Le 26 juillet 1870, le gouvernement danois fait publier dans les journaux de Copenhague l’ordonnance du 4 mai 1803 sur « la conduite des commerçants et gens de mer en temps de guerre entre puissances maritimes étrangères » – unique forme sous laquelle les autorités font connaître la neutralité du royaume devant la guerre franco-allemande1. Le Danemark se refuse, en effet, à prendre part au conflit, malgré l’évidente tentation de profiter de la France pour récupérer au moins partiellement le Schleswig, province annexée par la Prusse à la suite de la guerre des Duchés en 1864. Mais qu’implique réellement cette neutralité et quelles sont les marges d’une société forcément intriguée par une nouvelle guerre impliquant la Prusse, voisine et bourreau d’autrefois ? Un homme a sa petite idée, lui qui s’embarque à Copenhague le 27 novembre 1870, en direction de Londres puis de Dieppe, dans le but de mettre son Remington au service des armées françaises. Son nom est Wilhelm Dinesen, officier d’artillerie de l’armée danoise alors âgé de 24 ans et aujourd’hui mieux connu pour être le père de la romancière à succès Karen Blixen. En 1870, ce jeune aristocrate a plutôt la réputation d’être le fils d’un grand propriétaire du Jutland dont les exploits à la tête de la « batterie Dinesen » lors de la première guerre de Schleswig (1848) sont enseignés dans les écoles militaires2. Il est aussi le neveu par alliance du comte de Frijs, président du Conseil danois entre 1866 et mai 1870. À tout juste 18 ans, Dinesen a été en première ligne dans la guerre des Duchés et fut l’un des derniers défenseurs de la forteresse de Dybbøl, tombée entre les mains austro-prussiennes le 18 avril 1864. Six ans plus tard, en France, il emporte avec lui sa rancune bien sûr, mais aussi le sentiment de détresse d’une génération, une réelle expertise militaire et l’héritage d’une décennie de bouleversements sociaux et politiques.
Une guerre européenne
Il n’est pas exagéré de qualifier la guerre franco-allemande de conflit international. Ses facteurs de déclenchement, son déroulement et son règlement dépassent évidemment les seuls intérêts des pays belligérants. Nationalités, distribution des territoires sur une base ethnique, équilibre des puissances, droit humanitaire ou volontariat militaire ; déjà débattues par le passé (en Grèce et en Belgique d’abord, en Crimée et en Italie ensuite, en Pologne, au Danemark et au Luxembourg dans les années 1860), ces questions parlent aux sociétés d’Europe et c’est bien naturellement qu’elles traversent à nouveau les frontières en 1870. Les dynamiques d’opinions convergent de fait vers le Rhin : on réagit, on discute, on s’informe à l’aide de journaux, de brochures, de feuillets ou d’éditions spéciales distribuées dans les jardins et les spectacles. Il faut dire qu’avec un réseau télégraphique en pleine expansion, un jour suffit pour que les nouvelles du front traversent le continent3. L’opinion européenne est donc un enjeu, l’un des « grands thèmes » de la guerre, un indice pris en compte par les belligérants4. Témoin de l’internationalité du conflit, un rapport du Comité international de secours aux militaires blessés se félicite en janvier 1871 de voir « le monde entier » s’émouvoir devant la guerre franco-allemande5. Pourtant et malgré les efforts des cercles diplomatiques, les déclarations de neutralité se multiplient à l’été 18706. Devant une guerre aux résonances transnationales, la réserve des gouvernements européens crée une disjonction presque naturelle entre les dispositions prévues par les ordonnances de neutralité et la réalité « pratique » de la non-belligérance. Peut-on réellement rester passif dans un contexte où les hommes et leurs idées transgressent en permanence les frontières ? La question se pose7, et l’actualité est là pour y répondre. Le 8 octobre 1870, un diplomate allemand proteste par exemple devant les autorités belges de « l’attitude hostile de la presse à l’égard de l’Allemagne », attitude qu’il juge « non conforme aux principes de la neutralité8 ». Dans son appel aux peuples d’Europe, le Français Adolphe Franck se réfère, de son côté, aux « lois générales d’humanité » qui, selon lui, justifieraient le fait de transgresser l’immobilisme des gouvernements9. En février 1871, l’internement de l’armée de l’Est en Suisse suscite encore les réserves de la Prusse qui s’inquiète de la bienveillance helvétique à l’égard de son adversaire10.
