En Lorraine1
Appelé le troisième jour2 de la mobilisation (Mobilmachung), le 4 août 1914. Arrivé au Bezirkkommando3 de Sarreguemines à 10 heures du matin. À 14 heures départ de Sarreguemines pour Metz, arrivée à minuit. (Incorporé) dans les rangs de la 2e batterie du régiment d’artillerie à pied de la Landwehr, 8e bataillon (2. Batterie Landwehr4-Fussartillerie Batl. Nr°8), caserne Steinmetz. Grande mise sur pied sur le terrain d’exercices de la caserne Steinmetz. Landwehr I et II connus. Les servants des pièces sont présentés, habillés et formés. Le 8 août à 15 heures nous quittons Metz et marchons jusqu’à Ars[-sur-Moselle]. Nous y prenons nos quartiers chez l’habitant. Le service de guerre à été mis en place et toutes les mesures de sécurité sont prises. Rien n’indique la présence de l’ennemi. Seuls se montrent des avions français qui survolent Ars. Au bout de quelques jours, nous reprenons le même service qu’en temps de paix. Les forts de Metz ont tous leur garnison5.
Après trois mois, le 23 octobre 1914, arrive soudain l’ordre de partir pour la France. Notre point de chute est Conflans[-en-Jarnisy, en Meurthe-et-Moselle occupée]. Pendant le trajet nous observons pour la première fois quelques conséquences de la guerre. Les céréales sont encore pour partie dans les champs, condamnées à pourrir sur pieds. On peut voir des maisons détruites. À Conflans, nous occupons des appartements abandonnés.
Les gens ont fui et ont laissé derrière eux tous leurs biens et possessions6. Notre batterie a été rééquipée à neuf avec des canons de 10 centimètres. Nous ne tirons pas. Nous restons un jour de plus et attendons les ordres suivants. Notre prochaine position est Jeandelize [également en Meurthe-et-Moselle], pas d’autres ordres. Nos canons restent sur les charriots. Le 26 octobre 1914 nous poussons jusque vers l’ennemi. Nous installons nos positions dans la forêt de Bouzonville [hameau dépendant de Puxe, Meurthe-et-Moselle] et mettons nos pièces en état de tirer. Le lendemain nous ouvrons le feu, auquel répond l’ennemi. Notre principal objectif est le village de Hennemont [Meuse]7. En raison de tirs de contre-batterie beaucoup trop nombreux, nous installons une nouvelle position environ quatre cents mètres en arrière et y transportons les canons sous un puissant feu ennemi. Nous avons de la chance car la première position est détruite dans les règles par le feu ennemi. Dans la nouvelle position nous ne courons pas un tel risque. Aucun coup n’arrive jusqu’à nous. Non loin d’ici se trouve la ferme Waldimont, dans laquelle nous établissons nos quartiers. D’après ce que j’ai entendu, un général français en aurait été le propriétaire. Là, nous sommes bombardés pendant quatorze jours par obus et shrapnels.
Cependant, quelques jours après notre départ la ferme est mise en pièces par un tir. La position de notre batterie reste la même, seul le quartier général des sous-officiers de réserve, les cuisines de la troupe, etc. sont déplacés de cinq à six kilomètres. La ferme s’appelle Bouzangville8. Il est très agréable de vivre ici, pendant les périodes de repos. Notre batterie a été divisée en deux et on nous y laisse alternativement. Nous fêtons notre premier Noël de guerre à Bouzangville. Toutes les conditions sont remplies pour conférer à la fête le caractère sacré qui convient. Nous avons cherché et joliment décoré des sapins ; nous jouons et chantons de belles chansons de Noël. Chaque soldat reçoit également une poignée de petits gâteaux, une pomme, des noix et d’autres choses utiles. Pour cette fête nous avons aussi invité les femmes, les hommes et les enfants qui se trouvent dans la ferme. C’est vraiment une belle veillée de Noël, au cours de laquelle coule plus d’une larme d’émotion. Cela nous rappelle avec trop d’insistance les Noël avec nos proches à la maison, au loin. Le 29 décembre 1914 vient l’ordre d’êtres prêts à partir. Le même jour, à 4 heures de l’après midi, toute la batterie se met en marche et fait halte à Saint Hilaire[-en-Woëvre, Meuse, à l’est de Fresnes-en-Woëvre et des Éparges, important point d’abcès du front].
Comme lieu de cantonnement nous nous voyons attribuer un cloître abandonné. Nous vivons ici des temps difficiles. Le cloître est en ligne de mire directe de l’ennemi. Tous les jours nous devons nous réfugier à la cave, et cela par un froid terrible. C’est encore pire pour mes blessés de l’infirmerie, bien que, dans la plupart des cas, il ne s’agisse que de maladies bénignes ; il est déjà suffisamment pénible pour ces pauvres gens de (devoir) s’asseoir dans le froid. Le bâtiment est (finalement) détruit par le feu ennemi. À Saint-Hilaire notre batterie connaît ses premières pertes. Un shrapnel frappe une chambre dans laquelle dort le cordonnier de la batterie. Par bonheur il en sort vivant, mais avec une commotion cérébrale. L’autre victime est l’ordonnance de la batterie. Un coup au but le déchire en mille morceaux. Tous les jours, des soldats sont victimes des obus et des shrapnels qui s’abattent dans les environs. Un jour un obus se faufile dans une salle de garde et tue dix soldats. De part et d’autre c’est un feu nourri, et pourtant la grande base de Compreshohe, de laquelle on a beaucoup parlé, n’a pas une si grande importance. Notre batterie est en position entre Saint-Hilaire et Doncourt[-aux-Templiers, Meuse], dans un champ de pommes de terre. Pendant les durs combats des 17, 18 et 19 mars 1915 nous pouvons nous estimer heureux de ne pas avoir subi de pertes, en dépit des shrapnels et des obus qui tombaient drus près de la position de notre batterie.
Mon service comme infirmier de la batterie consiste en une garde au cloître le matin jusqu’à 10 ou 11 heures, puis en une marche d’une heure ou de trois quarts d’heures jusqu’à la position de la batterie. En cas de bombardement important, je reste sur la position pendant vingt-quatre heures. Le plus ennuyeux pour moi là-dedans est de toujours être seul à faire le chemin. Je suis aussi le seul infirmier de la batterie. Suis-je demandé au poste d’observation ? Aussitôt je dois m’y rendre. Quand on a besoin de moi dans la batterie en position, on me téléphone. Se passe-t-il quelque chose dans les cantonnements ? Je dois également y courir. Et cela se répète ainsi. Même sous le feu le plus démentiel, je dois passer. Pourtant, j’ai toujours de la chance.
Comme le séjour au cloître est rendu désagréable par le vent, nous commençons à construire une hutte en tôle dans la forêt près de Butgnéville [Meuse]. C’est vraiment la belle vie ici, quand l’occasion nous est donnée de nous reposer quelques heures. Quelle belle quiétude forestière dans notre nouveau chez nous ! En plus, nous avons un beau printemps. Les charmants oiseaux nous sortent du sommeil avec leurs chants agréables ; le puissant air de la forêt, l’harmonieuse paix de la forêt ! Ce beau rêve ne dure malheureusement que huit jours, puis tombe soudain l’ordre de nous tenir prêts au départ. Nous avons travaillé presque trois mois (à construire) un Blockhaus et nous n’avons eu que huit petits jours pour savourer la joie de vivre dans cet endroit ! Le 21 mars 1915 nous disons adieu à notre chère ville d’adoption. Transporter les canons se révèle plus difficile que prévu. À peine la dernière pièce sortie qu’un coup au but atteint avec un bruit terrible la position téléphonique et la détruit complètement. Cinq minutes plus tôt s’y trouvaient encore dix à quinze hommes. On peut à nouveau parler de chance. Nous sommes vraiment contents de nous en êtres sortis sains et saufs. Les chevaux à peine poussés en avant, nous jetons un (dernier) coup d’œil admiratif à notre Blockhaus.
