La maison noble, entendue comme « personne morale détentrice d’un domaine composé à la fois de biens matériels et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance et, le plus souvent, des deux ensembles1 », organisait à la fois le système de parenté et la gestion patrimoniale des biens d’un grand nombre de familles de la haute-noblesse française au xvie siècle. L’organisation en maison noble avait pour but de perpétuer l’essentiel : l’identité lignagère des mâles. Pour ce faire, elle permettait la transmission bilatérale des biens, puisque la mère était également apte à léguer. La transmission des biens selon la succession des héritiers reposait sur une reproduction à l’identique, tout en instaurant un système de partage des biens de la maison, positionnant l’individu dans un réseau qui était à la fois solidarité et concurrence.
L’originalité des modes de transmission dans la noblesse auvergnate résidait dans sa capacité à fonctionner selon le caractère indifférencié de la maison. Car, dans la Coutume d’Auvergne, les filles pouvaient hériter, faute de mâles, des fiefs et des biens de leur maison. Mais, dans le même temps, les groupes lignagers se donnaient à voir comme une lignée d’héritiers ininterrompue se succédant à la tête des seigneuries familiales. Ce phénomène masquait en partie le rôle prépondérant des femmes dans la transmission de la propriété éminente des biens matériels – fiefs, châteaux, objets à fort investissement symbolique –, mais aussi dans celle du patrimoine immatériel de la maison noble – nom, armes, mémoire, culte des ancêtres –, qui se conjuguaient pour asseoir la perpétuation du statut identitaire de la noblesse à la Renaissance2.
Toutes les femmes nobles n’avaient cependant pas le même poids dans la construction de la maison noble même si la Coutume d’Auvergne comptait parmi les plus favorables en France pour la transmission féminine. Les filles héritières et les veuves occupaient une place privilégiée dans la maison noble car l’absence temporaire ou définitive d’hommes dans le lignage faisait d’elles les garantes de sa perpétuation.
Hériter du père
Substitutions fidéicommissaires et relèvement de noms et d’armes au féminin
La permanence des noms de famille aristocratique à la tête d’un même patrimoine donne à voir la succession ininterrompue d’héritiers mâles à la tête des patrimoines familiaux de la noblesse. Mais elle masque en réalité les extinctions de lignages par le recours systématique à des outils de manipulations successorales, dont les principaux étaient les substitutions fidéicommissaires et les relèvements du nom et des armes3, qui firent des femmes des jalons essentiels de la construction de la maison noble à la Renaissance.
La survie de la maison noble en Auvergne reposait tout d’abord sur la lutte contre le risque d’extinction naturelle, en organisant le mariage systématique des fils cadets et des filles. La constitution de ces lignées cadettes masculines et féminines, qui pouvaient hériter en cas d’extinction de la lignée aînée, avait l’avantage d’éloigner davantage à chaque génération le risque de la mort du sang familial. La reproduction biologique était assortie de mesures juridiques, tels que les fidéicommis couplés avec substitution du nom et des armes, afin de permettre la transmission lignagère du sang, du patrimoine et de l’identité familiale aux femmes de la maison. Ancêtres, hauts faits, bijoux, reliques appartenaient, au même titre que les biens fonciers, aux principes fondateurs de la prépondérance familiale. La perpétuation du patrimoine, en cas d’extinction des mâles, exigeait en outre le maintien complet des signes d’identification de la maison noble, – noms, armes et châteaux –, pour prolonger la domination du groupe familial par le biais des femmes4.
Le fidéicommis, réservé à la noblesse, était en principe un acte perpétuel et il empêchait les héritiers de disposer librement de leurs biens puisque le grevé devait les conserver sa vie durant et les faire parvenir à sa mort au substitué. La fondation d’un fidéicommis prenait forme dans des actes juridiques privés tels que les contrats de mariage, les donations entre vifs ou bien dans des dispositions confirmant la désignation d’un héritier légal ab intestat.
Ces substitutions fidéicommissaires perpétuelles concernaient l’ensemble de la parenté, agnatique et cognatique5, née ou à naître de la maison. Élisant comme grevé du fidéicommis chacun des fils aînés successifs de la branche aînée de la maison, ces coutumes successorales renforçaient en apparence le poids de la primogéniture mâle dans la dévolution du patrimoine familial en donnant vie à des lignées d’héritiers. Mais elles concernaient aussi les filles lorsque la ligne des mâles venait à s’éteindre. La primogéniture féminine se substituait alors à la primogéniture masculine à la tête du patrimoine lignager. C’était en effet la totalité du sang partagé entre parents qui était intégrée dans les mécanismes fidéicommissaires puisqu’en cas d’épuisement de la ligne des héritiers en voie masculine, la substitution perpétuelle s’appliquait désormais en faveur des descendants mâles de la fille aînée du dernier grevé ou, à défaut, des descendants mâles d’une fille cadette.
En 1540, Jean de Chabannes, baron de Curton, organisa ainsi la dévolution de ses biens en cas d’extinction de sa descendance mâle :
Item si le cas advenoit que le bien de mondict filz tombast en quenouille, je donne a la premiere filhe et a la seconde en deffault de la premiere, et en cas advenant aux autres en prefferant l’ordre de primogeniture, Curton en la qualité que je l’ay donné aux masles comme dessus est dit et prie a mon filz humblement et a ses heritiers que de l’ung decederois, le faire ainsi et le leur commande tant que commandement de pere ce peult entandre sur filz ainsy que Dieu l’a ordonné, l’on dit que ne peult tomber en filles6.
En 1535, la substitution instaurée par Jacques de Beaufort-Canillac s’établissait aussi en lignes successives, en premier lieu au profit des fils cadets puis, en cas d’extinction des mâles, elle faisait des lignes collatérales des filles, de l’aînée aux cadettes, des lignes d’héritières féminines transmettant leur droit à leurs fils7. La différenciation sexuelle qui régissait les modalités de la transmission lignagère et qui excluait normalement les filles disparaissait alors face à l’impératif catégorique de la perpétuation biologique : « Une maison sans fille est une maison morte8 ».
