En avril 1920, soit vingt‑deux ans après le début de l’occupation états‑unienne de l’archipel, le gouverneur général des Philippines publia une lettre dans le premier numéro de la revue maçonnique Acacia. Dans son texte, Francis B. Harrison – lui‑même franc‑maçon – soulignait l’évolution de la situation de la franc‑maçonnerie dans l’archipel au cours des vingt‑cinq années précédentes. Selon lui, si à la fin de la période espagnole les francs‑maçons étaient « persécutés et condamnés à mort par le gouvernement », désormais, les autorités nord‑américaines les honorait et accordaient leur confiance. Selon Harrison, cela était un bon exemple du changement d’esprit du gouvernement de l’archipel, mais également une preuve que la nouvelle génération de Philippins avait « mieux compris la noblesse des principes maçonniques ». Après deux décennies de domination nord‑américaine des Philippines, la franc‑maçonnerie était synonyme de « service public honnête1 ».
En effet, à la fin de la colonisation espagnole, la franc‑maçonnerie occupait un rôle important au sein du mouvement nationaliste. Après le début de la Révolution philippine, en 1896, ses membres furent persécutés par les autorités espagnoles. Dès lors, comment, à l’aube du xxe siècle, cette institution a‑t‑elle pu devenir un espace de sociabilité dans lequel il était nécessaire d’évoluer pour obtenir un poste important dans l’administration coloniale nord‑américaine2 ?
Cette question se recoupe fortement avec celle que se sont posées dans les dernières décennies les historiens qui ont étudié l’évolution de l’élite philippine durant cette période3. Pour essayer de comprendre comment ceux qui avaient soutenu la première révolution nationaliste de l’Asie sont devenus les collaborateurs du nouveau pouvoir colonial, ces chercheurs ont fait référence au « surveillance state » implanté par les Américains ainsi qu’aux relations clientélistes établies entre les officiers états‑uniens et les principaux politiciens philippins4. Ils ont démontré qu’il s’était agi là d’un processus beaucoup plus complexe que la simple confrontation entre collaborationnistes et nationalistes mise en avant par une partie de l’historiographie philippine5, et ils ont ouvert de nouvelles lignes de recherche pour avancer dans l’analyse historique de cette période. Parmi elles se trouve l’étude des réseaux de relation de l’élite philippine, un sujet qu’a étudié l’historien français William Guéraiche à travers ses recherches sur Manuel Quezon. Il a notamment écrit une remarquable biographie concernant ce président des Philippines6, ainsi qu’un article dans lequel il se centre sur les liaisons personnelles de cet homme politique7. Dans ce dernier texte, Guéraiche affirme que la spécificité de la colonisation états‑unienne est « qu’elle mêle des Américains et des Philippins depuis 1898 » et il qualifie de surprenante la rapidité de l’américanisation de l’élite philippine, « comme si la colonisation espagnole n’avait été qu’une parenthèse8 ». De fait, au cours des deux premières décennies du xxe siècle, la plupart des espaces de sociabilité de Manille ne réunissaient que des Américains ou des Philippins tandis que c’est précisément une partie de l’élite manillaise défendant l’hispanisme qui s’opposa avec le plus de virulence aux projets d’américanisation du nouveau pouvoir colonial.
L’objectif de cet article est d’éclairer l’évolution de l’élite philippine entre 1898 et 1916 à travers une étude de la franc‑maçonnerie, plus précisément celle de la loge Sinukuan, la plus importante à Manille au début du xxe siècle. Malgré l’importance de la franc‑maçonnerie dans l’histoire contemporaine de l’archipel, il existe peu d’études sur ce sujet, et la plupart ont été faites par des francs‑maçons qui ne suivaient pas forcément les règles de la recherche historique9. De plus, le manque de sources a été considérable jusqu’à l’ouverture d’un centre d’archives basé à Salamanque, en Espagne, où se trouve une grande partie des documents appartenant aux principales obédiences maçonniques espagnoles des xixe et xxe siècles10. Étant donné que la plupart des loges philippines firent partie du Grande Oriente Español jusqu’en 1917, ces archives conservent des sources d’un intérêt capital pour l’étude de la franc‑maçonnerie dans l’archipel asiatique. Ce texte s’attache à montrer la valeur de ces documents dans l’analyse des réseaux de relation de l’élite philippine pendant cette période en suivant les propositions d’historiens comme Pierre‑Yves Beaurepaire, qui défend une rénovation des études historiques sur la franc‑maçonnerie au travers de l’analyse de la sociabilité maçonnique11.