Au commandement : « En avant, marche ! » (Marsch-Marsch !) la batterie se met en mouvement et chemine sur une route de campagne. Au bout de douze à quatorze kilomètres nous faisons une halte. Il est midi et il fait un froid de canard. Tout le monde se dirige vers la cuisine de campagne (Kohldampfabwehrkanone) et remplit sa gourde de café chaud. En regardant autour de nous, nous nous apercevons que nous sommes sur notre ancienne position près de Bouzonville. Cette fois, en revanche, nous ne sommes pas dirigés sur la ferme, mais deux villages plus loin, sur Saint-Jean[-lès-Buzy, Meuse], où nous prenons nos quartiers. Les pièces sont installées sur nos anciennes positions. Nous restons trois semaines à Saint-Jean, jusqu’à Pâques. Le premier jour des Pâques, les Français lancent une grande attaque, alors que Saint-Jean n’est pas encore fortifié. Nous déménageons alors dans un village proche de Saint-Jean, Olley [Meurthe-et-Moselle]. Nous y restons neuf jours. Pendant ce temps, la ferme de Bouzangville, où se trouvaient les quartiers de notre infanterie est de nouveau libre et nous retournons à notre ancien logement.
Depuis que nous nous trouvons en France, nous n’avons été confrontés qu’à la guerre de positions. Nous connaissons les environs comme notre poche. Nous nous efforçons de rendre nos quartiers toujours plus confortables, ce qui n’est pas une mince affaire du fait des mouvements de troupes continuels. Lors de l’installation dans le logement, il ressemblait à une étable. L’infanterie a généralement peu de temps à consacrer au nettoyage, ou n’en voit pas l’intérêt, du moins au début de la guerre. Plus tard, les fantassins sont devenus des maîtres dans l’art de construire des huttes en tôle.
À Bouzangville, nous avons vécu de bons et de mauvais jours. En dehors du service, nous avons toute latitude pour nous distraire. Nous savourons les heures de détente. À la guerre le soldat vit et pense au jour le jour. Qui se soucie de ce que demain apportera ! Aujourd’hui joyeux, demain mort. Ainsi, un autre jour nous apporte la nouvelle que nous sommes attendus dans un nouveau secteur. Notre bataillon est disloqué, de ce fait notre batterie quitte cet endroit. À la gare la plus proche, Jeandelize, nous embarquons sur un train qui nous conduit à Thiaucourt [Meurthe-et-Moselle]9. Nous montons les pièces dans un petit bois près du Bois-le-Prêtre (Priesterwald )10. Le trajet par chemin de fer nous demande de multiples changements. Des hommes du Landsturm cultivent les champs, des ouvriers militaires (Armierungsarbeiter) et des Russes11 améliorent les routes ; les vignerons travaillent dans leurs parcelles et la nature est en paix.
Thiaucourt est une belle ville de 5 à 6 000 habitants, dont la moitié a fui. La ville, comme toutes les localités de la zone de guerre, est surpeuplée12 jusqu’à la plus petite pièce. À Thiaucourt cela se passe vraiment très joyeusement. Au point de vue des cantines militaires nous avons plus que le nécessaire. Des généraux et des officiers supérieurs se sont choisis ici des appartements, et la fanfare de la division elle-même y est cantonnée. Certains propriétaires de magasins ont même laissé leur commerce ouvert tant qu’ont duré leurs réserves. Pendant longtemps la ville n’a pas été bombardée. L’emplacement de notre batterie est trop éloigné de la ville. Entre-temps, nous avons pu trouver dans le village de Viéville[-sous-les-Côtes, Meuse] quelques chambres pour notre batterie. Nos canons ne se trouvent qu’à deux kilomètres. Un tiers des maisons de Viéville sont déjà ruinées. Dans les premiers temps de notre présence tout va bien, jusqu’au beau jour où le village est bombardé par soixante ou soixante-dix pièces de gros calibre. Il ne faut plus songer à y rester plus longtemps. Nous allons donc réoccuper nos quartiers forestiers.
La forêt se nomme Bois de Haye et se trouve entre Thiaucourt et Viéville. Nous sommes très satisfaits de ce changement. L’expérience prouve que les cantonnements en forêt sont toujours les meilleurs. Notre bois est visé par les tirs, mais chaque projectile ne fait heureusement pas mouche. Jusqu’à présent, au bout de presque deux ans de guerre, les pertes de notre batterie s’élèvent à vingt-deux hommes, dix morts et douze blessés. Nous restons presque une année entière dans cette position, où l’emplacement est excellent pour les canons. Les canons sont installés dans un petit bois, un étroit petit bois, derrière une forêt de hêtres que les avions ne peuvent pas observer facilement. L’ennemi ne soupçonne pas notre présence ici, comme le prouvent ses impacts de tirs. Le Ciel en soit loué ! Il ne vient plus à l’idée de la plupart d’entre nous, quand s’annoncent les obus ennemis, de se mettre à l’abri. À cinquante ou soixante mètres de notre batterie, guère plus, les cratères d’obus se chevauchent. Nos courageux canonniers ne se laissent pas une seconde distraire de leur partie de cartes quand un obus tombe dans la forêt proche. L’homme s’habitue à tout. Chacun s’occupe, il est bon d’être ici. Pourtant l’homme pense, et Dieu dirige (der Mensch denkt, und Gott lenkt).
Le 13 août 1916 nous quittons positions, emplacements de canons et quartiers forestiers. Nous n’emmenons pas les canons cette fois. Un ordre est venu de nous utiliser sur un autre théâtre d’opérations. On ne voit toujours pas la fin de la guerre, toujours et encore la même boucherie, toujours et encore la même haine entre les hommes. Des hommes qui ne se sont jamais vus doivent s’entretuer. Les responsables seront ils poussés à rendre des comptes ?
Mon expérience vécue de la guerre dans les Balkans pendant les années 1916-1917
Le 17 août au matin nous sommes embarqués sur le quai de la gare de Thiaucourt. Nous allons par le chemin de fer jusqu’à Cologne, où nous subissons une nouvelle (période d’)instruction. Jusqu’à maintenant nous appartenons au 69e bataillon d’artillerie à pied (Fussartillerie Bataillon Nr°69) et nous puisons nos hommes dans les réserves de Metz, où tient garnison le 8e régiment d’artillerie à pied. Nous devons prendre part à l’offensive de la Somme13. Nous devons nous mettre en marche le 27 août.
Mais le destin en décide autrement. Au soir du 26 août se déclare un horrible incendie dans l’abattoir où sont logés la majorité des chevaux du bataillon. Plus de trois cents charrettes de foin y sont entreposées. Plus de cent chevaux sont soit grièvement soit légèrement brûlés. Les chevaux et les équipements collectifs sont la proie des flammes. Maintenant, c’en est fini du départ immédiat. Tout doit d’abord être remplacé à neuf. Dans un cours laps de temps de trois jours tout le bataillon est de nouveau mis sur le pied de guerre. Le bataillon a le même aspect que quand nous sommes partis pour la première fois en campagne. Tout est neuf, jusqu’à nos vieux os (les derniers sont déjà assez fragiles). Le 31 août nous sommes fin prêts sur le quai de chargement de Cologne.
Au cours de la même nuit, notre transport quitte le hall de la gare. Comme notre départ a été retardé par le catastrophique incendie, il est possible que notre bataillon soit envoyé sur un autre théâtre d’opérations. C’est ce que nous pensons, et il en est effectivement ainsi. Un autre bataillon d’artillerie à pied a dû y passer, pour participer à l’offensive de la Somme. Pour cette grande offensive le commandement de l’armée de terre a envoyé en renfort tout ce qui était disponible aussi vite que possible. Une grande affaire était en jeu. Au lieu d’aller au feu dans l’enfer de la Somme14, nous serons intégrés à l’armée des Balkans. Peu de temps auparavant la Roumanie a rejoint le camp de la guerre contre l’Allemagne et ses alliés15. C’est pour cette raison qu’une armée des Balkans a été formée16. Quoique, du fait de ce changement, il faille s’attendre à davantage de privations que sur le front Ouest, cela nous est indifférent. Les Balkans représentent pour nous la nouveauté. Cela ne peut pas être pire dans les Balkans que sur le front de l’Ouest. Et nous en avions plus qu’assez des deux ans passés sur le front de l’Ouest. Dans la vie ordinaire, l’occasion de tels grands voyages ne se présente que rarement.
