Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise

p. 185-189

Quellen

Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l’anglais par G. Dauvé, M. Golaszewski et M.-N. Thibault, Paris, Éditions du Seuil (collection « Points »), 2012, 1164 pages.

Text

La formation de la classe ouvrière anglaise est une œuvre foisonnante plongeant le lecteur dans une séquence historique qui s’ouvre sur l’agitation jacobine anglaise de la fin du xviiie siècle et prend fin avec la naissance du mouvement chartiste au milieu du xixe siècle. Il s’agit pour l’auteur d’« abattre cette muraille de Chine qui sépare le xviiie siècle du xixe siècle, et l’histoire de l’agitation ouvrière de l’histoire culturelle et intellectuelle de la nation » (p. 133).

Thompson innove en considérant la classe ouvrière de façon souple et large, et montre que sa formation s’articule avec la construction des États-nations. Il pose un regard marxiste romantique au sens où l’aspect qualitatif est au centre de son analyse matérialiste. Il se place du point de vue de ceux qu’il désigne comme les perdants, c’est-à-dire ceux qui ont sacrifié leur mode de vie afin de permettre à la société industrielle d’advenir. Pour Thompson ces « myriades de l’éternité » n’étaient pas de simples réactionnaires contre le progrès, mais des travailleurs conscients des torts que l’on faisait subir à la nature humaine.

Il développe son argument principal, à savoir que la formation de la classe ouvrière relève « tout autant de l’histoire politique et culturelle que de l’histoire économique », en investissant les mondes du travail, de la politique et des mouvements évangéliques. Il inscrit les processus qu’il explicite dans une continuité historique et géographique en prenant soin d’articuler constamment les dimensions qu’il considère comme pertinentes pour son sujet d’étude.

Dans la première partie, Thompson pose l’arrière-plan historique de son objet en dressant le contexte politique, économique et culturel dans lequel vont se propager les idées de la Révolution française en même temps que celles de l’industrialisation. L’agitation autour de la diffusion des Rights of Man de Tom Paine s’appuie sur l’énergie et le langage révolutionnaire français pour réveiller les anciennes revendications égalitaires et « faire voler en éclat le barrage du constitutionnalisme » (p. 134). Cette dynamique se propage dans toutes les catégories de travailleurs et dans toutes les îles Britanniques.

Dans les premières années, les libéralismes économique et politique vont être défendus conjointement et vont rapprocher les artisans, ouvriers et travailleurs domestiques des professions libérales et des maîtres artisans. La rhétorique de Paine qui allie revendications républicaines et dénonciations des injustices économiques et sociales se propage aussi bien dans les couches populaires que dans la frange progressiste de la bourgeoisie libérale et industrielle, voire aristocratique. Ainsi se crée un antagonisme entre les loyalistes de l’« Église et du Roi » et les républicains. Les jacobins anglais partisans de la réforme constitutionnelle ou de la révolution s’organisent conséquemment en sociétés sur tout le territoire de la Grande-Bretagne et propagent l’idéal d’égalité. Ils sont combattus par la répression du gouvernement, mais aussi sur le terrain du discours politique. Il s’agit de séparer dans ce mouvement républicain la partie intellectuelle, composée des instituteurs, des maîtres artisans, des commerçants et des ministres dissidents, de la partie plus populaire des artisans et des ouvriers, mais aussi des « inorganisés » des centres urbains qui grossissent les troupes lors des rassemblements. Cinq ans après, la rupture au sein des sociétés républicaines est consommée, du fait de la propagande contre-révolutionnaire dénonçant la barbarie de Robespierre et le tournant despotique et papiste de Bonaparte ainsi que des injonctions au patriotisme anglais. Pour Thompson, on peut voir dans cette courte expérience plus que le seul échec d’une alliance politique. En mettant en évidence les contenus et les formes d’expression mobilisés dans ce contexte, il montre leur continuité avec la future structuration du radicalisme et des différents courants qui le constitueront.

Dans la deuxième partie Thompson décrit le processus d’indignité, La malédiction dAdam (p. 242), qui frappe le tisserand du Lancashire ou le tricoteur du Yorkshire, mais aussi un certain nombre de nouveaux métiers à Londres et dans les grands centres urbains. La politique du laissez-faire qui se traduit par la fin des protections corporatives, l’accès « libre » à tous les métiers, la fin de l’encadrement de la pratique de l’apprentissage exacerbent la concurrence et mènent un nombre croissant de travailleurs vers le chômage ou des métiers considérés comme indignes. À la ville, les travailleurs affluent à la recherche d’un gagne-pain alors qu’à la campagne l’exploitation s’intensifie dans les villages où la production est organisée sous forme domestique.

