De 1407 à 1435, « Bourguignons » et « Armagnacs » s’affrontent à travers sièges, tueries et retournements d’alliances. Après l’assassinat du duc Louis d’Orléans, l’antagonisme des princes est tel que le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, est lui-même assassiné en présence du futur Charles VII. Ainsi, les puissants ducs de Bourgogne, loin de devenir les alliés de la France, constituent pour elle la plus grave menace. La « maudite guerre1 » s’achève avec la réconciliation entre Philippe le Bon et Charles VII au traité d’Arras de 1435. Les grandes phases et les principaux acteurs de la guerre civile sont connus. Ces acteurs ont, en partie, la guerre pour culture. C’est le cas du capitaine armagnac, Pierre II de Challes, confronté à la guerre dans le Mâconnais. Son expérience, qui s’étend sur une trentaine d’années, reflète les pratiques sociales, économiques, politiques et culturelles liées au conflit. La vie politique est alors dominée par les princes ; dans quelle mesure le parcours de Pierre II de Challes traduit-il leur lutte d’influence ?
Pierre II de Challes, capitaine armagnac
Une puissante famille
Pierre II de Challes est issu d’une ancienne famille, originaire de la Dombes, au service des sires de Beaujeu2. Son grand-père, Hugues, est conseiller d’Antoine et d’Édouard II de Beaujeu. Il est bailli de leurs possessions en terre d’Empire. Son fils, Jean II, châtelain de Thoissey, s’illustre à plusieurs reprises comme leur créancier. Il avance une partie de la rançon d’Antoine lorsque ce dernier est capturé à la bataille de Brignais. Prisonnier en Aragon, il le libère encore pour 800 francs. Plus tard, en 1372, à l’occasion du mariage d’Antoine et de Béatrice, fille de Jean III de Chalon-Arlay, Marguerite de Vienne, tutrice de Jean III, reconnaît lui devoir 4 000 francs3. Jean II de Challes est porté caution pour une partie de la dot. À la fin de sa vie, en 1399, il paye encore 757 l. 2 s. au créancier d’Édouard II, Simon Spifame, que son maître est incapable de rembourser. Charles VI dépossède alors de ses titres le dernier sire de Beaujeu, retenu au Châtelet à Paris, et transfère la seigneurie à Louis de Bourbon.
À compter du 5 juillet 1337, les sires de Beaujeu reçoivent l’investiture des terres qu’ils tiennent dans la Dombes du comte de Savoie. Ce dernier cherche à étendre son autorité jusqu’à la Saône. En novembre 1364, Jean II de Challes fait l’hommage à Antoine de Beaujeu pour le Châtelard de Broyes4 (Challes). À Châtillon-sur-Chalaronne, le 6 septembre 1369, Amédée VI, voulant s’attribuer la souveraineté sur la Dombes, contraint les seigneurs pourvus de biens dans ces confins à le reconnaître comme suzerain. En réponse à cette nouveauté, le 2 janvier 1370, Antoine de Beaujeu reçoit à Thoissey les serments des seigneurs de la Dombes. En septembre 1376, la vente du droit de fief en Dombes par Édouard II au comte de Savoie n’aboutit pas. C’est ainsi qu’à Thoissey, à la fin de l’année 1400, Louis de Bourbon reçoit l’hommage des seigneurs de Challes.
Démêlés avec les ducs de Savoie
Le fils de Jean II de Challes, Pierre II, apparaît dans les sources en 1409. Amé de Viry, capitaine du duc de Savoie revenant de Liège, ravage la Dombes. Il prend Anse et Belleville. Pierre II participe à la défense de Thoissey. Il défend encore la ville en 1410. En janvier 1412, il est témoin des trêves établies à Thoissey et à Mâcon. Alors que Jean Ier de Bourbon est fait prisonnier à la bataille d’Azincourt, le duc de Savoie en profite pour étendre son autorité sur la Dombes. Par un sergent de la Bresse, il ajourne Pierre II en décembre 1417, et lui demande l’hommage. Le procureur de Jean Ier affirme alors que la seigneurie de Thoissey est dans la justice des sires de Beaujeu et n’a aucun ressort supérieur, que le Châtelard de Broyes dépend de cette seigneurie et qu’il est dans la franchise de Thoissey. Les témoins interrogés s’accordent sur ces points.