L’instauration d’une substitution fidéicommissaire était ainsi justifiée quand il fallait répondre à l’urgence d’extinction du lignage en ligne mâle : le dernier représentant masculin prenait soin de formuler précisément ce qu’il souhaitait voir advenir de chacun de ses fiefs après sa mort. Il établissait un fidéicommis en faveur d’un tiers qui était, la plupart du temps, un neveu ou un petit-fils par la voie féminine. En 1409, quand Louis Comptour d’Apchon, dernier mâle de sa maison, fit du second fils de sa fille aînée, Louis de Saint-Germain, son héritier universel dans tous ses biens, à charge pour lui d’abandonner le nom et les armes de son père au profit de ceux des Comptour d’Apchon, il ordonnait à son héritier d’établir la primogéniture mâle pour l’ensemble des successions futures, tout en lui interdisant d’aliéner les fiefs d’Apchon, du Vaulmier, du Falgoux, de Vernières et de Massiac9. En 1586, François de Dienne, sans alliance, établit une substitution fidéicommissaire en faveur du second fils à naître de sa sœur aînée Gabrielle, chargé de transmettre l’ensemble du patrimoine de la famille de Dienne, à chaque aîné de chaque génération10. Cette substitution, pleine de promesses, permit à Gabrielle de conclure en 1592 une alliance largement hypergamique avec Jean-Claude de Montboissier-Beaufort-Canillac, vicomte de Pont-du-Château.
En soustrayant le patrimoine lignager, et ainsi la maison, aux incertitudes de la disparition et de l’extinction, le fidéicommis permettait au second ordre de se jouer de l’avenir et de maîtriser le temps, ce que le commun de la roture ne pouvait se permettre. Il reflétait la toute-puissance accordée à l’entité insaisissable de la maison noble sur les desseins de chacun de ses membres y compris les femmes. Les substitutions fidéicommissaires soulignaient le fait qu’un feudataire n’avait qu’un pouvoir transitoire sur le patrimoine de sa maison. Ses intérêts personnels demeuraient soumis à l’intérêt absolu de son lignage. Maillon dans la ligne perpétuelle des héritiers, sa vocation n’était pas de démembrer les possessions des siens mais bien, à défaut de pouvoir systématiquement les agrandir, de les léguer dans leur intégralité à ses futurs descendants.
L’originalité du système de la transmission patrimoniale de la noblesse d’Auvergne fut de partager le patrimoine lignager entre plusieurs lignées afin de conserver une identité personnelle aux seigneuries héritées des femmes. En 1554, Joachim de Chabannes-Curton organisa sa succession de manière à créer un aîné, mais il rééquilibra ses donations pour faire de son fils cadet un véritable chef de lignée. François l’aîné recevait, en vertu de la primogéniture mâle, les terres patrimoniales de Curton, Saignes et Madic, et devait porter le nom et les armes pleines des barons de Chabannes-Curton. Le cadet, François le jeune, se hissait au rang de chef de lignée puissant car il héritait du patrimoine de la famille de Blanchefort transmis par sa grand-mère paternelle, Françoise de Blanchefort, dame de Boislamy, héritière de sa maison11. Nouveau seigneur de Boislamy, il devenait le nouveau chef de nom et d’armes de la famille de Blanchefort, disparue depuis la fin du xve siècle.
L’usage des fidéicommis et des substitutions de nom et d’armes reconnaissait la capacité des femmes de la maison à léguer leurs droits de transmission sur le patrimoine de leur père à leur postérité masculine, puisqu’elles ne pouvaient elles-mêmes devenir des chefs de nom et d’armes.
Mais il permettait aussi de sécuriser les biens à identité féminine, comme les seigneuries servant au douaire des veuves ou de dot pour les jeunes épousées. Ces « seigneuries féminines », dont les seigneurs étaient des femmes, dites à identité féminine car dévolues aux usages des femmes du lignage, étaient importantes dans le patrimoine lignager. Les fiefs qui formaient le douaire des veuves faisaient l’objet de substitutions fidéicommissaires, garantissant ainsi leur utilité. Une analyse des contrats de mariage des gentilshommes d’une même maison sur plusieurs générations révèle que les mêmes seigneuries servaient au douaire des veuves. La maison de Dienne constituait les douaires des baronnes sur des rentes à prendre sur les seigneuries du Chaylar, de Moissac et de Neussargues. La douairière disposait de l’usufruit du château du Chaylar qui devenait sa résidence ordinaire, abandonnant le château de Dienne au nouveau baron et à son épouse12. La tradition semble déjà ancienne en 1441 car, lors de la composition du douaire de Françoise de Tournon, fiancée de Guyot de Dienne, il était notifié qu’elle disposerait de 40 livres tournois (l.t.) de rente annuelle à prendre, « comme il est de coustume », sur les terres du Chaylar et de Moissac13.
Les marquises de Canillac se partageaient équitablement un groupe de fiefs lignagers destinés au douaire. La douairière de Canillac jouissait de rentes à prendre sur la vicomté de La Roche-Canillac, dont le château lui servait de résidence, et sur les seigneuries de La Trinitat, Saint-Urcize et Les Hormais14. Là encore, les seigneuries douairières étaient rendues inaliénables par fidéicommis. Les vicomtesses de Polignac, quant à elles, jouissaient traditionnellement de l’ensemble des revenus de la baronnie de Solignac, terre fidéicommissaire, où elles élisaient demeure.
Les filles héritières
En analysant la formation des patrimoines lignagers, on ne peut que remarquer l’importance décisive de la transmission féminine. Cette remarque est particulièrement vérifiable pour les fiefs des fils cadets formant une nouvelle lignée. La plupart des seigneuries, du socle patrimonial de la nouvelle lignée, étaient héritées de la mère et ce constat est encore plus opérant lorsque le père avait épousé une héritière. En effet, selon la Coutume d’Auvergne, une fille pouvait hériter de l’ensemble du patrimoine des siens en cas de défaut de mâles15. En ce sens, la transmission des seigneuries dans la noblesse auvergnate obéissait aux règles de dévolution maternelle telles qu’elles ont été modélisées par Michel Nassiet à partir de l’exemple des filles héritières16. Selon lui, la transmission par les femmes prenait le chemin de deux options possibles : l’« option chaude » et l’« option froide ». Dans le premier cas, la mère-héritière de sa lignée transmettait ses biens à son fils aîné qui concentrait entre ses mains les patrimoines paternel et maternel. Dans le second cas, le patrimoine de la mère était dévolu à un cadet, qui devenait alors le seul héritier des biens de la lignée maternelle. Il pouvait ainsi recréer la maison maternelle en en relevant éventuellement le nom et les armes.
