La recherche toute récente s’est employée à étudier avec exhaustivité le portrait de couple en Allemagne aux xve et xvie siècles1. Travail très utile, qui cependant reconduit ce genre pictural à l’apparat essentiellement, au « paraître » de l’» être » – ce qui sans conteste fut à l’époque et nous demeure aujourd’hui la part la plus visible, de tels portraits. D’autres chercheurs ont quant à eux exploré ce qu’ils ont voulu appeler le « portrait sensible », sur d’autres terrains, en général moins élevés socialement, ou plus confidentiels par la destination. Or cette « sensibilité » est je crois présente dans le portrait de famille, nobiliaire ou de haute bourgeoisie, à l’orée de la modernité. Non qu’il faille y voir une préhistoire de la scène de genre à venir, où les émois, maternels, conjugaux, filiaux, deviendront spectacle en soi. Il s’agit d’autre chose : dans le portrait d’apparat même, des traces de l’intimité, celle d’une épouse, d’un époux, d’un couple2. Faisant le pari que semblables traces ne peuvent, par définition, être traquées et mises au jour qu’au prix d’une attention rapprochée, je développerai ici le propos autour d’un cas3 : conservée à la Wartburg Stiftung d’Eisenach, l’encore très énigmatique Jeune femme au nourrisson de Lucas Cranach4. Mon premier volet repartira d’une ancienne intuition de la critique, pour en explorer les implications ; mon second volet affrontera une suggestion quant à elle assez récente (2008), lourd petit pavé dans la mare d’une étonnante image (fig. 1). Dans le contexte de ce numéro thématique sur L’intime et l’historien, bien sûr je ne manquerai pas d’interroger de temps à autre les réactions affectives, émotionnelles de l’historien lui-même (dont les miennes propres, risque volontiers assumé), en tant qu’elles orientent, pour le pire ou le meilleur, sa perception et sa restitution de l’objet étudié5.
Références mariologiques discrètes : de l’affectum (devotionis) dans le portrait profane
Dans leur catalogue raisonné du corpus de Cranach, une somme qui a fait date et continue globalement de faire référence (1ère édition 1932), Max Friedländer et Jakob Rosenberg signalaient que le tableau d’Eisenach, « représentation [de fait] inhabituelle », avait pu être interprété par certains comme une Madone. Une identification erronée en soi, déraisonnable, qu’ils écartent bien entendu – mais sans pour autant l’éradiquer tout à fait. Simple prudence diplomatique peut-être, à l’égard de leurs collègues fourvoyés là tels des débutants. Au demeurant l’iconologie, cette science si soucieuse de déterminer le « sujet » exact des œuvres, n’en était alors qu’à ses prémices. Ou finesse intuitive, contenue dans ces quelques mots de leur sobre notice : nous aurions là, écrivent Fredländer et Rosenberg, « très probablement, […] une jeune dame de la cour de Saxe avec son nouveau-né dont Cranach a traité le portrait en faisant allusion au motif de la Madone, selon le désir, peut-être, de celui qui a commandé le tableau6 [je souligne] ». Préciser la nature et la portée desdites « allusions » mariologiques, tâcher de mettre au jour les « désirs », pluriels aussi, que celles-ci renferment, figurent, voire réalisent, tel sera l’objet de mon premier volet.
Si le tableau d’Eisenach est assez évidemment un portrait de contemporaine, et non la représentation d’une figure sainte, il n’en est pas moins émaillé de motifs évoquant le genre pictural des Madones. La jeune femme, cadrée à mi-corps devant un paysage, présente une expression nuancée, entre joie douce – de la maternité nouvelle – et infime crispation du sourire – tel un sentiment de prescience un rien douloureuse, peut-être confirmé par le regard qui glisse vers senestre, tandis même que le visage, orienté vers la dextre, en reçoit et en diffuse la lumière. Les longs cheveux blond foncé, onduleux, retombent librement sur les épaules, telles toutes les Vierges de dévotion privée peintes dans l’atelier de Cranach, qui d’ailleurs ne sont généralement pas auréolées. (Parfois elles portent un voile, mais transparent, à peine visible, redoublant simplement la gracieuse pureté du front.) À l’arrière-plan du portrait, l’enrochement très escarpé, surmonté de plusieurs tours « imprenables », constitue un élément remarquable. Or on le retrouve systématiquement dans les Madones cranachiennes, où il symbolise la chasteté de Marie ou, aussi bien, sa proximité, privilégiée, au Ciel.
L’expression bivalente, d’inquiétude et de sérénité gracieusement conjuguées, l’aspect bien particulier de la chevelure, le paysage à l’enrochement tout métaphorique, autant d’éléments associables au répertoire (traditionnel ou cranachien) mariologique. Mais, bien entendu, le motif qui arrime le plus fortement notre jeune femme à la sphère sacrée des Vierges à l’Enfant est ce nourrisson entièrement nu – un motif alors tout à fait inédit dans le portrait individuel profane – qu’elle paraît présenter au spectateur, avec une gestuelle solennellement lente, quasi liturgique, son avant-bras gauche formant berceau, ou parapet, voire autel. De la main droite, la mère soutient délicatement dos et tête de l’enfant allongé, contact médiatisé par un linge blanc qui rappelle ce lange/linceul si fréquent dans les Madones, où il connote conjointement l’Incarnation et la Passion. Pour une Vierge à l’Enfant aujourd’hui conservée à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe (vers 1518 [FR087]7), Cranach a soigneusement réélaboré le motif textile ; or ce drap sera repris presque à l’identique dans notre portrait8. En outre il y fait ostensiblement fléchage vers le bas de l’image et, au passage, vers le minuscule monogramme du maître ainsi révélé au spectateur attentif.
Soit tout un réseau de citations provenant du répertoire sacré, citations aussi intentionnelles qu’assurément perceptibles aux spectateurs de l’époque. Cela étant, la nature profane du modèle s’affiche clairement, ceci, dans le costume. En effet la robe est caractéristique d’une riche bourgeoise ou d’une noble allemande ; il arrive que Cranach en revête ses jeunes saintes, lorsqu’il s’agit d’actualiser leur aspect pour les rendre plus efficaces, mais jamais la Mère majuscule. Le collier, surtout, éloigne d’un coup la jeune femme de toute identification possible à la Vierge Marie. Chaîne constituée de lourds anneaux et tour de cou orné de pierreries ou broderies, cette parure féminine, omniprésente dans le corpus de l’artiste sur plusieurs décennies, fut très en vogue, qu’on voit portée indifféremment par telles incarnations de la vertu ou bien du vice, et par les contemporaines dans leurs portraits. Notons que le bijou de la jeune femme d’Eisenach est un des plus imposants de toute la série. On peut supposer que le peintre aura voulu signaler là, en accord avec le commanditaire, la richesse familiale de la jeune épousée ou, plus sûrement, du mari lui-même. Ceci n’exceptant pas une valeur en outre symbolique, du même bijou, à savoir l’attachement et la fidélité à l’époux. Collier et chaîne… de canidé(e), en quelque sorte ? Devant une telle marque de possession, ici presque un marquage, on serait tenté d’imaginer la commande d’un portrait de maîtresse attitrée, en compagnie de l’enfant né hors mariage. Mais l’hypothèse cadre mal avec les références à la Vierge très pure, si prégnantes dans le tableau.
Si le contexte de production est bel et bien matrimonial, alors la fonction première desdites références mariologiques va de soi : elles concourent à l’idéalisation du modèle réel, visuellement élevé à une sphère plus haute, plus sacrée. Pour le dire autrement, la jeune femme portraiturée est revue, et par l’artiste en amont et par ses spectateurs ensuite, au filtre de la typologie mariale, qui sous-tend la composition et y réaffleure irrésistiblement. Dans l’Italie catholique, le procédé fut largement adopté, à commencer par le portrait féminin de strict profil, qui à Florence et ailleurs, des années 1430 jusqu’en plein xvie siècle parfois, se con-formera littéralement à la typologie, de longue date ancrée dans les mêmes territoires, des Annonciations9. Dans l’Allemagne plus ou moins protestante des décennies 1520-1530, qu’un portrait laïque puisse faire appel au modèle de la Vierge
Marie, la chose est certes plus inattendue. Mais elle n’est nullement incongrue. Il faut en effet rappeler que les Madones abondamment produites par
Cranach et son atelier10 le furent non seulement à destination de commanditaires très catholiques, pour lesquels ces tableaux devaient avoir valeur d’insignes confessionnels – ainsi le cardinal Albrecht de Brandeburg –, mais aussi à l’usage de mécènes volontiers ouverts à la foi protestante – tels les électeurs de Saxe ou leur entourage, dans le milieu de Wittenberg où notre œuvre a probablement vu le jour. Pour mieux saisir quelle pouvait être la valeur, non pas strictement doctrinale, mais bel et bien la valeur d’usage de la figure mariale dans semblable milieu, il vaut la peine de s’arrêter sur le cas des princes de Saxe Frédéric le Sage et son frère Jean le Constant.