Le sergent de la Bresse, aux ordres du bailli Guy de La Palud, est arrêté, entendu et condamné. Renaud de la Bussière, bailli du Beaujolais, réunit à Villefranche la noblesse locale. Pierre II lui remet le château et une garnison y est établie. Amédée VIII, profitant toujours de l’absence de Jean Ier, force une nouvelle fois Pierre II à lui faire hommage. Il l’arrête et l’emprisonne à Bourg-en-Bresse durant deux mois et demi. Le 22 décembre 1422, Pierre II est contraint à prêter serment ; ce sera un moyen détourné de mettre un terme aux pillages dans le Mâconnais. Ce capitaine du duc de Bourbon change d’obédience. À l’assemblée de Vimy, le 19 août 1425, les officiers de la duchesse Marie de Berry réclament réparation des hommages. Le capitaine revient à son ancienne allégeance. Au début de l’année 1430, voulant s’emparer de Trévoux, Amédée VIII conduit à nouveau Pierre II en captivité. Le duc fait mettre les armoiries de Savoie au Châtelard de Broyes. De retour, en août 1430, Pierre II doit encore faire face au pillage de la Dombes par François de La Palud. Il meurt vers 1436.
Vassal du duc de Bourbon, du côté de Charles VII, Pierre II de Challes participe à la « maudite guerre » entre Armagnacs et Bourguignons (1407-1435). Il est à l’origine des principaux coups de force autour de Mâcon.
Un capitaine de compagnie
Les seigneurs du Beaujolais sont à la tête de compagnies dont les effectifs varient, de 5 à 25 hommes d’armes soldés. La composition de la compagnie de Pierre II nous est livrée dans un document de 14185. Elle est la suivante : quatre écuyers, dont le capitaine ; treize hommes d’armes ; quatre sergents, tous de Mâcon ; deux gens de métiers ; un officier et un homme dont le statut n’est pas mentionné. Le soldat professionnel forme avec ses compagnons une communauté soudée, qui reconnaît obéir à un chef.
Les nobles et les écuyers sont placés en tête de la liste dressée dans le document de 1418 : « Guillaume de Fontaynes, escuyer, de Toyssey » ou encore « Jean de Viegne, escuyez, dit La Baume ». Un autre est appelé « le bastard du Déal ». Le recrutement des gens d’armes ne se limite pas aux possesseurs de fiefs et aux nobles. Les détenteurs d’un office sont assez connus pour être mentionnés. Le prévôt et le capitaine de Belleville, les sergents du Mâconnais et de Villefranche participent aux opérations de guerre. On rencontre des valets, dont les maîtres sont parmi les principaux acteurs. Seule la fama distingue les hommes les plus importants. Les autres sont englobés dans la mention « et plusieurs autres, tant leurs serviteurs, comme gens à pié et à cheval ». Les serviteurs sont les auxiliaires des gens d’armes : le coutelier et le page ; les gens de pied et à cheval constituent l’infanterie, montée au besoin, laquelle se compose d’hommes de trait et de pavoisiers. Combien sont-ils ? Peut-être deux ou trois pour un homme d’armes. Les effectifs au complet, sachant que la compagnie est, sur le papier, composée de vingt-cinq hommes d’armes, se montent peut-être à 150 hommes et autant de chevaux.
Ce monde de combattants s’adjoint les services de non-combattants, des « gens à pié qui ravitailloient et conduisoient le bestail », nécessaires au bon fonctionnement d’une compagnie. Comme toute armée en campagne, la compagnie dispose d’un service d’intendance. L’appât du gain attire des bourgeois, qui souhaitent tirer profit des dépouilles du Mâconnais. Des « barbiers, tondeurs et autres gens subgiéz du pais de Beaujoloys » suivent Pierre II. Les gens des métiers représentaient sans doute des effectifs loin d’être négligeables. Ils participent à la vie et à l’organisation d’une troupe en campagne.
Les princes n’engagent pas d’actions sans s’en faire préciser les enjeux et les cibles. Le renseignement est un instrument de puissance et de cohérence. Il leur est nécessaire, ne serait-ce que pour mener une politique de défense réaliste. Pierre II y participe.
