Le xviiie siècle en France est indéniablement marqué par l’obsession du bonheur, une quête étroitement liée à la foi en la raison, la bonté de la Nature et l’individu. Parmi les transformations évoquées lorsqu’il s’agit pour les auteurs de brosser un portrait culturel et social du Siècle des Lumières, figurent aussi le recul de la violence et les transformations qui s’opérèrent dans la conception de la mort, celle-ci étant globalement mieux acceptée comme l’a montré Philippe Ariès. Une autre histoire s’est encore esquissée depuis les années 1980 : celle du corps, de ses épanchements ou de ses contrôles, et dans son sillage, celle des sens et des émotions. Une tendance qui « reflète sans doute une mutation anthropologique et politique, la conscience aiguë de notre “vulnérabilité”, et la revalorisation globale des affects et de la subjectivité individuelle, aux dépens d’approches plus rationalistes et holistes des faits sociaux1 ». La prise en compte de la sensibilité, des goûts et dégoûts des élites comme ceux du peuple par des historiens tels que Lucien Febvre et Robert Mandrou, ou encore, plus récemment, Alain Corbin et Arlette Farge, a rendu possible une compréhension plus fine et nuancée de leur quotidien et, de fait, d’une partie de leur intimité.
Au cours du Siècle des Lumières, et plus particulièrement dans sa seconde moitié, une passion en particulier semblait obséder le monde des arts figurés, mais aussi la littérature, le théâtre et la médecine : la douleur. L’expérience de la douleur a de tout temps été commentée, décrite et interprétée. Touchant de près à l’intime, elle est porteuse d’ambivalences, où résident d’ailleurs ses significations les plus riches. Elle renvoie en effet à une expérience tout à la fois personnelle et universelle, une réaction spontanée et socialement codifiée, touchant tous les individus et prenant des formes très diverses, selon la personnalité de celui qui la ressent et suivant l’époque et la société au sein desquelles il évolue. Si ses définitions et ses mécanismes sont soumis au discours médical, les interprétations qui en résultent sont, pour leur part, liées à des valeurs et à des critères socio-culturels. Quant à leurs représentations visuelles, elles occasionnent un certain nombre de métaphores, de symboles et d’associations d’idées qui n’ont à notre sens pas fait l’objet d’une attention suffisante. Dans l’ensemble, la douleur n’est souvent considérée et traitée que comme une passion parmi d’autres, sans faire l’objet d’une exploration plus profonde de ses signes spécifiques, ses problématiques, ses thèmes et ses définitions à travers les multiples champs disciplinaires qu’elle peut intéresser. Or les images de la douleur gagneraient à être saisies comme un moyen d’investigation pertinent des sensibilités et des préoccupations artistiques du Siècle des Lumières car elle constitue certainement, au moins pour cette période, l’émotion la plus intéressante à étudier.
Connotée positivement car formatrice pour les uns, elle était au contraire perçue comme inutile et insoutenable pour les autres. De nos jours, son histoire est fréquemment considérée comme étant l’objet d’un déni, voire d’un oubli. Et les progrès considérables faits en matière d’analgésie n’effacent rien des difficultés à dire la douleur, à la localiser, à la mesurer, et, de fait, à la soulager. Elle demeure mystérieuse : « Il y a quelque chose d’incommunicable dans la douleur, et pour celui qui aimerait aller vers elle, un mur vient en fermer l’accès, surtout par la fréquente impossibilité de discourir lorsqu’on souffre2 ». Au xviiie siècle, la récurrence et la multitude des débats lui octroyant une place centrale appellent analyse. Les débats esthétiques autour du groupe sculpté du Laocoon ou du voile dit « de Timanthe » mais aussi, sur le plan médical, les interrogations à propos de la persistance des sensations chez les suppliciés par décollation, témoignent d’un intérêt singulier, presque obsessionnel, pour les manifestations de la douleur : sa représentation, son ostentation, tout comme son absence, détonnent, et font sans doute sens. Ce sont donc les différentes modalités de ses représentations que nous voudrions interroger, ainsi que ses perceptions et ses interprétations tant sociales qu’esthétiques.
Voiler ou dévoiler ?