Voyons tout d’abord la gravure de Cranach représentant Frédéric III de Saxe en prière auprès de la Vierge et de l’Enfant (fig. 2) : resté célibataire dans la réalité comme on le sait, le prince-électeur endosse là la posture mentale d’un « conjoint » de la Vierge, inclus avec elle dans un espace reclos, et cependant figuré à échelle un rien moindre. (Contrairement aux Madones peintes, celleci arbore un voile, imposant et très matériel, qui renforce son caractère domestique.) La circulation des regards est subtile, Frédéric levant les yeux vers le large front lumineux de Marie, comme s’il cherchait à y déchiffrer quelque sagesse, équivalent du livre posé sur le parapet à l’aplomb de cette Vierge ; elle-même abaisse son regard sur l’Enfant placé dans son giron d’Incarnatrice ; et quant à celui-ci enfin, il relève son petit visage joufflu vers Frédéric, moins pour répondre à telle prière ou exaucer tel vœu particulier, que pour l’inciter à « goûter les fruits » – en l’occurrence cette grappe de raisins dense dont le bambin lui prélève une grume –, fruits de sa propre dévotion, de sa méditation11… En 1502 l’homme avait fondé l’université de Wittenberg, où viendront enseigner Melanchthon ainsi que Luther, Luther qu’il saura d’ailleurs adroitement mettre en sécurité après l’édit de Worms (1521) ; en 1523, il renoncera finalement au culte des reliques dont il avait jusque-là choyé une impressionnante collection, mais sans pour autant abandonner d’autres pratiques catholiques, auxquelles il demeurera fidèle jusqu’à sa mort en 1525. Quoi qu’il en soit, tel qu’il apparaît dans cette gravure des années 1510-1515, Frédéric le Sage n’est nullement un vieux-croyant superstitieusement fixé sur la Vierge, mais bel et bien un homme pour qui la figure de Marie est support essentiel d’une réflexion chrétienne-humaniste. Sans s’y superposer exactement, l’attitude dont témoigne ici l’image n’est pas loin de la position qu’un Luther gardera presque jusqu’à la fin en matière de mariologie, par exemple dans son Commentaire du Magnificat, dédié justement à un membre de la famille de Saxe12.
Or le frère cadet de Frédéric le Sage, Jean Ier de Saxe dit le Constant, offre un exemple où la valeur d’usage de la figure sainte se fait plus précise, plus individualisée, plus circonstanciée peut-être. On pense, insérés auprès de la Parenté féminine et enfantine du Christ, aux portraits contemporains des deux veuvages que ce prince de Saxe eut à éprouver, à méditer, à dépasser. Sophie de Mecklenburg était morte en mettant au monde Jean-Frédéric, en 1503 ; Marguerite d’Anhalt-Köthen mourra en 1521 peu après la naissance de Jean-Ernest, second héritier mâle survivant.
Achevé par Cranach en 1509, le fameux Retable de la Sainte Parenté
(Francfort, Städel Museum [FR018]) déploie sur ses trois panneaux un discours, dynastique en même temps qu’hagiographique, d’une indéniable efficacité, comme cela a été bien démontré. Aujourd’hui la proposition de Georg Swarzenski, selon qui l’œuvre correspondrait à la commande des deux frères, Frédéric et Jean, passée en 1505 en l’honneur de la défunte Sophie de Mecklenburg pour la Marienkirche de Torgau, n’est plus guère acceptée, encore moins l’identification des traits de Sophie dans la sainte Anne en grisaille au revers, et de ceux de Jean-Frédéric dans l’un des garçons (le jeune Simon) au panneau central. En revanche tous s’accordent à reconnaître, avec Swarzenski, au panneau central le portrait inséré de Maximilien Ier (dans la tribune), en Joachim époux d’Anne, et aux panneaux latéraux ceux de Frédéric le Sage (à gauche) et de Jean le Constant (à droite), en époux respectifs des deux demi-sœurs de la Vierge Marie. De sorte que, par le truchement de la Parenté sacrée, voici que les deux princes de Saxe s’affirment « beaux-fils » de l’Empereur, marque forte de mutuelle alliance s’il en est, et d’autant plus utile que les rapports politiques n’avaient pas été au beau fixe, sur les dernières années13.
Mais venons-en à un niveau plus local, plus discret, où – dans ce jeu qui consiste à associer personnes contemporaines et personnages saints – les initiatives de l’artiste seront aussi plus fines et libres, touchant non plus tant aux relations (inter- et intra-familiales) de cour qu’aux réactions affectives. Au volet droit le personnage masculin, Zébédée auquel Jean le Constant prête ses traits, offre une posture a priori bien étonnante, eu égard au contexte tant hagiographique que politique. Swarzenski, remarquant cette position de retrait, y vit un argument appuyant sa thèse, d’un retable qui correspondrait à la commande pour Torgau honorant la récente défunte. C’est possible, mais il me semble surtout que ce panneau latéral, en ses moindres détails ou plutôt ses détails moindres c’est-à-dire discrets, énonce l’état, plus prolongé dans le temps, avec ses inflexions plus secrètes, d’un « proche » de la disparue. Zébédée lit retiré dans l’étroite encoignure de la fenêtre, épaules rentrées, à forte distance (physique, matérielle) de son épouse Marie Salomé. Entre elle et lui, le contact est uniquement plastique (id est mental), et cependant plein de douceur : les rayons dorés émanant du visage de la jeune sainte viennent caresser les jambes repliées de Zébédée alias Jean Ier de Saxe. Méditation toute intime, sur l’épouse que celui-ci perdit jadis, morte de ses premières couches ? La scène maternelle, à l’avant-plan du même volet, paraît aller dans le même sens. On y voit Jacques le Majeur et Jean l’Évangéliste figurés tels un seul et unique garçonnet pris dans un mouvement de narration continue : coiffé, épouillé avec une tendresse adorable par sa mère, puis s’en éloignant, comme à regret, comme sous l’empire d’une nécessité. (Ce pan de robe, qui jusque-là l’enveloppait, qu’il entraîne encore un peu avec lui dans sa marche tout en jetant un dernier regard vers la femme, devra sous peu être lâché.) Autre probable allusion intime : au petit Jean-Frédéric de Saxe en tant qu’orphelin de mère.
Entretemps, Jean le Constant se remariera (1513), avec Marguerite d’Anhalt-Köthen qui lui donnera, après deux filles, un fils mort en bas âge, puis un autre fils qui quant à lui survivra, Jean-Ernest, tandis que la mère devait mourir peu après (1521). En 1522, un triptyque de dévotion privée, de facture et format certes assez modestes, œuvre « d’atelier » sans doute, offre un dispositif non moins éloquent, intimement éloquent, que le retable de 1509 (triptyque démembré, volets réunis au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne [Frnone, cote CDA = DE_WRMK_WRM382]). Les portraits des deux princes de Saxe y sont, comme précédemment, insérés auprès des deux demi-sœurs de la Vierge et leur progéniture. Au volet gauche, Frédéric le Sage égrène un chapelet tout en levant la tête vers le ciel, attitude activement méditative dans la continuité de celle qu’il présentait sur la gravure des années 1510 ; un peu plus bas, Jacques le Mineur et Barnabé, tout sourire, procèdent à un échange de « fruits dévotionnels » sous l’œil attentif de Marie Cléophas ; et plus bas encore, deux garçonnets jouent aux billes, transposition prosaïque de la scène dévote-sacrée, où une même gestuelle se métamorphose peu à peu, sans secousses. Mais au volet droit, l’atmosphère est tout autre.