Partout se pose la problématique du neutre, de ses droits et de ses devoirs devant un conflit aux enjeux colossaux. Dans certains pays, le débat est plus vif, les interprétations plus nombreuses, les initiatives plus discutées qu’ailleurs. C’est naturellement le cas des États frontaliers du théâtre de guerre qui, à l’instar de la Suisse et de la Belgique, doivent bien répondre aux défis posés par la proximité du conflit11. Mais d’autres pays se trouvent dans une position délicate à l’été 1870. Victimes de la Prusse dans la décennie précédente, ils observent avec attention l’aggravation des tensions entre la France et son voisin dans la première quinzaine de juillet. Et la prudence des autorités n’y empêche pas l’opinion d’user de supports variés pour s’approprier à son tour la question de la neutralité. Sous forme d’éditoriaux, la presse commente les nouvelles diplomatiques et accélère les tirages pour relayer les dernières dépêches en provenance de Paris et de Berlin. Journalistes, vétérans et autres personnages publics publient des pamphlets qui, dès juillet parfois, questionnent ou critiquent la non-belligérance des gouvernements. La demande d’informations est forte et le public échange, commente, lit ou écoute les discours dans les parcs, les cafés ou les salles de spectacle. On observe le phénomène en Autriche, pays où le souvenir de Sadowa (1866) reste fort et sur lequel mise la diplomatie française, duc de Gramont en tête, pour conclure une alliance visant à marcher vers la Saxe pour ouvrir la route de Berlin12. Mais on le voit aussi au Danemark, petit État dont l’importance stratégique n’échappe pas à la diplomatie impériale qui, aidée de ses contacts dans les milieux libéraux du Conseil, de l’armée et de la presse, tente de convaincre le gouvernement de prendre fait et cause pour la France et de créer une diversion suffisamment importante pour menacer Hambourg et Berlin via la Baltique13.
Vers une « troisième guerre de Schleswig » ?
Pourquoi l’entrée en guerre de la France intéresse-t-elle tant Wilhelm Dinesen et nombre de ses compatriotes en 1870 ? Pour comprendre les réactions dans le royaume, il faut revenir aux années 1848-1850, époque qui a élevé la génération du père de Dinesen au rang de héros de la patrie. En 1848, les communautés germanophones du Schleswig et de l’Holstein exigent du Danemark une constitution qui respecte leur particularisme et leur permette de se rapprocher de la Confédération germanique. Fervents défenseurs de « l’unité » de la patrie, le roi et les libéraux du gouvernement (nationalliberale) s’opposent à toute discussion. Les négociations sont impossibles, la guerre est inévitable. Depuis Kiel, les séparatistes lèvent une armée et obtiennent le soutien d’un corps expéditionnaire prussien. Mais la première guerre de Schleswig sourit aux troupes régulières du Danemark. À Fredericia et Bov (1848) puis à Dybbøl (1849) et Isted (1850), l’armée danoise défait ses adversaires14. Lorsque la paix de Londres (1852) réaffirme le rattachement du Schleswig-Holstein au pays, les soldats jouissent d’une grande popularité. Leur retour à Copenhague est salué par le chant du Tapre Landsoldat, on acclame les « héros », on les embrasse et on distribue des fleurs dans une capitale parée de drapeaux. Le nom du père de Wilhelm Dinesen, Adolph, se répand à travers le royaume. Son unité d’artillerie, la « batterie Dinesen », a été de tous les combats. Surtout, elle a prouvé son efficacité et devient un symbole de bravoure, objet de trois tableaux du célèbre peintre Jørgen Sonne15. Enfant, Wilhelm Dinesen n’a d’autre choix que d’écouter les exploits de son père qui aime rappeler qu’il a tiré sur l’ennemi « 130 obus et 74 balles » à la bataille de Dybbøl en 184916. En comparaison, on comprend bien la tristesse des soldats après le désastre de 1864 : pour eux comme pour le fils Dinesen, le nom de Dybbøl évoque des souvenirs bien plus douloureux. Le 18 avril 