Le thème du sacrifice d’Iphigénie a d’abord été traité dans la tragédie d’Euripide, Iphigénie à Aulis, où l’instant précédant le sacrifice est décrit comme suit : « Agamemnon voyant sa fille qui marchait vers le bois sacré pour y être égorgée, a poussé un gémissement, a détourné la tête et a répandu des pleurs, couvrant ses yeux de sa robe3 ». Le thème fut ensuite transposé en peinture par le peintre grec Timanthe, lequel sera fréquemment présenté, à tort, comme le découvreur de ce trait d’invention consistant à voiler la douleur d’Agamemnon. Ce motif iconographique, récurrent dans l’histoire de l’art, était fondé sur l’idée que l’expressivité de la douleur est majorée lorsqu’elle est masquée, au lieu d’être offerte au regard du spectateur. Or au cours du xviiie siècle, les théoriciens avaient placé au centre de leurs préoccupations la question des limites de la représentation : que doit et que peut montrer le peintre4 ? En 1757, le tableau le Carle Van Loo figurant le Sacrifice d’Iphigénie (Berlin, château de Potsdam-Sans Souci) était présenté au Salon. Il fit l’objet de discussions passionnées, largement relayées dans les périodiques, relatives au choix du peintre de ne pas dissimuler le visage dolent d’Agamemnon. Les réactions divergentes des critiques à l’égard de l’exhibition et du voilement de la douleur extrême condensent toute une série d’interrogations alors en vigueur dans les théories de l’art, comme l’expressivité corporelle et sa lisibilité, la remise en cause des relations de correspondance entre peinture et poésie, mais aussi les réflexions sur la place du spectateur. Le tableau de Van Loo était ainsi devenu prétexte à illustrer les méfaits du voile et à mettre hors-jeu le dispositif de Timanthe.
Les partisans de la tradition justifiaient la présence de ce voile en peinture par plusieurs raisons. Tout d’abord, ils invoquaient l’incapacité, même pour un grand artiste, à exprimer la douleur extrême du père une fois représentée celle des autres spectateurs du sacrifice. D’où l’idée d’une gradation dans l’échelle de la souffrance en fonction des liens qu’entretiennent les personnages avec Iphigénie. Une telle solution exprimait une difficulté, voire une impossibilité à figurer l’extrême douleur chez un personnage qui, rappelons-le, assumait un double statut : celui d’un père désespéré assistant au sacrifice de sa fille et celui d’un roi ne devant en aucun cas exhiber son chagrin en public. D’autre part, ce voile résultait des règles de bienséance, voulant qu’une douleur vive qui ne saurait être représentée correctement dans les arts picturaux, soit cachée. Avec l’image de la douleur dissimulée, les auteurs concevaient l’iconographie du corps douloureux comme pouvant s’enrichir d’expressions plus subtiles que sa simple monstration. Et pour l’historien s’intéressant à l’expression des émotions, une douleur réprimée et que l’on cherche à dissimuler ne doit pas pour autant être considérée comme moins éloquente ou démonstrative qu’une explosion de sanglots. Autrement dit, il ne faut pas l’occulter, mais essayer de comprendre sa portée et ses significations pour ceux-là valorisant dans leurs écrits. L’action consistant à cacher la vue d’une scène violente offrait de fait l’avantage de réfréner les excès visuels en les confinant dans l’invisibilité par l’intermédiaire d’un artifice. Mais la face n’était pas pour autant privée d’expressivité ni de puissance émotionnelle, bien au contraire, puisque celles-ci tenaient, selon Alberti et l’abbé Du Bos, dans son pouvoir de suggestion. Malgré son apparente invisibilité, la douleur masquée n’en acquiert pas moins une existence qui lui est propre, matérialisée par des signes et par la charge symbolique dont ceux-ci sont porteurs : ils endossent tout à la fois la fonction de cacher formellement la douleur en même temps qu’ils la dévoilent symboliquement. Ces signes de dissimulation revêtent une valeur psychologique orientée vers une intériorisation des émotions.