Le choix de l’option froide était ainsi un correctif efficace des inégalités de la transmission des biens paternels nobles car, si le père léguait ses biens à l’aîné, la mère-héritière faisait de même pour l’un de ses cadets. La maison du mari pouvait ainsi créer au moins deux lignées, sans fragiliser pour autant son propre patrimoine. Ce type de dévolution était particulièrement répandu en Auvergne. S’il n’y avait pas engagement d’une clause de substitution du nom et des armes en faveur d’un cadet désigné pour perpétuer fictivement le matrilignage, comme le fit François de Dienne en 1592, les seigneuries maternelles étaient de préférence divisées équitablement entre tous les fils cadets du couple. La politique matrimoniale adoptée par le patrilignage conditionnait ainsi largement l’avenir de la postérité à venir. Leur réussite future était largement préparée par le type d’alliance matrimoniale nouée par le père mais aussi par sa capacité à infléchir le contenu de l’apport de la jeune épousée17.
L’honneur d’épouser une fille héritière de sa maison, ou même de sa lignée18, n’était pas le fait de tous les jeunes nobles. Même si leur existence était assez répandue au xvie siècle à cause de la surmortalité masculine19, la « chasse à l’héritière » n’était le fait que d’une minorité de fils aînés de maisons nobles puissantes. Entre 1513 et 1648, les hommes de la puissante maison de Montboissier-Beaufort-Canillac conclurent en tout treize mariages dont six les unirent à des héritières. Tous n’avaient pas pour autant la même valeur : certains épousaient des héritières de fiefs de dignité tandis que leurs cadets se contentaient souvent de contracter alliance avec des filles héritières de leur matrilignage. En 1535, Marc de Beaufort-Canillac épousait Catherine de Laqueuille, fille du baron François et d’Anne de Rohan, héritière de sa maison. Insérée dans une parentèle puissante, Catherine faisait de son nouvel époux le beau-frère de Jean Stuart, seigneur d’Aubigny et de Jacques Galiot de Genouillac, grand-maître de l’artillerie de France. Il renforçait ses appuis, tant à la cour qu’en Auvergne. Mais Catherine apportait surtout un fief de dignité : la baronnie de Laqueuille20. En 1592, en se mariant avec Gabrielle de Dienne, dernière représentante de la maison féodale des barons de Dienne, le vicomte de Pont-du-Château réussissait également à mettre la main sur une terre titrée. Pleinement intégrée au patrimoine de la lignée, la baronnie de Dienne permit aux époux de créer une souche durable en faisant de leur second fils le nouveau baron21.
Les membres de lignées cadettes de la maison ne purent nouer alliance qu’avec des filles héritières de leur propre mère, ce qui leur donna néanmoins l’occasion d’accroître sensiblement leur patrimoine. En 1620, Gabriel de Beaufort-Canillac, vicomte d’Aulteribe, épousait Jacqueline de La Mer de Matha, issue d’une longue lignée de vassaux des Montboissier-Beaufort-Canillac. Héritière de sa mère Antoinette de Saulsac, elle apportait, en plus de la somme de 21 650 l.t., l’ensemble des seigneuries maternelles22.
En retour, le mariage avec une héritière rapportait beaucoup à la lignée de son époux : une assise foncière nouvelle mais surtout un capital symbolique dont le cœur était la dignité du lignage tombé en quenouille.
Parfois, la nouvelle épouse pouvait devenir héritière après son mariage, entraînant par là même la requalification de la nature de l’alliance nouée. La surmortalité masculine sur les champs de bataille était la raison première de la reconfiguration de la position de chacun au sein de la parenté et des mécanismes de transmissions lignagères.
Lors de son mariage en 1523 avec Arthaud de Saint-Germain d’Apchon, Marguerite d’Albon, fille du seigneur de Saint-André et de Charlotte de La Roche, était une fille pourvue d’un frère, comme tant d’autres dans son milieu. La dot, d’un montant de 18 000 l.t., ne comportait pas de droits fonciers. Un double phénomène lui permit de prendre la tête de l’important patrimoine foncier des Saint-André et de lui léguer la maison de son époux. Le jeune frère de Marguerite n’était pas n’importe quel frère : enfant lors du mariage de sa sœur aînée, le jeune Jacques devint maréchal de France et l’un des principaux ministres d’Henri II. Tué à la bataille de Dreux en 1562, il fit de sa sœur aînée, en vertu des coutumes successorales des Albon, l’héritière des biens de sa maison en cas de décès de Catherine, sa fille unique. La mort de cette dernière en 1564, fit de Marguerite d’Albon l’héritière des biens de son père, de son frère et de sa nièce. Épousée en 1523 avec une dot la rendant « quitte » de l’héritage de ses père et mère, Marguerite d’Albon devint finalement la seule héritière de sa très riche maison.
L’apport de l’héritière restait son bien propre sur lequel le mari n’avait aucun droit de regard et elle était libre d’en organiser la dévolution entre ses enfants. Marguerite d’Albon partagea à sa guise ses biens entre tous ses fils cadets en favorisant cependant l’un d’entre eux. Elle créa un second chef de nom et d’armes en la personne d’Henri, son dixième fils. Désigné par sa mère pour relever le nom et les armes des Albon de Saint-André, il recevait les fiefs de Saint-André, des Ouches et de Mably. Marguerite ne se contenta pas de refonder sa propre maison : elle fonda également deux lignées cadettes dans la maison de son époux. Gilbert, le huitième fils, reçut la seigneurie de Montregnard en Beaujolais, tandis que Charles, le onzième, hérita de la seigneurie de Tournoël, l’un des fiefs les plus importants de Basse-Auvergne. Grâce à l’apport du matrilignage, tous les fils du couple fondèrent ainsi lignée sans amputer le patrimoine de leur aîné.
Exclus du marché des héritières, les gentilshommes de dignité moyenne devaient se tourner vers d’autres types d’alliances matrimoniales qui leur permettaient de ne pas condamner par avance une volonté de création de lignées cadettes. Lorsque l’alliance avec une héritière n’était pas possible, les gentilshommes tentaient alors d’infléchir le contenu de la dot afin que celui-ci fût majoritairement constitué de fiefs. En raison de l’hypogamie féminine23, les apports de la dot étaient favorablement déséquilibrés en faveur de la lignée preneuse. L’épouse, née au-dessus de son époux, transportait un capital d’autant plus important qu’il était destiné à nourrir les biens propres de leurs futurs enfants.