1864, quinze ans après la première bataille, le fort est à nouveau attaqué par plus de 40 000 soldats prussiens. D’un nombre quatre fois inférieur, les défenseurs de la place n’ont plus que des charges désespérées pour sauver l’honneur de leur armée, acculée et incapable de contenir l’avancée de l’ennemi sur le territoire danois. La dernière charge est menée par la huitième brigade, dans laquelle officie Wilhelm Dinesen. De cette tragique expérience, il ne retiendra qu’une chose, « l’allure désastreuse » de son régiment et les 4 834 compagnons qu’il perd ce jour-là, ces « morts et blessés qui couvrent le champ de bataille17 ». Symbole de gloire pour son père, Dybbøl devient donc pour Wilhelm un symbole d’échec. La guerre des Duchés voit en effet la victoire rapide de la Prusse et de l’Autriche. Avec la paix de Vienne du 30 octobre 1864, le Danemark perd le Schleswig-Holstein, soit huit cent mille habitants et 30% de son territoire. Le traumatisme est énorme. Le critique littéraire Georg Brandès y voit alors « un sentiment d’échec collectif » et commun à « toute une génération18 ». On entre dans une période de paralysie, un temps où l’on peine à croire en l’avenir de ce royaume affaibli.
Le souvenir des Duchés (Det slesvigske spørgsmål) devient au Danemark un trait constitutif de l’identité des cercles journalistiques, politiques et militaires. À partir de 1864, il n’est par exemple pas un journal du pays qui ne consacre aux Duchés une rubrique spécifique. Intitulée « Duchés » (hertugdommerne), « depuis le Schleswig » (fra Slesvig) ou « états schleswigois » (Slesvigske Tilstande), cette rubrique, quotidienne, relaie avec plus ou moins de détails les principales actualités des provinces alors annexées à la Confédération d’Allemagne du Nord19. Les affaires de police (interdictions, arrestations) et de politique générale offrent à la presse l’occasion d’exprimer son sentiment, comme lorsqu’elle se congratule de la victoire « sans précédent » des candidats de la communauté danoise du Schleswig aux élections au Reichstag du 3 mars 187120. Une littérature aux accents nationalistes s’empare de la question. Dans les journaux, au parlement, dans les cafés et les bals ou chez certains propriétaires dont les terres ont longtemps été occupées par les troupes ennemies, on en veut indiscutablement au voisin prussien. Dans le journal intime qu’a tenu Wilhelm Dinesen durant son service dans le conflit franco-allemand de 187021, la motivation du militaire ne fait en tout cas que peu de doutes. « L’ennemi ignore l’armistice, c’est probablement une mauvaise ruse allemande », écrit le Danois le 30 janvier 1871 alors que vient d’être signé l’armistice qui doit permettre à la France d’élire sa nouvelle assemblée. Il ajoute le lendemain, à propos des soldats allemands : « ils me disent ‘‘nous sommes amis, armistice !’’, encore un mauvais tour bien allemand22 ». La détresse d’une plume alors fatiguée d’une pénible retraite dans le froid jurassien peut bien sûr expliquer ce jugement. Mais le temps n’altère en rien sa rancœur : « les Allemands ne voulaient pas accepter la fin des combats, écrit-il en 1887, ils poussaient l’armée de l’Est, prenaient des prisonniers et tiraient sur ceux qui voulaient se rendre23 ». En 1891, son récit de la Commune de Paris prend à contre-pied la littérature de l’époque et s’attaque avec vigueur à l’Allemagne accusée d’avoir « laissé Paris et Versailles s’entretuer » avec « une secrète joie24 ». Les quelques notices consacrées à l’officier le décrivent d’ailleurs comme étant « farouchement opposé à l’idée d’une domination allemande en Europe25 ». La rancune de l’homme est une réalité. Mais ce ressentiment suffit-il à expliquer la décision de risquer sa vie pour une cause a priori étrangère ? Justifie-t-il le fait de combattre avec une armée sous-équipée dans l’un des hivers les plus rudes du siècle ? En 1866, le jeune Dinesen donne une première réponse à nos interrogations.
