Si les premières œuvres de type réaliste – c’est-à-dire effectuées d’après nature, selon un modèle, identifié ou non – apparaissent en sculpture à partir des années 1360, notamment sur la célèbre effigie funéraire de Charles V due au ciseau d’André Beauneveu, l’intérêt pour la transcription dans la pierre des états de l’âme peut être situé plus tôt, au tournant du xiiie siècle sur des statues de style dit « antiquisant » chargées de pathos, qui tranchent alors avec celles des décennies antérieures aux figures plus impassibles et sans âge.
Ce changement intervient alors que théologiens et philosophes s’emploient à donner une définition de l’âme, en se fondant sur les écrits des philosophes grecs. Vers 1250 en effet, les maîtres parisiens sont en possession des principaux ouvrages scientifiques et philosophiques de la Grèce antique et de l’Islam traduits en latin. Un double héritage sans précédent qui, introduit en une mentalité joignant les questions bibliques aux exigences d’une logique rigoureuse, modifia fortement les savoirs, entraînant ainsi un profond bouleversement intellectuel en même temps qu’un conflit doctrinal de toute importance centré sur la conception de l’homme.
L’œuvre d’Aristote en particulier est véritablement découvert au début du xiiie siècle, à l’exception de ses traités de logique déjà connus grâce à Boèce. Ses recherches scientifiques et ses réflexions philosophiques offrent alors aux maîtres latins des outils rationnels pour leur tâche doctrinale propre. « En voie d’achèvement au cours de la décennie 1250-1260, l’exploration de cet ensemble gigantesque de savoirs jusque-là insoupçonnés suscite rapidement une totale transformation des modestes conceptions philosophiques véhiculées par le traditionnel quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) et surtout les aperçus relatifs à l’homme, à sa nature et à son agir impliqués dans les doctrines religieuses et spirituelles consacrées1 ». Ainsi, le Traité de l’âme d’Aristote, traduit du grec une première fois vers le milieu du xiie siècle, l’est une seconde fois vers 1260-1270 alors qu’une version latine du même traité, cette fois à partir de l’arabe et accompagnée d’un commentaire d’Averroès, est l’œuvre de Michel Scot en Italie dans les années 1220-1230. Sont également traduits les commentateurs grecs et arabes du Stagirite, ainsi que de grands ouvrages scientifiques grecs et arabes de médecine, de mathématiques et d’astronomie2. De la sorte, les maîtres latins eurent accès, vers 1260-1270, à presque tout le legs antique des ouvrages de science physique et philosophique.
À l’Université de Paris, la diffusion de la pensée aristotélicienne peut être repérée à partir du début du xiiie siècle. Les ouvrages traduits servaient alors de supports d’enseignement, comme le prouve en 1210 l’interdiction infligée par le Concile provincial de Paris au maître David de Dinant d’étudier à la Faculté des Arts les ouvrages de philosophie de la nature d’Aristote et de ses commentateurs3. Avide de connaissances renouvelées, ce médecin et philosophe se rendit en Grèce pour consulter des ouvrages d’Aristote alors inconnus des Latins. Ses Cahiers mentionnent d’ailleurs la presque totalité des textes scientifiques et philosophiques de l’auteur grec, et spécialement ceux qui traitent de la physiologie et de la psychologie chez l’homme. Conquis par la conception antique de l’homme microcosme, largement développée dès la première moitié du xiie siècle, « David explique l’être humain comme réplique en miniature du cosmos tout entier. La constitution physique de l’homme, sa vie biologique, sommeil, sensations, passions, émotions (mélancolie, tristesse, joie), relèvent, à son gré selon lui, des mêmes causes qui régissent les mouvements de l’univers physique4 ». Il s’agit là d’une conception désormais naturaliste de l’homme, qui n’est d’ailleurs pas sans rendre les théologiens perplexes.
