« Attendez une minute… Cela me semble terriblement familier. La colombe sur le mât, qu’on a prise comme appât, pleure et pleure, et pleure encore… C’est cela ? » (Témoin indésirable/Ordeal by innocence, 1958)1
Touriste dilettante dans sa jeunesse, puis archéologue-photographe après son deuxième mariage, Agatha Christie (1890-1976), est une écrivaine prolifique qui promène ses personnages un peu partout dans le monde. Leurs actions, criminelles ou non, les mènent aussi bien dans les bosquets de la campagne anglaise que le long du Nil, sur les bords des îles caribéennes, à travers les chantiers de fouilles du désert irakien, dans la carlingue d’un avion long courrier et même au creux des mastabas de l’Egypte des pharaons. Ce faisant, ces intrigues nous déplacent sans cesse vers des ailleurs, proches ou lointains, que leur auteure elle-même connaît bien et que parcourent à leur tour des femmes et des hommes de fiction, excursionnistes ou globe-trotters, par force excentrés et souvent excentriques, le Belge Hercule Poirot en tête. Celui-ci est à la fois un réfugié – malmené et cependant reconnaissant2 – et un voyageur accompli qui élucide des meurtres survenus en divers endroits de sa patrie d’adoption, mais aussi en France, Italie, Irak, Egypte, etc.
Parce que les écrits d’Agatha se jouent des distances et de formes variées de mises à distance, ils méritent peut-être d’être relus sous l’angle de « l’inquiétante familiarité » chère à Freud3 (un lecteur friand de ses romans) et aux grands écrivains-voyageurs. À ce sentiment permanent d’étrangeté, on sait ne pouvoir échapper que grâce à la « pulsion d’investigation ». Or c’est peut-être là la clef de notre délectation à lire ou relire « de l’Agatha ». Ne serait-ce pas aussi la raison qui fait écrire celle que l’on a surnommée « la reine du crime » mais qui est aussi, sous le nom de plume de Mary Westmacott, une des étoiles – méconnues – du roman sentimental anglais4 ?
Les trois vies d’une écrivaine intranquille
Il me faut d’abord rappeler rapidement quelques éléments d’un destin singulier, par ailleurs bien connu5. Personne n’en doit oublier les traits majeurs, même s’ils ne sauraient expliquer à eux seuls l’habileté et l’immense succès d’une œuvre, dévorée par nous tou(te)s sans que nous sachions analyser à coup sûr les causes de notre plaisir. Agatha Christie sait nous « balader », au propre et au figuré, et cela a peut-être un peu à voir avec les péripéties de sa vie.
À parcourir celle-ci, on note en effet la fréquence et la précocité des déplacements de la future « duchesse de la mort » et les failles, aux traces durables, d’une enfance protégée mais fragilisée par la mort précoce d’un père qui n’est pas britannique. C’est là le socle d’une vie en apparence à l’abri du besoin mais où déjà se lit une quête d’ailleurs, une vie à laquelle succèdent les déconvenues d’un premier mariage malheureux (un officier épousé hâtivement) et des débuts en littérature fulgurants. Une troisième vie, vouée plus encore à l’écriture, est entamée par la rencontre avec un nouvel époux, archéologue et grand voyageur par métier, plus jeune de quinze ans et qui devient le compagnon fidèle de son âge mûr et de son active vieillesse.
Agatha Miller, une petite fille bousculée
Agatha Mary Clarissa Miller est née le 15 septembre 1890 à Torquay dans le Devon, une station balnéaire du Sud-Ouest de l’Angleterre, dans une demeure que mythifiera le souvenir : ce sera à jamais « le pays du bonheur perdu6 » et des retours non… souhaitables7. Elle est fille de la « bonne société » anglaise mais son père – américain snob et rentier désargenté – n’appartient pas à l’aristocratie. Sa nurse et sa mère sont de grandes conteuses et la petite fille, qui ne va pas à l’école mais sait lire très tôt, apprend à leur contact les comptines et autres formulettes loufoques qui donneront leur titre ou leur thème à plusieurs romans : Dix petits Nègres (1939), Une poignée de seigle (1953), etc.