Après le désastre de 1864, c’est à Copenhague que Wilhelm Dinesen construit un solide réseau de sociabilité, fréquentant avec son cousin Mogens Frijs les principaux lieux de vie de la haute société. En 1866, son oncle Christian Emil Frijs est nommé président du Conseil. C’est donc dans son ombre que le jeune homme caresse un premier espoir de satisfaire son sentiment de rancœur. Lorsque les relations entre la Prusse et l’Autriche s’enveniment au printemps 1866, le Schleswig-Holstein est sur toutes les lèvres dans un Danemark naturellement attentif à un conflit opposant ses deux ennemis d’autrefois. La presse s’empare du sujet et l’idée d’une guerre « européenne » profitable au royaume fait son chemin au Conseil comme au parlement26. Les cantonnements de l’armée vivent alors au rythme des dépêches en provenance de Vienne et Berlin. Les diplomates danois s’activent eux aussi. Tandis que l’Autriche propose au Danemark un traité d’alliance et la rétrocession du Schleswig, le gouvernement se tourne vers la Prusse et lui offre son soutien en échange d’une récupération des Duchés27. Les projets capotent, mais la guerre n’en passionne pas moins l’opinion. Wilhelm Dinesen est déjà de ceux qui misent sur une internationalisation du conflit. Encore élève-officier, le jeune homme veut se porter volontaire auprès des armées autrichiennes. Il l’annonce à sa famille et se heurte aux arguments de son père. Un service en Autriche l’obligerait en effet à renoncer à sa carrière sous les drapeaux du Danemark. Or, il n’a alors que vingt ans et n’a pas encore atteint le grade tant convoité de premier-lieutenant28. Le fils Dinesen se rétracte. La guerre ne laisse de toute manière pas de temps à l’hésitation. Officiellement déclarée le 14 juin, elle s’achève dans le sang à Sadowa, le 3 juillet 1866.
L’impossible neutralité
Le règlement de la guerre austro-prussienne fait resurgir la question des duchés. Sous l’influence de la France, le traité de Prague du 23 août 1866 présente dans son cinquième article une réserve stipulant que « les populations des districts du nord du Schleswig seront de nouveau réunies au Danemark si elles en expriment le désir par un vote librement émis29 ». Au Danemark, cet article est perçu comme un garde-fou. Depuis 1864, on n’osait imaginer une telle assurance « juridique » liant le royaume et ses anciens duchés. Le respect de l’article devient donc un combat permanent et sa non-application est l’objet de quelques échanges diplomatiques virulents entre 1866 et 187030. Toutes les sensibilités sont concernées. Le très modéré Berlingske Tidende rappelle lui-même que « la question du Schleswig n’est pas une question de parti, mais une affaire de patrie31 ». De plus, depuis le 8 mai, le gouvernement du comte de Frijs a laissé place au cabinet Holstein-Holsteinborg dont l’assise repose sur une coalition entre conservateurs et figures du libéralisme connues pour leur engagement en faveur du Schleswig32. Lorsque le Corps législatif français vote les crédits de guerre, le 15 juillet 1870, cette culture du souvenir des Duchés trouve de fait une nouvelle occasion d’espérer. Pour certains journaux, le camp à soutenir, voire rallier, ne fait pas de doute. Le Dags Telegrafen s’emporte, dans un éditorial du 17 juillet :
Nous espérons de tout cœur une victoire de la France, parce que la France défend le droit face à la violence. Nous l’espérons pour notre patrie, puisqu’il est dit que le Danemark peut retrouver ses droits. Nous l’espérons pour la fortune des habitants du Schleswig, puisque cela les libérerait du sceptre étranger, nous l’espérons pour la fortune du Nord, puisque nous ne voyons rien de plus important qu’une défaite prussienne pour promouvoir la cause scandinave et l’unité. Et nous l’espérons pour la fortune française, l’héroïque France, grande d’esprit, qui a saigné pour la liberté de l’Europe et qui aujourd’hui est prête à donner de son sang pour combattre la violence et le vol politique.