Jean le Constant y est douloureusement passif, les bras repliés sur le parapet, donnant à voir deux anneaux très sobres à sa main gauche, possible évocation des deux veuvages successifs ; son regard, intensément fixé sur le spectateur, est relayé ensuite par le nourrisson qui, tête penchée de côté, brandissant la pomme du péché originel aux allures de sein de Lactans, nous interpelle ; enfin un garçon déjà grand (bizarre compromis entre taille d’enfant et aspect presque adulte), l’air préoccupé, consulte avec sérieux un livre qu’il a placé dans le giron de Marie Salomé. Le brocart de la robe maternelle, où se déploie le motif du chardon (Männertreu), symbole de fidélité conjugale ou de passion christique, complète la scène, en appuie la tonalité tendue. Que les jeunes Jean l’Évangéliste et Jacques le Majeur fassent allusion aux enfants mâles (circa 2 ans et 19 ans, en 1522) respectivement engendrés par les deux défuntes épouses de Jean le Constant, elles-mêmes condensées dans la figure maternelle de Marie Salomé, c’est assez probable. Que cette Sainte Parenté ait en tout cas vocation, intime, à accompagner affectivement le double veuvage du prince de Saxe, l’aidant aussi à penser le destin des deux fils survivants, plus encore.
Mais revenons à la Jeune femme au nourrisson d’Eisenach, dont nous devrions parvenir à nous figurer, à présent, les différentes modalités de réception possibles. D’abord, on en conviendra, l’époux commanditaire pouvait publiquement afficher, dans le portrait de sa femme, une affiliation au modèle de Marie Épouse et Mère – et point n’était besoin pour cela qu’il fût strictement vieux-croyant, on l’aura compris avec l’exemple des ducs de Saxe. Plus précisément ici, la référence forte, si novatrice dans le portrait profane, à la Vierge à l’Enfant agit comme ex-voto ou, aussi bien, à titre propitiatoire : comme Marie, mon épouse engendra (qu’on s’en réjouisse), ou engendrera (qu’on en fasse avec moi le vœu), un descendant mâle, et comme lui promis (toutes humaines proportions gardées) à un avenir exceptionnel. Soit un usage superstitieux du portrait de l’épouse ? une fonction magique accordée à celui-ci ? Plutôt, il faudrait parler il me semble d’approche en quelque sorte typologique : de même que l’Ancien et le Nouveau Testaments se commentent mutuellement, de même s’informent, se donnent à réfléchir, l’une l’autre, existence profane et histoire sacrée14. Que l’avenir du jeune mâle puisse ne point aller sans difficultés nécessaires, le rôle de la jeune mère sans troubles jamais vraiment résolus, que sa tendresse puisse, par delà le sentiment « naturel », s’élever au rang de mission « de salut », etc., autant de méditations domestiques que le commanditaire et premier destinataire pouvait faire siennes à titre plus privé, ceci, littéralement sur la trame, si soigneusement tissée par Cranach comme nous l’avions vu au début de notre analyse, des « passages parallèles » prototype marial/épouse réelle15.
Un tel discours pictural (en ses strates publique aussi bien que privée) devait être d’autant plus parlant s’il se déployait en présence, picturale également, du mari. Ce fut probablement le cas. En effet, parmi les portraits féminins de Cranach parvenus jusqu’à nous, très peu sont sur fond de paysage, or ceux-ci semblent avoir tous été réalisés en pendant au portrait de l’époux, le décor naturaliste se déroulant en panorama continu de l’un à l’autre panneaux. L’exemple des époux Cuspinian est célèbre (Winterthur, Sammlung Oskar Reinhart). Le portrait de femme conservé à Berlin (Gemäldegalerie), qu’on associe aujourd’hui à l’anonyme juriste de Nuremberg (Germanisches Nationalmuseum), en fournit un autre. Quel put être à l’origine le pendant conjugal de la jeune femme d’Eisenach ? Parmi les portraits masculins sur fond paysagé attribuables à Cranach, aucun candidat n’est entièrement convaincant. Toutefois deux d’entre eux peuvent retenir l’attention, qui nous permettent de nous faire une idée de la disposition initiale en diptyque – forme, et surtout fonctionnement.
Le Portrait de H. Melber (daté 1526, Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen [FR332]), d’un format quasi identique au portrait d’Eisenach (hauteur 60 cm dans les deux cas), est cohérent aussi avec la datation sur laquelle on s’accorde habituellement pour celui-ci16. Il présente par ailleurs en arrière-plan une ligne de montagnes qui se poursuivrait assez naturellement côté féminin. À cette crête un peu creusée en son milieu, s’appuie la large silhouette de l’homme, dont les mains croisées arborent une bague sceau où les spécialistes ont pu reconnaître les armes (fleur à cinq pétales, ici surmontée des initiales du modèle) de la famille, franconienne, des Melber. Le blason apparaît à nouveau, avec insistance bien que plus librement, dans la coiffe où se déploient une multitude de médaillons ornés de fleurs à tantôt quatre, tantôt cinq pétales. Entre bague et coiffe, entre ces deux insignes d’appartenance ou fierté familiale, buste et visage de Melber expriment un état de réflexion sereine. Orienté de trois quarts vers la droite, léger sourire aux lèvres et regard clair, l’homme pourrait ainsi « regarder vers » – mentalement, sinon physiquement – le portrait de l’épouse. Notons que le tour de cou de la jeune femme d’Eisenach est orné de fleurs à quatre pétales, qui passent à cinq en ses motifs centraux. Référence au blason des Melber ? C’est possible, mais de là à affirmer une reconstitution ferme du diptyque originel, je m’en garderai. Et mon propos est de toute façon ailleurs : tâcher d’offrir, sur la base des portraits qui nous restent (tant d’autres ont probablement été perdus), une modélisation de la disposition initiale en pendants.
Quant au Portrait d’homme daté 1538 (New York, Metropolitan Museum [FRSup017]), bien qu’il soit sans doute trop tardif et que son format, à quelques centimètres près, ne convienne pas exactement à la jeune femme d’Eisenach, il vaut vraiment la peine de s’y arrêter17. Ceci, ne serait-ce que pour donner à imaginer, donc, quel pouvait être le fonctionnement du diptyque, et cette fois dans le cas d’un pendant masculin aux inventions un peu inattendues, en cela « à la hauteur » du pendant féminin concerné.
Globalement la mise en page de ce portrait masculin-ci est similaire à celui de Melber (mains ramenées l’une sur l’autre arborant une bague à blason familial, ici non identifié ; buste et visage, à l’expression méditative, orientés de trois quarts vers la droite ; arrière-plan montagneux), mais il en diffère par plusieurs points très originaux. En effet pouce et index des deux mains calées au rebord du cadre s’entrouvrent en losange, pour tenir, enchâsser, présenter une orange, d’autant mieux mise en valeur que cette sorte de grand blason ad hoc se détache en lumineux relief sur le giron sombre de l’homme. Symbole de fertilité dans certains contextes, la signification de l’orange s’avérerait ici d’une densité inédite : où la gestuelle de l’homme équivaudrait à celle de l’épouse dans le pendant féminin (éventuel), lui comme elle, lui avec elle, avec une identique solennité imprégnée d’émotion, faisant ostension d’un fruit né de leurs entrailles, ou d’un fruit à naître, désiré… Ce portrait masculin se distingue, en outre, par le lourd rideau de velours qui, déployé à l’oblique, vient frôler les épaules du modèle, recouvrant presque entièrement, dans le même mouvement, le lumineux paysage d’arrière-plan. Là aussi, en l’absence de connaissance du contexte individuel du modèle, nous sommes réduits à tenter une traduction bien peu précise, de l’étonnant motif pictural. Toujours est-il, la scénographie a pour effet de renfermer le personnage en ses pensées : pensées peut-être moins joyeuses et sereines qu’inquiètes, voire douloureuses ? Les traits du visage déjà mature, un peu marqués, ne peuvent que renforcer cette impression.
Quant à savoir si la naissance désirée, ce « vœu de l’orange » si j’ose dire, était pour cet homme chose relevant presque du miracle, qu’on ne saurait espérer que craintivement (lui un brin trop vieux sur ce plan ? ou inapte, avec cette épouse, à produire autre chose que des filles jusque-là ?) ; ou si, pourquoi pas encore, la naissance d’un enfant mâle souhaité eut bel et bien lieu, mais emporta la jeune mère du même coup (soit un portrait posthume, de la femme, et en veuf, de l’homme ?)… bien évidemment, c’est là extrapoler. Non pas parce que nos imaginations seraient trop fertiles. Non, l’examen attentif de portraits tels que celui-ci nous assure que les artistes ont de fait élaboré, avec quel soin, quelle capacité d’invention, des motifs dépassant la seule ostentation de pouvoir public, motifs destinés aux strates intimes, émotionnelles des mêmes modèles portraiturés. Mais précisément, les clefs, qui n’appartenaient qu’à eux, nous en sont pour une grande part perdues – clefs qui, distinctes de celles destinées à sceller, à fixer les insignes d’un pouvoir social, politique, dynastique, avaient vocation, elles, à ouvrir une réflexion personnelle, sur soi et sur ses proches, et partageable avec eux.