Renseignement et désinformation
La pratique du renseignement
Le rôle des transfuges
En juillet 1418, Jean sans Peur prononce la révocation de tous les offices. S’ensuit une destitution massive des officiers royaux. Dans le Mâconnais, la troupe de Pierre II recrute des transfuges6, soit six sergents royaux, qui avaient occupé des fonctions importantes. Jean Rutant, qualifié de « discret homme » est lettré, lieutenant du prévôt royal de Mâcon. Jean Étienne est désigné comme « mestre » alors que Renaudier de Sidrat est chargé de représenter la ville devant le roi en 1413. Symon de la Chapelle et Jeannin du Bief les accompagnent. Ces hommes, instruits et dynamiques à servir la ville et le roi « non volans eulx adheréz au bon propos de monseigneur de Bourgogne […] se sont retrais et demeurent en Beaujoloys, et par conséquant sont à présent subgés de monseigneur de Bourbon7. »
Outre les sergents déjà cités, apparaissent d’autres bourgeois, Clément Tardi, Perronin Rousset, Guionet de Champanet, ainsi que des seigneurs, le seigneur de Verneuil, André et Henri Chevrier, Renaud de la Bussière ou Humbert de Bletterans. Au même moment, le doyen et le chantre de Saint-Pierre de Mâcon se sont repliés à Beaujeu. Les biens qu’ils tenaient hors de la ville ont été amodiés. Antoine Boisson reprend les biens de Jean Rutant à Senozan, Saint-Albain, La Salle et Vérizet ; les vignes et les prés des Chevrier, à Saint-Martin-des-Vignes ; plusieurs biens à Flacé ; les prés de Humbert de Bletterans à Vaux. Il acquiert facilement un bel ensemble de terres.
La présence des transfuges est efficace. Jean Rutant conduit Pierre II à Verzé dans le but d’incendier le manoir du prévôt bourguignon, Antoine Mercier. Puis, il le guide « en naveles, par la reviére de Sonne » jusqu’aux portes de Mâcon. Enfin, un raid mené dans le bois de La Salle, à 15 km au nord de la ville, est habillement exécuté grâce à sa connaissance des lieux. Un bourgeois pro-bourguignon y est capturé. Les opérations de saccage visent les profiteurs et les accapareurs enrichis par la guerre. Elles ciblent, sur les conseils d’hommes qui connaissent la région, les individus qui se sont accommodés de la présence bourguignonne.
Le rôle des « espies »
Dans la lutte qui oppose les Armagnacs aux Bourguignons, le sénéchal de Lyon Humbert de Grolée et le capitaine du Bourbonnais Gilbert Motier, seigneur de La Fayette, reçoivent de Charles VII l’autorisation de mener les opérations de guerre depuis le Lyonnais et le Beaujolais8. Ils obtiennent le soutien des places fortes de la région9 et commandent la collecte de l’information. L’« espie10 » est envoyé « savoir et enquérir des nouvelles » ; voire « sentir » ou « regarder » la conduite des ennemis. Entre le 1er septembre 1417 et le 22 mars 1422, on observe un plan de recherche développé en trois axes :
Le premier axe est orienté au nord en direction de la Bourgogne et de la ligne de front. Il relèvedu renseignement tactique. Le 5 septembre 1417, les bourgeois de Mâcon entrent dans l’orbite bourguignonne et acceptent une garnison qui menace Lyon et le Lyonnais. Pierre II de Challes et ses compagnons montent des « embusches pour espier » le trafic sur la Saône. Pierre Furet, maître de la monnaie de Mâcon, perd un bateau chargé de billon, d’une valeur de 1200 l. t. Un bourgeois, François Loup, chevauche sept jours et demi « pour savoir et enquérir des nouvelles ». Un second, en février 1418, envoie un message en Bourgogne à un correspondant anonyme pour obtenir des informations11. Au besoin, la discrétion nécessite de recourir aux religieux12. Les renseignements peuvent être obtenus par la capture de messagers13. Saisir l’information le plus tôt possible sur les forces et les faiblesses de l’adversaire, sur ses provisions, ou sur la qualité de son commandement et de ses troupes est primordial. La présence de transfuges facilite la conduite des observations sur place.