Un autre témoignage de la progression de la pensée aristotélicienne peut être cité ici. Il s’agit du traité De motu cordis de Alfredus Anglicus (ou Alfred de Sareshel), probablement rédigé entre 1205 et 1215. L’auteur démontre dans cet ouvrage de médecine que l’âme régit le corps par l’intermédiaire du cœur, une thèse qui influencera notamment l’anthropologie d’Albert le Grand, mais aussi l’œuvre de Roger Bacon, et qui deviendra un classique dans l’enseignement universitaire. Alfred est conscient de la délicate articulation qu’il propose entre cette conception philosophique de l’homme et la compréhension que l’on en avait jusque-là, dictée par la théologie et la spiritualité traditionnelles. Prudemment, il prend d’ailleurs soin d’avertir son lecteur « que l’âme humaine relève de l’étude qu’il mène uniquement du fait qu’elle est unie au corps5 ». Caractères individuels et traits physiques sont alors étroitement liés tandis que l’étude de l’œuvre entier d’Aristote sera inscrit au programme des cours de l’Université de Paris au début de l’année 12556.
Quête de naturalisme et Antiquité
Cette redécouverte de la culture antique, qui va profondément et durablement marquer la conception et l’appréhension de la nature humaine dans son corps et dans son âme, ne va pourtant pas s’en tenir aux domaines de la pensée et de l’écrit, mais également toucher très largement la création artistique dès la fin du xiie siècle.
Entre les années 1180 et 1240 environ, un large renouveau des formes antiques et antiquisantes touche alors toutes les techniques, aussi bien l’orfèvrerie, que la peinture et la sculpture. En outre, il ne s’agit pas d’une manifestation ponctuelle en un lieu donné, mais bien d’un ample phénomène qui a concerné diverses contrées – principalement les régions rhénane, champenoise et mosane jusqu’en Angleterre – et par conséquent beaucoup d’artistes, qui, entre eux, n’entretenaient pas pour autant nécessairement de liens étroits.
Alors que nombreux sont ceux qui sont restés anonymes, l’orfèvre Nicolas de Verdun est sans conteste l’artiste le plus emblématique de ce « style antiquisant » encore appelé « style 1200 » depuis l’exposition de New York en 19707. En rupture avec la production de son époque, Nicolas de Verdun fait preuve d’innovation en puisant son inspiration dans l’Antiquité. Il étudie attentivement, certainement par le biais du dessin, des œuvres antiques et byzantines qu’il prend alors comme modèles, non pour les reproduire à l’identique, mais afin d’en saisir ce qui l’intéresse le plus, leur expressivité. La variété des traits des visages, des postures et des vêtements savamment agencés sur les corps pour en renforcer le dynamisme que montrent, par exemple, les statuettes au repoussé de la châsse de Notre-Dame de Tournai réalisée par l’artiste en 1205, témoigne en effet d’une quête de naturalisme en même temps que d’une recherche plastique sans précédent au Moyen Âge8.
Parallèlement, ce nouvel intérêt pour l’art de l’Antiquité touche également la production d’œuvres tridimensionnelles de plus grande taille, par exemple le décor sculpté des façades des cathédrales de Sens, Laon ou encore Chartres. Là, au portail central du bras nord du transept, les statues-colonnes, bien qu’encore très dépendantes du cadre architectural dans lequel elles s’insèrent, ne présentent plus le hiératisme de l’époque précédente. Les statues ne sont plus accolées de manière aussi strictement frontale à leur colonne et les têtes se tournent parfois très franchement comme pour introduire une communication entre les personnages. En même temps, les visages deviennent plus expressifs, tandis que l’inquiétude semble saisir Moïse et plus encore Samuel dont les sourcils se froncent et le front se ride. De l’autre côté, saint Jean-Baptiste, la tête légèrement penchée en signe d’affliction, présente un visage pensif et mélancolique à la fois. L’ovale plein et lisse des visages des statues plus anciennes a disparu au profit d’une surface davantage modelée, comme le creusement des joues au-dessous de pommettes hautes et saillantes.
Cette volonté de caractérisation par laquelle les artistes cherchent à traduire à la surface de la pierre sentiments profonds et émotions intérieures – les affects9 – est encore plus poussée sur le Salomon du portail de droite (fig. 1). Sa statue, particulièrement dynamique en raison notamment du hanchement prononcé que relève encore la torsion des plis fins de sa tunique, est fortement expressive. Son visage révèle quant à lui un véritable état de tension. Il est d’une expression presque inquiétante, conférée notamment par un regard ombrageux dû à des yeux profondément enchâssés sous des arcades sourcilières proéminentes.