En outre, l’attention portée à la convenance expressive dans les arts se trouvait fortement accentuée, surtout depuis le xviie siècle, par une composante sociale, celle-là même dérivant de la civilisation des mœurs décrite par Norbert Elias et qui relevait de la pudeur des sentiments. Cette dernière convenait non seulement à un roi, mais aussi, plus largement, à un homme. En effet, si l’on se réfère à Jean-Claude Bologne, il existe une distinction entre la pudeur des sentiments et la pudeur corporelle qui répondait à une distribution sexuée : la première était considérée comme masculine, alors que les femmes devaient privilégier la pudeur corporelle5. L’on comprend mieux pourquoi les théoriciens de l’art préconisaient la mise en œuvre d’une douleur « genrée », suivant en cela les médecins, qui insistaient sur le calme et la modération de la douleur chez les hommes, alors qu’ils soulignaient au contraire l’incapacité des femmes à contenir leurs émotions. Lorsqu’ils évoquaient les sujets qu’ils souhaitaient voir porter sur la toile, ils faisaient en effet souvent usage des différences comportementales entre hommes et femmes dans le rendu de la douleur. Marc-Antoine Laugier en donne un parfait exemple lorsqu’il évoque comment doit être représentée la douleur, selon qu’elle secoue le père ou la mère d’Iphigénie. Elle dépend bien entendu de leur rang, mais c’est aussi et surtout leur sexe, qui la détermine :
La douleur d’Agamemnon doit être celle d’un héros qui est son père. Témoin de cet affreux spectacle, il faut qu’il en détourne les regards avec horreur […]. Son caractère doit être celui d’une âme ferme, qui éprouve le plus violent des combats, et cette expression ne peut être trop vive. La désolation de Clytemnestre doit tenir davantage de l’abattement et du désespoir. Il faut que les pleurs coulent, que les forces lui manquent, qu’on voit qu’elle succombe à l’excès de la douleur6.
Une telle distinction n’était pas nouvelle, mais on observe toutefois une progressive radicalisation de la polarisation entre douleur masculine et douleur féminine dans la seconde moitié du xviiie siècle, particulièrement dans la peinture d’histoire. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les solutions formelles adoptées par Jacques-Louis David dans le Serment des Horaces et le Brutus, deux tableaux qui opèrent une partition stricte – d’un point de vue spatial, anatomique et gestuel – entre la sphère féminine et la sphère masculine : au stoïcisme du héros masculin étaient opposés les débordements féminins.
À côté des partisans du recours au voile dit « de Timanthe », les théoriciens et les critiques étaient de plus en plus nombreux vers le milieu du siècle à être attachés à l’idée que les possibilités de varier les expressions étaient infinies. Dans cette perspective, on considérait que l’artiste se devait de connaître les règles subtiles conditionnant la représentation des figures selon leur rang ou leur sexe. À cela s’ajoutait sa capacité à puiser dans son imagination et dans les multiples ressources formelles à sa disposition, pour affronter et dépasser la difficulté. Et l’extrême douleur sur le visage d’un homme de haut rang comme Agamemnon condense parfaitement ces attentes, le sujet permettant ainsi de mesurer le talent du peintre : la masquer en recourant au classique voile de Timanthe revenait en effet, selon ses détracteurs, à contourner l’obstacle et à renoncer à renouveler l’art. Voltaire, pour qui l’image de l’artiste se trouvait valorisée lorsqu’il s’attachait à représenter les passions, considérait le motif du voilement comme un « artifice […] bien moins beau que si le peintre avait eu le secret de faire voir sur le visage d’Agamemnon le combat de la douleur d’un père, de l’autorité d’un monarque, et du respect pour ses dieux7 ».
Voltaire, Falconet et Caylus valorisaient les émotions complexes et l’image du conflit intérieur animant un individu. Le théoricien Marc-Antoine Laugier proposait lui aussi de l’appliquer à la figure d’Agamemnon. Même s’il suggérait que le roi détourne son regard de l’autel où devait se produire le sacrifice, il fallait aussi « qu’on voie le grand effort qu’il fait sur lui-même pour abandonner une si riche victime aux cruautés du destin. Son caractère doit être celui d’une âme ferme, qui éprouve le plus violent des combats, et cette expression ne peut être trop vive8 ». Il s’agissait donc de trouver un juste équilibre : une douleur qui se donne à voir, qui s’affiche mais qui, dans le respect des préceptes classiques, est tempérée, afin de bien signaler le statut à la fois de père et de roi. Semblables réflexions révèlent à l’évidence une résistance au voile de Timanthe. Il convient toutefois de préciser que, dès l’Antiquité, puis au cours de la période moderne, il existait des représentations du sacrifice d’Iphigénie où la douleur d’Agamemnon était visible. Par conséquent, les deux tendances coexistaient depuis longue date. Mais ce qui reste caractéristique du xviiie siècle, c’est bien l’émergence et le renforcement d’une attitude de plus en plus critique à l’égard de ce motif iconographique traditionnel.
