposait une analyse des forces issues de la société qui ont pu jouer sur les choix politiques en Allemagne et en France, en soulignant notamment les stratégies d’alliance entre les mouvements. Dès les années 1900, certains mouvements de femmes, loin d’opter pour la « stratégie défensive » du silence, reprennent ainsi les revendications des mouvements lesbiens et s’engagent en Allemagne contre la pénalisation des actes sexuels entre femmes (Elisa Heinrich, Université de Vienne). De même, l’association française « Homosexualités & Socialisme » des années 1980-2000 illustre la manière dont certains mouvements homosexuels peuvent nouer des alliances avec des partis politiques pour renforcer leur efficacité, mais au prix de l’infléchissement de leurs revendications et de leurs modes d’action (Hugo Bouvard, Université Paris-Dauphine). Ces stratégies d’alliance peuvent également se nouer au-delà des frontières nationales, comme c’est le cas entre certains acteurs des mouvements homosexuels allemands et français militant pour la reconnaissance officielle des victimes des persécutions du national-socialisme. La comparaison entre les formes de mobilisation et les stratégies d’action de ces mouvements montre toutefois comment une même revendication peut prendre des formes variées et appeler des réponses distinctes de l’État selon les contextes nationaux (Régis Schlagdenhauffen, EHESS). Enfin, le retour du registre religieux à propos des homosexualités dans les discours étatiques de la seconde moitié du xxe siècle a été souligné à partir de l’exemple des débats parlementaires ouest-allemands dans les années 1950-1960 (Katarina Ebner, Université Ludwig-Maximilian de Munich) et du synode 72 en Suisse (Thierry Delessert, Université de Lausanne).
La manifestation a été clôturée par une contribution de Florence Tamagne (Université de Lille), auteure à la fin des années 1990 d’une des premières thèses comparatives sur l’histoire des homosexualités3. Son intervention, intitulée « Homosexualities in France and Germany (xixth-xxth Century) : some comparative perspectives », a permis de relativiser l’opposition entre les deux pays. L’analyse statistique de la répression judiciaire montre par exemple que les tribunaux français d’après-guerre condamnent davantage d’actes homosexuels entre majeurs et mineurs que les tribunaux allemands, alors que la pénalisation de tels actes, qui n’est introduite dans le code pénal français qu’en 1942, rompait avec une longue tradition législative française.
Les différentes contributions à ces journées d’études ont donc permis de nuancer l’existence d’un modèle allemand de régulation des homosexualités qui s’opposerait à un modèle français différent. La simple opposition entre un code pénal allemand répressif et un code pénal français longtemps indifférent à la question homosexuelle n’épuise nullement la comparaison. De nombreux éléments de convergence, parfois portés par des agents intermédiaires, ont été mis au jour et témoignent de la nécessité d’une écriture européenne de l’histoire des homosexualités. L’histoire des pratiques étatiques peut également être revisitée à travers l’analyse des discours et des interactions de l’État avec la sphère sociale. Quelles sont les conséquences des politiques étatiques sur les pratiques et les représentations de soi des « homosexuel·le·s » ? À l’inverse, quelle influence les mouvements sociaux ont-ils sur les politiques étatiques ?
Ces questionnements s’insèrent dans le renouvellement historiographique sur les homosexualités que connait actuellement l’Allemagne. Initialement centrée sur la question de la répression de l’homosexualité masculine sous le national-socialisme4, la recherche élargit aujourd’hui son champ d’investigation en prenant en compte les autres formes de sexualité (lesbianisme, bisexualité, etc.) et les identités sexuelles alternatives (travestisme, transsexualité, intersexualité, etc.), mais aussi en se détachant du postulat de la répression pour s’interroger plus généralement sur la variété des situations personnelles et sociales (Lebenssituationen)5. Les individus et les groupes ne sont plus simplement considérés comme des « victimes » des pratiques étatiques, mais aussi comme des acteurs qui tentent d’influencer les politiques, de s’y adapter, voire comme des acteurs du système répressif lui-même. Ces nouvelles pistes de recherche, soutenues par une demande politique croissante6, attirent nombre d’universitaires et de chercheurs allemands, comme en témoigne notamment la coopération entre l’Institut für Zeitgeschichte de Munich-Berlin, fondé en 1949, et la Bundesstiftung Magnus Hirschfeld, fondée en 2011, ou différents projets régionaux dirigés par des centres de recherches universitaires, à l’instar de l’Institut de Ludwigsbourg dépendant de l’université de Stuttgart qui vient d’inaugurer un projet de recherche sur la situation des personnes LGBTQ en Bade-Wurtemberg7. En comparaison, le champ français, pour lequel les chercheurs disposent, il est vrai, de moins de sources du fait de l’absence de pénalisation de l’homosexualité en tant que telle, est encore relativement délaissé par la recherche, malgré quelques exceptions notables8.