Mais c’est sans doute dans le groupe de la Visitation de Reims10 que la référence à la sculpture antique est la plus claire. Plus qu’un simple balancement de hanche, c’est bien la posture du contrapposto, qui avait totalement disparu depuis la fin de l’Antiquité, qui est ici rendue de façon assez convaincante. Les corps transparaissent désormais au-dessous des vêtements taillés dans une étoffe fluide. Ils se froissent en de multiples plis serrés ou au contraire se détendent à la surface, en parfaite adéquation avec les gestes et les mouvements. Quant aux visages des deux femmes, on a pu les rapprocher de diverses statues ou bustes grecs et romains, sans que le modèle – en fait une pièce probablement locale, peut-être importée – n’ait pu être reconnu avec assurance. Les sculpteurs en quête de naturalisme ne cherchaient pas en effet à reproduire servilement l’œuvre de référence, mais s’en inspiraient plutôt afin de saisir les processus créatifs mis en œuvre plusieurs siècles auparavant pour reproduire avec conviction le monde environnant11. Ce processus d’ « acculturation » et cette volontaire mise à distance des modèles, souvent pressentis mais rarement, de fait, identifiés12, peuvent donc probablement s’expliquer par la volonté de ne retenir de ces œuvres que l’esthétique propre à traduire la vie en même temps que de leur conférer la vraisemblance temporelle. Ainsi que le notait Jean Adhémar, la Vierge de la Visitation de Reims, qui paraît drapée dans « la palla des femmes romaines », est en même temps vêtue d’une robe à fermail à la mode du xiiie siècle13.
Comme le montre Laurence Terrier-Aliferis dans son ouvrage, les rares témoignages littéraires dont nous disposons attestent une grande admiration des médiévaux pour les rondes-bosses antiques, dont la remarquable ressemblance avec des corps humains paraît les troubler profondément, à l’instar du sculpteur Pygmalion et de sa statue14. L’un de ces textes est celui bien connu de maître Grégoire d’Oxford qui donne, dans son guide de Rome, une description à la fois enthousiaste et émouvante d’une statue de Vénus, dont il semble tomber littéralement amoureux tant elle ressemble à une vraie femme, fort belle de surcroît15 : « cette figure en marbre de Paros a été façonnée par un art à ce point admirable et inexprimable qu’elle paraît plutôt une créature vivante qu’une statue : semblable à une femme qui rougit de sa nudité, elle a le teint empourpré et qui la regarde de près a l’impression de voir le sang courir sous son visage de neige. En raison de sa physionomie merveilleuse et de je ne sais quelle attraction magique, je fus contraint de retourner la contempler à trois reprises, bien que mon hôtel fût distant de deux stades16 […] ». Et comme l’écrit très justement Jean-Yves Tilliette, qui voit « sous cette attente chimérique […] le reflet de l’enthousiasme de tous les hommes du xiie siècle pour la beauté du monde réel, […] [s]i l’art du temps s’applique à tendre au réalisme, ce n’est pas qu’il maîtrise mieux la technique, c’est qu’il est totalement imbu de la beauté foncière de la création et se fixe donc pour mission d’insuffler non plus du symbolique ou de l’idéel, mais du vivant dans la matière17 ».
Partant, comment alors ne pas faire le lien entre ce goût affiché pour la réalité et ses modes de transcription dans les arts figurés et, on l’a vu plus haut, la nouvelle conception naturaliste de l’homme qui éclot parallèlement au contact de la redécouverte de la culture philosophique et scientifique de l’Antiquité dont devaient évidemment être imprégnés artistes et artisans, et plus sûrement encore, les commanditaires ?
Les sculpteurs, pour ne considérer que la catégorie d’artisans dont il est question ici, n’hésitent pas alors à conférer aux visages une expressivité nouvelle, en même temps que le corps, désormais mieux visible au-dessous de vêtements légers, se montre plus séduisant, parfois même empreint d’une certaine sensualité, à l’instar de la célèbre statue de la Synagogue de la cathédrale de Strasbourg. « Sculpter les mouvements de l’âme18 » relève ainsi d’une conception globale de l’œuvre, ne s’attachant pas seulement, comme on pourrait le penser a priori, aux traits les plus évocateurs du visage, mais tout autant à la posture, aux gestes et à l’organisation des drapés sur un corps dont le volume s’affiche.