Dans un premier temps l’article traite de la réorganisation des loges philippines dans les premières années de la colonisation états‑unienne durant laquelle, malgré le contrôle exercé par les Nord‑Américains, se développa à Manille une vie politique vivante et se formèrent les premiers partis politiques philippins. Dans un second temps, il montre comment les élections à l’Assemblée philippine et la formation de cette chambre en 1907 provoquèrent un changement dans les réseaux politiques de la capitale philippine. Pour finir, il analyse l’évolution du contexte politique et de la franc‑maçonnerie jusqu’à l’approbation du Jones Act en 1916, une loi qui eut des conséquences majeures sur la colonisation nord‑américaine des Philippines12.
L’opposition nationaliste à Manille et la création de la loge Sinukuan
Le début de la colonisation états‑unienne des Philippines fut marqué, entre 1899 et 1902, par la guerre opposant le nouveau pouvoir colonial et les forces philippines dirigées par le général Aguinaldo. Quelques mois avant le début du conflit, Aguinaldo avait été nommé président de la République philippine proclamée par une Assemblée constitutionnelle réunie dans la ville de Malolos. Parmi les assistants à ce congrès se trouvaient les principaux membres de l’élite de Manille qui, malgré leurs doutes au début de la révolution de 1896, occupèrent des postes importants dans les premiers gouvernements d’Aguinaldo. Cependant, bon nombre d’entre eux furent aussi les premiers à se rendre aux forces nord‑américaines une fois que le président des États‑Unis McKinley eût communiqué son intention de coloniser les Philippines.
Un bon exemple est celui de Trinidad Hermenegildo Pardo de Tavera, un créole qui avait critiqué la colonisation espagnole à la fin du xixe siècle, puis avait rejoint la révolution en 1898 et participé à l’Assemblée constitutionnelle. Il avait également fait partie du gouvernement du général Aguinaldo, mais après l’arrivée des Américains à Manille, il avait abandonné les révolutionnaires pour devenir le principal défenseur de la colonisation états‑unienne et de l’américanisation de l’archipel13. En novembre 1900 il avait créé avec d’autres membres de l’élite de Manille le Partido Federal, le parti politique le plus important des Philippines jusqu’en 1907 et l’organisation où se trouvaient les principaux collaborateurs du pouvoir colonial dans les premières années de l’ocupation nord‑américaine.
Les leaders de ce parti défendaient l’intégration des Philippines à la fédération nord‑américaine comme un nouvel État. Ils avaient collaboré avec les deux commissions que l’administration états‑unienne avait envoyées sur l’archipel afin de déterminer si les Philippins souhaitaient l’indépendance. Celles‑ci conclurent que la plupart d’entre eux ne souhaitaient pas obtenir l’indépendance et le président de la deuxième commission, William Howard Taft, devint le premier gouverneur civil nord‑américain de l’archipel en 1901. Les bonnes relations entre Taft et les leaders du Partido Federal furent déterminantes pour la prédominance de ce parti au cours des premières années du xxe siècle et eurent pour conséquence la mise en place d’un système de clientélisme qui se prolongea jusqu’à la fin de la colonisation nord‑américaine14.