Pour améliorer le rendement du renseignement, les Lyonnais surveillent également la Bresse. Le Châtelard de Broyes est ici aux avant-postes. Amédée VIII est un voisin dangereux pour les partisans de Charles VII. Ainsi, en mai 1418, Jean Mogon dit Gatry conduit une reconnaissance en profondeur. Il mène sa troupe du Dauphiné à Anse, puis à Saint-Laurent-sur-Saône et « es autres lieux de Breysse, savoir s’il y avoit nulles gens d’armes que l’on disoit qui venoyent sus Lion ». En août 1420 et septembre 1421, Gatry chevauche de nouveau en Bresse. Les données recueillies permettent de conduire une campagne sur le long terme par une meilleure connaissance de l’adversaire.
Pour limiter l’incomplétude du dispositif lyonnais, un troisième axe oriente les recherches en Savoie. Il est ordonné en mars 1422 que Jean de Gou se rendra à Genève et Pierre Contrevoz remontera le Rhône jusqu’à Seyssel « pour sentir nouvelles ». Ici, les informations recueillies fournissent des indications d’ordre stratégique. Mais l’acquisition du renseignement porte davantage sur des données économiques, psychologiques et politiques. Il s’agit d’obtenir des données qui permettent une vision stratégique élargie des atouts et contraintes de l’adversaire.
La recherche de l’information doit cependant se garder de la désinformation, ce subterfuge qui vise l’adversaire en lui fournissant des informations erronées susceptibles de lui faire prendre de mauvaises décisions.
Désinformation
Les Bourguignons ou les Bressans mènent à Lyon une opération de désinformation qui touche Pierre II. Sur l’affaire, nous n’avons qu’une lettre14. La désinformation repose sur une première opération de manipulation de l’opinion publique. Dans sa lettre datée du 5 juillet 1419, adressée aux bourgeois de Lyon, Pierre II s’étonne de la « commotion du peuple » intervenue à son encontre alors qu’il était dans la ville. L’opinion publique a été alertée. La seconde opération suppose l’emploi de moyen détournés. Les attaques portées contre le capitaine procèdent d’une manipulation de l’opinion par des agents agitateurs et infiltrés. En effet, il écrit : « et si ne sçay à la promotion de cui […] il ne peut estre que ceste commotion n’aist esté faite par aucuns mes ennemis semans paroles séditieuses. » La rumeur, qui n’est pas vérifiée et validée, peut submerger le renseignement officiel. L’espace public s’affirme comme le lieu disputé du partage du pouvoir. Nous savons, par un second document, que c’est par un intermédiaire privé, présent à Lyon, que le bailli bourguignon de Mâcon essaie de s’attacher la ville15.
Enfin, le troisième aspect de cette entreprise de désinformation est une manœuvre politique qui vise à ternir la réputation d’un capitaine armagnac opérant sous les murs de Mâcon et résistant aux ducs de Bourgogne et de Savoie. La manœuvre fait passer un authentique capitaine pour un brigand. La finalité de cette opération est double : restaurer la confiance des Lyonnais envers les autorités bourguignonnes et savoyardes ; sensibiliser l’opinion publique à la question de la réforme du royaume par Jean sans Peur. Cette affaire n’est pas un cas isolé et les agitateurs disqualifient plusieurs bourgeois16.
L’affaire donne à écouter aux bourgeois ce qu’ils souhaitent entendre : elle mobilise les stéréotypes du temps sur les gens d’armes et pillages. Ceux-ci font l’amalgame entre brigandage et guérilla. Or, le capitaine armagnac excelle dans la pratique de la guérilla comme l’a montré son action dans le Mâconnais.