Affirmation publique des vertus de la femme épousée, sa grâce, sa chasteté, sa fertilité étant rapportées au modèle marial ; méditation plus privée, entre espoirs et craintes, sur la destinée familiale ; voire réflexions plus intimes encore, si le mari, ce faisant, pouvait se réfléchir conjointement lui-même, dans un pendant masculin comparable au portrait du Met par exemple, aussi subtil, aussi troublant que celui-ci peut l’être. Or il ne faudrait pas oublier une autre catégorie de regard encore, autre type de spectateur, que Cranach, lorsqu’il élabora son invention si soigneusement stratifiée, prit très probablement en considération aussi, voire au premier chef. À savoir, la jeune femme elle-même. Cela suppose de délaisser momentanément le mythe aujourd’hui très répandu d’un Cranach pourvoyeur de « pin-ups » – des lubriquement déshabillées jusqu’aux très proprement habillées – à l’usage exclusif des mâles18 ? Oui. Le présent article propose précisément de lui accorder ce crédit, et espère concourir, in fine, à alimenter cette thèse alternative : que Cranach fut un peintre attentif à l’intimité, notamment féminine19.
Déjà mentionnés comme se raccordant à la typologie des Madones, les cheveux lâchés et découverts, sans aucun apprêt, sont, dans le portrait de chevalet profane, une singulière exception. Les seules autres occurrences, dans le corpus cranachien, sont en vérité des fillettes : une petite princesse de Saxe en diptyque avec son jeune frère probablement (vers 1517, Washington, National Gallery of Art) et la présumée Magdalena Luther âgée d’une dizaine d’années (vers 1540 ?, Paris, Louvre). Autrement dit, notre jeune « mère à l’enfant » est une très jeune femme, dont les traits individuels ont d’ailleurs quelque chose d’encore poupin. Elle devait ainsi se trouver entre deux états physiologiques-sociaux : entre enfance et nubilité. On le sait, les fiançailles et mariages de très jeunes filles étaient alors fréquents et, les historiennes féministes l’ont assez souligné, on devine combien ce passage pouvait être perturbant20. Une violence, outre que physique, pour ainsi dire logique. Car de fait, comment comprendre qu’on soit sommée de concilier, tout à coup, et l’injonction à la chasteté – devoir que l’innocente virginité enfantine voire le cadre monacal offert à l’adolescente rendaient jusqu’alors aisé – et l’injonction à la fertilité – ce « devoir conjugal » aux relents de péché, s’il est vrai qu’il va falloir immédiatement « connaître » un homme, qu’au demeurant on connaît à peine ? D’un point de vue social, dynastique, ces jeunes femmes étaient sommées de procréer, quels que fussent leurs états d’âme. Cela étant, des tableaux tels celui qui nous occupe pouvaient ambitionner de leur apporter, non seulement incitation – en cela, l’image est certes « ruse » de la société phallocrate – mais aussi support tout personnel, ceci, via certains détails qu’elles seules, au fond, étaient amenées à percevoir, à recevoir, à faire fructifier pleinement. La jeune femme ne pourra que trouver son sort plus naturel, et même désirable, si elle se voit portraiturée dans la compagnie sous-jacente, familière, des Madones « de tendresse » dont son œil de dévote aura été nourri. Subreptice assujettissement, au modèle marial ? Instrumentalisation, du sentiment, profondément implanté, d’affectum devotionis ? Ou suggestion de faire sienne cette destinée de femme, d’agir à son tour et en son nom propre ?
Parmi les éléments empruntés à la Vierge Marie, l’enfant, pour peu qu’on soit une (future) mère et (passable) dévote, appelle attention redoublée. Il est en fait sensiblement plus petit que n’est l’Enfant, plus nourrisson, et plus naturaliste, dans son attitude, sa gestuelle – fins décalages, pour ainsi dire humoristiques, entre répertoire sacré et réalités de la vie, qui assurément devaient concourir à l’appropriation, par la spectatrice, du Modèle ainsi rendu plus « abordable » et « charmant » encore, à ses yeux. Ainsi les petits doigts, qui ni ne prient ni ne bénissent comme pourrait le faire Jésus, ni même ne miment la gestuelle habituelle des portraits d’adultes aux mains inactivement croisées dans l’immobilité de la pause, mais, à y bien regarder, ici frottent mignonnement leurs jointures, doigts pris d’une démangeaison quelconque, ou peut-être apaisant, ou fêtant une envie de lait, ou de baisers (qui saurait dire, à sa place, la nature exacte des émotions de l’in-fans)… Dans le détail, cet enfant se révèle, de fait, aussi observé que les innombrables bambins anonymes dépeints par Cranach (père de famille) dans d’autres de ses séries iconographiques. Où l’enfant n’est pas simple attribut, marqueur doctrinal ou social de maternité, mais bien l’acolyte, très individualisé, chaque fois inattendu, vivant, de femmes agissantes21.
En cette compagnie, qu’elles auront engendrée, formée, et qui les aura transformées elles-mêmes, elles donneront exemple de ce qu’est le don gratuit – ainsi dans les singulières Charités (nues) cranachiennes, poussant d’autant plus aisément le spectateur à pratiquer ladite vertu théologale, que ces allégories très incarnées se montrent (avec leurs bambins, elles comme leurs bambins) charmantes, riantes et toutes « naturelles », autrement dit, infiniment moins intimidantes que ne peut être l’exemplum, certes en soi premier comme y insiste la théologie paulinienne, de la Charité du Père à l’égard de ses enfants les hommes [voir, p. ex., FR223]22. Telles autres femmes, quant à elles, sauront pousser le Christ à prouver de facto sa volonté de dialogue universel, toutes catégories confondues, tous âges, tous genres, toutes manières de se comporter voire absence de manières codifiées, quitte à ce que le mâle autoritaire, un saint Pierre maugréant en vain au bord de l’image envahie de vie féminine et enfantine, y trouve à redire – et ce sont les nombreux Christ bénissant les enfants [p. ex. FR217A]. Telle autre mère encore (Famille d’un faune, vers 1526, Los Angeles, Getty Museum [FR267]23) apportera à son compagnon, encore un peu proche de la bête et déjà confus de l’être, l’idée, le désir d’une civilisation qui serait d’autant plus raffinée et gracieuse, mieux, salvatrice, qu’incarnée.
L’intrusion du saint-monstre : exemplaire inconvenance d’un « détail intime »
Adossé à son maillage mariologique, le tableau d’Eisenach apparaît ainsi combler tous les désirs : désir d’apparat public (l’épouse aux vertus quasi dignes d’une Reine du Ciel) ; ambitions sociales (on saura bien susciter chez elle le « désir d’enfant », enfant légitime s’entend, nécessaire à l’accomplissement du « plan » dynastique) ; aspirations à méditations plus personnelles et secrètes, où la ruminatio sur la famille et sur soi (en la compagnie mentale de la Parenté sacrée) se ferait nourrissante, et apaisante ; sans oublier le désir plus spécifiquement féminin, avec ses affects inattendus, son intimité toute singulière, que Cranach entend, en soi, et dont il sait si bien, par ailleurs, exploiter l’impact émotionnel, et par là civilisateur, sur les hommes… Tous ces désirs, notre image les comble, mais sans pour autant les tarir. Tablant sur les souvenirs de divers types iconographiques, mariaux ou autres encore, encourageant les passages de l’un à l’autre, leurs affleurements à la surface du tableau, l’artiste laisse en effet marge au spectateur, tant féminin que masculin : à une réelle participation affective, selon sa personnalité propre, et ses propres besoins, évolutifs au gré des situations sociales/existentielles.
Pour peu qu’on déployât tout cela avec les moyens d’une iconologie mise à jour – plus analytique, plus soucieuse de traquer les intentions, d’en retrouver la trace fût-elle ténue, et de modéliser les conditions, variables, de réception, toutes choses que nous aurons donc tâché de faire dans notre premier volet –, dès 1932 Friedländer et Rosenberg avaient donc en somme donné le fin mot de ce Portrait de femme avec un nouveau-né (faisant allusion à la Madone)… Ou peut-être pas ? En 1977, Werner Schade signala un minuscule détail dans le paysage d’arrière-plan, à savoir un vieil homme entièrement nu, rampant au sol ; et il proposa d’y reconnaître saint Jean Chrysostome dans l’épisode de sa pénitence24. Or beaucoup plus récemment, à l’occasion de la riche exposition Cranach dirigée par Bodo Brinkmann, l’infime vieillard allait se voir conférer un poids littéralement énorme – ceci, nonobstant son à peine un centimètre de haut, furtivement brossé en quelques traits rapides et enfoui dans la nature au point d’être quasiment invisible à l’œil non averti de sa présence (fig. 3).