Lors du mandat de Taft comme gouverneur général, d’autres mouvements politiques essayèrent de se constituer en partis, mais Taft ne permit pas leur légalisation à cause de leur soutien à la défense de l’indépendance des Philippines15. Ses membres faisaient partie d’une opposition au Partido Federal qui se développa à Manille pendant les premières années de la colonisation nord‑américaine et qui était formée par deux groupes, l’un radical et l’autre plus conservateur. Le premier était dirigé par Isabelo de los Reyes, une importante figure du nationalisme philippin des dernières décennies du xixe siècle qui, au début de la colonisation nord‑américaine, avait créé le premier syndicat philippin16. Il avait également participé à la création de l’Iglesia Filipina Independiente, une scission de l’Église catholique répondant aux aspirations nationalistes du clergé local, qui connut un grand succès lors de la première décennie du xxe siècle17. Le deuxième groupe était formé par une partie plus conservatrice de l’élite de Manille qui considérait que le Partido Federal ne représentait pas les aspirations des Philippins. Parmi ses membres se trouvaient des journalistes publiant dans El Renacimiento, un journal qui mit en place une campagne d’opposition au pouvoir colonial nord‑américain centrée sur la dénonciation des abus de la police coloniale18. Quelques années plus tard, un des fondateurs de ce journal résumait les deux principales idées de ce mouvement :
First : The securing of the independence of the Islands thru lawful means. Second : Modification of the present administration of the Philippines so as to give the Filipinos a greater degree of self‑government, as an announcement of the capacity of the Filipino people19.
Le journal El Renacimiento fut aussi un grand défenseur de la langue espagnole aux Philippines. Selon quelques‑uns de ses journalistes le castillan était le meilleur moyen d’exprimer la culture et « l’âme philippine20 », raison pour laquelle ils refusaient l’américanisation de la société philippine, ce qui donna lieu à un débat entre filipinistas et sajonistas qui durera jusqu’aux années 192021. En effet, ils se voyaient comme les héritiers des ilustrados à l’origine du mouvement nationaliste de la fin de xixe siècle, et ils pensaient être les légitimes porte‑paroles du peuple philippin22. Cependant, Taft considérait leurs positions comme irreconciliables avec la vie politique officielle, car il pensait qu’ils n’accepteraient jamais le projet colonial américain, et refusait en conséquence de leur accorder une place au sein de l’administration coloniale23.
Dans ce contexte se déroula la réorganisation de la franc‑maçonnerie philippine, laquelle, en 1896 avait été interdite par les autorités espagnoles après le début de la Révolution philippine. La première loge qui reprit ses activités sous la domination nord‑américaine s’installa à Manille en 1899. Mais le nombre de francs‑maçons ne fut de nouveau significatif qu’à partir de 1903, quand la loge Sinukuan fut créée à Tondo, un quartier populaire de la capitale philippine, et quand celle‑ci commença à attirer de nouveaux membres et à créer d’autres loges24. Le développement de la franc‑maçonnerie aux Philippines sous la colonisation espagnole avait été en lien avec les activités du mouvement de La Propaganda, un groupe de jeunes Philippins résidant en Europe dont les écrits furent à l’origine de la vague nationaliste qui secoua les Philippines dans la dernière décennie du xixe siècle25. Après s’être initiés à la franc‑maçonnerie en Espagne, quelques‑uns d’entre eux avaient obtenu l’autorisation du Grand Maître du Grande Oriente Español d’initier des métis et des indigènes aux Philippines, où jusqu’en 1891 les loges de l’obédience espagnole étaient réservées aux Européens26. Ainsi, jusqu’au début de la Révolution philippine en 1896, la franc‑maçonnerie se développa très rapidement dans l’archipel et favorisa la diffusion des idées jusqu’alors censurées par les ordres religieux et les autorités espagnoles27. Elle servit aussi comme modèle à d’autres sociétés secrètes qui propageaient le sentiment national philippin, comme la Liga Filipina ou le Katipunan, cette dernière étant à l’origine du soulèvement qui mena à la Révolution philippine.