Les enjeux de la représentation de la douleur
Si les années 1750 marquent la promotion de la nuance et de la variété dans le rendu des émotions chez un nombre croissant de critiques et d’amateurs, elles voient aussi l’émergence d’un renouveau dans les arts : les mêmes, stimulés par les réflexions de La Font de Saint-Yenne, faisaient entendre leurs revendications en vue de réformer la peinture d’histoire. À l’instar des protagonistes du monde du théâtre à propos des arts visuels, ils estimaient que les arts figurés de leur temps avaient failli à leur mission première, consistant à émouvoir et à élever, en se perdant dans une facilité des moyens et dans une légèreté des sujets9. Avec le souci accru de lisibilité et de réorientation de l’art officiel vers un style plus sévère, les réflexions sur la représentation des passions revenaient progressivement au cœur des débats artistiques. Les arts figurés, au même titre que la littérature, la sculpture, la musique et le théâtre, étaient touchés par une exigence de sentiment se traduisant par une esthétique moralisante où la tonalité dramatique oscillait constamment entre plaisir et douleur, vice et vertu, calme et tempête, devoir et passion. L’une des tendances majeures, au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, a ainsi consisté à mettre la douleur au service d’une rhétorique de la crise et du conflit, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, dans le domaine domestique comme dans le domaine politique. Le motif récurrent – aussi bien dans la peinture d’histoire que dans la scène de genre ou l’illustration de roman – de la mort autorisait l’exploration de la psyché humaine. Mais ce sont encore une séparation déchirante, des rapports familiaux conflictuels, un supplice qui constituent autant de moments forts du récit, propices à l’émergence d’une gestuelle dolente. Aussi la connaissance approfondie des signes de la douleur revêtait-elle une importance toute particulière, se mesurant à ce flot de compositions mettant en scène le spectacle de la mort sous toutes ses formes, du suicide au meurtre, en passant par la maladie.
À l’évidence, le vif intérêt pour la figuration des émotions fait écho à l’évolution de la pensée médicale qui, au cours des Lumières, s’est accompagnée d’une laïcisation de la douleur et d’une coexistence entre la conception dualiste du corps et la conception moniste. Ainsi, les définitions comme les représentations de la douleur ne reposaient plus seulement sur de simples manichéismes tels que bien/mal, agréable/désagréable. Le plaisir et la douleur n’étaient plus mis en position d’incompatibilité pure et simple, mais désormais présentés comme pouvant entretenir des liens étroits et même aller jusqu’à se confondre. Tout devenait question d’intensité et de gradation, ce qui révèle une quête de justesse et de précision tout à fait inédites, mais aussi de maîtrise du champ des affects. Et, finalement, d’une nouvelle intimité, avec cette connaissance sensible de l’individu et de soi. L’une des principales caractéristiques de la douleur au xviiie siècle tient à ce qu’elle était de plus en plus perçue comme une interface, un intermédiaire privilégié dans l’étude des rapports entre le physique et le moral, deux notions qui ont progressivement remplacé la traditionnelle opposition entre le corps et l’âme. Le phénomène s’est accentué au tournant des Lumières et l’introspection psychologique est progressivement amenée à devenir l’un des principaux vecteurs de la maîtrise des passions, aussi bien dans les sciences que dans les arts. Jean-Joseph Sue, professeur d’anatomie à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture à partir de 1792, s’intéressait de près à l’étude des passions et il invitait « l’artiste qui veut donner à ses figures cette expression qui les anime et les vivifie » à étudier « avec soin le cœur humain. C’est en le scrutant jusque dans ses derniers replis, qu’il apprendra à connaître les passions : c’est en observant d’abord l’homme moral qu’il saura distinguer les différentes nuances qui le caractérisent ; c’est ensuite en étudiant l’homme physique qu’il s’accoutumera à saisir les divers signes qui rendent ses traits plus saillants10 ». Les théoriciens de l’art comme les médecins moralistes essayaient plus que jamais d’établir des correspondances entre l’homme physique et l’homme moral. L’artiste devait donc démontrer son talent comme connaisseur des affects. La représentation des passions était déjà au cœur des théories artistiques du temps de Charles Le Brun. Mais celui-ci avait cherché à établir un répertoire de formes où les principales passions de l’âme étaient fixées une fois pour toutes selon un code de représentation bien spécifique et ne laissant aucune place à la nuance. Or au Siècle des Lumières l’accent est mis sur la justesse, l’expression du sentiment individuel et la place du spectateur.