Agatha va et vient entre de belles maisons-boîtes (dont, à Ealing, celle – très encombrée de bibelots – d’une grand-mère qui ressemblerait à Miss Marple), grands jardins, lieux huppés de villégiature et séjours à l’étranger : les Pyrénées avec ses parents, Paris seule en 1906-1907, etc. Mais la finalité de ces premiers voyages n’est pas seulement linguistique, elle est économique. La mort de son père, quand elle a quatorze ans, a rétréci les moyens de la famille et le départ pour l’Egypte avec sa mère en 1907-1908 a des raisons financières. Pour cette jeune fille de la bourgeoisie, l’écriture et la musique (le piano, le chant) sont, comme le voyage, des échappatoires bienvenus dès avant un mariage, que chacun juge précipité, avec un jeune pilote de la RAF en décembre 1914 : Archie Christie. Il lui donne un nom d’épouse et de mère (une fille naît deux ans plus tard), ainsi qu’un nom de plume, mais il laisse désœuvrée son épouse.
Agatha Christie, une jeune mariée meurtrie et fugueuse
Elle s’engage alors comme infirmière bénévole dans des activités hospitalières où elle se familiarise avec drogues et poisons. Elle s’implique aussi fortement dans l’accueil des réfugiés. À leur contact, elle imagine « le petit détective au crâne en forme d’œuf » et aux suractives « petites cellules grises ». Hercule Poirot apparaît en effet dès la rédaction de sa première œuvre de fiction : La Mystérieuse Affaire de Styles.
Ce roman, publié en 1920 seulement, fournit quelque argent au jeune couple et le conduit dans divers logis à Londres et dans sa campagne proche. Ces déménagements multiples soulignent que, si Agatha Christie aime aménager ses demeures, elle a aussi la bougeotte et la passion des départs, peut-être aussi la détestation des retours. Elle saute de joie quand s’offre pour les Christie l’occasion d’un véritable tour du monde qui les mène, pendant un an, en Afrique du Sud, Australie, Océanie (à Hawaï, elle fait du surf avec ardeur), Californie, Canada8. Les premiers succès littéraires surviennent alors, ce que sanctionne l’achat d’une automobile qu’elle conduit elle-même, faisant d’incessants allers-retours entre la capitale et les maisons familiales.
L’année 1926 est marquée par « la mystérieuse disparition » d’Agatha Christie le 3 décembre. Trois événements peuvent l’expliquer. Sa mère vient de mourir, son mari s’éloigne d’elle, l’écriture d’un livre entamé après un séjour en Corse (Le Train bleu) n’avance plus. La voiture abandonnée par elle en rase campagne fait naître les pires craintes avant que la jeune femme ne resurgisse, dix jours plus tard. Sous le nom de la maîtresse de son mari, elle a séjourné seule et incognito dans une station thermale du Yorkshire. Fuite, fugue, amnésie ? Elle ne s’est jamais expliquée sur cet étrange « voyage » ! Mais, divorcée d’Archie, elle devient très vite une romancière à succès et une voyageuse impénitente que le Moyen-Orient va séduire à jamais.
Agatha Mallowan, la femme heureuse d’un archéologue orientaliste
Comme quelques autres, Agatha Christie peut dire : « J’aime les trains. » Ils sont d’ailleurs empruntés par bon nombre de ses personnages pour des parcours plus ou moins longs. Mais quand elle embarque en 1930, puis à nouveau en 1931, dans l’Orient-Express, elle a pour destination Bagdad et les champs de fouilles des alentours, et non Torquay ou Nice. Elle y rencontre l’archéologie et un des éminents spécialistes des civilisations sumériennes et chaldéennes : Max Mallowan épousé en 1932.