Assortie d’un impressionnant zoom photographique en pleine page dans le catalogue d’exposition, telle était en effet la nouvelle intitulation proposée pour le tableau, en 2007-2008 La princesse et la Légende de saint Jean Chrysostome25.
S’ensuivit une vague de ré-intitulations plus ou moins radicales, où l’on perçoit, avec quelques années de recul, comme un désarroi fébrile, chez l’historien de l’art ou le conservateur : mais alors, quel est exactement le « sujet principal » ? et comment comprendre la composition ? quelle fonction, plus fondamentalement, peut remplir une telle inventio ? On pouvait rencontrer par exemple ce titre, poussant à l’extrême la proposition : Une princesse violée par [raped by] saint Chrysostome26. Car de fait, tel est bien ce qu’on rapporte : pris d’un subit accès de luxure, Jean Chrysostome abusa violemment dit-on de la fille d’un empereur. Puisque celle-ci (si l’on décide que c’est elle) est en très gros plan dans l’image, tandis que l’agresseur est en tout petit, sans doute faut-il en déduire que l’artiste aura voulu produire là l’émouvante effigie, le portrait à sensation, comme journalistique, de La Victime ? Quant au musée d’Eisenach, il crut sans doute bon de tenir compte de l’état présent de la recherche à propos de l’œuvre qu’il conservait – Jeune mère avec un enfant (dit aussi “Pénitence de saint Chrysostome”), pouvait-on lire alors sur leur site –, mais vraisemblablement sans conviction, la légende même de l’illustration demeurant, elle, Jeune mère avec un enfant tout court27.
S’il n’est certainement pas raisonnable d’octroyer d’emblée, au minuscule détail ressuscité par les commissaires de l’exposition de 2008, une importance gigantesque, première dans l’inventio, il serait tout aussi dommageable à la compréhension des phénomènes, il me semble, d’enterrer à nouveau le petit vieillard sans autre forme de procès. Pour ma part, dans ce second volet de notre étude, je me propose donc : de souligner tout d’abord à quel point le thème du Chrysostome pénitent constitue a priori, dans le contexte du tableau, un « détail comble28 » ; pour ensuite montrer comment en fait il s’articule – s’y raccrochant certes par après-coup, mais alors, avec quel witz – à l’économie sous-jacente dudit tableau, id est à cette trame mariologique que nous avions explorée jusque-là, avec ses emplois conjugaux, jusqu’aux plus intimes.
De quoi s’agit-il exactement, en fait ? D’une histoire légendaire, très apocryphe, et fort tardive. Soit trois raisons de rejeter l’épisode en question comme non significatif ? Certainement pas. On sait comment semblables histoires, jusqu’à la Contre-Réforme au moins, et peut-être bien mieux que des plus vraisemblables ou des plus canoniques, auront apporté aliment à l’imaginaire du chrétien, à ses images, à son édification en tant que fidèle, à sa réflexion en tant qu’homme aussi, je crois. Quoi qu’il en soit, il est certain que cette légende, d’un saint « violeur » voire « monstre », apparaît aux antipodes de ce que la plus officielle Légende Dorée raconte, à propos de Jean Chrysostome – contradiction qu’il faut relever en tout premier lieu. Jacques de Voragine, pour sa part, narrait avec force détails et preuves historiques l’intransigeance de Jean Chrysostome, surtout à l’égard des puissants, et bien sûr à l’égard de lui-même ; et l’admiration, en particulier auprès du peuple, que suscitaient son adresse rhétorique et l’efficace fermeté de son discours ; bref, Voragine traçait le portrait du Docteur de l’Église et archevêque de Constantinople, rhéteur admirable que l’on allait surnommer « bouche d’or »,
Chrysostome29. Cette réputation du personnage, comme habile autant qu’intraitable docteur, perdurera jusqu’à l’époque moderne et au-delà, via les images entre autres, avec ce type ascétique et sévère, imposant, qui y est son attribut physionomique habituel (front haut, regard profond, pommettes creusées, etc.). Mais parallèlement, à partir du xve siècle, se répand donc ce curieux récit apocryphe d’une tonalité radicalement différente. Il présente lui-même des variantes. Tenons-nous-en à celle qui apparaît, primitivement, dans une Vie des saints allemande publiée en 147130. Voici.
L’homme s’est retiré au désert, où il vit en ermite. Un beau jour, une fille d’empereur qui cueillait par là des fleurs (sic), effrayée par un orage, se réfugie dans la caverne qu’occupait Jean. Celui-ci, pris de folie lubrique, la viole, puis la précipite du haut d’une falaise. Pétri de remords, il se contraint dès lors à vivre comme une bête (qu’il a été, moralement), nu, et cherchant sa nourriture à quatre pattes. Pendant ce temps-là, la jeune fille, miraculeusement sauve de sa chute, allait donner naissance à un enfant, et vivre seule avec lui, dans la selve. Sept ans plus tard, Jean ayant confessé son crime à la famille de l’empereur, celui-ci, parti la chercher, retrouvera non seulement sa fille qu’il croyait perdue, mais aussi l’enfant né entretemps, et tous deux en pleine santé
L’aventure est certes rocambolesque. Entre horreurs et joyeusetés enchaînées sans transitions apparentes, elle confinerait presque au genre burlesque. Mais quiconque un peu familier de ce type de littérature pouvait immédiatement ressentir en fait l’impeccable logique discursive du récit, et le réglage très concerté de ses effets variés, d’effroi, de surprise, de comique même. On y donne à soupeser d’abord l’ampleur du péché de Jean : son crime est doublement horrible (viol et meurtre), il est d’autant plus bestial, quand on y songe, qu’il provient d’une personne très cultivée (le futur saint Docteur), et il est d’autant plus lamentable, risible, que l’homme brillait par son intransigeance hautement proclamée (le lecteur de la légende ayant en mémoire, bien sûr, le portrait véhiculé par un Voragine). À tous égards Jean est donc « impardonnable ». Partant de quoi, l’heureux, le miraculeux dénouement fait signe évident : de l’immensité de la miséricorde divine, dans sa capacité à accorder pardon à Jean, à le délier d’un péché ô combien superlatif – grâce surabondante, gratuite, aussi « gratuite », oui, que l’est précisément la narration. Cette morale de l’histoire, remarquons qu’un protestant, aussi bien sinon mieux qu’un catholique, pourra volontiers l’adopter. Les fort mauvaises œuvres du saint (des vieux-croyants) se révèlent sans poids devant l’inconditionnelle charité de Dieu ; ses (supposées) bonnes œuvres antérieures, sa (spectaculaire) contrition elle-même, tout cela ne semble pas plus avoir pesé. En vérité – et l’on repense là aux Charités de Cranach imaginées pour le public protestant –, c’est comme tout spontanément que se sera opéré le don, divin, de vie : et la résurrection de la femme précipitée, et la naissance du garçon, et la renaissance spirituelle de Jean, jusqu’à sa relève ultime, qui parachèvera son retour en grâce, auprès d’une cour impériale métaphorique sans doute, auprès du Ciel, donc.
Quant aux images tirées de cette légende31, ce sont pour l’essentiel trois gravures, une de Dürer, une de Cranach, une de Hans Sebald Beham, qui chacune ont connu une diffusion assez importante. Albrecht Dürer, vers 1496, met en place la scénographie qui sera reprise par les deux autres artistes (fig. 4). Le saint nu et à quatre pattes occupe une très modeste portion de la composition, à petite échelle à l’arrière-plan. Dürer imagine en outre de l’orienter vers la marge, et même de l’y coller presque, au point que dans un instant – amusant effet d’imminence – le rampant Chrysostome aura tout à fait disparu, décampé, débarrassé la scène. C’est qu’en effet il laisse large place, au premier plan de l’image, à un spectacle beaucoup plus réjouissant, spectacle d’une tout autre nudité, quant à elle jeune, féminine et florissante, celle de la princesse devenue mère. Le saint issu du panthéon vieux-croyant serait-il là tourné en ridicule, Dürer s’offrant l’occasion d’une moquerie anticléricale, vigoureuse jusqu’au rejet, ceci, bien avant l’heure des images de propagande anticatholique32 ? Et quant à la princesse de la Fable hagiographique, aurait-elle été transformée, de son côté, en pur prétexte à figure érotique ? Une telle interprétation, qu’on voit poindre dans la plupart des lectures actuelles des trois gravures illustrant la Pénitence de saint Jean
Chrysostome – « so-called Penance », selon le consensus quasi général33 –, doit absolument être affinée, il me semble. Humour, érotisme, ainsi que « stratégies de succès » s’articulent sans doute plus subtilement qu’on ne veut laisser croire34.