La critique de Thompson vise à démontrer que les catégories de l’économie politique sont insuffisantes et incomplètes lorsqu’on élabore un diagnostic historique. Il rejette ainsi les analyses en termes de niveaux de vie qui se cantonnent au calcul et à la comparaison de moyennes et qui ignorent les bouleversements du mode de vie. Thompson dévoile en outre des aspects de cette période occultée. Par exemple, il montre que la moyenne et les inégalités des revenus augmentent corrélativement et que ce phénomène concerne ceux qui sont frappés d’indignité, mais aussi les travailleurs qualifiés dans les manufactures ou les fabriques. En outre, il met en évidence le fait qu’on ne peut opérer une comptabilité pure et simple sur des catégories sociales car le progrès industriel ne concerne pas les mêmes générations : « Le tondeur ou le peigneur de laine savait bien que, si les nouvelles machines pouvaient offrir un emploi de travailleur qualifié à son fils ou au fils de quelqu’un d’autre, il n’avait, quant à lui, rien à attendre. » (p. 324).

Suivant en cela Max Weber, Thompson postule une affinité élective entre le renouveau évangélique méthodiste et les besoins du nouvel ordre industriel dont les deux figures idéales-typiques sont l’entrepreneur calviniste qui rassemble des capitaux et le contremaître dissident méthodiste qui encadre la force de travail. Cependant, il complète l’analyse en rappelant que le wesleyisme reste empreint d’universalisme luthérien, ce qui lui permet d’expliquer l’apparente contradiction entre l’exploitation et l’oppression qu’exercent les cadres méthodistes sur les « Pauvres du Christ » et l’adhésion de ces derniers au renouveau méthodiste. « Le méthodisme fut l’aride paysage intérieur de l’utilitarisme en une ère de transition vers la discipline de travail du capitalisme industriel » (p. 483), conclut-il ainsi.

Dans la dernière partie, Thompson décrit les institutions politiques visibles ou invisibles de la classe ouvrière. Le terme de « radicalisme » suggère « à la fois l’étendue et l’imprécision des contours de ce mouvement. Les jacobins des années 1790 étaient clairement identifiés par leur allégeance aux Rights of Man et à certaines formes d’organisation ouverte. […] En 1807 le terme qualifie aussi bien le courage et le ton du mouvement que sa teneur doctrinale. […] Il implique l’opposition intransigeante au gouvernement, le mépris pour la faiblesse des Whigs, l’opposition aux restrictions des libertés politiques, la dénonciation publique de la corruption et du “système Pitt”, et le soutien général aux réformes parlementaires. Il n’y avait guère d’accord sur les questions sociales et économiques » (p. 611). L’auteur montre comment le radicalisme défensif des précurseurs évolue vers une force offensive. Il veut voir dans le luddisme un mouvement révolutionnaire, jacobin et républicain, et pas seulement une réaction contre l’industrialisation.

Très tôt en effet, les radicaux emportent la circonscription de Westminster mais leur victoire « était davantage celle d’un homme riche et qui détenait le siège par vocation plus que par l’engagement des artisans dans les comités de soutien politique […] Les élections de Westminster étaient loin de Sheffield, de Newcastle ou de Loughborough » (p. 614). Dans les auberges et les cafés de la cité, les radicaux pouvaient se rencontrer pour discuter, et ainsi sentir la force de leur nombre. Au nord du fleuve Trent, le réformateur se sentait isolé et vulnérable. Le mouvement radical y prit donc une forme sensiblement différente, « différence qui devait influer sur le cours des événements pendant un demi-siècle. Dans ces régions le radicalisme était poussé vers la clandestinité, dans le monde du syndicalisme illégal ; il se rapprocha de l’univers des conflits industriels, des réunions secrètes et des serments » (p. 618). Le mouvement syndical participe ainsi dans les provinces du nord à l’agitation jacobine. Le mécontentement s’y concentre davantage sur les problèmes économiques et industriels, puisque « il était plus facile, à Bolton ou à Leeds, d’organiser une grève ou une manifestation contre le prix du pain qu’une discussion politique, une pétition ou une insurrection » (p. 619).

