C’est aux femmes œuvrant dans le domaine de l’architecture, la ville et le paysage que nous avons consacré, le 5 juin 2015, l’une des journées doctorales qu’avec Jean-Baptiste Minnaert (InTRu Université François-Rabelais, Tours) et Hélène Jannière (EA Histoire et critique des arts, Université Rennes 2), nous organisons régulièrement avec le soutien de l’Institut national d’histoire de l’art1. L’idée était de susciter un nouveau regard chez les doctorants, afin qu’ils traquent dans les matériaux qu’ils avaient en main tout ce qui révèle quelque chose de l’activité des femmes, de leur forte présence à leur complète absence, en passant par les formes multiples et variées de leur participation au développement de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Bref, l’ambition était de briser le silence que nous avions pu relever à l’occasion de notre collaboration au Dictionnaire universelle des créatrices paru en 20132. En effet, sur les 12 000 articles que compte cet ouvrage, environ 350, soit 3 %, sont consacrés à des architectes ou des urbanistes venues de 14 pays dans la plupart desquels les études qui leur ont été consacrées sont encore peu nombreuses et leur développement variable.
La première tentative connue d’écrire une histoire de ces femmes date de 1977. Elle revient à l’architecte et historienne Susana Torre avec l’édition d’un ouvrage collectif à l’occasion d’une exposition de la Ligue architecturale de New York3. S. Torre fut aussi l’une des fondatrices des Archives internationales des femmes en architecture (IAWA) créées en 1985 par Milka Bliznakov4. Des initiatives ont suivi en Finlande et en Allemagne où l’impulsion est née, à nouveau, de l’organisation d’expositions : la première en 1983 à Helsinki, lancée par l’Association des femmes architectes finnoises5, et la seconde en 1984 à Berlin, réalisée par la section allemande de l’Union Internationale des femmes architectes, à l’occasion du 7e congrès de cette association créée en 1963 par Solange d’Herbez de la Tour6. Ces démarches mêlaient ainsi la curiosité historique et le désir militant d’asseoir la reconnaissance des femmes dans cette profession. D’autres catalogues et travaux universitaires ont été publiés durant la décennie suivante au Danemark, en Suisse, en Angleterre et en Amérique latine7. Au début du xxie siècle sont entrés en scène le Canada, l’Australie, la Norvège, la Suède8… tandis que les études biographiques ou synthétiques se multipliaient là où le mouvement avait été engagé9. Mais il est bien des pays encore dans lesquels il n’existe rien ou presque rien, comme l’Italie, la Pologne ou la France.
Dès l’Antiquité, des bâtisseuses se sont exercées à la maîtrise d’ouvrage, dirigeant des chantiers qui témoignent de leur goût pour l’architecture10. Mais à quelques exceptions près, comme celle de Plautilla Bricci qui signa en 1663 avec son frère une villa à Rome, elles n’ont accédé que récemment à la maîtrise d’œuvre. Les premières à vouloir étudier l’architecture n’ont été admises dans un établissement d’enseignement qu’à la fin du xixe siècle et rares sont celles qui ont exercé avant la Première Guerre mondiale. C’est donc véritablement au xxe siècle qu’est apparue la femme architecte, urbaniste ou paysagiste, un siècle qui a été à la fois celui de la professionnalisation de ces métiers, de leur démocratisation et des débuts de leur féminisation. En ce début du xxie siècle, il existe des femmes reconnues dans tous ces domaines, dans la pratique et la conception, comme Françoise Hélène Jourda, décédée le 31 mai 2015, et à laquelle nous avons dédié cette journée, dans l’écriture et la diffusion de la culture architecturale… Cependant, le bilan est en demi-teinte : si le nombre des étudiantes atteint ou dépasse celui des étudiants, elles ne sont, selon les pays, qu’entre 12 et 40 % à exercer.
