Conservé aux Archives municipales de Sarreguemines, où il nous a été confié par le directeur, Didier Hemmert, le Journal de guerre (Erlebnisse aus dem Weltkrieg 1914-1918) de Mathias Weiskircher – cahier manuscrit non daté de quarante-huit pages, écrit en allemand - est un document à bien des égards original, dont nous publions ici le texte intégral1.
Né le 1er mai 1882 à Carling, en Lorraine annexée, décédé le 15 mars 1964, Mathias Weiskircher est le fils de Conrad Weiskircher et de Barbara Braun, de Carling, qui se sont installés à Sarreguemines en 1885. Simple journalier, il épouse successivement Elisa Maurer, puis Anne Sieberg. Cet homme issu d’un milieu modeste arrive pourtant – sur certains points – à un degré de précision et d’analyse que l’on trouve en général plutôt chez des personnalités plus instruites. Son récit nous emmène des confins de la Lorraine annexée, c’est-à-dire de la Meurthe-et-Moselle française occupée, jusqu’aux Balkans : Serbie, Bulgarie et, pour une nouvelle campagne, Roumanie.
Depuis l’annexion de l’Alsace (sauf Belfort) et d’une partie de la Lorraine par l’Allemagne en vertu du traité de Francfort du 10 mai 1871, les jeunes gens du Reichsland sont astreints au service militaire dans l’armée allemande. C’est le cas de Mathias Weiskircher, en 1902, vraisemblablement. En août 1914 les Alsaciens et Lorrains sont tout naturellement mobilisés, en accord avec le droit international, dans l’armée de leur pays légal, sinon de leur patrie de cœur. Au fil de ces pages, Mathias Weiskircher, comme beaucoup d’Alsaciens et de Lorrains de sa génération, combat sans états d’âme pour l’Allemagne. La France et les Français n’apparaissent jamais dans son récit autrement que comme « l’ennemi ». On y chercherait en vain une quelconque nostalgie de l’ancienne « Mère Patrie » de ses parents. En revanche, quand il parle de ses camarades et de lui-même, il emploie à plusieurs reprises l’expression : « Nous, Allemands ». Jamais il ne fait aucune allusion au fait que les Alsaciens ou les Lorrains constitueraient une entité particulière au sein de l’armée allemande. Il se considère et on semble en tous lieux le considérer comme un militaire allemand pareil aux autres.
Après des décennies d’histoire patriotique, ce n’est pas le moindre des intérêts de ces souvenirs que de rappeler une vérité longtemps tue. Cela n’a pourtant pas empêché l’ancien soldat du Kaiser de devenir en 1919, comme des dizaines de milliers d’anciens combattants placés dans le même cas de figure que lui, un citoyen français tout aussi respectueux des lois de la République qu’il l’avait été de celles du Second Reich.
Les souvenirs de Mathias Weiskircher ne sont pas le seul témoignage d’un soldat lorrain qui soit parvenu jusqu’à nous. Ont déjà été publiés, entre autres, des entretiens avec les derniers survivants (Léon Nonnenmacher, de Sarrebourg ; Louis Evrard, de Florange ; Antoine Froelicher, de Saint-Louis ; Charles Courteaux, de Fresnes-en-Saulnois2 ; Charles Lambour, de Dabo-Schaeferhof3), les souvenirs de François Reich, de Neufgrange4 ; de l’étudiant Léo Malnoury5, d’Avricourt ; ceux de l’aspirant jésuite Aloyse Stauder6, de Gros-Réderching ; la correspondance de Jules Achereiner7, de Troisfontaines. Toutefois, ces publications ne sont pas si nombreuses et presque toutes très récentes, c’est-à-dire posthumes, comme c’est le cas ici aussi. Longtemps, le fait d’avoir porté l’uniforme allemand était un sujet dont on ne parlait que dans le cercle familial et qu’il n’était guère question de confier à la sphère publique8.