Au début de la colonisation nord‑américaine la franc‑maçonnerie conservait un certain caractère nationaliste, même si ses activités n’étaient plus menacées. Le nom de la loge Sinukuan, par exemple, faisait référence au nom maçonnique d’Andres Bonifacio, le leader du Katipunan. D’ailleurs, deux de ses fondateurs, Restituto Javier et José Turiano Santiago, avaient été des membres importants de cette société secrète. Après avoir été condamnés par les autorités espagnoles, ils avaient participé à la guerre contre les États‑Unis, mais en 1903 ils étaient de nouveau à Manille pour s’y consacrer à des activités commerciales28. D’autres fondateurs de la loge Sinukuan avaient aussi un passé nationaliste. Issu d’une riche famille espagnole, Timoteo Paez avait collaboré avec les membres du mouvement de La Propaganda à la fin de la domination espagnole et il avait fait partie du gouvernement révolutionnaire. Il fut capturé par les Américains, qui lui offrirent le poste de maire de Manille, mais il le refusa29. Pour sa part Ambrosio Flores, un ancien militaire de l’armée espagnole, avait occupé également des postes importants au sein du gouvernement révolutionnaire. Cependant, il avait rendu les armes dès le commencement de la guerre américano‑philippine, et en 1902 il avait occupé le poste de gouverneur de la Rizal Province grâce à sa participation dans la fondation du Partido Federal30.
Le cas de Felipe Buencamino, Vénérable Maître de la loge Sinukuan et probablement le franc‑maçon philippin le plus important de cette période, était similaire. À la fin de la domination espagnole, Buencamino avait été en contact avec les leaders du mouvement nationaliste mais pendant la période révolutionnaire il avait suivi une trajectoire très particulière. En premier lieu, il avait dirigé un groupe de volontaires philippins qui luttaient aux côtés des Espagnols. Puis il s’était incorporé aux forces du général Aguinaldo et avait été un des protagonistes dans l’élaboration de la première constitution philippine. Cependant, après sa capture par les Américains, il était devenu un des partisans de la Pax Americana et de la colonisation par les États‑Unis, figurant parmi les fondateurs du Partido Federal31. En 1903, Buencamino avait abandonné le parti à cause de ses divergences avec les dirigeants et s’était retiré à Tondo, où il participait à des mouvements opposés à l’Église catholique, qui selon lui était responsable de la situation déplorable de la société philippine. Il eut des contacts avec les premières missions protestantes nord‑américaines et participa à la création de l’Iglesia Filipina Independiente32.
En résumé, les fondateurs de la loge Sinukuan étaient des résidents éminents de Tondo qui avaient en commun un passé nationaliste et avaient accepté la colonisation nord‑américaine. Cependant, à la fin de l’anée 1903, la plupart d’entre eux étaient proches de l’opposition au Partido Federal. L’incorporation à la loge en 1905 et 1906 d’importantes personnalités de ce mouvement est significative en ce qui concerne le caractère nationaliste de la loge. Des hommes comme Santiago Barcelona, médecin personnel du général Aguinaldo pendant la Révolution, ou Ramon Diokno, jeune avocat proche de mouvements syndicaux, en sont de bons exemples. Mais le cas le plus significatif est celui de Justo Lukban, un docteur qui avait tenté de créer plusieurs partis politiques indépendantistes pendant les premières années de la colonisation nord‑américaine et dont le nom maçonnique reflétait sa pensée quant à la date de l’indépendance des Philippines : inmediatista33. La relation entre cette loge et le mouvement nationaliste à Manille fut décrite par Felipe Buencamino dans son autobiographie, où il affirma avoir appuyé Lukban dans ses initiatives politiques au travers de ses cercles sociaux, parmi lesquels il inclut la franc‑maçonnerie34.
Ainsi, au cours des premières années après sa fondation, la loge Sinukuan était devenue un espace de sociabilité de la partie nationaliste de l’élite manillaise. D’ailleurs, le leader du Partido Federal, Pardo de Tavera, avait fondé une autre loge qui n’appartenait pas au Grande Oriente Español mais au Grand Orient de France dont le nom était celui d’une autre figure nationaliste philippine moins révolutionnaire que Bonifacio : José Rizal35, que l’administration états‑unienne était justement en train d’ériger en héros national officiel36. Les Nord‑Américains, pour leur part, avaient également créé quelques loges depuis leur arrivée sur l’archipel, mais ils n’acceptaient pas de Philippins dans leurs rangs37.
