Retour sur l’Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e Napoleonica

p. 125-130

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Cet ouvrage est né d’un constat, analogue à celui que François Furet et Michel Vovelle formulaient dans la préface de l’Atlas de la Révolution française : il manquait à la Révolution un atlas. Ils se félicitaient que l’ambitieuse publication qui avait débuté deux ans plus tôt vînt combler un vide éditorial.

Près d’un quart de siècle après, le même constat s’imposait pour le Ventennio francese en Italie : la bibliographie qui y est consacrée est immense, riche, en continuel renouvellement, mais on y cherchera en vain un atlas historique.

C’est cette lacune que l’École française de Rome a voulu combler en lançant ce chantier éditorial en 2008, grâce à la légitimité qu’elle avait acquise dans ce domaine de recherche et à la position qui est la sienne dans le monde académique italien, en jouant un rôle fédérateur entraînant dans son sillage d’autres institutions : le département d’histoire de l’Université de Roma Tre, la Fondation Primoli et la Société italienne de géographie et plus d’une vingtaine de collaborateurs, historiens et cartographes.

Réaliser un atlas, ce n’est pas écrire un livre d’histoire de plus, mais faire un livre différent qui appartient à un genre doté de remarquables propriétés heuristiques. À la dispersion des travaux scientifiques, l’atlas oppose un effort de synthèse et de vulgarisation ; contre les lacunes qui ne manquent pas d’exister, il requiert des dépouillements ad hoc ; de phénomènes qui ne sont connus que par le récit historique, il donne une transposition graphique et cartographique qui contribue à en modifier et à en enrichir la compréhension ; aux manques que la narration peut habillement dissimuler, il oppose une représentation qui spatialise avec précision l’état des connaissances ; à des phénomènes documentés à différentes échelles, il donne une forme visible ; au nécessaire inventaire des données, il ajoute toujours une interprétation car cartographier c’est opérer des choix dans l’opération de lisibilité du monde.

De telles qualités n’ont pas échappé aux historiens de la Révolution et de l’Empire. Il a déjà été fait mention de l’Atlas de la Révolution française. Ce monument demeure la référence obligée et le modèle auquel toute nouvelle entreprise doit se confronter. Le présent atlas fait siens quelques uns de ses principes directeurs : traiter de questions thématiques – regroupées là en 11 fascicules séparés, ici en 10 sections dans un seul volume ; couvrir un arc chronologique qui déborde la conjoncture révolutionnaire et impériale stricto sensu ; associer images graphiques et commentaires qui ne sont pas de simples légendes, en faisant une large place à la bibliographie, aux sources et aux fonds cartographiques utilisés ; s’efforcer, enfin, d’offrir, pour reprendre les mots de Serge Bonin, co-directeur de l’Atlas avec Claude Langlois, « un bilan en marche, un instrument de recherche, une ouverture sur de nouveaux chantiers2 ». Cette aventure n’est pas transposable pour au moins trois raisons : elle mobilisa, pendant presque deux décennies, des bataillons d’historiens et de cartographes ; elle pouvait puiser dans de très nombreuses thèses régionales et elle avait à disposition des données d’une grande homogénéité, avant même 1789, qui étaient susceptible de rendre compte de beaucoup de phénomènes à l’échelle nationale. En ce sens, l’Atlas est un unicum.

Mais l’intérêt pour une approche géographique de l’histoire de la Révolution n’a depuis jamais cessé : en 1993, Michel Vovelle s’employait à montrer comment la découverte de la politique avait redessiné l’espace français3.

Il n’est pas trop fort de parler aujourd’hui d’une véritable saison éditoriale qui a mis l’atlas au goût du jour en s’appuyant sur une très ancienne tradition de collaboration de la géographie et de l’histoire qui remonte à Vidal de la Blache et en touchant, au-delà du cercle des spécialistes, un public étudiant et cultivé. Les Éditions Autrement sont pour beaucoup dans cette floraison grâce au lancement de différentes collections d’atlas urbains, géopolitiques et historiques parmi lesquels figurent des volumes consacrés à l’histoire de la France4 qui proposent une « géographie rétrospective » et, plus spécifiquement, deux atlas dédiés à la Révolution5 et à l’Empire6 qui épousent l’historiographie la plus récente en étudiant ces épisodes à une échelle atlantique et européenne.

En prenant pour objet d’étude la seule péninsule italienne, le présent atlas ne s’inscrit pas à contre-courant de ces entreprises, d’abord parce qu’il est soucieux de sortir d’une stricte perspective nationale en s’intéressant à la circulation des hommes et des idées, à l’étroite articulation entre les projets politiques des Républiques sœurs et les choix du Directoire, aux dispositifs institutionnels et juridiques communs à l’Europe française, ensuite parce qu’il part du présupposé que le cadre national permet de poser d’importantes questions qui regardent l’histoire de la modernité italienne et européenne : l’unité formée par le Triennio républicain et l’époque napoléonienne, l’articulation avec l’âge des Lumières et des réformes, la place du Ventennio dans les origines du Risorgimento.