Du fait de la Grande Guerre, on peut voir et connaître du pays ; en temps de paix, seuls les gens les plus riches peuvent entreprendre de tels voyages. Aussi sommes-nous de bonne humeur et laissons-nous la guerre être la guerre. Pourtant, nous nous demandons : « Reverras-tu ta chère maison ? » Nous savons également que, à n’en point douter, l’un ou l’autre (parmi nous) ne reverra jamais son pays natal. Mais qui sera touché ? Une pesante, triste, question ! Même en compagnie de tant de camarades on se sent seul face à son destin. Maintenant, parlons du voyage dans les Balkans. Le 31 août 1916 nous partons de Cologne, et passons par Leipzig [Saxe], Breslau [Basse-Silésie – aujourd’hui Wrocław, en Pologne], Bautzen, Görlitz [Saxe]. À Oderberg [Silésie] (Autriche) se trouve la première station de ravitaillement autrichienne. Nous sommes le 1er septembre 1916. En Autriche nous passons par Dezlauer, Barkkaman, Budapest (Hongrie), Theresabe, Neusatz. Le 3 septembre 1916 nous empruntons le long pont Semlin-Belgrade, qui a été dynamité par les Serbes et remplacé par les pionniers [sapeurs] autrichiens par un pont provisoire en bois. Puis nous continuons à travers la Serbie17, et faisons halte dans la ville serbe de Cupria [Ćuprija, en Serbie centrale]. La ville compte environ quatre à cinq cents habitants. Un habitat dispersé. Principalement des constructions en argile avec deux ou trois pièces. Il y a peu d’activité dans la ville. On voit dans les rues des femmes et des hommes affamés qui filent (de la laine).
Le 5 septembre 1916 le voyage continue jusqu’à la capitale de la Serbie, Nisch18 ; le 6 septembre 1916 jusqu’à Sofia, la capitale de la Bulgarie19. La voie est surveillée par des Autrichiens, des Bulgares et des Turcs20. Le 8 septembre 1916 nous sommes à six kilomètres de Varna, une ville sur la mer Noire21. Le 9 septembre 1916 à Dobritch [Dobrić – Đakovica], une fortification frontalière contre les Bulgares22. Terminus pour notre voyage ferroviaire, nous débarquons sur les quais. Notre voyage en train a duré dix jours complets. L’homme s’habitue à tout. Dix jours dans un wagon de chemin de fer, y passer ses jours et ses nuits, ce n’est pas une broutille. Chaque compartiment accueillait huit hommes. Pour dormir, l’un se couchait à gauche, l’autre à droite dans un filet à bagages. Sur chaque banc se couchait un homme. Un autre devait se coucher sur le sol et par dessus tous les autres, le huitième homme couchait dans un hamac. Le hamac était composé de deux toiles de tentes et fixé aux filets à bagages. Pour des raisons évidentes, c’est le plus léger qui occupait cette balançoire suspendue. Tout le monde se doute de ce qu’il a dû endurer là-haut. En dehors de cela, ce fut un voyage intéressant, très dépaysant.
À ce sujet, voici ce que j’ai remarqué pendant le trajet : comme déjà en Silésie, Autriche-Hongrie, les femmes vont le plus souvent pieds nus. Pieds nus pour les travaux des champs, au chemin de fer, pour manier la pelle, ainsi que pour tous les travaux difficiles. Ces gens ne connaissent pas les cors aux pieds. La majorité des femmes des campagnes des Balkans n’a jamais eu de chaussures aux pieds. Les hommes portent des sandales. Tous ici vivent selon les mœurs orientales. Ici les femmes portent sur la tête des cruches de pierre, toutes joliment peintes. Les céréales ne sont pas traitées comme chez nous. À celui qui voit cela pour la première fois sans s’esclaffer, le destin a dû jouer un mauvais tour. Les céréales sont disposées dans un cercle assez grand, les épis vers l’intérieur, puis (écrasées par) une pierre à six faces, de la taille d’un tambour de pré, sur laquelle est fixé un siège tiré par deux petits chevaux. L’ensemble est dirigé depuis le siège. Maintenant le circuit peut commencer. Ainsi (la meule passe) plusieurs centaines de fois sur les épis. Si le cocher est une Turque, surtout, l’effet est fortement augmenté, particulièrement à cause de son costume avec le voile.
Qu’un homme inconnu s’approche d’une Turque et le voile est rabattu sur le visage avec une rapidité féline et maintenu à l’aide de la main jusqu’à ce qu’elle se soit soustraite au regard masculin. Dès qu’arrive le train la beauté turque saisit le voile. Seule une paire de petits yeux clignent avec méfiance. C’est à mourir de rire quand notre train croise un tel fantôme turc en train de passer des céréales au rouleau. Habituellement les petits chevaux volontaires font un écart. Et l’exercice presque acrobatique auquel doit se livrer une Turque dans un tel moment est difficile à décrire. À l’aide d’une main elle doit plaquer le voile sur son visage, et avec l’autre il lui faut ramener les chevaux dans le droit chemin. Du plus pur théâtre. Bien souvent la meule part en plein champ au lieu de passer sur le blé quand la conductrice turque n’est plus maitresse de ses chevaux. Autre scène bucolique : un jeune berger avec ses sept troupeaux qui paissent, deux à trois chiens fidèles maintenant la cohésion de l’ensemble. Au moyen d’une flûte de sa propre fabrication il joue des mélopées étranges. Au crépuscule, en particulier, quand aucune créature ne se trouve aux alentours, la vision ne manque pas de charme.
Maintenant, venons-en au troc. Que notre train s’arrête à proximité d’un village et aussitôt les habitants surgissent de toutes les directions, une partie par curiosité, l’autre pour faire des affaires avec nous. Avec du tabac, on peut tout avoir. Les femmes aiment autant fumer que les hommes. On peut échanger du fromage de chèvre, des œufs, des melons et des gâteaux de maïs contre du tabac. C’est un beau désordre coloré : les pâtres avec leur long bâton de berger, vêtus de leurs culottes courtes, une longue chemise blanche jusqu’aux genoux et, devant, une ceinture de cuir à laquelle pend une sacoche de cuir ; femmes et filles dans leurs costumes nationaux multicolores ; et le Turc, guindé et indolent, une cigarette au bec et la prochaine déjà en préparation, tout cela forme un sacré tableau ! Je tiens à ajouter que le voyage à travers la Serbie fut le plus intéressant. De surcroît, les paysages de la Serbie sont plus romantiques que ceux de la Bulgarie.
Revenons maintenant à la rampe de chemin de fer de Dobrić. Je viens juste de décharger mon matériel sanitaire quand je remarque que beaucoup d’hommes de notre batterie se groupent autour d’une maison proche de la gare. Je me dis que quelque chose de singulier doit s’y passer. La curiosité me pousse à y entrer à mon tour. Je vais brièvement raconter ce qui s’y passe. Autrefois Dobrić était une ville roumaine, mais majoritairement peuplée de Bulgares. C’était une ville frontalière fortifiée entre la Roumanie et la Bulgarie. Par sécurité, à cause de l’espionnage, les Roumains avaient enfermé cinquante civils bulgares dans la maison. Pour ainsi dire comme otages. C’étaient des hommes, des femmes et des enfants, tous mélangés ici. Lorsque les Roumains ont dû se retirer en hâte, ils ont exécuté les pauvres prisonniers de la manière la plus horrible, comme seul un homme à l’état animal (Tiermensch) peut le faire. Dans les pièces étroites tout le monde a été fusillé et passé au fil de la baïonnette23. Par bonheur nous ne voyons plus les cadavres. Les Bulgares ont déjà enterré leurs concitoyens. Seules, à cet endroit, les taches de sang sont encore visibles. Des cheveux, des poils et des vêtements collés ensemble par le sang adhérent encore aux murs et au sol. Même le revêtement devant la maison est éclaboussé de sang, probablement celui des malheureux qui voulaient fuir. Des mères innocentes avec leurs chers enfants au sein ont été réduites en masse grouillante de mouches. Une bête féroce n’aurait pas fait de pires ravages. Cela produit sur nous une impression inoubliable.