À Strasbourg toujours, le tympan de la Dormition de la Vierge au bras sud du transept est à cet égard une œuvre magistrale (fig. 2). Justement considéré comme un chef-d’œuvre probablement exécuté dans les années 122019, ce groupe frappe d’abord par son ingénieuse composition. Le sculpteur réussit en effet ici le tour de force de loger, dans un cadre si peu adapté – la dalle en plein-cintre du tympan –, quinze personnages sur quatre plans successifs. Puis, la force expressive des attitudes, des mouvements et des gestes poussée ici jusqu’à la véhémence accroche et fixe le regard. La gravité des visages fatigués et durement éprouvés trahit avec vigueur la profonde douleur que ressentent alors les apôtres et le vif intérêt du sculpteur pour les passions de l’âme rendues à l’aide d’un vocabulaire juste, car toujours contenu, sans contre-effets inutiles, et efficace jusque dans la répétition. Ainsi les apôtres, avec leurs traits tirés, le front entaillé de rides et bouche et arcades sourcilières tombantes, systématiquement retenus sur les plus âgés d’entre eux, semblent-ils unis dans la même communion douloureuse.
Les tissus fins et froissés laissent ici aussi apparaître l’anatomie et les mouvements du corps qu’ils accompagnent. Une cohésion dont le « maître de la Dormition » avait la parfaite maîtrise, comme en témoignent les bras et mains de Marie que l’on devine, presque par effet de transparence, sous son long vêtement. La volonté de rendre vivants ces personnages qui exposent à la vue sentiments et émotions, souvent, on l’a dit, via la répétition des procédés de caractérisation, est parfois aussi accompagnée de belles trouvailles. Ainsi, noué avec habileté et élégance, l’extraordinaire nœud du turban de l’énigmatique personnage féminin assis au premier plan, à côté de la couche de la Vierge.
La réalité d’après Nature
Ce nouvel intérêt pour la mimique et les jeux de la physionomie ne sera plus remis en cause par la suite. Désormais cependant, ce n’est plus tant l’art ancien que l’on cherche à imiter mais la nature directement20. Son observation et l’expérience comme voie de la connaissance sont en effet au cœur des préoccupations. À la suite du Physiologus, dont il existait de très nombreux manuscrits, des bestiaires sont alors produits, mais aussi des ouvrages visant à la compréhension du monde sensible, tels l’Opus majus du franciscain anglais Roger Bacon ou les traités d’Albert le Grand. Dans son traité sur les animaux (De animalibus, 1258), le frère dominicain se préoccupe par exemple des questions de mimique et d’expression des passions, alors que Michel Scot rédige un Liber physiognomiae à l’intention de l’empereur Frédéric II. Dans sa dédicace, ce dernier affirme que le souverain pourra ainsi, par le biais de cette science, « reconnaître [les] vices et vertus de son entourage avec autant de certitude que s’il habitait les âmes de ses sujets21 ».
En parallèle, le végétal conquiert le monument. À l’intérieur, les chapiteaux à crochets végétaux stylisés tendent en effet à faire place, dès les années 1210, à des corbeilles envahies de feuilles variées – plates, lobées, dentelées –, de fruits et parfois même d’oiseaux occupés à les picorer. Ainsi, par exemple, une flore naturaliste éclot-elle sur les chapiteaux des piles des quatre travées occidentales de la nef de la cathédrale de Reims érigées après 1235, à la reprise des travaux. On y a identifié pas moins de trente espèces différentes de plantes et de fleurs décrites avec soin et de ce fait aisément identifiables. Les végétaux semblent alors véritablement prendre possession de leur support au point de les faire pour ainsi dire disparaître ; on les devine simplement au-dessous de l’épaisse couverture végétale. Un peu plus tard, le chardon, le houblon, le chêne et ses glands, le houx et le rosier en fleurs recouvrent, dans la chapelle haute de la Sainte-Chapelle de Paris, les corbeilles des chapiteaux de l’arcature aveugle.