L’Assemblée philippine de 1907 et l’arrivée des jeunes nationalistes à Manille
Le système mis en place par William Howard Taft, qui impliquait notamment la domination du Partido Federal, commença à décliner à partir de la fin de son mandat. Les dissensions de Pardo de Tavera et d’autres federalistas avec les gouverneurs généraux ultérieurs sont bien connues38. Après la célébration des premières élections à l’Assemblée philippine en 1907, la chambre fut contrôlée par un nouveau Partido Nacionalista créé par une majorité des députés39. Les principaux leaders de ce parti n’appartenaient pas au mouvement nationaliste qui avait été actif à Manille pendant les années précédentes. Il s’agissait plutôt de politiciens dont la carrière avait commencé dans d’autres provinces de l’archipel en tant que gouverneurs régionaux. Les cas de Sergio Osmeña, premier président de l’Assemblée, et de Manuel Quezón, futur président du Commonwealth des Philippines, sont les plus remarquables. Tous deux étaient des jeunes politiciens d’une trentaine d’années qui avaient occupé le poste de gouverneur régional grâce à l’appui des autorités nord‑américaines de leur province40. Ils avaient également des relations avec les nationalistes irreconciliables de Manille, mais avaient su montrer qu’ils étaient prêts à participer au projet colonial américain, ce qui convenait aux hauts‑fonctionnaires coloniales après le déclin du Partido Federal. Déjà, en 1906, un des « cerveaux » de la politique américaine aux Philippines avait proposé un changement d’alliés dans une lettre envoyée à Taft, qui était de nouveau en charge de la politique de l’archipel comme Secrétaire de Guerre de l’administration Roosevelt. Il lui avait dit qu’il était temps d’abandonner les federalistas et d’approcher les jeunes radicaux qui avaient souvent suivi des hommes comme Isabelo de los Reyes, mais qui étaient « assez honnêtes et bien‑intentionnés ». Il proposait de les faire « divorcer » des vieux nationalistes qui avaient « une préférence si profonde pour les coutumes et les idées latines » qu’ils n’accepteraient jamais les idées nord‑américaines41.
L’ascension politique de cette nouvelle génération de politiciens provenant des provinces fut aussi encouragée par les différends entre les nationalistes à Manille. Mises à part les interdictions des autorités nord‑américaines, ils n’arrivèrent qu’en 1907 à se mettre d’accord pour former un parti unifié. Lors des élections à l’Assemblée, des polémiques surgirent, mettant en évidence les rivalités entre ces politiciens. Ces disputes, ainsi que l’arrivée des nouveaux nationalistes dans la capitale des Philippines, furent déterminantes dans l’évolution de la franc‑maçonnerie philippine à cette période, qui est marquée par la création de la Gran Logia Regional de Filipinas en 1907. Cette institution continua à dépendre du Grande Oriente Español mais permit néanmoins aux Philippins d’avoir plus d’autonomie dans la gestion de leurs loges. Son premier Grand Maître fut Felipe Buencamino, qui dirigea cette institution avec l’aide d’autres membres de la loge Sinukuan pratiquement jusqu’en 1914. Cependant, sa façon de présider cette institution ne fut pas appréciée par certains francs‑maçons qui le critiquèrent même avant son élection à la tête de la Gran Logia Regional de Filipinas. Pour exemple, Carlos E. Pombo, un franc‑maçon espagnol qui était resté aux Philippines, envoya en 1906 une lettre au Grande Oriente Español en indiquant que l’orientation que Buencamino voulait donner à la franc‑maçonnerie allait la mettre dans le camp de la « politique militante » et pouvait être « nuisible pour l’existence des loges du GŒ » dans l’archipel42. La politisation dont parla Pombo fut évidente lors des élections à l’Assemblée philippine, quand les divisions entre les mouvements nationalistes à Manille provoquèrent des disputes entre plusieurs loges du Grande Oriente Español.
Après la création d’une grande coalition entre les partis nationalistes en 1907, les choix des candidats pour les sièges des représentants de la capitale mirent en évidence les différends parmi les politiciens nationalistes de Manille. Justo Lukban, un des membres le plus connus de la loge Sinukuan, n’accepta pas le choix de la coalition et décida de se présenter aux élections pour le district sud de Manille face à Dominador Gomez, un politicien d’origine espagnole. Gomez était un vétéran du nationalisme. Il avait fait partie du mouvement de La Propaganda à la fin du xixe siècle et avait collaboré au début de la colonisation nord‑américaine avec Isabelo de los Reyes en vue de la création du premier syndicat de l’archipel. En 1907 il bénéficiait d’une forte popularité chez les nationalistes les plus radicaux, et après une campagne électorale très intense, il gagna avec peu de voix d’avance. Cependant, l’élection dut être répétée après une réclamation de Lukban, qui perdit de nouveau malgré le support d’autres membres de la loge Sinukuan43.