Nous installons notre première position de batterie ici, à Dobrić. Pas de combats. Nous menons une vie calme dans la ville. Les commerçants pratiquent dans les rues leur vénale activité. Nous achetons surtout des melons. Le melon est une plante acqueuse à peu près aussi grosse qu’une boule (de jeu de quilles). Elle a une grosse enveloppe, comme les concombres. Comme le concombre, le melon est doté plus qu’il n’en faut en pépins. C’est une plante sucrée et goûteuse, excellente pour apaiser la soif. Dans les Balkans le melon est presque indispensable en raison de la chaleur tropicale. La pièce coûte dix à vingt bani (un ban est un centime24). Ici, il est habituel pour la plupart des artisans d’exercer (leur métier) dans la rue. Cordonnier, tailleur, boulanger etc. travaillent à l’air libre. Les affaires marchent fort ! On boit peu de bière, surtout de l’eau de vie. La vie en ville ressemble à peu près à celle de nos jours de carnaval (Fastnachtstagen). On y voit des costumes de toute sorte. Bulgares, Turcs, Autrichiens, Tartares, prisonniers russes, roumains et serbes25. Nous restons à Dobrić trois ou quatre jours, puis nous continuons en Dobroudja26. La Dobroudja est un peu plus petite que l’Alsace-Lorraine. C’est une plaine aride, où pendant des heures on ne voit ni arbre ni cours d’eau. Une mer de céréales et de champs de mais. Le paysan roumain a plutôt la tâche facile dans ses travaux agricoles27. Il en laisse autant que possible le soin à Mère Nature. Le sol est très fertile.
La terre est noire. Le bétail est laissé à l’extérieur en liberté toute l’année. La masure des Roumains n’est pas construite pour y amasser des provisions en abondance. Une chambre et une cuisine suffisent pour qu’elle soit habitable ; avec cela une petite armoire et une étable. Les céréales sont battues à même le champ. La paille est réunie en gros tas. Chaque année une nouvelle couche de paille est ajoutée, ainsi, lorsque la récole est bonne, une partie seulement de la paille est utilisée. Les occasions de vendre (leurs produits) se présentent rarement (aux paysans) en raison du manque de voies de chemin de fer et de voies de circulation. On voit ainsi des meules de paille qui ont au minimum vingt ans et plus. En pratique, le paysan ne sème que ce dont il a besoin pour gagner sa vie et un supplément pour payer ses impôts. Les impôts ne sont pas calculés au plus juste. On trouve en ville une énorme quantité de fonctionnaires qui mènent la grande vie aux frais de la population rurale. Il y a, rien qu’à Bucarest, des centaines d’avocats qui vivent en seigneurs, presque uniquement sur le dos des paysans.
Rares sont dans le monde les endroits où l’on constate une si grande différence entre la population des villes et celle des campagnes. À la ville règne la « sur culture », à la campagne la « sous culture ». Chez les femmes cela saute tout particulièrement aux yeux. Les dames de la ville portent des vêtements chics à la dernière mode de Paris (Pariser Mode) et aux pieds des chaussures avec des talons d’environ quinze centimètres. Les femmes de la campagne, au contraire, sont enroulées dans des haillons et vont pieds nus. Les gens de la campagne sont, sans grandes phrases, « natures » (Naturen). La culture ne les a encore que peu touchés. Pour des raisons évidentes, on s’emploie soigneusement en haut lieu à ce qu’ils restent loin de la civilisation. À voir la manière dont sont construites leurs maisons, il est facile de se rend compte à quel point ils sont au bas de l’échelle sociale. Une cuisine et une chambre leurs suffisent pour tout. Dans la première pièce, celle qui sert de cuisine, tout rappelle des temps depuis longtemps révolus. Il n’existe pas de fourneaux en fer. Le feu est encore fait sous la cheminée comme autrefois chez nous. Dans la cheminée pend une chaine avec un crochet, où sont suspendus les pots dans lesquels est cuisinée la nourriture. Une seule casserole leur suffit. Une seule paire d’assiettes et de verres ; un grand nombre de cuillères et de fourchettes en bois constituent tout l’aménagement de la cuisine. La seconde pièce est utilisée comme pièce commune. Le mobilier d’intérieur, tel que nous le connaissons, est inconnu. Le long du mur un bat-flanc sert de couche. C’est ici que dort toute la famille, côte à côte, sur une natte de paille, couverte d’une couverture unique, de la taille du bat-flanc. On ne se déshabille pas complètement pour dormir. C’est pour cela que, leur vie durant, leur corps leur est presque étranger. Toutefois, pour ces gens, cela est absolument sans importance.
Quelques images pieuses aux murs, un rouet et tout un bric à brac, voici à peu près tous les éléments qui constituent ce que l’on peut appeler le mobilier de la maison. La pièce est chauffée en hiver par un feu de paille dans la cheminée. Dans la cheminée se trouve une avancée, laquelle se poursuit jusque dans la chambre, généralement construite en carré. Dans cet espace creux un feu est allumé depuis la cuisine jusqu’à ce que les murs d’argile soient chauds. La fumée est aspirée par la cheminée. Au moyen de ces murs d’argile chaude, la chambre se réchauffe. Pour les habitants, cela constitue un aménagement simple et économique. Les crottes de mouton séchées sont également très employées. Seuls des Balkaniques peuvent survivre à cette distillerie.
Dans chaque maison on trouve un four en argile. Les repas consistent en : pain de maïs, gâteau de maïs, purée de maïs28, mais rôtie, et tout ce qui se laisse cuisiner avec du maïs. On peut dire que la principale nourriture des habitants des Balkans est le maïs. Pour varier l’ordinaire, il y a aussi des tomates, des carottes, des concombres, mais toujours conservés dans du vinaigre et assaisonnés à l’excès au paprika. Les oignons et l’ail sont également beaucoup utilisés. Néanmoins les forts assaisonnements ont beaucoup de qualités. Ils sont responsables de l’esprit à fleur de peau de cette race humaine. Ici tout particulièrement, Mère Nature donne aux hommes spontanément, même s’ils sont faibles, des produits désinfectants efficaces. Au point de vue de l’hygiène, en revanche, rien malheureusement n’est fait pour combattre les maladies. Et ainsi, justement, la nature prend la forme d’ail, de poivre, etc. Le fort assaisonnement est un produit désinfectant léger notoire.
Nous avançons. Toujours sus à l’ennemi, comme on dit ! Notre formation comprend des Allemands, des Autrichiens, des Turcs et des Bulgares. L’uniforme d’un homme de la Landwehr ou du Landsturm bulgares nous est impossible à déterminer. Ils ne se distinguent que peu des Russes. Cela s’applique aux uniformes neufs. Les soldats bulgares les plus âgés ont des effets usagés, loqueteux, particulièrement aux pieds, où une bande de chiffon fait office de bandes molletières. Sur dix hommes il n’y en a pas deux vêtus de la même façon. Ceux des classes les plus jeunes sont mieux habillés. Cela nous fait toujours beaucoup rire quand nous voyons un soldat bulgare en bottes de marche. Ces dernières ont été distribuées telles quelles aux Bulgares. Parce que les Bulgares portent rarement des chaussures leurs pieds deviennent gros et lourds, de sorte que les bottes sont beaucoup trop étroites pour leurs pieds. Ils ont alors recours aux solutions les plus simples en les découpant pour qu’elles soient suffisamment larges. Ainsi chaque soldat Bulgare qui porte des bottes a une plaie de cuir béante sur celle-ci. Les Bulgares ont une constitution corporelle forte et osseuse. La couleur du visage est jaunâtre, comme chez les Russes. L’officier bulgare est une exceptionnelle et fière apparition.
Les soldats Turcs sont beaucoup plus intelligents. Des uniformes gris avec une belle coupe, des bandes molletières avec de solides brodequins. Le corps des Turcs est souple et mince. La couleur de peau s’approche du brun cuivré. La plus grande discipline règne chez les Turcs. Il existe des châtiments corporels. À la place des arrêts, ils ont vingt-cinq coups de bâton sur la plante des pieds. Le supérieur turc donne des ordres courts et précis ; le caporal n’hésite pas à gratifier ses hommes d’un direct dans le visage selon son humeur. Le soldat turc encaisse stoïquement les coups. Sa religion lui apprend à maîtriser son corps.