Sur les figures, se produit dans le même temps un nouveau changement. Le pathétisme et la forte caractérisation des décennies précédentes, liée en particulier à la volonté de marquer les effets de l’âge, s’atténuent nettement au profit d’une certaine idéalisation des visages, plus lisses et d’allure souvent plus juvénile. Sous l’effet de la diffusion de l’hylémorphisme aristotélicien, qui faisait du corps un reflet de l’âme, « [l]a beauté morale des saints se traduit désormais par la beauté de la jeunesse22 ». Les statues du milieu du xiiie siècle touchent alors autrement leur spectateur.
La ressemblance physique qu’elles entretiennent avec lui, de par la variété de leurs attitudes, la souplesse de la gestuelle et les vêtements à la mode contemporaine qu’elles portent, facilitent le dialogue, ainsi bien sûr que le fameux sourire qui, indéniablement, renforce encore leur allure avenante et quasi humaine.
Le sourire retrouvé
Induit par de nouveaux comportements corporels et de nouvelles attitudes mentales et spirituelles, le sourire concerne aussi bien les mortels – reines, rois, courtisanes, nobles et chevaliers – que les saints, chez qui il se fait plus discret23. Il traduit un état d’âme et un optimisme délibéré qui n’est cependant guère mis en lumière au Moyen Âge. Privé d’assise religieuse en raison de la réserve de l’Église médiévale à l’égard du rire, il n’est pas étonnant alors que les diverses formes d’expression de la gaieté aient le plus souvent été reléguées à la marge24.
Un important débat sur le rire est né au Moyen Âge autour de deux topoi : l’un concerne la question posée dans les milieux ecclésiastiques sur le fait que Jésus a ou non ri durant sa vie terrestre et l’autre l’affirmation bien connue d’Aristote selon laquelle le rire est le propre de l’homme25. Ce sont là deux thèmes difficilement conciliables dans une société où la figure du Christ est donnée en modèle pour imitation. Ainsi l’homme chrétien du Moyen Âge n’était-il pas censé rire. Les attitudes évoluent cependant au cours de la période. Si, à l’instar de ce que prône saint Benoît dans sa Règle, le monachisme condamne explicitement le rire et toute parole ou attitude pouvant le générer, on en arrive vers le xiie siècle à une sorte de « codification dans les pratiques du rire, dont la scolastique s’est emparée » au siècle suivant26. Ainsi Thomas d’Aquin contribua-t-il à le sortir du cadre très restreint dans lequel la théologie l’avait jusque-là contenu, en distinguant le bon rire, celui de la gaieté, du mauvais, le rire à l’excès proche du vice27. Toléré lorsqu’il est contrôlé, il le sera dans la vie de tous les jours comme au prêche. Le prédicateur Jacques de Vitry va à cet égard plus loin, qui revendique la gaieté comme privilège du vrai chrétien28. L’intégration du rire et de l’humour ecclésiastiques sous une forme ou une autre implique de fait un changement radical d’attitude de la part de l’Église à l’égard de ce qu’elle a très longtemps refusé. « Son aptitude à épouser un état d’esprit qui lui [était] contraire a fait la force de l’Église du xiiie siècle29 ». Même le roi rit, parfois aux éclats, ainsi que nous l’apprend Joinville, le biographe de saint Louis30. Seule restriction, le roi ne pouvait rire le vendredi31.
C’est toutefois un rire contenu qu’affichent saints et anges de pierre aux portails des églises gothiques. Un sourire, celui du sage, dont Jacques Le Goff se demandait s’il n’a pas été l’une des créations du Moyen Âge32. Plus ou moins marqué, ce sont les commissures relevées des lèvres et un léger gonflement des paupières inférieures qui l’indiquent en illuminant les visages des statues. Ainsi, au portail nord de l’ancienne église priorale de Saint-Thibault-en-Auxois, le jeune Thibault, noble fauconnier champenois, et, au trumeau, le même, devenu saint, montrent-ils tous deux un semblable visage juvénile et souriant. L’un se réjouit d’embrasser la vie monastique à laquelle il aspire, tandis que l’autre, transfiguré et désormais immortel, accueille les fidèles dans la maison de Dieu (fig. 3-4). À Reims, ce sont les anges qui sourient, timidement ou plus franchement, extériorisant ainsi leurs états d’âme, en joie d’accueillir saint Denis au royaume des Cieux pour l’un ou heureux messager céleste pour le désormais célèbre ange de l’Annonciation.