Une déclaration, sans doute apocryphe, définit assez bien la vie conjugale d’Agatha Chistie et son humour : « Épousez un archéologue ; plus vous vieillirez, plus il vous aimera ». La solidité de leur union est étonnante malgré leur différence d’âge et d’activité : elle a quinze ans de plus que son mari et mène de front « science du crime » et un travail parallèle d’aide-archéologue compétente9. Pendant environ trois décennies, à peine interrompues par la Seconde Guerre mondiale, le couple passera trois à six mois par an dans les déserts, irakien puis syrien, lors de séjours qu’entrecoupent parfois des retours en Angleterre. Et c’est donc loin de celle-ci et à proximité des champs de fouilles, qu’Agatha Christie semble avoir écrit plusieurs de ses chefs-d’œuvre tout en s’affairant à des tâches d’ordre domestique ou para-scientifique. Il s’agit d’enquêtes directement liées aux activités de Max au Proche-Orient10, tandis que d’autres restent ancrées dans un décor très « anglais » comme Le Couteau sur la nuque, écrit à Rhodes et sur le site de l’antique cité de Ninive, près de Mossoul en Irak pendant les saisons de fouilles de 1931-1932 et publié en 193311. Jusque dans les romans tardifs qui se déroulent dans l’Angleterre profonde, les références à l’archéologie créent d’ailleurs un sous-motif prégnant, comme en 1967 dans La Nuit qui ne finit pas (voir par ailleurs un paragraphe ou deux dans le recueil de 1932, Miss Marple au club du mardi). Je commence à peine à décrypter ce « fil dans le tapis » et à penser l’associer à la notion plus évidente de « murder in retrospect »12.
Un bilan partiel
À l’actif d’Agatha Christie13, on décompte, dans les milliers de pages de ses divers écrits, d’incessantes circulations dans le proche et le lointain : croisières maritimes, retours au pays, villégiatures et excursions, traversées de villages, voyages d’affaires, promenades dans les bois, longues expatriations de militaires ou d’administrateurs coloniaux, tournées théâtrales, quêtes de sœurs de la charité, migrations économiques ou politiques de filles au pair, fuites amoureuses, huis-clos ferroviaires, missions d’espionnage14, etc. Tout cela construit une mouvante géographie dont l’échelle est quasi planétaire15, une géographie qui nourrit un imaginaire en quête d’images réalistes prises sur le vif et d’enracinements incertains. Tout cela camoufle peut-être et métamorphose (« sublime » en langage psychanalytique) un sentiment d’instabilité, mi-consenti, mi-involontaire, converti en besoin d’écrire. Aucun récit de voyage à proprement parler ne figure cependant dans cette œuvre, mais on y retrouve, d’un livre à l’autre, nombre de déplacements, des moments fragiles d’entre-deux et de fréquents amas d’objets-souvenirs16. On y savoure surtout des énigmes subtiles dont la violence reste latente et la résolution… presque évidente.
Il est inutile d’énumérer les soixante-six « romans de détection » (detective stories) d’Agatha Christie, auxquels il convient d’ajouter, sous ce même nom, des recueils de nouvelles, des pièces de théâtre, deux passionnantes autobiographies et, signés Mary Westmacott, six amples récits de qualité. Il importerait davantage de souligner que, si onze textes seulement se déroulent à l’étranger, trente-trois ont, pour figure tutélaire, agent réactif et décrypteur, quelqu’un qui, venu d’ailleurs, va partout, à l’instar de sa créatrice, le célèbre Hercule Poirot. Ce réfugié belge est bien sûr une caricature « continentale », mais il (se) vit dans l’autodérision, grâce à une permanente mise en scène de lui-même et au droit qu’il s’arroge de juger sa patrie d’adoption tout en affichant une élégance totalement surannée et en cirant une moustache que tous veulent croire « française ».