La « maudite guerre » dans le Mâconnais
Le catalogue des méfaits
Les destructions économiques sont un objectif militaire explicite. Le 24 février 141817, Pierre II et ses hommes arrivent « en un bateau par la reviere de Saone, au point du jour », à la pêcherie de Mâcon. Ils sont guidés par Jean Rutant18 et détruisent plusieurs bateaux chargés de poissons. Ils ramènent leurs prises à Thoissey19. Les destructions se doublent d’exactions. La compagnie monte une embuscade, de nuit, devant la porte de Charolles. Lorsqu’au matin elle s’ouvre, les hommes se jettent sur les gardes pour « yceulx tuéz et muldrir et autre esclandre fere ». Ils brûlent trois moulins et détruisent les autres20. Sur le chemin du retour, la bande s’avance jusqu’à La Salle et saccage Hurigny. Les sources nous rendent compte des dégâts effectifs liés aux pillages et à la politique de la terre brûlée. À Solutré et Vergisson, toutes les maisons sont « ars et brulées », de même que les églises, dont les cloches ont été emportées. Le coût du saccage est estimé à 10 000 l. t. C’est une somme symbolique, qui souligne à quel point les villages sont défigurés. L’irruption dans le village, le pillage, l’ampleur des dégâts, l’occupation des points stratégiques sont des constantes dans toutes les guerres.
Le pillage n’est pas la seule motivation des assaillants : la vengeance est une manière de se faire justice. Il faut voir dans l’attaque du manoir d’Antoine Mercier, à Verzé, la destruction d’un symbole. Jean Rutant connaît le Mâconnais. Il l’a parcouru comme sergent du roi et lieutenant du prévôt21. Il désigne le manoir d’Antoine Mercier pour qu’il soit livré aux flammes. Nommé prévôt bourguignon de Mâcon, après avoir gagné la ville à Jean sans Peur22, Antoine Mercier résume par sa réussite ce qu’il y a de plus exécrable chez l’ennemi. L’opération, qui nécessite de s’enfoncer plus avant dans le Mâconnais, a ciblé spécifiquement son « beau manoir », son bétail et ses biens23. Les incursions gênent l’ennemi et le collaborateur24.
Les fruits de l’activité guerrière
Les pillages permettent la récupération de matériaux : des planches, des huisseries, du métal, des meubles trouvés et transportés et d’autres biens25. Le bétail procure des prises nombreuses et faciles. L’opération bourguignonne manquée contre la forteresse de Solutré le 2 mai 1418 permet à Pierre II et aux Armagnacs de saisir plus de 4 000 « chiefs de grosses bestes ». Une autre fois, la hardiesse du capitaine le conduit à la porte du Bourgneuf de Mâcon. Il s’empare de « moult quantité de bestial » appartenant aux bouchers de la ville26. Les pillages fréquents privent le paysan de son bien. Guillaume Perret, de Fuissé, perd son train de labour par un subterfuge nocturne. La frontière, lieu du conflit, est aussi celui de l’échange et du partage. Beaujeu, Belleville, Villefranche, Anse, Thoissey et Challes sont des points classiques d’acheminement des prises. Le château de Solutré apparaît à diverses reprises comme une destination des biens pillés. Ainsi, les prisonniers et les bêtes sont dispersés dans les forteresses et les marchés de la région. Ces destinations sont accessibles par la Saône. Les coups de main de Pierre II ont conduit à Challes, par le fleuve, plusieurs prisonniers de Mâcon. Ses compagnons y « vendirent et mirent à leur proffit » des bœufs. Les chevaux, qui sont une prise de guerre estimée, permettent la remonte de la compagnie.
Ces profits viennent s’ajouter aux possessions des seigneurs de Challes. Dès le milieu du xive siècle, ils ont cherché à regrouper leurs biens autour du Châtelard de Broyes. En 1349, Jean II échange avec Édouard Ier de Beaujeu des maisons et des biens, à Ouilly27, contre des terres à Thoissey. En 1365, Antoine lui donne, en récompense de ses services, plusieurs rentes à prendre sur les revenus de la châtellenie de Thoissey, proche du Châtelard. En septembre 1420, le frère de Pierre II, Antoine, meurt sans héritier. Il lui lègue l’ensemble de ses biens. Charles VII lui accorde, le 3 novembre 1421, la seigneurie de Loyse28 en Beaujolais. Il le dédommage des pillages du bailli de Bresse, Guy de la Palud. En 1425, à l’assemblée de Vimy, Pierre II reconnaît tenir en Dombes, outre le Châtelard, une « maison » à Beaumont29, avec ses hommes et ses revenus, ainsi que plusieurs rentes. Il est soucieux de mettre en valeur ce patrimoine. En octobre 1421, il asservit des terres et des droits, dont un moulin au pont de Saint-Didier-sur-Chalaronne. En 1429, il acquiert des prairies à Saint-Romain et Nerjon, et en asservit plusieurs à Saint-Didier. Les fruits de la guerre sont investis en partie dans l’exploitation de la seigneurie. On constate surtout, malgré les pillages, un décollage économique de la région dans le premier tiers du xve siècle. Malheureusement, en 1431, le Châtelard du Broyes brûle entièrement avec les archives qu’il contient.