Peu après cette élection, Felipe Buencamino décida de suspendre la loge Modestia, qui avait incorporé dans ses rangs Dominador Gomez quelques mois auparavant. Les dirigeants de la Gran Logia Regional de Filipinas ne voulaient pas accepter l’enrôlement de Gomez à cause de ses problèmes avec la justice nord‑américaine, qui avait vu en ce nationaliste une de ses cibles favorites44. Face aux réticences de la loge Modestia à suivre ces indications, ils décidèrent de suspendre leurs activités45. Ceci provoqua une grande indignation parmi les membres de cette loge, qui était la dernière à avoir cessé ses activités à la fin de la colonisation espagnole et la première à se réorganiser au début de la période nord‑américaine. L’un d’entre eux, Abelardo Cuesta, envoya alors une lettre de plainte au siège de l’obédience à Madrid. Dans son texte, Cuesta, qui était un Espagnol résidant aux Philippines depuis plusieurs décennies, critiqua également le changement au sein de la franc‑maçonnerie philippine qu’avait provoqué Felipe Buencamino, et affirma qu’il avait transformé la Gran Logia Regional de Filipinas en un « centre politique katipunero46 ». Il dit également qu’il existait un groupe de francs‑maçons qui utilisaient les loges pour leurs intérêts personnels et critiqua la politique d’initiation qui s’en était suivie et qui avait provoqué l’acceptation d’un grand nombre de francs‑maçons qui n’avaient pas « les conditions pour l’être47 ». Il prit comme exemple le cas de Manuel Quezon, qui s’était incorporé à la loge Sinukuan quelques mois plus tôt après avoir été choisi membre de l’Assemblée philippine48. Il l’accusa d’avoir eu une action peu honorable pendant la révolution et de mener une vie dissolue. De plus, il affirma qu’il avait été initié de façon irrégulière et critiqua la politique de la loge Sinukuan d’accepter seulement des Philippins. Pour cette raison, il proposa une réorganisation des loges du Grande Oriente Espagnol aux Philippines, la suspension de ce groupe de francs‑maçons et la mise en avant de Rafael del Pan, un avocat et homme politique d’origine espagnole renommé49.
Les plaintes de Cuesta ne furent pas entendues par les dirigeants du Grande Oriente Español à Madrid, qui laissèrent le contrôle de la franc‑maçonnerie philippine entre les mains de Felipe Buencamino et d’autres membres de la loge Sinukuan comme Santiago Barcelona. Après l’installation de l’Assemblée, plusieurs politiciens du nouveau Partido Nacionalista s’incorporèrent également à cette loge et occupèrent des postes d’importance dans la Gran Logia Regional de Filipinas. Le cas le plus remarquable est celui de Manuel Quezon. Comme on vient de le voir il s’était initié à la franc‑maçonnerie malgré une biographie suspecte qui, par ailleurs, était connue des services secrets nord‑américains50. Dans les années qui suivirent, Quezon eut une vie maçonnique très active et, par exemple, fut nommé représentant de la Gran Logia Regional de Filipinas en Espagne peu avant son premier voyage en Europe51. Son intégration à la loge Sinukuan contraste avec le refus de l’enrôlement de Dominador Gomez, qui avait d’ailleurs été initié à la franc‑maçonnerie en Espagne à la fin du xixe siècle. Cette différence de traitement envers ces deux figures répond probablement aux rivalités politiques, mais elle laisse aussi entrevoir deux tendances du mouvement nationaliste à Manille. D’abord, une modération de ses demandes indépendantistes, mais également la perte d’importance des courants défendant l’hispanisme aux Philippines.