La journée d’étude n’aura pas réussi à éveiller un intérêt parmi les doctorants jusque-là insensibles à ces questions : elle a touché essentiellement des jeunes femmes, doctorantes dont les sujets de thèse se situaient déjà dans ce champ de recherches. Elle a été centrée sur l’Europe et plus particulièrement sur la France. Les contributions ont couvert une large période, allant du xiiie au xxe siècle, mais de façon très inégale. Après le mécénat d’Alix de Vergny, duchesse de Bourgogne, à l’origine de la reconstruction de plusieurs édifices religieux du côté de Beaune et de Dijon dans les années 123011, ont été exposées les œuvres des religieuses des temps modernes qui, sommées de vivre coupées du monde, ont du s’inventer architectes, gestionnaires de chantier et manouvrières pour se construire un cadre de vie conforme à leurs besoins12. Durant la première moitié du xixe siècle, ce sont les femmes comme spectatrices et inspiratrices de l’architecture des théâtres qui ont été présentées13. Les six autres exposés se sont concentrés sur les quelques décennies s’étendant de 1890 à 1950, celles qui ont marqué l’entrée en scène des femmes en tant que professionnelles. On les voit alors pousser la porte des écoles dans lesquelles est enseignée l’architecture, aux Beaux-Arts, aux Arts-Décoratifs… Et, même si l’on peine à suivre leurs traces par la suite, dissimulées qu’elles sont derrière le nom de leur mari et des pratiques souvent différentes de celles de leurs collègues masculins, n’imposant pas une inscription à l’ordre des architectes, elles apparaissent comme des actrices d’une diversification du métier14.
Dans l’entre-deux-guerres, elles se sont d’abord imposées dans l’aménagement intérieur et la décoration, ce dont témoignent les parcours de celles qui sont actuellement les mieux connues : Eileen Gray (1878-1976) et Charlotte Perriand (1903-1999). Acceptées dans cette branche considérée comme mineure, elles ont été des « créatrices du chez-soi », participant à l’introduction du taylorisme dans le domaine ménager15. Cette rationalisation de l’espace domestique, qui poursuivait une évidente économie, a été défendue par l’américaine Christine Frederick (1883-1970) ou la française Paulette Bernège (1896-1973) comme une façon de soulager des femmes qui n’étaient plus secondées dans leur ménage16. Confrontant le plan que cette dernière avait dessiné pour son appartement à celui que Hugh Hefner, l’éditeur de Playboy, publia en 1954 dans les pages de sa revue, l’une des contributions a démontré l’ambiguïté de certains dispositifs17. La cuisine conçue comme espace ouvert pouvait tout autant apparaître comme un idéal d’émancipation, faisant de la femme une parfaite gestionnaire de son temps, que comme un nouvel esclavage, où elle était limitée à un rôle érotique face à un homme affichant sa maitrise de l’art culinaire sur ce nouveau podium.
Un autre ensemble d’exposés a concerné l’intervention de ces professionnelles dans l’urbanisme et la conception du paysage, en plein essor dans l’après-guerre. Trois paysagistes font, en France, figures de pionnières : Ingrid Bourne (née en 1933) pour son interrogation sur l’enseignement de cette discipline, Isabelle Auricoste (née en 1941) pour son engagement politique et Marguerite Mercier (née en 1946) pour son activité de conseil auprès d’organismes de planification18. On constate, là encore, qu’elles exercent leur métier de façon inhabituelle ce qui a probablement contribué à occulter leurs activités, comme on le relève aussi pour Jacqueline Tyrwhitt (1905-1983) récemment redécouverte19. Née en Centrafrique, cette dernière s’est intéressée à l’urbanisme qu’elle a pratiqué de façon interdisciplinaire, collaborant successivement avec la géographe Eva Germaine Rimington Taylor (1879-1966), la sociologue Ruth Glass (1912-1990) et l’économiste Barbara Ward (1914-1981)20. Elle a également joué un rôle au sein des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) qui, fondés en 1928 pour diffuser de nouvelles doctrines, n’accueillirent que tardivement des femmes, même s’ils devaient leur naissance à la générosité d’une mécène, Hélène de Mandrot (1867-1948). Néanmoins, une relecture de ces congrès, tentée en conclusion, a levé le voile sur une vingtaine d’entre elles qui y ont participé, appelant à reconsidérer ces manifestations à la lumière du rôle qu’elles y ont tenu21.
Si l’histoire de l’architecture est celle des œuvres construites, les femmes, on le voit, sont faciles à ignorer. On n’aura découvert, lors de cette journée, aucun portrait d’architecte au féminin, à la tête d’une agence prolixe, même si, au terme d’un siècle d’évolution, elles sont plusieurs aujourd’hui à exercer ainsi leur métier. Mais si l’histoire de l’architecture a pour objectif d’interroger et de comprendre les processus par lesquels adviennent les œuvres, la présence des femmes est incontestable. Ainsi, l’analyse de leur contribution à la création du paysage, de la ville et de l’architecture suscite-t-elle une réflexion épistémologique sur l’histoire de l’architecture qui pourrait contribuer à en renouveler les approches.