Ce fut par ce biais que la maison de Chabannes enrichit considérablement son patrimoine foncier. Dès le début du xve siècle, elle fut capable de se constituer en lignage preneur, captant des fiefs à chaque signature de contrat de mariage. Inscrits dans un vaste échange de circulation des seigneuries féminines par voie dotale, ils donnaient pareillement des terres à leurs filles : en 1564, la dot qu’Éléonore de Chabannes offrait à Juste de Tournon, était ainsi constituée des seigneuries patrimoniales de La Palice et de Montaigu-le-Blin. Ce phénomène était ancien : en 1170 déjà, Matebrune de Ventadour apportait à Eschivat de Chabannes la seigneurie de Charlus-le-Pailloux, en Limousin. Toujours entre les mains de leurs descendants au xvie siècle, le fief demeurait marqué par une forte identité féminine car il servait de douaire aux veuves de la maison de Chabannes24. Mais, ce ne fut qu’avec le mariage, en 1469, de Gilbert de Chabannes avec Françoise de La Tour d’Auvergne que les Chabannes parvinrent à infléchir la nature de la dot pour que celle-ci fût principalement composée de « biens et de droits »25. Seigneur de Curton, Gilbert était en 1465, chambellan du roi, gouverneur du Limousin et sénéchal de Guyenne. Bénéficiant de l’amitié de Louis XI, il parvint à conclure un mariage décisif pour la réussite future de la lignée des barons de Curton en épousant Françoise de La Tour d’Auvergne. Fille aînée de Bertrand VI, comte d’Auvergne, Françoise faisait de son nouvel époux un proche parent du roi et des principaux princes du royaume. En plus de ce capital d’honneur et de dignité, elle lui apporta les seigneuries de La Roche-Marchalm et de Saint-Angeau mais aussi des fiefs de dignité. Le comté de Saignes et la baronnie de Tinières servirent, à la génération de leurs arrière-petits-fils, d’assise foncière à la formation de lignées cadettes titrées. Leur fils Jean, baron de Curton, réussit à épouser l’héritière de l’une des principales maisons noble du Limousin, Françoise de Blanchefort, qui transféra la seigneurie de Boislamy dans le patrimoine des Chabannes26. À la génération suivante, les quatre mariages de Joachim de Chabannes-Curton ne lui apportèrent que des dots financières27 mais, seigneur d’une vingtaine de fiefs, il n’avait pas besoin d’apport foncier additionnel à son patrimoine.
Hériter et succéder à son mari
Si les apports féminins contribuaient généralement à renforcer l’assise de la maison noble, leur dévolution pouvait aussi être source de conflits, dont l’amplitude s’échelonnait de l’antipathie aux procès fleuves qui pouvaient mobiliser l’ensemble de la parenté.
Les belles-mères
En fait, le rôle bénéfique des mariages avec des héritières et, tout simplement, le poids des mariages hypogamiques, avaient pour conséquence de placer la nouvelle épousée en position de force dans son nouveau cadre de parents et d’alliés. Consciente de l’apport substantiel qu’elle transportait dans la maison de son époux, elle était en mesure de dicter un certain nombre de volontés quant à la transmission de ses biens, pouvant ainsi enrayer la mécanique des successions qui se représentaient comme patrilignagères28.
Cette inflexion posait davantage problème en cas de remariage du père. La belle-mère rajoutait un niveau d’exigence supplémentaire dans la transmission, en imposant un partage plus équitable en faveur de ses propres enfants. L’épineux problème du douaire de la veuve venait s’ajouter aux questions d’héritage entre enfants de lits différents et il jouait à plein dans les mécanismes de tension et de recomposition familiale29 ainsi que dans la nature des relations de belle-parenté. Le douaire, pendant de la dot apportée par l’épousée lors de son mariage, avait pour fonction de permettre à la veuve de vivre dans les meilleures conditions et de maintenir la dignité de son nom ainsi que celle de sa maison. Il s’agissait d’un gain de survie établi sur les biens propres du mari.
Au xvie siècle, la fréquence des remariages, qui représentaient plus du quart des mariages célébrés dans le royaume de France et qui concernaient à plus de 60 % les veufs faisait de la belle-mère une figure ordinaire du noyau familial. L’omniprésence de la belle-mère dans la société d’Ancien Régime est à l’origine de l’image négative de la marâtre qui était bien implantée dans les mentalités collectives dès ce moment-là30. Victime de préjugés, la marâtre était perçue comme un danger pour les enfants du premier lit de son mari, préférant les siens. Sa puissance destructrice sur le patrimoine du mari était contenue tant que celui-ci était en vie, mais elle prenait toute son ampleur en cas de veuvage : la marâtre veuve pouvait devenir le chef d’une famille recomposée et bloquer le patrimoine lignager pendant plusieurs années par le biais de dispositions usufruitières et douairières. En cela, la belle-mère correspondait parfaitement au stéréotype des contes de Charles Perrault et le succès de Cendrillon confirme l’existence d’une certaine réalité du type dans la société d’Ancien Régime.
Malgré le poids des images, force est de constater que les veufs n’hésitaient pas à se remarier et à donner par la même occasion une marâtre à leurs enfants, preuve que celle-ci jouait un rôle central dans la survie mais aussi dans la cohésion de la cellule familiale. Il le devenait plus encore dans le cas du remariage d’un veuf et d’une veuve avec enfants des premiers lits31. C’est le cas de Charlotte de Vienne, veuve de Jacques de Montboissier-Beaufort-Canillac, qui se remaria en 1547 avec Joachim de Chabannes-Curton, qui célébrait alors ses quatrièmes noces32, et qui fit face à d’interminables procès contre ses beaux-enfants Montboissier et Chabannes. En 1543, Marc de Montboissier-Beaufort-Canillac réclamait à son ancienne belle-mère, Charlotte de Vienne, la restitution des papiers familiaux des maisons de Montboissier et de Beaufort-Canillac, qu’elle avait récupérés après le décès de Jacques de Beaufort-Canillac, puisqu’ils lui revenaient de droit en tant que nouveau chef de nom et d’armes. Il rappelait que sa belle-mère était devenue, par son veuvage, une étrangère et qu’elle n’avait aucun droit à détenir légalement les titres ancestraux de la maison33.