Les mondes de l’archéologue voyageuse
De l’enfance aux dernières années de sa vie, Agatha Christie circule sans cesse et ses romans, on le sait déjà, multiplient les trains qui se croisent, les avions qui s’envolent, les navires qui glissent, les vélos qui tombent, mais aussi les fauteuils roulants qui se bloquent et les pas qui trébuchent. La conciliation de l’isolement et de la mobilité est une des grandes réussites de l’écrivaine.
Les conditions du voyage
Notons cependant que toutes les allées-et-venues de l’écrivaine se déroulent sans véritable souci matériel car ses deux maris sont en service commandé lorsqu’ils s’éloignent de l’Angleterre, et elle-même, grâce à l’aisance de sa famille puis aux gains de son travail, peut décider de partir quand elle le désire. Elle peut aussi loger dans les meilleurs établissements hôteliers – là où ils existent – ou dans des campements aménagés à l’européenne, voire dans des bâtiments construits à la mode « arabe » pour accueillir les responsables, français ou anglais, des champs de fouilles au Moyen-Orient. C’est le cas de la maison que les Mallowan font bâtir à Chagar Bazar dans le nord-est de la Syrie à proximité d’un site occupé du sixième au deuxième millénaire avant Jésus-Christ.
Au cours de ses voyages annuels, elle jouit, de plus et partout, de réseaux mondains, diplomatiques ou savants, qui lui assurent des points de chute commodes et des rencontres humaines potentiellement enrichissantes. Là où elle séjourne, d’autres expatriés sont généralement présents et ils sont en position de force sur des terres plus ou moins colonisées dont ils sont les maîtres (Irak et Egypte sous contrôle britannique, Syrie sous mandat français) ou les hôtes privilégiés : Côte d’Azur, Grèce, Turquie. Ils y font face à des autochtones situés aux deux extrêmes de l’échelle sociale, les seuls qu’Agatha Christie et ses héro(ïne)s côtoient régulièrement : d’une part, les représentants, plutôt rares, des autorités locales et, d’autre part, la main d’œuvre, servile et abondante, des navires de croisière, des hôtels, des bazars et des lieux de fouilles17.
Une situation dont elle n’est pas dupe, non plus que ses lecteurs qui savent d’emblée que les théâtres du crime sont toujours ici – et heureusement ! – des espaces d’invention et – proprement – des « lieux communs » le plus souvent clos sur eux-mêmes. Pensons à la scène finale de la résolution et à la salle qui réunit alors les protagonistes qui ont survécu. Pensons aussi au souvenir angoissant des espaces confinés de l’enfance présent dans Loin de vous ce printemps (Absent in the Spring) signé Mary Westmacott (1944). Littéralement quadrillés18, les plans de maisons, de carlingues d’avions ou de bateaux de croisière que fournit Agatha Christie évoquent le maillage des chantiers de fouilles et tous ces endroits sont parcourus par des « caractères », à la fois stéréotypés socialement et diversifiés psychologiquement.
En Angleterre même, et jusque dans le village fictionnel de Saint Mary Mead où habite Miss Marple, coexistent plusieurs mondes distincts, voire antagonistes, mais toujours aisément reconnaissables19. Ce sont des « types » en effet : servantes et châtelains, nouveaux riches et ouvriers, intellectuel(le)s et hommes de peine, jeunes gens et personnes d’âge certain, locaux et citadins, sédentaires et gens des voyages. Parmi eux, on doit repérer sans peine : la jeune mère vivant en lotissement, le colonel à la retraite, le médecin dévoué, l’héritier de mines africaines, l’actrice londonienne, la gouvernante bilingue, l’orpheline « placée », l’Américain transnational (voir la savoureuse cohorte des « voyageurs » du Crime de l’Orient-Express en 1934 ou, l’année suivante, celle de La Mort dans les nuages, sans oublier le caravansérail d’étudiants de tous pays qu’est la Pension Vanilos, publié en 1955). La condescendance de classe est diffuse cependant, tout comme le sentiment orientaliste (ou africaniste) que semblent exprimer, dans d’autres romans, certaines évocations, plus olfactives ou auditives que paysagères, des sociétés lointaines. Ah ! « les zinnias de Bagdad » et les tulipes mises en bouquets par les femmes kurdes à Chagar Bazar20 !… Certes ce sont des croquis, plus que des descriptions ou des analyses, mais une vision de l’œuvre d’Agatha Christie qui resterait purement « coloniale » et « bourgeoise » serait trompeuse. Il faut en effet, me semble-t-il, nuancer nos perceptions premières et réexaminer de près le paternalisme (un maternalisme ?) de l’écrivaine21. En le mettant en contexte. En le lisant sous l’angle – perturbant – de la psychologie. Agatha Christie cherche tout à la fois à surprendre et à inscrire ses récits dans une vision normée du monde. Elle n’a donc pas grand souci de l’Histoire événementielle mais elle n’est pas insensible aux transformations sociétales et culturelles d’un pays et d’un empire frappés par la guerre puis la décolonisation22.