Qu’un artiste, à l’attention des clientèles visées, puisse élaborer des stratégies commerciales, de production et de publicité, c’est tout à fait certain, comme la recherche actuelle y a bien insisté à propos d’un Dürer et encore plus à propos de Cranach. Dans semblable économie, le rôle de l’érotisme35, celui de l’humour, aussi, ne sauraient être trop soulignés. Et surtout, il faut les préciser. Humour et érotisme, ô combien efficaces à ce titre déjà, sont d’abord pièges à regard, qui savent attirer l’immédiate attention-adhésion du spectateur potentiel – par exemple, tout chrétien suffisamment libre, qui rira d’emblée de bon cœur, quand on lui propose de relativiser un peu l’autorité des (saints) clercs, ou encore, toute personne friande de jolies chairs féminines, qui spontanément comprend qu’on puisse céder à semblables attraits, et y cède volontiers elle-même, en imagination, sinon en actes. Mais, partant de là, humour et érotisme savent aussi jouer, ensuite, leur pleine partie dans l’histoire, dans l’inventio. Dont le fin mot est… bien plus fin que cela. En l’occurrence, le pitoyable petit bonhomme et la très attrayante jeune femme se situent dans un paysage, cette selve du récit source. Or leur dispositio précise en son sein, et les configurations que recèle le paysage lui-même valent, vraiment, le détour. Soit, pour le possesseur de la gravure, une « valeur ajoutée » qui, on en conviendra dans quelques instants j’espère, pouvait au passage fort bien s’insérer dans la logique des « stratégies de succès ». Si l’on prend la peine de s’y attarder un peu, le « produit », dans sa fabrication et son fonctionnement, se révèle en effet d’une astuce délectable – et in fine éclairante pour soi, autre façon encore de procurer à l’acquéreur-spectateur sentiment de satisfaction.
Les travaux de la dernière décennie sur les motifs anthropomorphes dissimulés dans le paysage, nous ont rendus conscients, non seulement de la présence assez massive de tels motifs, aux fin-xve et xvie siècles en particulier, mais aussi, de leur très probable intentionnalité36. Quant à leur signification, la Pénitence de saint Jean Chrysostome imaginée par Dürer est justement, il me semble, l’un des exemples les plus denses et éloquents qui soient : par delà le morceau de bravoure, où les formes, les effets de matières, les techniques les plus variés se juxtaposent, le spectateur comprend assez vite que l’enrochement largement déployé sur la page aura beaucoup à offrir. La princesse nue a trouvé abri dans cette sorte de caverne, dont les formes très accidentées mettent en valeur les rondeurs douces de son propre corps – plus précisément, déploient le souvenir des brutalités qui lui furent faites, et plus précisément encore, se muent peu à peu, jusqu’à ce que le lieu initial du saint-monstre devienne lieu de la jeune femme, lieu du discours que son exemplum peut tenir. Lieu d’une « bonne leçon », en trois points, trois configurations paysagères principales (fig. 4).
1° Une forme blanchâtre se gonfle par saccades et s’érige en suivant les contours féminins, puis parvenue au sommet retombe, assez mollement à vrai dire, au moment même où son caractère phallique se précise tout à fait, mimétiquement. Souvenir du viol, donc, dans ce qu’il eut de bien réel, d’infâme à l’égard de la victime, et d’insatisfaisant d’ailleurs pour l’agresseur, sitôt consommé. L’histoire nous dit bien qu’en effet, non content de l’avoir violée, Jean jeta encore la jeune femme dans le vide, puis immédiatement connut le remords, cuisant. 2° En un plan un peu plus éloigné, une forme rocheuse sombre se profile, dont Dürer cerne le contour avec insistance, et qui de fait dessine un profil – front haut surmonté de quelques « cheveux » en brosse, petit œil noir enfoncé, nez un peu rond à la narine relevée, lèvres avancées en une sorte de moue nerveuse, enfin « barbe » longue et pointue, hirsute, bref, un profil dont l’anthropomorphisme géant est d’autant plus notable qu’il est presque exactement identique, homothétique, oui, au minuscule visage de Jean Chrysostome en personne. Où l’auteur du meurtre sur la falaise est pointé du doigt, comme monstre rendu visible à tous, son identité inscrite dans la pierre. 3° D’ailleurs ledit monstre ne regarde plus la jeune femme à présent, il s’en garderait bien, mais se détourne d’elle en un profil perdu qui, en vérité, observerait plutôt le tout petit personnage du saint rampant à l’arrière-plan. Mieux, beaucoup mieux, il se révèle – par un contact plastique réglé au millimètre – suçoter et cracher, recracher le minuscule Jean Chrysostome par un pied, pfft, telle l’arête d’un poisson au demeurant peu ragoûtant. Qu’est-ce à dire ? Que Jean, d’abord, fut et se reconnaît ici monstre à l’égard de lui-même, que c’est à lui-même qu’il fit violence, que c’est lui-même, qu’il jeta du haut de la falaise, jusqu’à se dévorer, s’anéantir ; qu’ensuite, ce séjour dans le ventre de sa propre baleine, de ses propres désirs innommables, de l’autopunition infamante que ceux-ci imposaient, aussi, une fois effectué et digéré, devait à terme lui redonner vie peut-être, tel un Jonas tant bien que mal ressuscité. Mais d’ailleurs, le spectateur peut s’approcher encore, et il constatera alors ceci : les cheveux dressés du petit personnage, dressés comme celui du grand ogre minéral, se révèlent, en fait, être une touffe d’herbe à son échelle au-dessus de sa propre tête – à moins que ce ne soit… la suggestion d’un rayonnement brillant, auréole inchoative, non encore bien formée et ne lui appartenant pas encore tout à fait, auréole de sainteté à venir. Lorsque l’homme monstre, l’homme proche de l’animal visqueux voire de l’humus, cet homme rampant pourra accomplir, enfin, sa mue ultime. Il n’est pas encore l’heure, loin s’en faut. Pour l’instant, mieux vaut « se faire tout petit », ne point se donner trop d’importance – ô souvenirs pénibles, ou au fond si drôles, de l’intransigeant docte rhéteur pour lequel on se prenait orgueilleusement, naguère –, et laisser la femme garder un peu la parole, à l’avant-scène. La contrition pénitente peut prendre bien des formes. L’autodérision en est une, ou plutôt l’humour appliqué à soi, moins humiliant et plus humble encore, et, lorsqu’il s’exprime avec tout le witz visuel d’un Dürer, capable d’exercer une véritable puissance de conversion, sur le sujet repentant.
Quels que soient les vocables dans lesquels il se la formule, au terme de sa « promenade », qui l’aura entraîné à gravir puis redescendre ce formidable enrochement dürerien, le spectateur ne peut qu’avoir changé de point de vue. Littéralement il aura été sensibilisé. Ceci, sur un plan moral bien sûr – la « bonne leçon », plus encore qu’au personnage de la légende, lui étant destinée, à lui homme pécheur comme chacun peut l’être, coupable d’orgueil, de tentations luxurieuses, de viol ou de meurtre, qui sait, ou du moins de brutalité à l’égard d’autrui, ne serait-ce qu’en intention. Mais, mieux encore, il aura entretemps été sensibilisé aux traits d’un certain type de discours, à leur précision, leur portée, leur manière toute spéciale, visuelle, de marquer l’auditoire, de l’affecter, et, ce faisant, de le transformer. Ainsi sera-t-il peut-être en mesure, à présent, de percevoir mieux la femme à l’enfant : n’est-elle pas auréolée, de cette incision circulaire claire, qu’on voit se détacher nettement dans l’ombre de la grotte au-dessus d’elle ? Cela n’en fait pas « une sainte », mais cela appelle à la mémoire, très sûrement, l’iconographie d’une vierge, et même en l’occurrence (car l’enfant suce goulûment le sein qu’on lui offre) très précisément l’iconographie de la Vierge Mère en tant que Lactans, mère de chair et charitable, s’il en est. Et la caverne aux cauchemars d’advenir alors à sa formulation ultime : comme dais de la femme, qui, sans pour autant la désincarner nullement, l’accueille et la hausse, aux yeux du spectateur.