De la même manière, les acteurs des tympans, qui contiennent également leurs émotions, n’en sourient pas moins eux aussi, tandis qu’ils côtoient des éléments naturalistes introduits là pour plus de vraisemblance. Expressifs et traduits dans un style que l’on peut certes qualifier de naturaliste, ces visages, dont les traits se répètent d’une figure à l’autre, n’en restent pas moins très stéréotypés. En sont volontairement proscrits tout effet de caractérisation et, a fortiori, tout éventuel défaut, au profit d’une certaine idéalisation de l’aspect de ces personnages. S’ils tendent à se rapprocher du fidèle, ils appartiennent bien à un autre monde et restent éloignés des trivialités de l’ici-bas.
La tendance à un naturalisme accru est encore plus sensible sur d’autres réalisations pour lesquelles la liturgie confère aux sculptures une justification singulièrement concrète en même temps qu’elle détermine la thématique retenue. Ce sont les jubés historiés dont l’édification fut fréquente au cours du xiiie siècle, parallèlement au développement contemporain de la prédication. On privilégia alors logiquement, sur ce mobilier de la parole, la représentation de la Passion du Christ, en une série de « tableaux » au style délibérément narratif et évocateur, peuplés de personnages largement humanisés, aux visages expressifs – parfois même fortement caractérisés physiquement – et vêtus à la mode contemporaine. Ainsi au jubé de Bourges, réalisé dans les années 1240-1250, les visages des soldats de la Crucifixion sont-ils fortement caractérisés, en particulier chez celui situé à senestre, dont la tension est palpable : les lèvres sont pincées et les commissures marquées par une fossette tombante, tandis que les sillons naso-géniens sont accentués en un véritable bourrelet33.
Au service de l’expressivité, une même volonté d’intense caractérisation physique est également bien visible sur les « panneaux » parvenus jusqu’à nous du jubé occidental de la cathédrale de Mayence, pratiquement contemporain du précédent. Sur le relief conservé à Bassenheim, saint Martin, l’air très jeune, partage son manteau avec un mendiant émacié et visiblement souffrant. La gravité du visage de Martin et son geste, alors qu’il est occupé à trancher son manteau de son épée, donnent à la scène une intensité dramatique particulièrement forte. Des expressions plus franches s’affichent en revanche sur les visages des élus et des damnés appartenant à deux autres blocs, pour lesquels le sculpteur n’a pas hésité à montrer une palette assez large des différentes réactions face à l’annonce d’une même nouvelle : certains se contiennent et intériorisent alors que d’autres, au contraire, n’hésitent pas à manifester au dehors leur joie, leur peur ou bien leur inquiétude34.
À Strasbourg, une transcription originale de la Passion
Ce type de discours didactique, par lequel on cherche à accrocher l’attention du spectateur en lui faisant atteindre les réalités spirituelles par le biais des réalités sensibles familières, est celui qui fut adopté aux portails occidentaux de la cathédrale de Strasbourg, et tout particulièrement au portail central dont le tympan, encore bien conservé, illustre la Passion35 (fig. 5). De multiples scènes, peuplées de très nombreux personnages, en particulier au registre inférieur, s’enchaînent sur les quatre registres à un rythme soutenu. De ce fait, la surface est totalement saturée, structurée néanmoins par la direction divergente des personnages ou le recours à des éléments séparateurs. En outre, et comme sur les reliefs des jubés, des détails supplétifs y sont insérés, non pour servir directement le discours, mais afin de renforcer les effets de réel.