Par ailleurs, les marâtres bénéficiaient la plupart du temps de conditions avantageuses dans leur contrat de mariage, en matière de dot et de gains de survie34. Souvent plus âgées, mieux dotées et plus expérimentées qu’une jeune épousée, car elles avaient déjà vécu l’expérience du mariage, elles étaient plus à même de faire valoir leurs droits à une certaine autonomie dans l’administration de leurs biens et dans ceux du nouveau couple. En se remariant, elles se plaçaient sous la puissance d’un nouveau mari et elles monnayaient chèrement des dédommagements pour compenser la perte d’une partie des privilèges attachés à la viduité. Charlotte de Vienne négocia des clauses avantageuses lors de la rédaction du contrat de mariage. Comme toutes les épousées de secondes noces, elle disposait d’un statut plus autonome et nettement supérieur à celui de la première épouse. Les relations entre les nouveaux époux jouaient dans le sens d’un rééquilibrage en faveur de la femme. Jacques de Montboissier-Beaufort-Canillac avait établi un douaire particulièrement avantageux en faveur de sa seconde épouse, Charlotte de Vienne. Il consistait en l’usufruit et la pleine propriété de fiefs importants de la maison de Montboissier-Beaufort-Canillac : la vicomté de Pont-du-Château, les seigneuries de Lussac et de La Fouillouse, auxquelles terres s’ajoutaient les très rémunérateurs péages de Montferrand et de Riom. Tous ces biens étaient assortis d’une faculté de rachat, d’un montant de 18 000 l.t., accordée aux enfants nés de leur union, sans que rien ne fût statué sur le sort des enfants du premier lit de Jacques de Beaufort-Canillac. En outre, Charlotte de Vienne conservait l’usufruit, sa vie durant, de la vicomté de La Mothe-Canillac ainsi que celle des seigneuries d’Aubusson, d’Aurouze et de La Boissonnelle. Elle bénéficiait du droit d’habitation dans le très beau château de la Mothe près de Brioude, un des joyaux immobiliers du patrimoine Montboissier-Beaufort-Canillac. Remariée en 1547 avec Joachim de Chabannes-Curton, Charlotte de Vienne négocia un douaire tout autant avantageux. Elle recevait un revenu annuel de 1 200 l.t. assigné sur le comté de Saignes, les seigneuries de Nebouzat, Le Chaumont, Chabannes, La Gane, Charlus et Tinière35. Dès lors, on comprend que le douaire de la veuve pouvait être une lourde charge à assumer pour les héritiers du défunt et qu’il pouvait amputer sérieusement leurs revenus, surtout si la belle-mère veuve vivait longtemps36.
Intenter des procès pour succéder
Bien souvent, les rivalités latentes éclataient au moment de la mort du dernier parent naturel, la plupart du temps en raison de l’activation des clauses douairières. En fait, c’était le passage du statut de belle-mère à celui de veuve du père qui posait un problème ambigu. Mettant fin aux relations de belle-parenté, la belle-mère quittait théoriquement la maison du défunt, mais elle y conservait une place en tant que tutrice de ses enfants mineurs. La belle-mère veuve entrait ainsi potentiellement en concurrence avec le fils aîné du premier lit qui, héritier universel du père, adoptait la posture de chef de famille. Tant que l’époux était vivant, la belle-mère ne pouvait pas influer sur le patrimoine mais, après sa mort, elle pouvait bloquer une partie des possessions pendant plusieurs années, en raison de l’usufruit de fiefs et du versement du douaire.
Par ailleurs, les enfants devaient lui garantir des clauses d’entretien qui pouvaient être lourdes selon le train de vie somptuaire de la veuve. Après son second veuvage en 1559, Charlotte de Vienne cumulait les avantages de ses deux douaires et des doubles clauses d’entretien qu’elle avait négociées au moment de ses noces. Cette situation lui permettait d’assurer largement un train de vie luxueux car la douairière gardait la mainmise et la jouissance d’une grande partie du patrimoine somptuaire des Montboissier-Beaufort-Canillac et des Chabannes. Elle seule pouvait porter les joyaux patrimoniaux des baronnes de Curton et des marquises de Canillac, sans que les épouses de ses beaux-fils ne pussent en user37. Elle négocia également âprement l’usufruit de la vaisselle d’argent et de vermeil des deux maisons, en avançant l’argument suivant : possédant des charges d’honneur importantes à la cour de France38, elle devait pouvoir disposer d’une vaisselle suffisante pour recevoir d’éminents invités. Afin d’avoir un attelage digne de son rang, elle obtint la moitié du haras de Joachim de Chabannes-Curton39.
La situation s’aggravait encore lorsque la belle-mère veuve décidait de se remarier. Le 12 février 1547, près de quatre ans après le décès de son premier époux, Charlotte de Vienne convolait avec l’un des plus puissants feudataires d’Auvergne et de Bourbonnais, Joachim de Chabannes, baron de Curton. À cette occasion, elle se dota très largement. Outre ses droits à faire valoir sur le patrimoine de son frère Philippe de Vienne, ainsi que la dot de son premier mariage40, elle apportait des biens qui ne lui appartenaient pas en propre puisqu’il s’agissait de son douaire formé de fiefs des Montboissier-Beaufort-Canillac. Pour l’occasion, elle réorganisa l’ensemble de ses possessions en les agençant de manière à préserver l’autonomie de propriété et de gestion de ses biens. Les deux époux faisaient le choix du régime de la séparation de biens, ce qui révélait une indéniable volonté de ne pas mêler leurs patrimoines respectifs et de les protéger dans leur intégrité. Mais à y regarder de plus près, on constate que Charlotte avait constitué une partie seulement de son douaire en biens dotaux. En effet, la vicomté de Pont-du-Château, les seigneuries de Lussat et de La Fouillouse, ainsi que les péages de Montferrand et de Riom, devenaient des biens paraphernaux41 qui lui restaient propres et sur lesquels Joachim de Chabannes n’avait aucun droit d’administration ni même de regard. Elle en disposait seule et jouissait de leurs fruits tout en étant capable d’exercer tous les droits et actions les concernant. Seuls les enfants de son premier lit étaient habilités à garder sur ces terres une faculté de rachat pour un montant de 18 000 l.t. La dot proprement dite, que Charlotte de Vienne apportait à son nouvel époux, était, quant à elle, formée du reste de son douaire : la vicomté de La Mothe-Canillac, ainsi que les seigneuries d’Aubusson, d’Aurouze et de Boissonnelle. Leurs revenus devaient être communs aux époux42.