À chaque fois, nous ne restons que quelques jours dans une position. Ainsi, nous progressons lentement. Aux environs d’Engheni nous passons tout près de la captivité. Nous menons de durs combats près de Dopreisa. Là, seule l’infanterie allemande est utilisée. Le régiment a sûrement perdu presque mille hommes en trois jours. Notre batterie aussi a beaucoup de victimes à déplorer. Le chancelier allemand Bismarck avait déjà utilisé cette expression : « Tous les Balkans ne valent pas les os d’un grenadier poméranien. » Et à cause de la guerre actuelle, des milliers de soldats allemands reposent dans la terre froide des Balkans. Dopreisa est le poste avancé de la ville portuaire de Constantza : à la fin il n’est que faiblement défendu par l’ennemi, vraisemblablement dans le seul but de ménager la ville de Constantza.
Le 22 octobre 1916 nous poussons jusqu’à la ville de Constantza. Ici aussi les Russes nous rappellent leur fureur destructrice. Avant leur départ ils mettent le feu à deux réservoirs de pétrole. Le ciel tout entier est enveloppé d’un nuage malodorant de fumée noire. Une gigantesque colonne de flammes monte vers le ciel. L’incendie dure plus de quatorze jours29. Nous passons la nuit à Constantza. Le lendemain, nous poursuivons notre chemin. Au bout de plusieurs heures de marche nous recevons l’ordre de faire demi-tour car nous avons perdu le contact avec l’ennemi. Nous retournons à Constantza. Nous avons ainsi l’occasion de voir la ville de plus près. Constantza est la plus grande ville portuaire de Roumanie, avec d’agréables maisons précédées de jolis jardins. La ville est parcourue par de grandes et larges rues. C’est une superbe petite ville extrêmement bien située sur la mer Noire. La veille nous avons été sévèrement bombardés par un navire de guerre russe au moment où nous entrions dans la ville. Nous avons répliqué contre ce bateau et le troisième tir a été un coup au but. Visiblement très endommagé, il est parti à pleine vapeur au-delà de notre horizon.
Le 24 octobre 1916 une autre direction de marche nous est indiquée, qui nous fournit l’occasion de cheminer pour partie en territoire bulgare. Une marche de quatorze jours, à raison de trente-cinq à quarante kilomètres par jour, avec deux jours de repos. De cette grande marche à travers la Bulgarie il y aurait beaucoup à dire. Je n’en raconterai que quelques épisodes. Le pays ne nous a pas fait bonne impression au cours de la traversée. De manière générale, les relations avec les Bulgares sont difficiles car ils éprouvent vis-à-vis de nous une trop grande méfiance. Les peuples des Balkans se partagent mutuellement cette vertu. À plus forte raison à l’égard d’un étranger. La majorité d’entre eux n’a certes pourtant jamais vu un soldat allemand. Notre casque, en particulier, les impressionne fortement. Quelle image se font-ils de nous, à vrai dire ? Dans les villes on peut toutefois se comporter plus librement. Mais on peut aussi se faire rouler dans la farine lors de l’achat de marchandises. En général, nous devons tout payer plus cher que les gens du coin. C’est pour cela que nous sommes leurs alliés. Quand nous partons à la recherche d’un cantonnement, nous nous croyons souvent dans un théâtre. Les enfants commencent à pleurer et se cachent dans les jupes de leur mère, comme des petits poussins sous la poule. Les enfants sont en règle générale toujours timides quand un étranger entre dans une maison. Mais comme ici, je ne l’ai jamais vu auparavant. On doit vraiment les plaindre.
À peine dans sa chambre, on est observé en cachette. Même la nuit les hôtes sont aux aguets. Ici, le dicton se confirme une fois de plus : on ne peut faire confiance à celui qui ne vous fait pas confiance. Ici, dans les Balkans, le vol est une institution. Ce n’est pas sans raison que chaque fenêtre est protégée par des barres de fer destinées à empêcher les intrusions. Comme autre mesure de préservation : deux ou trois gros chiens. Il est presque impossible de sortir de nuit sans être armé. J’ai vu une horde de vingt ou trente chiens. Tout ce qu’une chienne met bas, même à peine viable, est gardé et élevé, y compris un cabot atonique. De temps en temps une maladie canine se charge de réduire le nombre excessif de ces bêtes. Dans les villages turcs c’est encore pire avec ces clébards. La religion interdit aux mahométans de tuer les chiens. À Constantinople des meutes de cent chiens ne sont pas rares. Ils se promènent sans maître dans la rue et se nourrissent d’ordures. Les poubelles sont inconnues et toutes les ordures sont jetées dans les rues. On économise de l’argent pour le ramassage des déchets !
En Dobroudja beaucoup de localités sont peuplées exclusivement de Turcs. Nous nous réjouissions à chaque fois que nous entendons de la bouche de ceux qui s’occupent de nos cantonnements que nous allons être hébergés par des Turcs30. Soit dit en passant, personne n’est tout à fait satisfait chez les Orientaux, bien que l’on ait un toit sur la tête. Pendant la journée une chaleur épouvantable et pendant la nuit un froid à peine supportable. Au matin tout est mouillé par la rosée. C’est pour nous un climat inhabituel, malsain. Si d’aventure on cherche un cantonnement dans une localité turque, on peut s’attendre (à assister) à un acte d’une pièce de théâtre. Dans les villages turcs il est de coutume que tous les habitants de la maison (s’abritent derrière) un mur d’argile aussi haut qu’un homme, consolidé par de petites branches. Cependant, l’entrée de la maison n’est pas facile à trouver. Plusieurs portes s’ouvrent dans ce mur, mais toutes sont fermées à clé de l’intérieur. On est content, lorsque l’on entend les aboiements d’un chien, d’être arrivé à la bonne porte, et on peut enfin entrer. Mais d’autres difficultés surgissent alors du fait des Turcs. Trois à quatre femmes turques voilées se mettent devant la porte pour empêcher quiconque d’entrer.
Le Turc est autorisé à pratiquer la polygamie, et chaque Turc peut avoir autant de femmes que sa fortune le lui permet. Comme sur commande, les femmes se mettent à faire un vacarme épouvantable et lèvent la main en criant : « Allah (Alla), Allah, Allah » (c’est ainsi qu’ils nomment leur Dieu). Leurs appels à Allah et leurs voix contre la porte ne peuvent rien contre notre poussée. Visiblement le Dieu chrétien est plus puissant que l’Allah mahométan, et la porte s’ouvre. Naturellement les dames voilées disparaissent sur le champ. Une fois que nous sommes à l’intérieur apparaît le souverain père de la maison, le Turc. Nous essayons de nous comprendre aussi bien que possible avec force mots et signes pour obtenir au moins une pièce avec un peu de paille (nous nous contentons de peu) et nous devenons (finalement) les meilleurs amis du monde. Après une telle scène les Turcs deviennent même très hospitaliers et nous fournissent désormais toujours de quoi manger. Presque toujours du pain frais de maïs, des cornichons au vinaigre, des tomates qu’ils nous présentent sur une petite table de vingt centimètres de haut. Nous sommes accroupis comme il est de coutume chez les Turcs, sur le sol autour de la table (on ne connait pas les chaises ici) ; nous y déposons la nourriture que nous avons apportée et nous la consommons en commun. J’ai toujours envie de rire en silence quand je me souviens de ces repas.