La maîtrise du sentiment
Diderot, comme Riccoboni, opposait à la sensibilité naturelle le travail de l’acteur qui, au terme d’une longue pratique et d’une étude constante, aboutissait à une imitation maîtrisée de sentiments qu’il n’éprouvait pas. C’était dans la distanciation entre ce qu’il ressentait et ce que ressentait son personnage que résidait la clé pour émouvoir le spectateur. En éprouvant véritablement les émotions de son personnage, l’acteur romprait l’illusion théâtrale, ce qui révélerait l’artifice à l’œuvre dans un spectacle et irait à l’encontre de la communication des affects rendus avec justesse. En effet, si un comédien se laissait envahir par ses propres émotions, il risquait à l’évidence, dans les scènes où l’intensité émotive était à son paroxysme, de céder aux débordements affectifs, et, en fin de compte, d’outrer involontairement ses gestes et ses expressions. De fait, « si l’on a le malheur de ressentir véritablement ce que l’on doit exprimer, on est hors d’état de jouer11 ». Or, en suivant le fil des réflexions de Diderot, on s’aperçoit que ce principe s’appliquait de la même manière aux arts picturaux : les artistes manquant de distance allaient eux aussi au-devant de sérieuses difficultés se manifestant par l’exagération et la grimace. Sur la scène comme devant un tableau, l’émotion était censée naître de la maîtrise du sentiment, du retrait en soi, autrement dit, de l’ « absorbement ». Cet état activait un questionnement psychologique sur la nature des sentiments que l’art du peintre a su tout à la fois exprimer et cacher12. D’après la définition qu’en donne Michael Fried, cette « fiction de l’inexistence du spectateur13 », qui s’opérait selon une modalité pastorale ou dramatique, s’exemplifie notamment à travers l’œuvre de Greuze. Sa Jeune fille qui pleure son oiseau, gravée en 1766 par Flipart (fig. 1), reflète cette esthétique prisée de Diderot, où l’absorbement de la figure dans son chagrin et la part de mystère qui s’y rattache sont les éléments émouvants :
Que son visage a d’expression Sa douleur est profonde, elle est à son malheur, elle y est tout entière […]. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur […]. Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant et la consolant14.
Le tableau produisit sur Mathon de La Cour un effet similaire. L’homme de lettres le tenait pour « un chef-d’œuvre de naturel et d’expression15 » où la jeune fille « n’est occupée que de son chagrin16 ». Il prêtait par ailleurs une grande attention à la description de sa douleur :
On voit qu’elle pleure depuis longtemps, et qu’elle se laisse aller enfin à l’abattement d’une profonde douleur. Les cils de ses yeux sont mouillés ; ses paupières sont rouges ; sa bouche éprouve la contraction que causent les larmes ; en regardant sa poitrine, on croit voir aussi les secousses des sanglots17.
Et le critique de s’émouvoir à son tour, au point de se sentir poussé à interagir avec la malheureuse : « Je n’ai jamais vu un coloris plus vrai, des larmes plus touchantes, une simplicité plus sublime […]. On croit voir la nature ; on partage la douleur de cette fille ; on voudrait surtout la consoler18 ». L’article des Observations sur les ouvrages de Peinture et Sculpture paru dans le Mercure de France montre que son auteur a pleinement conscience de l’enjeu lié à l’illusion qui est à l’œuvre dans ce type de composition :
Il n’est pas possible d’imaginer toute la vérité qui se trouve dans ce tableau, et toute l’illusion qu’il produit. C’est un mérite distinctif du talent de M. Greuze, que de savoir choisir dans le sujet le plus simple, tous les rapports de détails qui peuvent le rendre intéressant, et qui concourent à la plus parfaite imitation19.
Misant sur le refus de solliciter explicitement le spectateur, une telle illusion était la condition nécessaire de l’effet émotionnel ; elle était même la pierre de touche de cette conception de la procédure théâtrale20. Ce qui se jouait, c’était donc l’idée que l’empathie était interdite à l’artiste qui reproduisait la douleur et qu’elle était strictement réservée à celui qui regardait, les conditions de la mise en place du dispositif émotionnel étant entièrement conçues en fonction du spectateur. Marian Hobson a bien analysé la façon dont les critiques de la génération de Diderot avaient articulé la notion d’illusion avec son rapport au regardant et le plaisir que pouvait lui procurer le spectacle des passions. Autrement dit, ils s’intéressaient avant tout au « régime des émotions chez le sujet21 ».