À la différence des témoignages qui viennent d’être mentionnés – ceux de fantassins pour la quasi-totalité –, celui de Mathias Weiskircher provient d’un artilleur, ou plutôt d’un infirmier de l’artillerie, ce qui est encore plus rare, voire unique pour l’instant. Ce n’est pas que l’auteur n’ait pas connu la boue, mais celle des positions de sa batterie n’est point celle des tranchées et son parcours est forcément différent de celui d’un combattant qui a servi pendant quatre ans dans l’infanterie. Souvent, il couche au sec, cantonné chez l’habitant ou dans des lieux réquisitionnés – du moins pendant les phases de guerre de positions. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas exposé au danger, loin s’en faut. Les bombardements tuent à l’aveugle, les maladies aussi, et le personnel du service de santé est particulièrement vulnérable. L’infirmier lorrain ne connaît pas lui-même un sort dramatique, mais il est le témoin de la détresse de ses camarades – même si, curieusement, il n’évoque presque jamais ses patients. Son moral connaît de grandes fluctuations. Comme tout soldat, il est périodiquement sujet au cafard ; il lui arrive parfois d’envier les morts. Ainsi que pour d’autres auteurs de récits de guerre, le moment de Noël est pour lui particulièrement difficile, car le soldat pense à son foyer et à tous ceux et à ce qu’il n’a pas auprès de lui au cours de cette « Nuit Sainte », comme l’appelle le soldat catholique. Lorsque sa batterie est placée en réserve d’armée et qu’il passe ses journées à attendre, il en vient à souhaiter de l’action, du danger : tout plutôt que cet insupportable ennui.
Au-delà de leur caractère militaire, les souvenirs de Mathias Weiskircher, et c’est l’un des aspects les plus intéressants, revêtent souvent la forme d’un récit de voyage. En effet, la Grande Guerre – et l’auteur en est conscient, qui l’écrit explicitement – est aussi une formidable ouverture sur le monde pour ce simple journalier. Jamais, il le dit lui-même, il n’aurait eu l’occasion de découvrir l’Europe sans la guerre. L’Orient dans lequel est envoyé le jeune Lorrain est une région troublée depuis des décennies par la lente agonie de l’Empire ottoman, soumis aux convoitises de ses deux puissants voisins autrichien et russe et à l’explosion des nationalismes antagonistes des Serbes, Grecs, Bulgares et Roumains. Dans cette traversée des Balkans, fertile en épisodes variés, domine l’impression de dépaysement et d’aventure, même si c’est parfois sur fond de combats. Le voyageur involontaire s’intéresse à la taille et à l’agencement des villes, à l’aspect des rues et des maisons, aux scènes de la vie domestique chez les paysans, à la manière de cultiver la terre et d’en exploiter les fruits ; il décrit les coutumes des habitants, des plus charmantes et pittoresques jusqu’aux plus détestables (comme ce goût des Roumains et des Bulgares pour les atrocités). Dans son récit, les alliés de l’Allemagne (Turcs et plus encore Bulgares) ne sont pas mieux traités que ses ennemis (Serbes et Roumains).
Partout, c’est pour Mathias Weiskircher la découverte de l’altérité. Toutefois, ses descriptions « ethnographiques » sont inévitablement marquées par l’usage de stéréotypes courants à son époque. Ainsi, l’islam est pour lui la religion de la soumission des corps et de l’assujettissement des femmes – même si le regard sur les Turcs est plutôt admiratif par endroits. Le christianisme oriental ne peut soutenir la comparaison avec le catholicisme et lui semble davantage superficiel qu’intensément vécu par les individus. Les juifs – que contrairement aux musulmans et aux chrétiens orthodoxes, il connaît déjà car ils sont aussi présents en Lorraine – sont dépeints de manière peu flatteuse, avec force usage de poncifs éculés sur leurs rapports au commerce, à l’argent et au patriotisme.
Le narrateur les rejoint pourtant sur ce dernier point, c’est-à-dire leur anti-patriotisme supposé. S’il ne parle pas de la France, il n’exalte en effet pas pour autant l’Allemagne. Au contraire, sans les nommer, il vilipende à plusieurs reprises dirigeants politiques et militaires en général, ses officiers en particulier et surtout un sous-officier (son chef de batterie), accusés, pour les uns, d’avoir provoqué la guerre et de l’entretenir à plaisir ; pour les autres, parfois corrompus, de ne se préoccuper que d’eux-mêmes plutôt que d’être solidaires de leurs hommes. En ce sens, il exprime une philosophie proche de celle du plus célèbre des diaristes alsaciens-lorrains de la Grande Guerre, le Sundgauvien Dominique Richert9. Cet état d’esprit a dû être partagé par plus d’un compatriote pendant la Grande Guerre, même si d’autres manières d’appréhender le conflit ont existé chez eux.