Lorsqu’il est assis par terre le Turc met ses jambes en croix. Comme nous ne voulons pas paraître ridicules nous essayons nous aussi de nous asseoir jambes croisées, mais horreur ! peu importe le balancement de nos pauvres jambes, elles ne veulent pas se placer comme il faut. Chez les uns les jambes sont trop longues, chez les autres trop courtes. Personne ne peut rester tranquille cinq minutes, alors qu’un Turc peut garder cette position des heures durant. Souvent nous nous moquons en la circonstance de notre camarade de Wiesbaden, un petit trapu rouge comme une écrevisse. Pendant que nous mangeons, une Turque non voilée se montre et prend une part active à notre divertissement, riant quand nous rions, qu’elle nous comprenne ou pas. Selon toute apparence leur stricte loi sur le visage voilé a trouvé son exception. La consommation d’alcool est également défendue aux mahométans. Pourtant, quand nous leur en apportons, ils ne le vident pas à terre. Seuls les hommes en prennent, les femmes jamais. La maladie permet des entorses à la loi sur l’alcool. En cas de maladie, le malade a le droit de prendre de l’alcool. Et je pense que pour le mahométan il n’est pas difficile de simuler la maladie pour assouvir une envie d’alcool. Je ne sais pas qui accorde cette autorisation de consommation d’alcool : le médecin, le dignitaire religieux, ou s’en donnent-ils eux mêmes l’autorisation ? Chaque loi est faite pour être contournée.
C’est quelque chose de pénible qu’une guerre de mouvement. Une fois en service ici, une fois là. Tentative d’encerclement, marches quotidiennes de quarante kilomètres. Nous sont (successivement) fixés comme buts de marche : Constantza, Megidia, Cernavodă, Istria, Esdraewania, Karareck, Kawanear, Rozgrod, Popowa, Polski-Tremeck, Kabili, Saisto. L’ennemi résiste mollement et cette marche rime donc avec « pieds en sang ». Nous avons déjà à peine la possibilité de nous laver le visage et les mains, alors il ne faut même pas penser aux soins des pieds. Le mot d’ordre est d’aller toujours au contact de l’ennemi. Mais celui qui n’est plus capable d’aller plus loin reste couché. Qu’arrivera-t-il à celui qui ne peut plus suivre ? Rien de bon en ces périodes d’excitation. Chacun donne ce qu’il peut. C’est une question de vie ou de mort. Saisto se trouve directement sur le Danube. Le franchissement du Danube doit avoir lieu à partir d’ici. L’attaque contre la Roumanie réussira avec deux armées.
Le Generalfeldmarschal Falkenhayn marchera avec son armée sur la Transylvanie (Siebenburgen)31. Le Generalfeldmarschal Mackensen32, auquel appartient notre bataillon d’artillerie à pied, attaquera depuis la frontière roumano bulgare et progressera à travers la Dobroudja. Le but des deux armées est Bucarest. Le Generalfeldmarschal Mackensen a intentionnellement choisi le secteur où le Danube est le plus large à traverser. Les préparatifs dureront environ dix jours. Des positions de batteries sont aménagées, les matériaux de construction sont acheminés jusqu’ici, et on concentre suffisamment de troupes pour l’attaque éclair. En vue de ce franchissement, le premier rôle est dévolu aux pionniers. Le 25 novembre 1916 à 5 heures du matin commencera l’attaque de notre côté. Les pièces tirent sans discontinuer, l’air tremble sous le tonnerre des canons. L’infanterie, baïonnette au canon, est prête à l’assaut. Nos pionniers commencent leur travail sous ce feu meurtrier. Des barges et des petits vapeurs sont mis à l’eau, à partir desquels est construit un pont pour les troupes d’infanterie. Le plan est bien pensé, car l’ennemi ne s’était pour ainsi dire pas préparé à une attaque à cet endroit (où le fleuve est si) large. La rive ennemie est occupée en force et ainsi se poursuit le franchissement.
Opération sans résistance de l’adversaire. Quelques soldats roumains sont tués dans cette affaire33. Avec (l’établissement de cette) passerelle toute la tension retombe chez nous. Au point de vue moral, nous avons tout de même éprouvé une sensation pareille à un cauchemar. On ne peut s’empêcher de penser que sa dernière heure a sonné. Quelle mort effroyable que d’être aspiré par les flots déchaînés du Danube ! Dieu soit loué, tout s’est bien passé pour nous ! Vingt-quatre heures après l’attaque notre bataillon emprunte à son tour le solide pont de bateaux construit pendant la journée par les pionniers. Un troisième pont d’urgence a même été construit. Nous nous lançons rapidement à la poursuite de l’ennemi pour l’empêcher d’implanter ses batteries. Pendant la traversée du pont j’ai compté neuf cents pas, une belle largeur. Lorsque nous arrivons sur l’autre rive, nous ne trouvons, à part les quelques tués roumains, aucune trace de l’ennemi. Pourtant, les incendies et les braises nous indiquent que nous avons également des Russes devant nous. Tout détruire, c’est la marque de fabrique des Russes. Des moulins avec de grands silos contenant des centaines de tonnes de céréales ont été incendiés. Les tas de céréales rougeoient encore. Ici il n’y a plus rien à sauver ; ailleurs, de grands stocks de fruits en partie brûlés, tous les autres fruits sentant la fumée. Un tel brasier, c’est à pleurer, et pourtant des millions de personnes affamées n’ont pas de pain à manger. La guerre est la destruction de toute vie. Seul celui qui y a participé, sait ce que signifie la guerre.
Après le franchissement du Danube, tout le monde croit que nous sommes en route pour la Bessarabie34 ; ce n’est qu’au bout de deux étapes que nous remarquons que nous ne marchons pas dans cette direction. Nous allons vers Bucarest, la capitale de la Roumanie (d’après un ordre secret). Notre batterie est affectée à la réserve de l’armée. Les nombreux troupes et véhicules n’appartiennent pas tous à l’armée de réserve. Aussi loin que porte le regard, nous voyons des soldats et des véhicules.
Dans une guerre de mouvement comme ici dans la sauvage région de Dobroudja, il n’est pas facile de trouver de la nourriture et moins encore de l’eau potable, c’est plus aisé sur le front qu’au sein d’une réserve d’armée. Quand nous arrivons dans un village, les puits sont déjà en grande partie vides depuis longtemps. On sait ce que cela veut dire par une telle horrible chaleur35 ! Surtout si l’on pense que la distance jusqu’au prochain village s’élève au mieux à trente kilomètres. En dehors de ces puits dans les localités il est inutile de songer à trouver de l’eau potable. Nous ne recevons que peu de café.
Nous nous estimons heureux le jour où nous entendons des tirs d’infanterie à peu de distance. Tout plutôt que d’être cantonnés dans cette déprimante réserve d’armée ! Plutôt une mort rapide que cette vie torturée ! En fait, tout nous est simplement indifférent… Et à la vue d’un mort, la remarque tombe cent fois : « Il est en paix, si seulement moi aussi je pouvais trouver le repos. » Mais, devant nous, notre infanterie engage le combat contre l’infanterie ennemie. Tout de suite notre batterie à pied reçoit l’ordre : « En avant, marche ! »(Nous poussons) le fourgon d’artillerie tiré par les chevaux vers la gauche, (nous calculons la) direction du tir, (nous évaluons) l’endroit à atteindre, la distance (et c’est un) feu rapide. Cette fois l’ennemi nous a surpris. Entre nous et la division voisine s’est créé un grand vide, ce qui a rapidement été mis à profit par l’ennemi, qui a manqué de peu d’encercler et de capturer la très valeureuse réserve d’armée. Pendant que nos deux divisons ont perdu le contact, nos troupes de première ligne ont eu l’ennemi dans leur dos. À l’issue de deux jours de combats rapprochés acharnés, à l’occasion desquels la cavalerie turque et bulgare a lancé en permanence des attaques, le sol est gorgé de sang et l’espace entre les divisions comblé.