L’on constate ici la volonté manifeste de donner à ce cycle de la Passion, qui surmonte pour la première fois un portail central, un développement sans précédent. Les épisodes mis en image sont bien plus nombreux qu’à l’accoutumée, qui se combinent parfois au sein d’un même groupe comme, à droite de la Cène, ceux du Baiser de Judas, de l’Arrestation et de la guérison de Malchus à qui Pierre vient de trancher l’oreille. Les bras ouverts du Christ assurent d’ailleurs le lien entre les personnages qui l’entourent et qui appartiennent à des temps différents. D’autres épisodes, comme la Pendaison de Judas, associations, telles l’Église et la Synagogue situées de part et d’autre de la Croix ou motifs, par exemple l’ange assis sur le rebord du tombeau vide ou les grandes tenailles de Nicodème occupé à retirer les clous, se retrouvent plutôt sur d’autres types de supports. Ce sont les diptyques ou triptyques en ivoire sur lesquels le thème de la Passion fut de multiples fois illustré en une succession rapide de scènes nombreuses et serrées, qui s’enchaînent ou se combinent selon un rythme soutenu, avec des acteurs toujours en action que traduisent la variété des postures, des gestes et des mouvements de la même façon qu’au tympan.
Si l’on considère maintenant les têtes de ces nombreux personnages, en particulier celles du Christ les plus aisées à comparer entre elles, il ressort clairement que toutes se ressemblent et qu’un seul et même dessin dut être suivi par au moins deux sculpteurs, l’un qui exécuta celles du niveau inférieur et l’autre, celles des niveaux médians. Cela entraîna d’indéniables différences qui doivent toutefois être davantage créditées au compte des divergences d’interprétation que de styles, ainsi que le confirme l’analyse menée conjointement sur les drapés36.
Le visage du Christ n’en apparaît pas moins systématiquement serein et confiant, quelle que soit la scène, y compris sur la croix. Il n’est plus trop parfaitement lisse, quasi inhumain, comme inaccessible. Il est au contraire celui d’un homme d’âge mûr, dont la chair et la peau accusent le temps, et qui pour autant ne cède pas à la peur devant ce qui l’attend. Quant aux apôtres de la Cène, d’un type physique assez semblable, ils conversent activement les uns avec les autres par groupes de deux ou trois. La discussion autour de l’évènement est animée, comme l’indiquent la variété et l’efficacité des gestes retenus. Dans les scènes suivantes, soldats et bourreaux se distinguent aisément par leur accoutrement, leur difformité, mais surtout par les traits outrés de leurs visages. Poussés parfois jusqu’à la caricature, ceux-ci traduisent sans ambiguïté la cruauté, d’autant que les têtes trop grosses s’imposent entre toutes à la vue.
Au point culminant du drame, au temps donc de la Crucifixion, qui prend place ici de façon là encore tout à fait inhabituelle en plein centre de la composition et non au sommet, les visages deviennent graves : saint Jean au pied de la croix, mais aussi Joseph d’Arimathie dans la Déposition ou encore les saintes femmes devant le tombeau vide affichent des visages tendus, fermés, affectés, profondément. Pour les plus jeunes et les femmes, cela se traduit dans la pierre par des faces assez larges et plates, des sourcils froncés que relie un petit bourrelet en cuvette et des yeux fendus.
Une typologie de visages diversement caractérisés a donc été établie afin de servir le discours et le rendre encore plus explicite et compréhensible par les laïcs. L’inquiétude, la cruauté et la douleur y sont évoquées qui côtoient la force tranquille et la confiance du Christ. Ce dernier a d’ailleurs toujours le regard dirigé vers le spectateur, afin de retenir son attention sur les outrages et les souffrances qu’il est en train de subir et d’amener ainsi le laïc à la compassion en suscitant chez lui pénitence et repentir. Les ordres mendiants – Franciscains et Dominicains, qui insistent particulièrement dans leur pastorale sur l’humanité du Christ et qui sont très implantés dans la ville depuis le début du xiiie siècle – ne sont sans doute pas étrangers à une telle formulation37 et à un tel programme.
À une tout autre échelle, les prophètes des ébrasements du portail montrent une expressivité à nul autre pareil. Leur long visage émacié, que renforce ce nez droit proéminent et qu’allonge encore une barbe à grosses mèches épaisses, inquiète. Les yeux, plongés dans l’ombre des arcades sourcilières particulièrement épaisses, accroissent le pathétisme que dégagent ces personnages. Concentrés sur leurs pensées, pénétrés de visions profondes et dramatiques, rien ni personne ne paraît pouvoir les en détourner. Ils paraissent empêtrés dans un manteau trop grand, qui se plisse à la surface en une multitude de poches et de becs et sous lequel le corps semble absent. Là, ce n’est clairement pas l’individualisation du prophète en tant qu’homme saint que l’on cherche à rendre mais bien plus une expression du sens profond des prophéties de ces grandes figures qui, comme sur les premiers portails gothiques, prennent à nouveau place aux ébrasements. Là s’arrête cependant ce rapprochement car ils sont en l’occurrence étroitement associés à la Crucifixion qui, non seulement occupe une place singulière – au centre du tympan –, mais est en outre projetée en avant. Ainsi la croix est-elle montée hors plan38, tandis que le Christ sort littéralement de la composition, la tête baissée montrée en raccourci39.