Les conditions du voyage n’en sont pas moins confortables pour l’écrivaine et ses personnages, et cela malgré les aléas de certains campements et les températures violemment contrastées de la Mésopotamie. Dans les wagons luxueux du Taurus Express et sur les pistes poussiéreuses qui lui succèdent, peut se maintenir un mélange, très exotique pour un lectorat francophone, de British way of life et d’adaptabilité aux cultures locales. Proche des réalités vécues par l’Occident quand il voyage (alors, et bien sûr encore aujourd’hui), le sentiment d’être ailleurs, et peut-être nulle part, jusque dans une bibliothèque manoriale bien chauffée, crée de savoureux décalages à même la fiction criminelle qui en tire parti. Pas de contestation donc de l’ordre établi (y compris sexuel) et de son decorum, mais une incertitude constante sur son bien fondé.
Une écrivaine distanciée
En Orient, Agatha Christie, auteure mondialement connue et travailleuse acharnée, se devait d’être à la fois une maîtresse de maison accomplie et la très digne épouse d’un archéologue, par force colonialiste, jusqu’au fin fond de l’actuelle Syrie (la zone où sévit aujourd’hui l’EI djihadiste). Une double tâche qu’elle assume avec humour et donc avec sérieux, comme le racontent ses deux recueils de souvenirs et les mémoires de son mari, tout comme les lettres ou propos des héroïnes ou victimes de Rendez-vous à Bagdad (1951) et de Meurtre en Mésopotamie (1936). Des devoirs qui ne sont d’ailleurs pas purement domestiques, car elle doit aussi être la collaboratrice scientifique de Max Mallowan et devenir, à l’occasion, son chef d’équipe face à une centaine d’hommes de peine qu’il faut encadrer, surveiller, soigner, etc. Elle sait dire, avec humour, la difficulté qu’il y a, malgré la présence d’une domesticité nombreuse, à concilier son propre travail littéraire et des tâches archéologiques (photographier les objets excavés, les nettoyer, les reconstituer) tout en prenant en compte les tensions politico-sociales qui traversent la communauté, hétéroclite, des fouilleurs et de leurs épouses différemment voilées, au physique et au figuré : Européennes, Turques, Kurdes, etc.