D’après ce qu’on raconte plusieurs officiers de haut rang ont été limogés, ce qui ne leur rapportera pas de médailles, tout au plus le gibus36. Le Generalfeldmarchal Mackensen paraît en personne pour élaborer un nouveau plan de campagne. Il faut signaler que l’ennemi n’a aucune chance de remporter de victoire sur nos troupes (il lui manque l’artillerie nécessaire, particulièrement celle de gros calibre) et que les Roumains et leurs alliés russes, c’est un fait avéré, ont vaillamment combattu. Entre-temps, Bucarest est prise sans grands combats37. La formation à laquelle appartient notre bataillon à pied contourne alors Bucarest par le nord-est. Les Bulgares sont furieux et pleins de rancœur ! Les voilà empêchés de fondre sur la capitale de la Roumanie, où toutes (les richesses) sont encore accumulées, les maisons et les granges pleines de marchandises réquisitionnées. Ce sont en grande majorité des troupes allemandes et autrichiennes qui sont entrées dans Bucarest. Les Bulgares sont des maîtres en matière de pillage. À peine un village roumain est-il pris que le bétail est chassé devant eux par les Bulgares ; les objets ménagers, les outils agricoles et tout ce qui est transportable sont chargés sur des voitures volées et transporté on ne sait où. Probablement en Bulgarie. Pas une église n’est épargnée : aucun cierge ni tronc n’est laissé intact. Comme ils volent et pillent, ils violent femmes et enfants. Combien de fois portons-nous secours à ces pauvres parmi les pauvres, quand ils nous supplient, s’agrippent à nos mains, nous embrassent et nous implorent : « Germanski, Germanski ! », quand le danger représenté par de tels monstres se présente. Nous avons même souvent recours aux armes pour protéger ces pauvres créatures de ces monstres.
Et ces êtres immoraux sont les alliés des Allemands ! On nous sert toujours la même excuse : les Roumains font de même. Ce sont vraiment des Balkaniques ! Je proteste souvent auprès de mes supérieurs au sujet du comportement des soldats bulgares. On m’explique que ce sont des choses qui ne nous concernent pas, nous Allemands. Il nous est donc impossible de porter remède à la situation. Tous ceux qui ont été soldat savent que cela consiste à toujours fermer sa gueule. Nous, Allemands, sommes perpétuellement en minorité dans cette division bulgare. Bulgares et Turcs constituent l’essentiel de l’effectif. Notre bataillon à pied n’est prêté qu’en renfort. Dans tout ce qu’ils font les Bulgares se vengent en fait de nous, Allemands, qui ne leur avons pas donné le droit de mettre Bucarest à sac.
Par exemple, si les Bulgares entrent avant nous dans un village, il est certain que nous ne trouverons plus ensuite aucun logement disponible. S’ils ne peuvent pas occuper toute la place dans une pièce avec leurs hommes, alors ils y mettent leurs chevaux. Nos officiers ne s’intéressent pas beaucoup à nous ! Nous leur importons peu pourvu qu’eux, ils aient leurs aises. Nous pouvons aussi bien camper dehors par temps de pluie. En ce qui concerne le ravitaillement que nous touchons, nous nous serrons chaque jour davantage la ceinture ; en plus (il faut supporter) cette mauvaise eau salée dans tous les environs du Siret38. Café à l’eau salée, thé à l’eau salée ; l’ambiance est tout autre que celle rapportée par les journaux en Allemagne : bon moral chez nos soldats du front !!! Pour la Noël de 1916 nous sommes arrivés dans une localité plus importante, Ciresi. Voici la lettre que j’ai écrite aux miens au cours de la Nuit Sainte :
« Bien chers tous (Meine Lieben !),
Aujourd’hui c’est Noël, ni sapin ni lumières qui scintillent. Loin du cher pays natal (Heimat) ni cadeau d’une main aimée, ni même une petite lettre de votre part, mes chers. Et en plus je suis éloigné de trois fois mille kilomètres de la maison. »
Alors aujourd’hui je pense au bon vieux temps, je suis triste, en même temps qu’une certaine rancœur monte en moi, dirigée contre notre ancien chef de batterie. Ce grand personnage n’a pas jugé nécessaire, pour la Nuit Sainte [de l’année précédente, 1915], de rester à sa batterie. En tant que chef de batterie il aurait dû porter davantage d’attention à ses hommes. Mais non, un égoïste qui ne connaissait que sa propre personne ! Un gros lard d’un quintal ! Et ce fabriquant de graisse de voitures dans le civil est parti en permission à la maison pour la Sainte Nuit. Avec une charrette réquisitionnée (certains disent volée), il est passé à côté de la position de notre batterie et nous a quittés sans un aurevoir et sans un mot, bien emmitouflé au milieu de ses caisses et de ses coffres, certainement pas vides (alors qu’à son arrivée dans la batterie en France tout son avoir tenait dans le creux d’une main). Nous l’avons entendu, lorsqu’il est arrivé à notre hauteur, interpeller l’officier payeur d’une voix de stentor : « Monsieur le payeur, Monsieur le payeur, ma solde, ma solde ! Puis je emporter l’argent avec moi ?! » Visiblement Monsieur le payeur n’avait plus trop d’argent car le maître tout-puissant de la batterie est parti en lui lançant un regard furieux, avec ses médailles sur sa large poitrine, vers une vie plus agréable.
« Feu ! » L’ordre vient d’arriver. Et les obus et schrapnels s’envolent en direction du camp ennemi, où ils apportent mort et destruction. On nous qualifie de bonne batterie, celle à laquelle le chef de batterie doit ses distinctions, lui qui se laisse admirer comme un héros chez lui.
Ici, à Ciresi, se déroulent d’importants combats jusqu’au 28 décembre 1916. Une fois brisée la résistance de l’ennemi, nous nous installons de nouveau à Maisethur. L’ennemi se retire jusqu’au fleuve Siret. Le 6 janvier 1917 nous atteignons un gros village du nom de Măxineni39, terme de notre marche en avant. Le froid est vif, - 24°. Aussitôt commencent les préparatifs pour l’hivernage. Nous remercions tous le Ciel. Cette guerre de mouvement a duré quatre mois complets, la plupart du temps passés en pleine campagne, avec une tente pour chambre à coucher. Plus d’une fois nous avons étés surpris dans notre sommeil par la pluie et par le vent. En raison d’une bien trop grande fatigue, nous ne prenions pas (toujours) nos précautions, et le matin nous couchions dans la boue, ou bien le vent arrachait la tente et nous devions la remonter sous la pluie dans l’obscurité. Très grave également fut le fléau des poux. Notre corps n’était plus qu’une plaie, tant il était rongé par les poux, des poux particulièrement voraces. Nous ne pouvions rien faire contre eux que de nous gratter. À force de démangeaisons, je me suis un jour frotté le mollet avec du papier de verre (c’était insupportable), jusqu’à tant que le sang me coule le long des jambes. Mais où et comment aurions-nous pu nous laver ?! Partout où nous allions (nous suivaient) des parasites. Vraiment, nous avons passé un joyeux moment pendant la guerre de mouvement !
(Maintenant40) nous pouvons nous tenir relativement propres. Et après toutes ces fatigues, nous nous sentons de nouveau des êtres humains. Măxineni grouille de troupes. Les civils relégués à l’arrière doivent s’entasser à huit ou dix personnes dans une pièce exigüe. Les animaux de ces pauvres gens, vaches, chevaux, moutons, poules, etc., sont obligés de rester dehors jour et nuit, jusqu’à ce qu’ils soient réquisitionnés (c’est-à-dire volés). Les pauvres gens ne reçoivent plus aucune nourriture pour leurs misérables troupeaux. Le matin on voit les pauvres petits poneys avec des jambes toutes minces et de la glace sur le dos qui reniflent un peu partout et de leurs petits pieds sortent des touffes d’herbe de la neige. L’hiver de 1916-1917 est neigeux, froid, comme il n’y en a plus eu depuis vingt ans, ainsi que les habitants nous l’ont assuré. Ils croient même que nous, (l’ennemi), l’avons apporté. Certains expriment l’idée que l’hiver est un châtiment de Dieu. Mais nous en souffrons tous. À la guerre personne n’est épargné, dit la chanson. Sauf les vainqueurs de la guerre et tous ceux qui ont intérêt à la faire durer si longtemps.
Le 21 février 1917 une demi-section de notre batterie, dont je fais partie, va à Piscul, à environ trois kilomètres de la ville portuaire de Brăila41. Comme presque toutes les localités des Balkans, Piscul est un gros village tout en longueur, avec trois églises. Dans pratiquement tous les bourgs on trouve plusieurs églises. Les habitants des Balkans sont profondément orthodoxes (cela ne les empêche pourtant pas de voler). Leur religion ne se différencie pas beaucoup de la religion catholique. Les orthodoxes ne reconnaissent pas le Pape de Rome comme leur chef. Le seigneur de leur pays est aussi prince de l’Église42. Les orthodoxes honorent leurs saints, ont leurs sacrements, leurs quêtes, leurs confessions, comme les catholiques. Ils n’ont pas de chaire. Celui qui va se confesser s’avance vers l’autel les bras en croix et la tête baissée, devant le prêtre, et lui raconte sa peine, ou ce qu’il à cacher. La croix du Sauveur a cette forme43. Ils font rapidement trois signes de croix.