La douleur occultée
D’après certains commentateurs, l’homme de la rue incarnait un modèle d’expression spontanée et non contenue dont devaient s’inspirer les artistes et les acteurs. Reprenant un topos de la pensée des Lumières, ces critiques estimaient que la simulation des émotions était surtout pratiquée par les plus aisés, dont les codes de civilité avaient abouti à la dénaturation des mœurs :
Observons le monde […], et plutôt les petits que les grands. Ceux-ci, accoutumés par l’usage et la politesse à ne se point laisser entraîner au premier mouvement en présence d’autrui, peuvent fournir peu d’exemples de l’expression vive. Mais les hommes d’un rang moins élevé, qui s’abandonnent plus aisément aux impressions qu’ils reçoivent, le peuple qui ne sait point contraindre les sentiments, ce sont là les vrais modèles de la forte expression. C’est chez eux que l’on peut voir l’accablement de la douleur, l’abaissement d’un suppliant, l’orgueil méprisant du vainqueur, la fureur portée à l’excès22.
Étienne Jeaurat, Antoine Watteau, Nicolas-Bernard Lépicié ou encore Gabriel de Saint-Aubin se sont attachés à portraiturer les humbles à travers des scènes de rue ou la représentation de métiers ambulants. Sans oublier les séries sur le thème des Cris de Paris, qui connurent un grand succès. Or on ne peut guère considérer l’ensemble de ces images comme le reflet fidèle de la vraie misère. Elles projettent bien plutôt une vision stéréotypée, folklorique et policée de l’homme du peuple en évacuant les signes les plus manifestes de la pauvreté – silence de ces corps qui taisent visiblement tout signe de fatigue, de douleur ou de maladie, évacuant ainsi tout indice éclairant leurs conditions de travail ou l’intimité des ateliers. Dans la série des Cris dessinée par Boucher, gravée par Ravenet et Lebas, on voit au contraire des silhouettes aux attitudes gracieuses, élégamment vêtues ou dotées, pour les marchands et les artisans, de tabliers propres et non froissés, et figées dans un cadre fantaisiste23. En effet, on constate que les estampes montrant les humbles ne restituent pas ou que très peu l’effort. Elles éludent complètement les indices physiques des métamorphoses du corps au travail, l’empreinte des maladies, souvent chroniques, s’imprimant sur les corps. L’étude que consacre Vincent Milliot à ce vaste corpus d’images abonde dans ce sens : les petits métiers ne livrent pas une représentation fidèle du peuple laborieux, mais plutôt une théâtralisation, une mise en forme et en norme des comportements populaires24. L’impression dominante est celle d’une rectitude des corps25 – là où l’on pourrait s’attendre à voir les corps courbés ou pliés en deux –, les vêtements déchirés, troués ou tachés ont disparu : nulle place pour la mise en scène du corps misérable, souffrant et laborieux.
Cette vision est on ne peut plus éloignée de certains auteurs de l’époque, qui quant à eux renseignent les conditions de travail des ouvriers et en recensent les conséquences, que celles-ci se traduisent par une métamorphose des morphologies ou par l’apparition de maux nés de tâches répétitives et de postures fatigantes26. Louis-Sébastien Mercier, qui a fait œuvre de pionnier en matière d’analyse des mœurs de son temps, livre le versant compassionnel de l’observation au quotidien de ces hommes et ces femmes prématurément usés par les petits métiers : « […] le Parisien, pauvre, courbé sous le poids éternel des fatigues et des travaux, élevant, bâtissant, forgeant, plongé dans les carrières, perché sur les toits, voiturant es fardeaux énormes […] ne gagne qu’avec peine et à la sueur de son front une chétive subsistance27 ». Toujours d’après lui, « ce qui fait peine à voir, ce sont de malheureuses femmes [avec] la hotte pesante sur le dos, le visage rouge, l’œil presque sanglant, devançant l’aurore dans des rues fangeuses28 ». Cette énumération des signes de fatigue et de douleur est en totale inadéquation avec les transcriptions graphiques qu’en ont données les artistes.