Être donc femme-et-homme, un écart particulier que les Occidentales doivent assumer pleinement dans les sociétés où les femmes indigènes, souvent invisibles et toujours subordonnées, sont les colonisées de leurs maris, eux-mêmes colonisés. De cette hiérarchie des servitudes, elle n’est jamais dupe sans toutefois l’exposer ouvertement, sauf dans des descriptions elliptiques ou dans un roman non policier comme Loin de vous ce printemps (1944). Relus avec attention, ces « lapsus » accroissent l’intérêt documentaire, trop oublié, des œuvres d’Agatha Christie. Mais il faut admirer la capacité de celle-ci à le dire entre les lignes, elle qui doit tout à la fois rendre crédible le décor de ses intrigues sans que celui-ci occulte ou distraie notre attention de page-turners, accrochés à une intrigue pavée d’indices, faux ou vrais, et trompés par un vocabulaire réduit et une prose très fluide où dominent les dialogues. Lecteurs et lectrices doivent rester en suspens (suspense) jusqu’à la dernière ligne. Et si ? Et si ?23
L’étrange familiarité, une conclusion d’attente
Deux traits originaux, comme deux inquiétudes récurrentes mal explicitées, traversent l’œuvre d’Agatha Christie. Soulignés par Sophie de Mijolla-Mellor, ils complexifient le « sentiment colonial » et la morgue sociale que l’écrivaine laisse inévitablement parfois affleurer. Ils me semblent aussi expliquer, au moins en partie, son goût du voyage et le sentiment d’insatisfaction qui en est la cause et la conséquence.
Le premier trait concerne un malaise atopique profond que révèlent les personnages d’Agatha Christie et qu’elle-même a peut-être aussi toujours ressenti. Le lieu où l’on vit ou séjourne n’est jamais exactement celui où l’on désire être, sauf à accepter d’être une vieille dame-centre du monde comme miss Marple. Au milieu des verdoyances britanniques et de ses hiérarchies sociales rigides, le récit semble regretter l’ardent soleil des tropiques et les promiscuités qu’autorise l’éloignement du pays natal : mère patrie ou « petite patrie ». Inversement, l’Ailleurs (ce peut être Londres autant que Le Caire) fait naître des réminiscences de cottages. Ville et campagne, Orient et Occident, sont des pôles dont la nostalgie afflue dès qu’on les a quittés24.
Autre originalité des récits d’Agatha Christie, l’étranger-e y est une personne qu’il faut certes caricaturer pour faire avancer l’intrigue sur des bases commodes et pour jouer, de plus, des plaisirs qu’offre la répétition du familier et sa dérision. On le voit bien avec Poirot et son partenaire, le capitaine Hastings : l’un est l’Étranger superlatif mais ne cesse pas de surjouer son exotisme, l’autre fait figure de Britannique authentique mais, finalement, il a la vue toujours un peu courte25. Tous deux sont apparemment toujours pareils à eux-mêmes, mais ils sont en fait moins conformistes qu’il n’y paraît : Hastings n’est-il pas marié à une Sud-américaine depuis Le Crime du golf (1923) et ses enfants ne vivent-ils pas, en Argentine, aux Indes et sur les mers (Poirot quitte la scène, 1975) ? Quant au petit Belge, s’il doit s’adresser à de tout jeunes gens de bonne famille, il sait s’abriter « derrière le double bouclier de paroles flatteuses et de traits caricaturalement étrangers, de façon à leur inspirer une espèce de doux mépris sous leurs dehors polis et leurs bonnes manières26 ». Chacun des stéréotypes que construit la romancière est en effet doté de nuances vestimentaires, biographiques ou psychologiques qui en font, au bout du compte, des entités singulières et, pour autant, rassurantes car répétitives.
La notion complexe et difficile à traduire d’Unheimlich traverse la littérature allemande romantique. Elle est reprise par Freud en 1919 pour rendre compte du malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante du quotidien. « Inquiétante étrangeté » ou « angoissante familiarité », le crime chez Agatha Christie survient toujours dans une proximité où les choses et les gens les mieux connus ne sont pas ce qu’ils ont paru être. Ils ont souvent couru le monde ou rêvé de le faire, mais leur mouvement (et, par là même, le nôtre) s’immobilise dans une révélation finale où tout revient à sa place. Rempli d’images infantiles, de revenants et de voyageurs, le monde fantasmatique d’Agatha Christie veut être et vaut d’être (re)découvert. En attendant d’autres lectures, tout aussi névrotiques et délicieuses. En se préparant pour d’autres pérégrinations, insolites et prévisibles, à vivre au chaud dans un fauteuil ou sur un divan. Comme un confortable voyage au long cours…