Malgré le régime de la séparation de biens et l’incapacité de Joachim de Chabannes à exercer une quelconque puissance sur les nombreux biens paraphernaux de sa seconde femme, il n’en demeurait pas moins qu’il s’agissait d’une union avantageuse d’un point de vue foncier, car Charlotte de Vienne apportait dans sa corbeille un quart des terres nobles des Montboissier-Beaufort-Canillac, qui était alors la maison la plus richement possessionnée de Basse-Auvergne. Par ce biais, Joachim de Chabannes augmentait sensiblement son influence dans un terroir où il n’avait que peu d’attaches immobilières. Charlotte de Vienne n’agissait pas illégalement, car elle disposait de ces biens en pleine propriété et en usufruit tant qu’elle était en vie. Ainsi, elle ne transportait pas par alliance les terres patrimoniales des Montboissier-Beaufort-Canillac dans la maison de Chabannes et elle ne cherchait pas non plus à déshériter les enfants du premier lit de Jacques de Beaufort-Canillac, en faveur des siens. Mais il est certain que ce douaire amputait très sérieusement le patrimoine des mâles de la maison de Montboissier jusqu’à la mort de la belle-mère veuve. Même si Charlotte de Vienne avait pris garde de maintenir l’indépendance de son premier douaire et avait mis en place un strict partage des responsabilités, il n’en existait pas moins un risque de confusion patrimoniale évident.
Pour prévenir toute tentative de malversation et d’exhérédation des enfants du premier lit, l’Édit des secondes noces, publié en 1560, interdisait aux veufs et aux veuves qui se remariaient de donner à leur second conjoint plus que la valeur de la part d’un enfant du premier lit. Un veuf ou une veuve ne pouvait donner à son nouveau conjoint des droits étendus sur sa précédente communauté ou bien encore léser ses enfants au profit de ce nouvel époux43. Il s’agissait de l’une des causes du procès qu’intenta Marc de Montboissier-Beaufort-Canillac à son ancienne belle-mère : il voulait garder le contrôle du douaire de Charlotte de Vienne afin que celle-ci ne puisse pas l’aliéner en faveur d’un tiers ou en faveur de son second mari. Les rapports de force juridiques déterminaient en partie les modalités de la transmission patrimoniale entre beaux-parents et beaux-enfants. Marc ne vit également jamais la réintégration des biens du douaire de Charlotte de Vienne puisqu’il mourut en 1576, soit plus de dix ans avant le décès de sa belle-mère. Il a donc vécu toute sa vie avec un patrimoine et des revenus dramatiquement amoindris par l’imposant douaire de la veuve de son père.
Charlotte de Vienne, qui était une véritable rentière en termes de douaire, se trouva parallèlement exposée à l’ire de ses beaux enfants Chabannes-Curton qui lui intentèrent un procès après la mort du baron Joachim en 1559. Une première transaction intervint dès l’année suivante et Charlotte de Vienne obtint de nombreux avantages44. En tant que tutrice de ses enfants, elle obtint en leur faveur les terres de Saignes, Charlus, Chabannes, Tinières, Boislamy, Chaumont, Nozerolles et Nébouzat. À titre personnel, et alors même que son mariage était régi par la séparation de biens, elle négocia avec son beau-fils, François l’aîné, la moitié des gratifications curiales que Joachim avait obtenues d’Henri II s’élevant à 20 800 l.t., à prendre sur la recette des bois du Languedoc. Les dettes que Charlotte de Vienne avait contractées auprès de banquiers parisiens pour payer la rançon du baron de Curton, prisonnier des Impériaux après la bataille de Saint-Quentin, étaient quant à elles partagées en deux entre l’héritier et la veuve.
L’accusation principale que les enfants Montboissier-Beaufort-Canillac et les enfants Chabannes-Curton adressèrent à leur belle-mère suivait l’argumentation classique selon laquelle elle avait cherché à les spolier d’une partie de leur héritage afin de favoriser ses propres enfants. Ce ne fut pas le cas mais, en revanche, Charlotte de Vienne mena une politique individuelle de construction patrimoniale, indépendante de celle de ses deux maris, afin de gonfler ses biens propres, transmissibles à ses seuls enfants.
Ainsi, en 1549, elle acquiert pour la somme de 700 l.t., des cens et des rentes à prendre dans la justice de Saint-Etienne-de-Chaumeil45. Joachim de Chabannes-Curton n’intervenait pas dans l’acte d’achat et ces rentes étaient la seule propriété de Charlotte. Elle exposait ouvertement les raisons de cette acquisition qu’elle fit pour établir ses enfants : « pour lesd. ses enffans nais ou a naistre d’eux ». Elle organisa également la transmission de ces rentes et cens en instaurant une substitution fidéicommissaire : « Premierement aux enffans masles et au deffaut de masles, aux filles ». Charlotte de Vienne revendiquait la nécessité de constituer un patrimoine personnel, sur lequel les enfants des précédents mariages de son mari n’auraient aucun droit. Elle compléta ce dispositif en achetant finalement l’ensemble de la mouvance de la seigneurie de Saint-Étienne-de-Chaumeil en 155246 et, le 18 mars 1554, en accord avec son mari, elle fit donation entre vifs de la seigneurie à son fils aîné François de Chabannes, écuyer, par « donation entre vifs peult et doibt valloir tant de droict que par la coustume du presant pays d’Auvergne coustumier47 ». Dans le même temps, elle instituait une substitution à l’infini pour les descendants mâles de François, nés de mariage légitime. Si celui-ci n’avait pas de fils, alors Gabriel de Chabannes, second fils de Charlotte et de Joachim, hériterait de la seigneurie de Saint-Étienne-de-Chaumeil.
Mais, même si les relations entre Charlotte de Vienne et ses beaux-enfants furent tumultueuses et jalonnées de nombreuses discordes et procédures diverses, elle tenta néanmoins de garder des liens solides avec eux et elle ne se hasarda jamais à les déposséder de leurs droits patrimoniaux.