Lorsqu’en 1509, Lucas Cranach élabore à son tour une Pénitence de saint Jean Chrysostome (fig. 5), il est évident qu’il a mûrement assimilé celle de Dürer. Non seulement il en reprend la scénographie globale, vieillard minuscule en arrière-plan et princesse offerte à l’avant-plan, tous deux nus, mais en outre il témoigne avoir saisi pleinement la signification intrinsèque du prototype dürerien, avec son mode de fonctionnement, où les détails naturalistes jouent un rôle, sémantique, déterminant. Ceci, n’en déplaise aux commentateurs désireux de ne voir dans cette gravure de Cranach (outre les supposés moquerie anticléricale et érotisme primaire) que prétexte à illustration des flore et faune de la vie sylvestre de cour. On lira plutôt l’analyse attentive d’une Caroline Campbell, qui nous dispense d’avoir à refaire tout le cheminement37. Contentons-nous d’insister sur le traitement du personnage féminin. Cranach allonge la jeune femme à même le sol, à qui il donne une physionomie étonnamment peu idéalisée, si on la compare à ses belles habituelles. Seins un peu trop lourds, ventre marqué de plis, cheveux graissant sur le haut de la tête : tous ces défauts bien concrets qui sont autant de possibles attraits, sensoriels. Or le nourrisson, lové dans le giron de cette vraie femme, au lieu même de son pubis nu, décourage d’un coup l’éventuelle tentation, la reporte, en tout cas. Ce vrai corps, avant d’être à consommer, est celui qui a engendré. Au point qu’affleure, de nouveau, sous la vérité présente du corps, comme une compagnie idéale et plus immémoriale, dans laquelle Cranach a clairement été puiser : la typologie des Vierges d’Humilité, assises à même l’herbe, ou celle de la Parturiante, se remettant de ses couches, pensive tout en observant le fruit, joyeux, douloureux, de ses entrailles, tandis que le compagnon terrestre s’affaire ou s’agite à quelque distance – là Joseph, évidemment très chaste et respectueux à l’égard de la Dame, ici Jean Chrysostome, qui lui ne le fut nullement… et a pris le temps de s’en repentir, c’est-à-dire d’y réfléchir. Ce que Cranach, dans sa propre version de l’épisode, densifie encore par rapport à Dürer, c’est en effet le rôle de la princesse dénudée, qui met le spectateur à l’épreuve de son désir pour l’autre féminin. Désir d’abord inscrit comme véritablement palpable et profond ; puis désir dont le sujet autant que l’objet, parallèlement, seront mis à nu ; c’est-à-dire mis en lumière, crue mais éclairante, voire illuminante ; où le désir alors se repositionne, à mesure. Ainsi la gravure donne-t-elle à ré-éprouver chacun des stades qu’aura connus le Chrysostome légendaire38.
Nous voilà sans doute mieux outillés, à présent, pour revenir à la proposition de 2008 concernant le tableau d’Eisenach (fig. 1). Y voit-on effectivement Jean Chrysostome dans l’épisode de sa pénitence, en tout petit à l’arrière-plan ? Oui sans doute. Anatomie et posture sont celles qu’il arborait dans la gravure de Cranach lui-même en 1509, et sont proches aussi des versions de Dürer et de Beham. (L’argument paraît un peu léger peut-être. Que le lecteur patiente, on y reviendra dans quelques instants.) Mais quant à la jeune femme peinte en très gros plan, est-elle identifiable à la princesse des mêmes gravures et du récit légendaire ? Résolument, non. On l’aura compris, l’inventio fondamentale de ces trois gravures – idée originale de Dürer, que Cranach et Beham creuseront à leur tour – tenait précisément à la confrontation de deux nudités, celle, coupable et repentante, du vieil homme, et celle, tentante et in fine rédemptrice, de la jeune femme. Rhabiller ladite jeune femme, quel sens cela aurait-il ? Faut-il imaginer que Cranach, dans la peinture des années 1520-1530, aura voulu extrapoler le récit – lorsque la princesse, revenue à la cour de son père empereur, aurait retrouvé tous ses précieux atours, élevant son charmant rejeton confortablement désormais, voire fusionnellement (ce dadais de sept ans tarderait à grandir, quand même), les péripéties de la selve, pour elle et lui, n’étant plus que mauvais souvenir ? Si les studios Walt Disney s’emparaient de la légende, pourquoi pas. Mais les modalités de création, même les plus novatrices et libres, en matière d’images dévotionnelles, sont décidément autres.
En vérité, la facture même du minuscule détail suffirait à le prouver, c’est par après-coup, qu’il a été ajouté, à un tableau qui reste fondamentalement ce que Friedländer et Rosenberg y voyaient presque au premier coup d’œil, à savoir un Portrait de femme avec un nouveau-né (faisant allusion à la Madone). Or nous imaginons assez bien, à présent, comment le Chrysostome aura atterri là ; comment l’idée, saugrenue a priori, a pu venir à l’esprit de l’artiste ou de ses interlocuteurs, tandis que la réalisation de l’œuvre touchait à sa fin : elle est venue, de fait, par une irrésistible (à la fois très tentante, très cocasse et très fine) association d’idées, tant il est vrai que les thèmes convoqués par ce dense portrait (voir notre volet I) et ceux impliqués par la légende du Chrysostome (notre II jusqu’ici) présentaient maints recoupements potentiels. L’argument de la ressemblance au personnage de la gravure, avancé par Werner Schade puis Bodo Brinkmann pour identifier un Jean Chrysostome dans le tableau, était maigre, en soi. Découvrant le zoom sur la peinture, le lecteur se sera sans doute exclamé, s’il est assez familier de l’iconographie germanique : bah, c’est un « homme sauvage » ou un homo sylvestris, tout bêtement pourquoi un tel foin ? Il aura bien fait, sain réflexe initial. Mais après avoir patiemment creusé, abondamment reniflé la piste indiquée par Schade et Brinkmann, nous aurons ce faisant rencontré tant et tant d’indices de concordance, entre le portrait de dame mariale et la légende du pénitent revue par les artistes, que, oui nous en sommes intimement convaincus maintenant : ce gibier-là a un nom précis, ce sauvage-là, une histoire toute singulière. Même si nul verdict n’est jamais exempt de tout doute, nous pouvons bien affirmer à présent qu’en effet, l’infime bonhomme du tableau d’Eisenach est le Docteur Jean Chrysostome, en tant qu’il fut, dans le temps de sa légende, cette brute non domestiquée, amendable peut-être.
Or, ce qu’il convient surtout d’observer, partant de là, c’est avec quelle inventivité et quelle profondeur Cranach aura connecté le petit détail prélevé dans la gravure dévotionnelle, cette sorte de lapsus voire juron initial (le violeur d’une femme et père d’un illégitime enfant que ce vieillard est bel et bien, considéré isolément) – comment il aura connecté, regreffé cela à la trame préexistante de son inventio picturale39. Dans le portrait de femme, le Chrysostome va de fait prendre place, et y acquérir fonction – y trouver, y retrouver raison d’être (fig. 1, fig. 3).
1° Le minuscule motif vient se placer sous l’enrochement métaphore de la chasteté de la dame (et de la Vierge, prototypiquement), à l’aplomb de sa haute falaise en pente abrupte. Où le Chrysostome de la légende saisit qu’à vouloir prendre de force cette forteresse-là, on provoque sa propre chute, assez vertigineuse. 2° Arrivé en ce point, le Chrysostome se retrouve enfoui dans une verdure inextricable. Aucun portrait paysagé, à ma connaissance, n’est plus dense en effet, en feuillages accumulés. Hormis l’enrochement aux tours imprenables, les arbres envahissent tout l’arrière-plan, et au passage recadrent et soulignent, de leurs fins troncs s’élevant sur fond céleste, la silhouette de la femme. Forêt « du féminin » sans doute, où notre homme pour l’heure est donc quant à lui perdu, pour avoir commis l’imprudence de s’y vouloir introduire en brute, ou qu’il explore afin de s’y mieux retrouver, ce qui ne peut qu’être profitable, à l’homo ferus/sylvestris40. 3° Il existe toutefois un chemin, le seul dans tout le paysage, qui raccorde Jean Chrysostome, avec grande précision, à l’enfant, en fait. Passé un coude, ce chemin atteint et vient comme caresser le front dudit enfant. Soit une liaison plastique, qui suggère un lien de filiation. Le vieillard coupable est, de fait, bel et bien géniteur, de ce beau bambin. Et un géniteur qui en vaut peut-être un autre, à la réflexion : ses dons de « bouche d’or », ne les aura-t-il pas légués à ce garçonnet qui, à le reconsidérer à nouveaux frais, ouvrant ses jolies petits lèvres en « O », semble à présent mimer les maillons d’or entrelacés du collier maternel, qu’il paraît observer avec tant d’émotion, d’anticipation ? 4° Au fait, le père lui-même n’est à la vérité pas exactement en train de chercher sa nourriture, comme pouvait le faire le Chrysostome de la légende et des gravures. Non, dans ce portrait il chercherait plutôt à s’abreuver, ou se baigner. C’est une touche de peinture blanche seulement, mais immense à son échelle, et très lumineuse dans la verdure sombre du paysage : une source jaillissante, de laquelle tâche de s’approcher le vieil homme. Au fond l’essentiel réside bien là, dans la thématique du « Vieil homme », quel que soit l’âge, qui sans cesse s’efforce de renouveler son baptême, conscient qu’il aura, toujours et encore, à rééditer cette opération purifiante – pour le dire, si nécessaire, en termes par exemple luthériens41.