La destruction du château de Pierre II résulte des opérations de François de La Palud, seigneur de Varembon.La région est familière à François et sa famille. Guy de La Palud, seigneur de Varembon et de Bohan, s’était déjà opposé à Pierre II en décembre 142230. Le frère aîné de Guy, Louis, est abbé de Tournus.
La concurrence de La Palud
Le 17 septembre, François de La Palud et une compagnie de cinquante gens d’armes31 prennent position à Mâcon32. Le 22 septembre 1430, les bourgeois s’en plaignent à Louis II de Chalon-Arlay et au maréchal de Bourgogne, Antoine de Toulougeon. Ils demandent le départ de François et de sa compagnie « qui ne servent que de piller et rober le pays33 ». Blessé, capturé et rançonné à la bataille d’Anthon (juin 1430), il trouve par le pillage le moyen de financer ses pertes.Sa compagnie rançonne les villages alentour34. Les heurs se multiplient35. Les bourgeois se rassemblent devant l’hôtel du capitaine et le ton monte. Antoine de Toulongeon tranche l’affaire et demande à la compagnie de partir36. Les appétits de François de La Palud se tournent alors vers l’Empire et les possessions du duc de Bourbon, artisan de sa défaite37.
Le Châtelard de Broyes est incendié. La ville de Trévoux pillée, le 18 mars 143138. François de La Palud fait payer à la famille de Challes ses empiètements sur Bohan39. En 1337, le comte de Savoie remet aux sires de Beaujeu la seigneurie de Bohan. Antoine cède en partie ce fief, en 1371, à Humbert de la Baume. Épousant Ainarde, la fille d’Humbert, Guy de la Palud reçoit Bohan proche du hameau de Challes-de-Bohan40, tenu par une branche des seigneurs de Challes. Dès lors, la seigneurie est en rébellion, refusant l’autorité des officiers de la Dombes. Cependant, Amédée VIII désavoue son capitaine et accorde une indemnité pour la prise de Trévoux41. L’exploit personnel relève de la désobéissance. Le 12 juin, François de La Palud est convoqué à Dijon, pour servir dans l’armée qui envahira le Barrois42.
La vie de Pierre II de Challes est marquée par la guerre civile. Sa famille, au service des sires de Beaujeu puis des ducs de Bourbon, est aux prises avec les officiers des ducs de Savoie qui cherchent à étendre leur influence sur la Dombes, à l’occasion des rivalités entre « Armagnacs » et « Bourguignons ». À son échelle, Pierre II prend part au conflit. Il est un agent du duc de Bourbon et de Charles VII. Sa compagnie, composée de transfuges et de bâtards nobles, forme un groupe social cohérent. Ces hommes s’adonnent au métier des armes et sont appréciés pour leur savoir-faire. Pierre II ne participe à aucune bataille décisive, mais pratique le renseignement et le pillage. La vente du butin et l’achat de seigneuries qu’elle permet satisfont les intérêts égoïstes du capitaine et répondent aux normes imposées par la guerre.
Si les hommes audacieux ne manquent pas, les initiatives individuelles ne sont pas encouragées. La désinformation discrédite Pierre II. Elle rejoint du reste le positionnement d’Amédée VIII à l’égard des aventuriers. Le duc valorise les troupes disciplinées, non le héros unique qui entretient la violence et les pillages.
En dernier lieu, la guerre reste l’affaire du prince. Il commande les activités de renseignement et de désinformation. Il donne sens aux pillages. Le conflit ouvre un espace politique, dans lequel l’individu doit se conformer aux normes établies par le prince.
Figure. 2-1 : Maisons fortes de Pierre II de Challes. hâtelard de Broyes, AD Ain, Plans napoléoniens, Saint-Didier-sur-Chalaronne TA (1829)