Fabriquer un héritage
La belle-mère, nouvel homme fort de la maison
La figure de la belle-mère ne saurait être réduite au seul stéréotype de la marâtre. Avoir une belle-mère apportait un élargissement de ses réseaux de parenté. Un même individu se trouvait intégré à divers titres dans plusieurs réseaux et l’insertion dans une nouvelle solidarité lui apportait de soutiens potentiels. Si ceux-ci n’étaient activés qu’en fonction d’événements ponctuels ou lors de situations particulières, ils jouaient un puissant rôle d’assistance. Ainsi, pour Peter Laslett, la famille nucléaire, formée des parents et des enfants, se trouvait plus facilement dans une posture précaire que les familles complexes où un beau-parent avait pris place48. La belle-mère permettait d’accroître le cadre d’action des solidarités familiales et extra-parentales et jouait favorablement sur la recomposition familiale et sociale de ses beaux-enfants.
La composition des conseils de famille, même si le réseau de parenté d’un individu n’y est que partiellement représenté, permet de saisir l’intrication des différentes parentés et les apports relationnels des liens de belle-parenté. Charlotte de Vienne veilla à toujours maintenir des liens entre les enfants des premiers lits de ses époux et les siens. Ainsi, à chaque signature de contrat de mariage ou d’avis de tutelle, ses beaux-enfants étaient invariablement signataires et témoins des actes de leurs demi-frères et sœurs, même s’ils étaient par ailleurs en procès contre leur belle-mère. Le 5 décembre 1547, Marc de Montboissier-Beaufort-Canillac, était présent à la signature du contrat de mariage de sa demi-sœur, Françoise49, avec Jean de Chabannes, seigneur de Curton, fils aîné de Joachim50. Ils étaient tous deux qualifiés de « frères » de la jeune fille. Les liens de demi-fratrie et de fratrie étaient placés sur un même plan affectif et qualitatif et ils pouvaient intégrer l’ensemble d’une fratrie élargie par l’alliance51.
La belle-mère apportait un nouveau cercle d’alliés à ses beaux-enfants. Cette assertion était encore plus juste quand la belle-mère était bien en cour. Elle pouvait alors compléter les amitiés de la famille, mais aussi obtenir des charges et des offices pour ses beaux-enfants. Charlotte de Vienne fut un intercesseur efficace pour ses beaux-enfants. Dame d’honneur de Catherine de Médicis depuis 1552, puis gouvernante des Enfants de France à partir de 1558, madame de Curton bénéficiait de la solide amitié de la reine-mère. Elle était la mieux placée de sa maison pour obtenir des gratifications curiales après le décès de Joachim de Chabannes en 1559. Elle fit largement profiter ses beaux-enfants, au même titre que ses enfants, des libéralités royales. Elle fut particulièrement efficace dans l’obtention de colliers de l’Ordre de Saint-Michel en faveur de ses beaux-fils et de ses beaux-petits-fils. En 1565, Charlotte obtint le collier de l’Ordre pour Marc de Montboissier-Beaufort-Canillac. Elle intervint par la suite en faveur des autres hommes de sa parenté : en 1568, François de Chabannes-Curton l’aîné, son beau-fils, et Jean de Montboissier-Beaufort-Canillac, marquis de Canillac, son beau-petit-fils et gendre, reçurent également cette distinction.
Charlotte de Vienne obtint également des offices curiaux pour sa parenté, dans l’entourage des princesses Valois. Sa fille Gilberte de Chabannes fut nommée demoiselle d’honneur d’Élisabeth de Valois, reine d’Espagne, avant d’occuper cette charge en 1561 aux côtés de Catherine de Médicis. Mais ce fut véritablement la maison de Marguerite de Valois, reine de Navarre qui permit à sa gouvernante de placer sa parentèle : Gilberte devint ainsi dame d’honneur de la nouvelle reine de Navarre en 1572, charge qu’elle occupa jusqu’au début du xviie siècle. Gilbert de Montboissier-Beaufort-Canillac, fils de Jacques et de Charlotte, était aumônier de la reine de Navarre en 1574 lorsqu’il entama une procédure pour devenir chanoine du chapitre Saint-Jean de Lyon52.
Charlotte de Vienne adopta alors pleinement l’attitude du pater familias pour placer toute sa maisonnée. Elle prit le relais du père défunt, Joachim de Chabannes-Curton, pour obtenir des offices curiaux en faveur de son beau-fils, François l’aîné. En 1561, elle le fit entrer, à l’occasion de son mariage avec Renée Duprat, dans la chambre du roi, en tant que gentilhomme ordinaire53. Mais ce fut Jean, marquis de Canillac, fils aîné de Marc de Montboissier-Beaufort-Canillac et de Catherine de Laqueille, qui bénéficia le plus de la faveur de sa « belle-grand-mère ». La relation que Charlotte de Vienne entretint avec lui fut particulièrement positive, bien plus que celle qu’elle entretint avec son père Marc. En dehors des affinités électives, le lien entre la belle-grand-mère et son beau-petit-fils était dégagé des problèmes qui entachaient celui entre la belle-mère et le beau-fils. En effet, Jean de Canillac n’avait pas à se préoccuper de la question du douaire de la veuve de son grand-père. Mieux encore, Charlotte de Vienne organisa, en 1566, un mariage fort avantageux entre le marquis de Canillac, et sa propre fille, Gilberte de Chabannes, qui apporta une dot importante de 30 000 l.t.54 ce qui était un moyen de dédommager les Beaufort-Canillac de l’imposant douaire dont elle jouissait depuis plus de vingt ans. Jean de Canillac devint la même année gentilhomme ordinaire de la chambre du roi grâce à l’intervention de Charlotte55
La manifestation la plus éclatante de l’influence de Charlotte de Vienne fut la réception de la cour à Pont-du-Château le 28 mars 1566, pendant le tour de France de Charles IX. Il s’agissait d’une marque d’honneur insigne car les Beaufort-Canillac et les Chabannes, réunis autour de leur belle-mère, furent les seules maisons à accueillir la cour dans la province. La fête coûta la modique somme de 8 000 l.t. payée uniquement par Charlotte de Vienne, mais l’essentiel était là : la belle-mère, entourée pour l’occasion de tous ses enfants et beaux-enfants apparut alors comme le véritable pater familias de ces deux lignages, bénéficiant de la faveur royale. Par ce biais, elle fit rejaillir sur l’ensemble de sa descendance, l’honneur insigne d’avoir reçu le roi et la cour.
Les femmes dans la mort
Une dernière occasion de saisir le poids des femmes dans la construction du pouvoir lignager est lisible dans la mise en scène de leur mort et de leur mémoire.