L’impressionnante expressivité qui se dégage de ce groupe n’a bien sûr pas manqué d’être soulignée à de nombreuses reprises, par effet de contraste notamment avec le style à la fois courtois et naturaliste des statues sculptées sur le modèle « français », comme certaines situées au portail de droite.
La puissance communicative de ces images vient de ce que celles-ci interagissent, en fonctionnant individuellement et collectivement à la fois. Chaque personnage est en effet conçu comme une entité propre qui, inscrite dans un environnement, acteur ou témoin d’un évènement, éprouve des sentiments, ressent des émotions que le sculpteur s’emploie à traduire à la surface de la pierre, au niveau du visage bien sûr, premier révélateur, mais aussi au niveau des gestes, certains codés, ainsi que du corps ou plutôt des vêtements, le corps, essentiellement support, n’étant encore guère visible au-dessous dans la sculpture du xiiie siècle. Mais chaque figure est aussi montrée en fonction des autres, de la place qu’elle occupe et du rôle qu’elle joue au sein d’une même scène, d’un programme d’ensemble conçu et composé à l’adresse du spectateur, programme lui-même largement dépendant du milieu, du contexte culturel, religieux, voire politique, dans lequel il a vu le jour.
Pour les portails occidentaux de la cathédrale de Strasbourg, et plus particulièrement dans le cas du tympan du portail central, où ce lien entre style et iconographie, entre style et programme que nous avons mis en évidence ne paraît plus pouvoir être défait40, ce sont quelques figures clefs qui jouent ce rôle. Non pas celles parmi les plus directement émouvantes, comme l’on pourrait s’y attendre a priori, mais bien plutôt celles parmi les plus « cachées ». Ces personnages ne sont pourtant pas particulièrement dissimulés et sont même tout aussi visibles que les autres. Ils apparaissent toutefois dans des positions inhabituelles qui accrochent le regard et invitent le spectateur à les suivre. Ainsi, la figure magistrale de l’homme de dos dans la scène du Portement de croix qui est presque toujours passée sous silence car dérangeante pour l’historien (fig. 6 [en fin du présent article]). Figurée en pied comme les autres, sa posture, rarissime dans la sculpture monumentale contemporaine, étonne, surprend et « fonctionne » aussi parfaitement, à condition d’accepter de se laisser guider. Cet homme vu de dos, enveloppé dans un épais manteau, tourne très légèrement – suffisamment – sa tête vers le Christ situé à côté et qu’il aide à transporter sa croix. Il s’agit là d’un laïc, qui joue le rôle de figure-relais entre le fidèle-spectateur et le Sauveur et qui, comme les laïcs de chair et d’os postés sur le parvis de la cathédrale, éprouve de la compassion pour ce Christ dont tous vivent les souffrances. Dans un épisode suivant, la sainte femme penchée au-dessus du tombeau vide, dont on ne voit que le sommet de la tête et dont le buste surgit singulièrement du fond, agit de même. Sculptée en raccourci de façon tout aussi peu habituelle, sa position traduit la douleur intense qui la saisit à cet instant précis en même temps que sa coiffe en turban la distingue de ses deux compagnes plus traditionnellement voilées.
Ces figures, montrées ici selon des procédés analogues à ceux que Giotto exploita dans ses fresques, apparaissent comme de véritables allégories de l’introspection. En interpellant et en éprouvant les convictions religieuses du spectateur, elles exhortent au repli sur soi, à l’examen de conscience pratiqué lors de la confession. Par les affects ténus, quasi dissimulés, mais efficaces, dont elles sont empreintes, elles suscitent émotions et réactions du fidèle, comme de l’historienne qui, pour cette raison, s’y est intéressée.