« Philippinisation » de l’administration coloniale et américanisation de la franc‑maçonnerie
Dans les premières années de vie du Partido Nacionalista, Sergio Osmeña fut le leader indiscutable de la politique philippine. Il occupa le poste de speaker – président – de l’Assemblée depuis sa création jusqu’en 1922 et il établît de très bonnes relations avec William Cameron Forbes, haut‑fonctionnaire nord‑américain et Gouverneur général entre 1909 et 191352. Depuis le début de la première législature il montra sa prédisposition à collaborer avec le colonisateur ainsi qu’à modérer ses demandes nationalistes, en proposant comme première résolution de l’Assemblée un texte qui remerciait les États‑Unis pour la création de cette chambre et en bloquant plusieurs résolutions demandant l’indépendance immédiate53. Manuel Quezon, pour sa part, essaya de faire avancer sa carrière politique et fut choisi en 1909 Resident Commissioner à Washington, c’est‑à‑dire représentant de l’Assemblée philippine devant le Congrès nord‑américain. Au sein de la métropole, il développa ses réseaux relationnels afin de promouvoir l’indépendance philippine, qui devint davantage envisageable à partir de 1913 grâce à l’élection du démocrate Woodrow Wilson comme président des États‑Unis. À Washington, Quezon essaya d’influencer le choix de Wilson pour le poste de gouverneur général des Philippines, lequel, après plusieurs candidatures, fut finalement attribué à Francis Burton Harrison. À son arrivée à Manille, Harrison transmit un message du président Wilson dans lequel il promettait « d’avancer vers l’indépendance » aussi rapidement que possible, et il fit de la « philippinisation » de l’administration coloniale le symbole de son mandat54. Cet agenda provoqua des tensions entre le nouveau gouverneur général et les résidents nord‑américains de l’archipel, qui constituaient à cette époque une communauté de colons bien établis et nourrissaient une vision assez négative des Philippins55.
Les francs‑maçons nord‑américains, par exemple, n’acceptèrent des Philippins dans leurs loges qu’en 1914 même si deux années auparavant ils avaient créé la Grand Lodge of Free and Accepted Masons of the Philippine Islands et la considéraient comme la seule institution maçonnique régulière de l’archipel. Ceci provoqua par ailleurs une polémique avec la Gran Logia Regional de Filipinas pour la souveraineté maçonnique de l’archipel. Son Grand Maître à cette époque était Teodoro Kalaw, un avocat et journaliste proche du Partido Nacionalista qui était devenu un des principaux défenseurs de l’héritage espagnol aux Philippines56. Il essaya de défendre les loges du Grande Oriente Español et proposa même son indépendance maçonnique, car il considérait que ces loges représentaient « l’élément national, la franc‑maçonnerie philippine », alors que la grande loge d’origine nord‑américaine était une institution « neuve, importée, étrangère aux traditions de la patrie et aux luttes pour la liberté de notre pays57 ». En 1916, encouragé par l’approbation de la Jones Act, il arriva à envoyer en Espagne la constitution de la nouvelle loge philippine indépendante58, mais le retour de Manuel Quezon sur l’archipel lui fit changer ses plans.
Exerçant son poste de Resident Commissionner, Quezon avait été un des grands promoteurs de la Jones Act, qui donna plus d’autonomie aux Philippins dans leur gouvernement et promit l’indépendance de l’archipel quand « un gouvernement stable » serait établi, accordant pour la première fois le droit à l’autodétermination59. Ainsi, il devint un héros national et sa carrière politique décolla, particulièrement en remplaçant Sergio Osmeña comme leader du Partido Nacionalista dans les années 1920. Le Gouverneur général Harrison contribua au développement de sa carrière politique et forgea une étroite amitié avec lui jusqu’à la fin de son mandat en 1921. Cette entente eut aussi des répercussions sur la vie maçonnique de l’archipel, car Harrison était également franc‑maçon et, probablement poussé par sa politique de « philipinisation », il encouragea la fusion entre les loges du Grande Oriente Español et celles d’origine américaine. Celle‑ci eut lieu en février 1917, quand Quezon parvint à convaincre les francs‑maçons philippins de rejoindre les rangs de la Grand Lodge of Free and Accepted Masons of the Philippine Islands malgré l’opposition d’hommes tels que Kalaw60. Parmi les francs‑maçons américains, des doutes en relation avec la gouvernance de la grande loge apparurent. En effet, celle‑ci était susceptible de passer aux mains des Philippins étant donné leur plus grand nombre61. Finalement, un accord fut trouvé pour alterner d’une année sur l’autre la nomination d’Américains et de Philippins au poste de Grand Maître, une position qui fut occupée par Manuel Quezon en 1918 et par Rafael Palma, un autre membre de la loge Sinukuan, en 1920.