L’écart qui sépare la réalité, caractérisée par l’acuité des maux populaires, de leur vision travestie émane des classes dirigeantes et de leur perception de l’homme du peuple, cet individu supposé pulsionnel et instinctif qu’ils passent au crible de la civilité afin qu’il contienne ses affects et qu’il soit en adéquation avec le corps idéal des Lumières. En effet, ces images donnent à voir l’homme du peuple sous des dehors policés, saisi dans une attitude de rectitude et doté d’un corps sain, ce qui est incompatible avec la pratique des petits métiers, mais fait par contre écho au programme éducatif des Lumières. Celui-ci repose non seulement sur une éducation morale, mais aussi sur une éducation médicale visant à redresser et à fortifier les corps, selon des modalités qui sont aujourd’hui parfaitement connues29. Les écrits du chirurgien-militaire Clément-Joseph Tissot fournissent des indices à propos de la perception qu’avaient les élites de l’influence du cadre de vie et des activités qui lui sont inhérentes sur les dispositions morales et émotionnelles d’un individu. Tissot était convaincu de l’existence d’une telle corrélation. Il suffit de se reporter à son mémoire sur les passions pour s’en convaincre. Il y dresse quasiment un profil psychologique en se penchant plus particulièrement sur les figures du paysan, du soldat, de l’artisan et du noble. Voici le portrait peu élogieux que brosse Tissot du paysan :
[il] a ordinairement peu de passions […]. S’il éprouve quelquefois les passions tristes de l’âme, elles sont faibles et passagères ; parce que sa sensibilité n’est pas grande, il s’affecte peu. La perte des personnes qui lui sont les plus chères ne le touche presque point : celle de ses biens ou d’un procès l’affecte davantage. D’ailleurs, il n’est jamais sensible qu’au présent ; ainsi l’influence des passions est peu à craindre en général dans le traitement des maladies qui attaquent le villageois30.
De la même manière, Voltaire entérine l’idée selon laquelle « [t]ous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation31 ». Cette vision de l’homme rural fruste et pourvu d’une sensibilité déficiente rappelle celle qui fut diffusée plus tôt, au xviie siècle, dans les scènes villageoises des peintres flamands. Ceux-ci les associaient souvent à la douleur éphémère et purement corporelle à travers le thème de l’extraction de dents ou de l’opération de chirurgie. Le paysan n’était jamais montré dans des instants de profonde affliction, comme si les occupations liées au travail de la terre ainsi que la vie de campagnard étaient purement et simplement incompatibles avec le ressenti d’une douleur intense et durable. Il était systématiquement montré rustre, buveur, joyeux et grimaçant, en train de chanter, de crier, de fumer, de boire ou de manger. Au xviiie siècle, même si ces scènes de genre tendent à s’effacer au profit de paysans mis en scène sur un mode plus champêtre et idyllique, les théoriciens de l’art continueront d’articuler l’antagonisme entre douleur noble et douleur commune avec l’opposition entre le beau et le laid, le bon et le mauvais, le convenant et le vulgaire. Il ne pouvait en aller autrement, à une époque où l’image négative du corps populaire, souvent animalisé et soumis aux instincts les plus bas tels que l’ivrognerie, la veulerie ou encore la propension à la rébellion, était encore diffusée. Au point, bien plus tard encore, de faire le jeu des historiens, qui ont souvent contribué à diffuser les stéréotypes en reprenant à leur compte ces définitions du corps populaire sans les soumettre à leur esprit critique, comme le souligne Arlette Farge32. Alain Corbin souligne lui aussi ce « piège qui consiste, pour l’historien, à confondre la réalité de l’usage des sens et le tableau de cet usage décrété par les observateurs33 ». C’est que de « tels tableaux – et il en est pour toutes les catégories sociales – s’imposent par leur cohérence ; mais, à l’évidence, ils sont soumis à la situation d’écriture de celui qui les dessine, pour ne pas dire qui les décrète34 ».
Le soldat pâtissait lui aussi d’une image très réductrice et dévalorisante quant à ses affects. Lui qui, sur le champ de bataille, risquait à tout instant d’être blessé ou de mourir, incarnait comme le paysan des tourments s’inscrivant dans l’instantanéité et le corporel. À la différence près que son corps était façonné par des règles, d’où ce seuil de tolérance plus important et rationalisé qu’on lui prêtait, relativement à la douleur et à la sensibilité en général :
Il se résout volontiers à une opération chirurgicale, à faire le sacrifice d’un de ses membres gangrénés, pourvu qu’on lui sauve la vie. La seule affection qui a le plus d’empire sur lui est la maladie du pays ; c’est la plus fâcheuse, parce qu’elle rend souvent inutiles tous les secours de l’art35.