La suspension de l’Habeas Corpus et les Two Acts (les lois contre les associations) permettent au gouvernement de mener une répression dans les mouvements collectifs des travailleurs et des jacobins pendant les années de guerre. Thompson pose alors comme hypothèse l’existence d’une branche clandestine révolutionnaire dans les sociétés jacobines qui aurait influencé le luddisme. Celui-ci se développe en effet et prend un contenu spécifique là où les conditions d’existence des travailleurs sont bouleversées et où les démarches constitutionnelles échouent. En premier lieu, dans le Yorkshire, où les tricoteurs s’opposent à l’introduction de la machine et de la vapeur. Ensuite, dans le Lancashire, où l’industrialisation augmente fortement la production de fil et où l’immigration irlandaise exacerbe la concurrence en faisant fortement baisser les revenus. Dans les Midlands, c’est l’apparition de nouveaux intermédiaires dans la fabrication des bas qui est à l’origine de la mobilisation des tondeurs de drap. Leur lutte est orientée contre la concurrence déloyale des fabriques à grandes tondeuses qui permettent de confectionner des bas en série à moindre coût. Plus tard, les syndicats se structurent dans leur mobilisation contre la Reform Bill censitaire qui rejette les ouvriers et les travailleurs indignes des villes dans le non-droit politique. L’alliance entre la classe moyenne (petits maîtres, commerçants) et la bourgeoisie (financière, professions libérales) se scelle sur cette question.

Thompson clôt son étude en dressant le portrait de précurseurs du socialisme. Face aux malthusiens et aux smithiens se développe une critique contemporaine socialiste de l’économie politique. Dans la société anglaise où le libéralisme économique et les politiques répressives soumettent à l’instabilité sociale et à la misère une part croissante de la population, l’owénisme prospère. Ce mouvement associatif, ce « millénarisme laïque », se veut consensuel, apolitique et propose une alternative économique. Les disciples d’Owen mettent au travail dans les bazars des centres urbains, mais aussi dans des villages coopératifs, la population active frappée par le chômage.

Pour l’auteur, « aussi admirable qu’Owen ait pu être en tant qu’homme, c’était un penseur saugrenu ; et, même s’il avait le courage de l’excentrique, c’était un dirigeant politique nuisible » (p. 1039). Il pense néanmoins que ce mouvement, qui dépasse Owen lui-même, partage une histoire commune avec le syndicalisme. La force de l’owénisme, outre qu’il donne corps à un esprit d’association se donnant pour but de contrôler les moyens de production, est qu’il est tourné vers l’avenir, et qu’il est « à cette époque, la première des grandes doctrines sociales dont le point de départ était l’acceptation de l’accroissement des forces productives liée à la vapeur et à l’usine et qui parvint à capter l’imagination des masses » (p. 1063).

Pour un chercheur en sociologie, la lecture de Thompson reste stimulante et ses apports nombreux, même soixante ans après sa première édition1. Elle lui donne accès à de nombreuses pistes de recherche et l’invite à investir des lectures complémentaires sur des thématiques esquissées sans être développées. Elle l’invite également à mobiliser des matériaux divers et complémentaires qui donneront profondeur et relief à ses travaux. Par exemple, le contexte historique dans lequel est appréhendée l’évolution des formes de mise au travail donne à l’ouvrage sa force et rend sa lecture passionnante. Elle est aussi stimulante du point de vue épistémologique, notamment dans la critique portée aux analyses quantitatives sur des objets qui nécessitent aussi, et surtout, qu’on les observe et les regarde avec une approche qualitative. Sa perspective matérialiste permet d’apprécier la place accordée au travail dans l’évolution des sociétés et aux formations sociales auquelles il est lié, notamment en ce qui concerne une classe ouvrière ouverte, large et dynamique. Elle dévoile des processus sociaux à partir de l’analyse de l’évolution des rapports de production dans leur interaction avec les champs associatifs, politiques ou religieux. Enfin, même si Thompson ne la développe pas toujours, son argumentation montre l’intérêt d’articuler, à partir de l’analyse des pratiques sociales, les rapports sociaux de sexe et de race, voire de génération, avec les rapports de production.

Anmerkungen

1 Edward Palmer Thomson, The Making of the English Working Class, Londres, Penguin Books, 1968. Zurück zum Text

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gedruckte Quellen

Manuel Santiago, « Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 7 | 2015, 185-189.

Elektronische Referenz

Manuel Santiago, « Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 7 | 2015, online gestellt am 20 octobre 2022, aufgerufen am 12 novembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=334

Autor

Manuel Santiago

Manuel Santiago est doctorant en sociologie à l'UMR DynamE (université de Strasbourg).

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