Le Aarhuus Stift-Tidende du 30 juillet ne dit pas autre chose :
L’heure que nous Danois attendions depuis les jours malheureux de 1864 […] est venue. La France, la seule puissance qui, comme le prouve la paix de Prague, n’a pas oublié notre cause et n’a jamais considéré nos discussions avec la Prusse comme définitivement réglées, a finalement tiré l’épée pour résister à Guillaume le Conquérant et à ses plans malhonnêtes.
La France, c’est donc le droit, l’obstacle à la Prusse et surtout l’article 5 du traité de Prague. Pour certains, l’explosion de l’été 1870 n’est que le point d’orgue d’une période d’entrave au droit ayant débuté en 1864 par l’annexion des duchés du Schleswig et de l’Holstein. Le parallèle entre le Danemark de 1864 et la France de 1870 est ainsi légitimé. Le 15 juillet au soir dans les jardins du Tivoli (au centre de Copenhague), un orchestre joue successivement la Marseillaise et le Tapre Landsoldat, chant composé en 1848 pour célébrer les soldats danois partis défier les séparatistes de Kiel et leurs alliés prussiens. La foule répond par des hourras qui mêlent volontiers les cris de « vive l’empereur » et « vive le Schleswig33 ». Au Times qui s’attaque au « crime » de la France mi-juillet, le Dags Telegrafen répond par un éditorial qui s’en prend à la passivité du journal anglais devant le « non-respect de l’article 5 du traité de Prague34 ». Le 28 septembre, un volontaire danois, franc-tireur, transmet une lettre aux journaux de Copenhague. Son expérience en France y est décrite comme une réplique de la guerre de 1864 : « mêmes espoirs, mêmes peines, mêmes désillusions, même peur35 ». Pour beaucoup, la guerre concerne également le petit royaume, bon gré mal gré. Des médecins danois présents à un congrès en Suède vont même jusqu’à écourter leur séjour, persuadés que leur pays prendra les armes36. Les libéraux du gouvernement se prononcent pour une alliance avec la France et obtiennent du roi qu’il ajoute à la lettre notifiant la neutralité du royaume la mention d’un possible changement politique « selon les intérêts futurs aussi bien que présents37 ». Ce parallèle entre 1864 et 1870 est en tout cas partagé par Wilhelm Dinesen. Comme il l’écrit plus tard, c’est pour lui « le droit des peuples » en tant qu’idéal qui « justifie le fracas des combats, le vrombissement de l’acier et le sifflement du plomb38 ». Dès l’été, il multiplie les démarches pour obtenir de ses supérieurs l’autorisation de se rendre en France. Son insistance trahit la détermination d’un homme qui perçoit son service en France comme un acte presque naturel. Bien sûr, il attend, comme d’autres, que le Danemark brise une neutralité que beaucoup pensent provisoire à la fin du mois de juillet 1870. Mais peu importe, ensuite, que son pays conforte sa passivité au fil des défaites françaises. Peu importe que la France qu’il rejoint en décembre 1870 ne soit plus celle de l’empereur, mais celle d’un gouvernement provisoire acculé, formant à la hâte des armées souvent inexpérimentées et dirigé par des républicains dont la réputation n’est pas toujours positive dans un Danemark attaché à la monarchie. Dinesen a en réalité une conception opportuniste de l’engagement qui mêle la référence au droit (ici, celui des traités) et la rancune d’un homme ayant vécu au plus près le traumatisme de la séparation territoriale et de l’humiliation militaire. Il pourrait à ce titre emprunter les termes de Carl Ploug, rédacteur du Fædrelandet : « La France vit aujourd’hui ce que nous Danois vivons depuis de nombreuses années face au gouvernement prussien39 ». Il se met au service de la France car celle-ci ne se bat rapidement plus que pour défendre son territoire (la défense nationale, le sort de l’Alsace-Lorraine et la « volonté des populations occupées », notions qui rappellent le combat en faveur du Schleswig 40) et parce qu’elle se dresse face à un ennemi commun.