Malgré tout, au cours des années suivantes, la plupart des loges continuaient à être formées exclusivement de Philippins ou d’Américains. Au sein de la loge Sinukuan, par exemple, l’incorporation des États‑uniens fut limitée aux visites de personnages éminents tels que Francis Burton Harrison, nommé membre honoraire de la loge en 191762. Cependant, la transformation de cette loge philippine, la plus importante de Manille par le nombre de ses membres et leur position sociale, est significative. De l’espace de sociabilité de l’opposition nationaliste au Partido Federal, elle devint en moins d’une décennie un lieu de rencontre entre les leaders du Partido Nacionalista et les dignitaires de l’administration coloniale nord‑américaine. C’est là un bon exemple de l’évolution du mouvement nationaliste à Manille au début du xxe siècle. Ce changement met également en évidence la relation différente qu’entretenaient avec les Américains d’un côté la vieille génération de nationalistes défenseurs de l’hispanisme aux Philippines et de l’autre les jeunes politiciens plus enclins à l’américanisation de l’archipel. En effet, peu avant la fusion des loges philippines et américaines, Austin Craig, un des francs‑maçons états‑uniens les plus importants, avait écrit à Quezon que leur travail consistait à « repousser l’invasion espagnole et portugaise en assimilant les loges63 ».
Conclusion
La franc‑maçonnerie aux Philippines dans les premières années de la domination nord‑américaine ne fut pas un espace de sociabilité partagé par les colonisateurs et l’élite philippine. Comme cela a été montré à travers l’évolution de la loge Sinukuan, dans certains cas les loges furent un lieu de rencontre pour l’opposition nationaliste de Manille, réunissant des politiciens qui défendaient l’indépendance des Philippines. Cette conclusion n’est pas applicable à toutes les loges du Grande Oriente Español de cette période, car il y avait également des francs‑maçons opposés à la politisation mise en place par le groupe dirigé par Felipe Buencamino. Quoi qu’il en soit, les Américains et les Philippins ne travaillèrent pas au sein des mêmes loges jusqu’en 1914, et ils ne dépendirent de la même grande loge qu’à partir de 1917.
Cette évolution est similaire à celle que suivirent les politiciens nationalistes philippins lors des deux premières décennies de la colonisation nord‑américaine. Au début de cette période, ceux‑ci essayaient de limiter l’influence du Partido Federal. Mais, après leur victoire aux élections à l’Assemblée de 1907, ils commencèrent à tisser des liens avec les hauts‑fonctionnaires états‑uniens. De façon similaire, l’ascension politique d’une nouvelle génération de politiciens qui n’avaient pas eu de rôle important dans le mouvement nationaliste du xixe siècle et ne défendaient pas l’héritage hispanique aux Philippines fut fulgurante. Le changement d’attitude envers l’élite philippine après l’arrivée d’Harrison à Manille fut aussi crucial et permit d’améliorer les relations entre les habitants philippins et américains de la capitale de l’archipel. Sa nomination comme membre honoraire de la loge Sinukuan est un reflet de l’estime qu’avaient envers lui des leaders du Partido Nacionalista comme Manuel Quezon. Cependant, elle montre aussi le paradoxe de l’alliance entre les membres d’un parti en théorie indépendantiste et les représentants du pouvoir colonial. Comment aurait réagi Andres Bonifacio s’il avait su que vingt ans après le soulèvement du Katipunan contre les Espagnols, le gouverneur général des Philippines serait membre honoraire d’une loge portant son nom maçonnique ?