À Piscul la situation est aussi mauvaise sinon pire que partout ailleurs. Comme le bois de chauffage n’a pas été livré, des maisons sont détruites et tout ce qui y est en bois brûlé. On ne peut tout de même pas se laisser mourir de froid ! Nous sommes bouleversés de voir errer des civils affamés, à moitié nus. Pour couvrir mes besoins en médicaments, je vais dans la ville déjà mentionnée de Brăila. Ici, à la ville, la misère est pire encore qu’à la campagne. Et par conséquent il y règne une insécurité indescriptible. Brăila est très bien située et possède de magnifiques bâtiments. Mais, en ces durs temps de guerre, qui comprend encore l’art et la beauté ou lui porte encore de l’intérêt ? Une chose qui sort de l’ordinaire c’est le spectacle d’un marché oriental. Tout est posé sur le sol. Ne sont pas seulement proposés à la vente des produits alimentaires comme de la volaille vivante, mais aussi des (illisible). Les produits à base de maïs sont les plus nombreux. Et tous ces costumes bizarres pour nous. Si nous n’étions pas ici, mais à la maison, nous dirions que c’est mardi gras.
Pour finir, un petit chapitre sur les juifs. Pour ma part je n’ai jamais considérés les juifs comme des imbéciles. Le but unique du juif est le commerce. Pour faire des affaires, il ne demande pas si on est un ami ou un ennemi. Cela se vérifie aussi ici, s’il peut rouler ses concitoyens, alors il s’estime satisfait. Le juif n’a pas de nation, que veut dire le mot « patrie » pour lui ?! On pourrait croire que les juifs connaissent toutes les langues. Je suis très étonné d’être accosté en allemand par un Hébreu ici, à Brăila : « Vendez vous du tabac, du pain, des bottes, des chaussures ou avez vous autre chose à vendre ? » Pour ces articles (les juifs) n’hésitent pas à aborder les soldats. Naturellement ils n’offrent que peu d’argent en échange. Ils transforment les bottes militaires en chaussures civiles et les revendent avec un gros bénéfice. Dans les Balkans peu de juifs sont tombés sur le front. Quand on leur demande leur nationalité, ils répondent toujours qu’ils sont étrangers et ainsi ils vivent vieux. Lorsqu’on leur parle de patriotisme, ils n’ont qu’un petit sourire. À vrai dire, ce sont eux qui ont raison.
Le 15 mars 1917, je suis conduit à l’hôpital militaire de Brăila pour une néphrite. De là, avec d’autres patients, nous sommes mis sur des brancards et emmenés par véhicule sanitaire au lazaret de Buzău, une grande localité roumaine qui a été transformée en ville hôpital et où sont accueillis des milliers de soldats malades. Pendant que je suis hospitalisé, une épidémie de typhus en taches44 éclate dans un hôpital voisin. En quelques jours il meurt de cette épidémie jusqu’à mille malades, principalement des prisonniers russes. Le médecin-chef et beaucoup de (membres du) personnel sanitaire succombent du fait de cette épidémie. Toutes les mesures préventives sont prises pour éradiquer, avec succès, cette terrible et contagieuse maladie. L’administration sanitaire se donne beaucoup de peine pour éviter une réapparition du mal. C’est en raison de la malpropreté, particulièrement celle des civils, que le typhus en taches peut se déclarer.
Des colonnes entières de civils, pour la plupart tziganes, sont conduites à la désinfection par ici sous surveillance militaire, et même tout un village avec un roi des Tziganes. Finalement, le 10 juin 1917, vient le jour de la délivrance. Il faut faire de la place dans les hôpitaux pour de nouveaux malades qui doivent arriver. Tous ceux qui sont transportables seront évacués sur l’Allemagne. Nous, malades des reins, dormons dans une salle séparée. En général, jusqu’à trente hommes. Nous devons continuellement rester couchés. Le matin, au réveil, la première chose que nous faisons c’est d’aller voir les camarades. Presque toujours il y a un camarade mort dans son lit. Quand je repense à cette journée du 10 juin, les larmes me montent aux yeux. Tous se prétendent transportables quand ils entendent qu’il s’agit de rentrer en Allemagne. Jusqu’au mourant, tous les camarades se font implorants : « Emmenez-moi ! » Saisi par l’émotion, je ne décris que de façon très brève ce départ. « Emmenez-moi ! » Nous les consolons : « Oui, avec le prochain transport ! » Le prochain transport : c’est pour la terre froide des Balkans. Honneur à leur mémoire ! Qu’ils reposent en paix.
Pour moi, en route pour le pays natal ! Heureux celui qui a la chance de revoir son pays, dit la chanson. Le 11 juin 1917 nous sommes dans le train-hôpital. Direction l’Allemagne ! Comment le train-hôpital est-il équipé ? Voici à quoi il ressemble : de bons lits, un approvisionnement régulier. Il y a une salle d’opérations, une cuisine, une salle à manger ; des wagons de réserve sont attachés (au convoi). Comme personnel : médecin, infirmières de la Croix-Rouge, gardes-malades. La vérité m’oblige à dire que nous sommes bien soignés pendant le voyage. Le médecin fait plusieurs visites par jour au malade. Après un certain temps, cependant, un des gardes-malades bien zélés montre des signes de relâchement. Faire de bonnes affaires est sa seconde nature.
Nous nous rendons compte que le même personnel occupe le train depuis longtemps. Au bout d’un moment notre cher garde-malade X a découvert qu’il y avait un moyen de se faire des à cotés au cours d’un si long voyage. Son supérieur, le Dr. X B., doit probablement être mouillé lui aussi. Notre garde-malade se déplace très librement. Son commerce n’est certes pas un crime. Sa combine repose sur la base suivante : dans les plus grandes villes le train hôpital s’arrête plus longtemps (que dans les autres). Et en un clin d’œil notre meilleur garde-malade disparaît dans la gare. Il revient chargé de paquets, qu’il compte écouler dans la prochaine grande ville, et ainsi se perpétue jusqu’en Allemagne un marché de vente et de troc, dont il apporte le produit final jusqu’au client. L’article le plus prisé en Allemagne est le tabac turc. Une fois, nous avons ri de bon cœur quand, lors d’une halte dans une gare en cours de route, il est arrivé en roulant devant lui un tonneau de cinquante ou soixante litres d’eau de vie, qu’il a hissé jusque dans son compartiment. Ce renard rusé a même essayé de nous posséder : dans les Balkans nous avions des lei (un leu correspond à quatre-vingts pfennigs). Alors il nous a proposé d’échanger les lei au cours de 0, 70 pfennigs. Il nous a expliqué qu’en Allemagne le leu avait un cours plus bas, ce qui s’est plus tard révélé faux. Le maître-payeur nous à plus tard changé l’argent au vrai cours. Plus d’un trouillard a dû être victime de cet escroc. Ce type a tout simplement fait d’énormes affaires. C’est l’un de ceux qui a dû trouver que la guerre n’a pas duré assez longtemps.
Arrivés en Allemagne après un long voyage, nous sommes déchargés à Schwabisch Gmünd, dans le Wurtemberg, et répartis entre les hôpitaux du coin. Nous sommes le 17 juin 1917. Dix jours plus tard je suis envoyé, jusqu’à ma guérison complète, dans l’agréable ville de Sankt-Wendel [Sarre, à une soixantaine de kilomètres seulement de Sarreguemines], ou je peux remercier saint Wendelinus45 d’avoir pu sortir de l’enfer des Balkans. Après ma guérison je suis versé à l’Ersatz-Bataillon de Thionville (Diedenhofen). Le 1er mars 1918 je suis libéré comme apte au travail (Arbeitsverwendungfähig)46 pour Sarreguemines. Pour moi la Grande Guerre comme combattant (Frontsoldat) est terminée.