À l’instar de son père, jadis volontaire dans l’armée française en Algérie41, Wilhelm Dinesen est donc décidé à rejoindre le théâtre de guerre. Il a alors 24 ans et porte le grade de premier-lieutenant. Devant le refus catégorique de sa hiérarchie de le laisser servir en France et afin d’éviter un scénario identique au printemps 1866, Wilhelm profite de ses relations avec le comte de Frijs pour s’adresser directement au roi Christian IX. Ce dernier connaît les Dinesen et n’ignore pas le concours de la famille dans les épreuves que connut le royaume dans le passé. Il s’assure donc que le départ de l’officier n’entraîne aucune conséquence sur sa future carrière dans l’artillerie danoise42. Cette fois, les obstacles sont levés. Le 23 novembre 1870, le jeune homme confie à sa sœur ses « envies d’air frais et de changement » et lui demande de « transmettre ses au revoir à ses sœurs et au reste de la famille43 ».
Le choix d’un officier
Mais si le Danemark offre un contexte plutôt propice aux sympathies françaises en 1870, comment passe-t-on d’un soutien moral et distant à un enrôlement effectif sous l’uniforme français ? L’armée est en réalité un indice primordial pour qui veut éclairer les dynamiques d’opinions au Danemark devant la guerre franco-allemande. Bien sûr, la défaite de 1864 et la perte de centaines de milliers d’habitants au profit de la Prusse est une affaire morale que partagent tous les partis. Mais que dire des casernes du Jutland et de Copenhague, où les vétérans de 1864 ont tout le temps de se rappeler aux sombres heures de la guerre ? À l’été 1870, nombre d’observateurs européens s’accordent à faire de la France un adversaire à la hauteur du défi allemand. Après Dybbøl et Sadowa, elle est un rempart que l’on croit solide, voire invincible. Il n’est de fait pas étonnant que l’idée d’une revanche ait pu gagner les garnisons du Danemark. Les hostilités lancées, des vétérans expriment dans la presse leur optimisme pour les armes de la France, quitte à percevoir les premiers mouvements de retraite du mois d’août comme des « victoires stratégiques44 ». À ce moment-là, l’une des figures les plus populaires de l’armée est d’ailleurs le général Waldemar Raasløff, ancien ministre de la Guerre et vétéran de 1848 dont la sympathie pour la France est connue de tous. Son crédit est alors tel qu’au mois d’avril 1870, la question de son remplacement au gouvernement avait fait craindre aux parlementaires la démission de jeunes officiers45. Le 16 juillet 1870 aux Tuileries, c’est lui qui souffle à Napoléon III l’idée d’envoyer des troupes dans les ports de la Baltique afin de forcer la décision et de soulever les Danois « qui ne pourront rester immobiles46 ». Le plan fait long feu (l’escadre française, sans troupes de débarquement, tarde à se présenter à Copenhague et les défaites de la France début août scellent la neutralité danoise), mais il reste révélateur de l’importance de l’armée dans les négociations diplomatiques. À l’arrivée d’un navire français au port de Copenhague, au matin du 30 juillet 1870, un soldat en garnison s’approche du pont et lance aux marins, enthousiaste : « Quand vous viendrez avec des troupes, nous vous suivrons tous, malgré la cour et les ministres47 ».