Les funérailles et les fondations pieuses sont un moyen de montrer la particularité de l’identité féminine au sein de la maison noble. Un élément central du spectacle était l’omniprésence du blason familial de la défunte qui servait à la distinguer de son époux. Mode principal de désignation du champ visuel, les armoiries permettaient d’identifier le défunt, de le rattacher à ses ancêtres et de montrer sa noblesse. Le discours armorié faisait partie intégrante de la hiérarchie sociale car, en martelant la dignité de chaque famille, il était garant de sa réputation. Enjeu du positionnement social des nobles, il les insérait dans une mémoire familiale mais aussi dans une mémoire individuelle. En 1552, la présence du décor armorié lors des funérailles d’Anne de Montboissier-Beaufort-Canillac, vicomtesse de Polignac, avait pour finalité de souligner ses liens de parenté avec ses prestigieux ancêtres : les papes Roger de Beaufort56. Cette parenté plaçait les Montboissier-Beaufort-Canillac au-dessus de toutes les autres familles de la noblesse française car aucune autre ne pouvait prétendre avoir donné deux papes à la chrétienté. Les armes de sa maison furent mises en avant plutôt que celles qu’elle avait reçues par alliance en devenant vicomtesse de Polignac. La chapelle ardente, élevée dans le chœur, constituait l’acmé du décor héraldique. Entourant le cercueil, celui-ci prenait alors pleinement son rôle d’identification du mort. Ce processus, rendu nécessaire par l’invisibilité du corps enfermé dans le cercueil, rappelle le lien personnel que chaque noble entretenait avec ses propres armes. Instrument d’une mémoire individuelle, chacun s’en emparait à sa manière même si l’on retrouve une volonté commune de tout un chacun de rester maître de leurs armoiries. En 1486, Catherine Cholet, dame de La Fayette, demanda à être ensevelie dans un drap de velours frappé de ses armes57. Le blason n’était donc pas uniquement destiné à l’identification du défunt auprès de la communauté des vivants. Le geste de Catherine Cholet dénote une volonté d’être unie personnellement aux possesseurs des mêmes armes, même aux morts de sa parenté, par lesquels elle était censée être reconnue par la seule magie du blason. Cette action l’engageait personnellement sans intervention des vivants et l’ensevelissement dans un drap armorié la plaçait dans une continuité lignagère qui devait permettre de l’identifier au-delà du temps des hommes.
Le cortège funèbre s’apparentait aussi à une cérémonie seigneuriale pour les femmes. Le trajet parcouru par le convoi donnait lieu à une mise en scène particulière, proche des joyeuses entrées. Traversant les principaux lieux de pouvoir du lignage noble, il réinvestissait symboliquement la seigneurie du pouvoir de la damoiselle défunte. L’ensemble des amis et des parents prenait place dans le cortège, en compagnie des vassaux du défunt, de ses voisins et de ses domestiques, tous en tenue de deuil. Le récit des funérailles d’Anne de Montboissier-Beaufort-Canillac permet de reconstituer le parcours symbolique qui mena la défunte du lieu de sa mort, le château de La Voûte-Polignac, au lieu de sa dernière demeure, l’église des Jacobins, Saint-Laurent du Puy. Le corps fut successivement donné à voir dans les églises des principales possessions des Polignac, à l’église Saint-Vincent de Solignac, puis à l’église Saint-Martin de Polignac. Il fut ensuite transporté dans l’enceinte de la ville du Puy, où accompagné par les consuls, alliés traditionnels des vicomtes face au pouvoir épiscopal, il voyagea dans les églises où les Polignac détenaient un droit de patronage58. Après une itinérance de plus de deux mois59, le cercueil de la vicomtesse de Polignac arriva à l’église Saint-Laurent où furent célébrées les obsèques et l’inhumation.
Après l’inhumation, l’organisation des fondations pieuses venait rappeler ad vitam aeternam la mémoire du défunt. Pour une femme, c’était un moyen de souligner son attachement à son propre lignage et de marquer une identité différente de celle de son mari. En 1559, si Antoinette de La Fin fut enterrée dans le tombeau de son époux dans l’église de Tancon, elle n’en fit pas pour autant le centre de la dévotion qui lui était due60. Elle choisit de mettre en avant son autonomie identitaire en rappelant qu’elle était dame de Saint-Didier, terre qu’elle avait reçue en dot de son père et qu’elle avait gérée comme son bien propre toute sa vie. Elle en fit le cœur d’une memoria, indépendante de celle de son mari.
Cette différenciation entre lieu d’inhumation et lieu de commémoration montre que les femmes nobles ne s’intégraient jamais totalement à la maison de leur époux. Elles demeuraient les gardiennes des coutumes et de la mémoire de leurs pères. Pour payer ses fondations pieuses et pour ne pas léser ses neveux qui devaient veiller à les faire respecter, Antoinette de La Fin engagea une partie de ses bijoux, dont « sa chayne d’or pesant six vingtz dix escus, revenant a la somme de trois cens livres », sans recourir aux biens de son époux.
Conclusion
En définitive, les femmes agissaient comme de puissantes actrices de la transmission du patrimoine aristocratique. Ceci parce qu’elles contribuaient à le forger, en apportant des fiefs mais aussi en construisant la mémoire et l’histoire de la maison noble. Leur position, tout comme celle des fils cadets, était particulièrement avantageuse en Auvergne en raison d’une coutume préciputaire dont la finalité était la perpétuation de la topolignée. Si elles ne pouvaient pas elles-mêmes devenir des chefs de nom et d’armes, elles pouvaient léguer leurs droits sur la maison paternelle à leurs fils. L’hypogamie généralisée dans la noblesse française à la Renaissance favorisait la reconnaissance du pouvoir des dames. Les filles héritières et les marâtres jouissaient d’un statut encore plus favorable car elles disposaient de droits à la succession reconnus ainsi que de dispositions usufruitières et douairières. En cas d’une vacance de masculinité dans la maison, la belle-mère veuve devenait l’équivalent au féminin d’un chef de nom et d’armes qui se devait de conserver le patrimoine lignager pour le transmettre intact à son héritier.
C’est dans la mort que la place spécifique et que les processus d’individuation des femmes nobles se lit le plus aisément. Des fondations pieuses autonomes jointes à des élections de sépultures particulières venaient rappeler que les femmes avaient gardé, tout au long de leur vie, leur propre identité, mélange d’influences paternelle, matrimoniale mais aussi maternelle.