Au fil de ce siècle, ces règles auront de plus en plus été tournées vers le contrôle du corps « comme objet et cible de pouvoir », afin que les autorités puissent le manipuler, le façonner, le dresser pour qu’il obéisse, qu’il réponde, qu’il devienne habile ou que ses forces se multiplient36. Le corps des recrues était donc soumis à des pratiques rectrices supposées les rendre dociles. Mais cela revenait aussi à endurcir et, en fin de compte, à effacer les émotions. Si l’on tient compte des exigences très contraignantes que l’on avait à leur égard, on ne peut s’empêcher de penser à la singularité de l’œuvre d’Antoine Watteau. Celui-ci a composé une douzaine de tableaux à thème militaire, aujourd’hui connus presque exclusivement à travers des gravures. Ces peintures avaient été exécutées d’après nature autour de 1709, soit à son retour dans sa Valenciennes natale, une ville de garnison très animée durant les dernières années de la ruineuse guerre de Succession d’Espagne menée par Louis XIV. Sur les routes, le jeune artiste eut donc l’occasion de côtoyer la débâcle, les traces de la guerre, les plaines boueuses et les soldats en retraite. La particularité de ces planches tient au choix de ne pas glorifier la figure du soldat et de ne pas le mettre en scène sur le champ de bataille, comme le faisait traditionnellement la peinture d’histoire. À ceux qui seraient tentés de penser que Watteau a représenté les désastres de la guerre avec beaucoup de douceur, Arlette Farge répond par une réflexion démontrant que la légèreté n’y est qu’apparente37. En effet, ces tableaux et gravures laissent transparaître les blessures et les douleurs intérieures des soldats. Ceux-ci ne sont pas montrés blessés, infirmes ou agonisants, soit avec des marques et des plaies affleurant la surface de la peau. Mais c’est que ces corps portent des stigmates bien plus profonds en fait, où la douleur est littéralement inscrite (fig. 2) : les dos sont courbés et les silhouettes fatiguées par les longues marches, les attentes interminables, les conditions de vie difficiles, et, en adéquation avec les propos de Tissot, aggravées par le mal du pays. De plus, leur accablement fait écho aux paysages désolés qu’ils traversent et l’ensemble concourt ainsi à démontrer « que la représentation transcendée peut se révéler plus douloureuse et révélatrice que n’importe quelle description réaliste38 ».
Nous voudrions conclure en évoquant la terrible machine mise au point sous la Révolution et capable de prodiguer la mort en un clin d’œil. L’emploi massif de la guillotine a suscité chez les médecins des interrogations sur la survie de la conscience et la persistance des sensations, et donc de la douleur, chez les suppliciés par décollation. Les partisans de la mort instantanée, parmi lesquels figurent Cabanis, Petit et Sédillot, affirment fermement « qu’il n’existe ni survie, ni conscience des sentiments, ni aperception de la douleur dans la tête séparée du tronc39 ». À l’opposé, Soemmering et Sue estimaient que la tête, même séparée du reste du corps, éprouvait une terrible douleur : « Dans la tête, séparée du corps par ce supplice, le sentiment, la personnalité, le moi reste vivant pendant quelque temps, et ressent l’arrière-douleur dont le col est affecté40 ». Aussi la guillotine n’était-elle que « l’horrible symbole du fanatisme politique41 » qui conduit à d’ » affreux tourments42 » et à une « mort horrible43 ». L’image de la douleur, récurrente au xviiie siècle dans la production artistique comme dans les discours médicaux et littéraires, persiste. Et elle oscille, sans cesse : entre la volonté de montrer et de cacher, de regarder et de se détourner, entre ce que l’on peut laisser paraître et ce qu’il faut taire ou dissimuler. Les débats autour du voile dit « de Timanthe », loin de se borner à des contingences esthétiques, sont ainsi symptomatiques de ces tensions, de cette hésitation – reflets d’une société elle-même travaillée par ses contradictions, où les supplices, par exemple, fascinent en même temps qu’ils répugnent de plus en plus à mesure que le siècle avance.