La tentation est bien là, mais seule une poignée d’entre eux se décident à sauter le pas. Quelques-uns se font connaître au comptoir des journaux. Leurs demandes sont relayées à l’ambassade française qui, visiblement embarrassée, invite les volontaires à rejoindre la légion étrangère par leurs propres moyens48. On retrouve parfois leur trace dans les lettres qu’ils envoient aux journaux depuis la France. Les articles « lettre d’un volontaire danois », « lettre d’un franc-tireur danois » ou « un Danois en France » sont en effet relativement fréquents dans la presse du royaume, principalement à partir d’octobre 187049. Un ami d’enfance de Wilhelm Dinesen, Wilhelm Sponneck, quitte quant à lui le Danemark dès l’été50. À présent assuré de ne pas perdre le crédit de sa formation dans l’armée danoise, Dinesen est prêt à suivre l’exemple de son compagnon à l’automne. Fin novembre, il remarque dans les rues de Copenhague deux hommes portant l’uniforme des chasseurs à pied de l’infanterie française. Officiers de l’armée de Bazaine faits prisonniers lors de la capitulation de Metz (27 octobre), ils se sont échappés durant leur transfert vers Stettin. À bord d’un navire anglais, ils ont pu gagner Copenhague et cherchent à retourner en France afin de poursuivre le combat. Un bateau doit justement partir pour Londres le 27 novembre. Sur les quais ce matin-là, Wilhelm Dinesen se joint à eux51. Après une courte escale en Angleterre, les trois hommes débarquent à Dieppe le 4 décembre 1870. « Tous les citoyens s’entraînent au combat, note alors le Danois dans son carnet, la ville est pleine de volontaires qui arborent toutes sortes d’uniformes52 ». Ne reste plus qu’à rejoindre Tours, bastion de l’effort de défense nationale mené par le délégué Gambetta. « Je pense que d’ici deux jours nous verrons les Allemands et j’espère que nous leur infligerons une belle déculottée », écrit Wilhelm à son oncle le 27 décembre. Le 9 janvier 1871, son vœu de combat est exaucé. La bataille devant Belfort a débuté.
À une époque où les « combattants de la liberté » tendent à personnifier la réalité du volontariat militaire, l’engagement de Wilhelm Dinesen – un aristocrate issu d’une famille résolument monarchiste – nous permet d’approcher l’année 1870 sous un angle nouveau. Sa double confrontation avec la Prusse, en 1864 et 1870, corrobore une vision « continue » des conflits des années 1860. La guerre de 1870 est au Danemark une réponse possible à l’humiliation subie à peine six années auparavant. Si peu de gens se décident au volontariat, quelques-uns s’embarquent effectivement, prêts à combattre aux côtés de la France. Parmi eux figure donc Dinesen, officier qui ne quitte notre pays qu’à la chute de la Commune de Paris. De son expérience en France, il laisse à l’historien un témoignage inédit décliné dans les notes spontanées de son journal intime, dans le lyrisme soigné de sa correspondance ou dans les écrits plus documentés qu’il publie plusieurs années après les faits. Entre le moment de son arrivée et la signature des préliminaires de paix (26 février 1871), Dinesen sera de bien des épisodes majeurs du conflit franco-allemand. On le trouve aux côtés de Gambetta lorsque le repli de la délégation du gouvernement vers Bordeaux devient évident. Il est l’un des bénéficiaires du décret du 14 octobre 1870 permettant de conférer des grades militaires à « des personnes n’appartenant pas à l’armée française », civils ou étrangers. Nommé capitaine, il fait la campagne de janvier 1871 aux alentours de Belfort sous le commandement du général Billot, chef du 18e corps de l’armée de Bourbaki. Il est ensuite de ceux qui, défaits, gagnent la Suisse à la suite d’une retraite désastreuse dans les montagnes enneigées du Jura. À Bordeaux au moment où l’Assemblée nationale s’y réunit (14 février), il est bientôt à Argenton où, dans l’attente des préliminaires de paix, il se dit prêt à reprendre le combat53. Il arrive enfin à Paris dans la nuit du 17 au 18 mars et vit les premières heures de la guerre civile. « Jamais la mort n’avait-elle fauché tant de personnes, écrit-il dans son carnet le 31 décembre 1871. J’ai été détroussé cette année de mon courage, mon espoir, ma peur54 ». Wilhelm Dinesen garde de son aventure en France un souvenir amer. Fils d’un vétéran de 1848, jeune soldat de la guerre des Duchés, héritier des grandes problématiques culturelles qui ont déchiré le Danemark depuis son enfance, le Dinesen de 1870 était peut-être moins un « capitaine français » que le combattant d’une décennie dont les enjeux politiques et territoriaux ont frappé une grande partie de l’Europe. Six ans seulement après son expérience dans la France de l’Année terrible, le Danois est à Constantinople prêt, cette fois, à apporter son concours à l’armée turque face à la Russie.