Introduire cet étonnant Jean Chrysostome dans le portrait de la jeune épousée ou future épousée et mère ou future mère, c’était ainsi, en somme, plaider coupable : demander pardon, et promettre beaucoup. Pardon, à la jeune femme, de la violence qui bel et bien lui est faite, lorsqu’on la « prend » pour épouse sans qu’elle saisisse encore ces réalités de la carnalitas conjugale, source d’effroi. Mais promesse, dans le même temps, que le mâle saura lui « donner » un fils digne de lui-même et comblant pour elle, une « bouche d’or » héritant des qualités, génétiques et sociales, du mari, du père (un homme de loi, ou de lettres, un docte, un docteur, un prince peut-être, homme jouissant en tout cas d’audience publique). Lequel saura d’ailleurs s’amender et s’affiner, dans ses manières intimes à l’égard de la femme, cela aussi, l’infime pénitent regreffé dans l’image en énonce la promesse. Bien entendu cette promesse n’est jamais qu’idéale. Il s’agit de s’engager, non pas tant à la tenir absolument, qu’à réfléchir – grâce à l’image, avec le support de l’image – à la légitimité de ses propres comportements, à l’impact, affectif, oui, que ceux-ci peuvent avoir sur l’alter ego, sur le moi du conjoint. Une réflexion mutuelle, bien entendu aussi.
Ainsi le Chrysostome dans le portrait de dame d’Eisenach illustre-t-il par excellence ce que Daniel Arasse pouvait définir comme le « détail intime42 ». À une nuance près, en fait. Pour ma part, je ne crois pas que ce type de détails fussent réservés à la seule jouissance de l’artiste et/ou de l’historien de l’art à venir. Comment ne pas les voir, tôt ou tard, lorsqu’on possédait le tableau de chevalet et le fréquentait régulièrement, accroché dans une chambre ou encore une garde-robe ? Surtout, semblables « détails intimes » gagnent à être audibles, par un époux commanditaire, par une épouse modèle du portrait même, par les visiteurs suffisamment familiers du couple, aussi. Mieux, l’auditoire est clairement la cause finale d’un détail comme ce petit vieillard greffé, dont les modalités précises de réélaboration organisent et visent, on l’aura perçu j’espère à l’issue de ce second volet de notre essai, une efficience sur le spectateur, via sa propre collaboration. Assurément, l’intrusion du Chrysostome ici, pour avoir été validée par le commanditaire, supposait une relation suffisamment intime avec lui. (Pour un client prestigieux dont Cranach aurait cherché à s’attirer la protection non encore assurée, il se serait contenté d’une « mouche » un peu plus conventionnelle43… ou de pas de mouche du tout.) Soit, en fait, cette sorte d’intimité – mécénat fidèle et confiant, amitiés maintenues au gré des événements, parrainages baptismaux – que l’artiste entretenait comme on le sait avec d’assez nombreux « princes », de la noblesse, de la richesse bourgeoise ou de la pensée44.
Au total (fig. 1), un miroir conjugal à deux faces : non seulement et public et très privé, mais aussi, et féminin et masculin, conjointement. Au terme de notre enquête, le lecteur aimerait sans doute savoir, qui a pu commanditer un tel portrait ? Un époux déjà bien âgé ? Pas nécessairement, il suffisait qu’il sût reconnaître le « vieil homme » en lui. Un homme prénommé Jean, comme le saint de l’histoire ? En ce cas Hans Melber, par exemple ? Ou Jean-Frédéric de Saxe à l’époque de son mariage avec Sibylle de Clèves en 1526 ? Ou, pourquoi pas, Jean Ier lui-même, alors cinquantenaire, en un hommage posthume à sa Marguerite emportée par la maternité en 1521, et dépeinte alors dans l’image comme à jamais redevenue pure jeune fille au seuil de sa nubilité ? Ou toute autre personne dont l’identité précise nous demeurerait in-retraçable, malgré tous nos efforts. Je fais grâce au lecteur des preuves et contre-preuves, tant externes qu’internes, amoureusement, fébrilement collectées, sur les trois hypothèses susmentionnées et sur plusieurs autres. Excitations et frustrations alternées : ces émois-là forment aussi le quotidien de l’enquête historique, chacun l’aura éprouvé.
Nous pouvons bien nous écrier, tel Aby Warburg devant les portraits « saisissants de vie » de la haute bourgeoisie florentine (qu’il a tant travaillés déjà et qu’il souffre de ne pas connaître encore tous, ou connaître mieux, plus en profondeur), avec des accents mystiques voire chamaniques trahissant assez la (belle) émotion de l’historien : « les voix des défunts retentissent encore dans des centaines de documents […] déchiffrés, et dans des milliers d’autres qui ne le sont pas encore45 ». Il n’empêche, il nous faut accepter ceci, que l’historien ne saura jamais dévoiler tout de l’intime identité des personnes dont ces images portent la trace dense et ténue. Mais (le constat peut être formulé de façon positive) ces mêmes images témoignent en tout cas d’une intimité effectivement riche, intimité que lesdites personnes désiraient voir enregistrée, et ceci, aussi discrètement que sûrement46. La femme entre ses joies et ses douleurs – à l’instar de Marie en tant que jeune fille ou mère ou épouse, ou simplement « vraie » femme. Et l’homme – à l’instar du Chrysostome légendaire – entre ses tentations rentrées et les succès, sociaux sinon sexuels, qu’il aimerait proclamer. (Rôles, genrés, éventuellement interchangeables bien sûr, et ce dès l’époque.)
Le portrait d’Eisenach trace en filigrane ces frictions, ces ajustements perpétuels et toujours imparfaits, entre l’une et l’autre parts de l’individu au carré : du couple. Couple « mal » accordé, d’une certaine façon. Le vrai Jean Chrysostome, historique, s’était interrogé longuement sur la licéité des « cohabitations » – mues par la charité ? ou l’hypocrisie ? dommageables ou profitables ? les deux peut-être ? – entre l’homme (le clerc, dans ce texte) et la femme47. Avec certes infiniment plus d’humour, c’est il me semble une réflexion très similaire que propose Cranach lui-même, dans cette série de tableaux que, à défaut de les comprendre mieux, on nomme ses Couples mal assortis [p. ex. FR285]. Sont-ils burlesques ? ou érotiques ? ou ridiculement grotesques et par là moralisateurs ? voire stigmatisants pour l’une des deux parties48 ? Sans doute rien de cela isolément, mais tout cela à la fois, en proportions variables, et soigneusement mesurées par l’artiste dans chacune de ces peintures « de genre ». Où le vieillard et la jeunette, ou aussi bien l’inverse, ou encore l’argenté(e) et le/la désargenté(e), ou le/la pudique et l’effronté(e), s’efforcent tant bien que mal, l’essentiel est là quel que soit le cas de figure, de s’accorder, et, ce faisant, manifestent, tous à leur manière propre, un certain bonheur : à éprouver ce qui joue entre l’un et l’autre de leurs engrenages. Soutenu par ces réflexions plus génériques, le portrait exerce, quant à lui, sa force toute spécifique. Plaçant le spectateur devant une situation « individuelle », qui eut existence concrète dans un temps historique et humain bien déterminé, il donne ainsi à saisir, et c’est saisissant, que nous aurons sans doute été nous aussi, chacun, tous, des « couples mal assortis » – en ce sens.