Le précédent de l’Atlas de la Révolution et la vogue actuelle en faveur des atlas historiques introduisent une évidente dissymétrie entre la production éditoriale française et italienne du fait du plus étroit voisinage de l’histoire en Italie avec la philosophie qu’avec la géographie au point d’E. Grendi a pu parler « d’analphabétisme visuel ». Cette moindre attention des historiens italiens à l’espace est, en réalité, démentie par plusieurs entreprises éditoriales : l’Atlante storico italiano7, lancé au milieu des années 1960 et inabouti, qui fit le choix d’une approche administrative et institutionnelle très vite limitée à l’époque moderne et qui se fondait sur l’ambition d’une cartographie définitive, intégrale, sans marges d’erreur ; l’Atlante de la Storia d’Italia d’Einaudi8 (1976) ; les Mappe della storia9 (2002), sous la direction de G. Giarrizzo et E. Iachello, qui proposaient une cartographie thématique des ressources et des infrastructures du Royaume de Naples à l’époque moderne ; ou encore l’Atlante della letteratura italiana en trois volumes (2010-2012) et l’Atlante culturale del Risorgimento (2011) qui s’apparente davantage à un dictionnaire raisonné des idéaux politiques qui ont animé trois générations d’acteurs du Risorgimento, et est à rapprocher dans sa structure de l’Italia napoleonica : Dizionario critico, publié sous la direction Luigi Mascilli Migliorini la même année10.

Si la production d’atlas historiques a été limitée en Italie à la différence de la France, mais aussi de l’Allemagne et du monde anglo-saxon11, le laboratoire de l’Atlante storico et l’intérêt pour les catégories et les pratiques spatiales ont créé un environnement propice à une vivace réflexion sur le caractère historique de la territorialité12 et les apports de la cartographie à la méthode historique dont témoignent plusieurs numéros monographiques de revues (Ricerche storiche, 1, 2011 ; Società & storia, 4, 2008). Cette réflexion a aussi été puissamment stimulée par les évolutions techniques (SIG) qui ont modifié les bases épistémologiques du travail cartographique, transformant la carte en un instrument de travail passible d’améliorations e non un produit définitif. C’est à partir de cet arrière-plan éditorial et de ce cadre épistémologique que cette entreprise s’est donc définie.

Elle repose sur des choix ouvertement assumés. D’abord, celui de rendre compte, dans la mesure du possible, des phénomènes historiques à l’échelle péninsulaire. Cet objectif n’est pas toujours atteint à la fois parce qu’on ne dispose pas de données homogènes à cause de la fragmentation de l’Italie et parce que l’état de l’historiographie reflète d’importantes disparités régionales. A cependant été réalisée, pour la première fois, une carte géo-référencée des départements de l’Italie en 1811, départements qui bouleversèrent l’organisation et le contrôle du territoire. Si le cadre péninsulaire a été un horizon, c’est bien la variation des échelles de représentation qui a permis de rendre compte de la complexité des phénomènes. Cet Atlas opère aussi des choix interprétatifs en tant qu’il voit dans la période une césure profonde qui ouvre la voie à une société plus ouverte et sécularisée et au Risorgimento. Cette lecture, aujourd’hui admise par les historiens, s’est heurtée à celle libérale et progressiste de l’histoire italienne qui soit a insisté sur l’importance des Lumières et des réformes du xviiie siècle dans le processus de modernisation de la péninsule, soit a placé, à l’image de Benedetto Croce, l’émergence du Risorgimento plus en aval, dans les années 1830, pour en faire un mouvement de renaissance national affranchi de toute influence étrangère. Ce courant a des prolongements dans une historiographie contemporaine prompte à décrire l’Italie française comme un espace sans autonomie où auraient été importés des modèles extérieurs. À l’opposé, une interprétation nationaliste a vu dans la résistance à la présence française la matrice de l’identité italienne, et sa version conservatrice contemporaine est encline, dans un renversement de perspective, à y déceler l’origine d’un mouvement de défense des traditions locales.

L’Atlante s’efforce, par le truchement des cartes et des graphes, de répondre à trois grandes questions : quel est le degré de rupture avec l’Ancien Régime ? Le Ventennio est-il doté d’une unité ? En quoi contribue-t-elle à l’uniformisation de la péninsule italienne ?

Il est indéniable que la période est trop brève pour que se produisent des transformations en profondeur dans des domaines qui n’obéissent pas à la même temporalité, qu’il s’agisse de la démographie, des mentalités religieuses, de l’alphabétisation. Force est également de constater que l’épisode républicain et napoléonien ne fait qu’accélérer des dynamiques amorcées au cours de la seconde moitié du xviiie siècle et aussi différentes que les réformes ecclésiastiques, la paupérisation des campagnes et des classes populaires urbaines, le développement de pratiques culturelles comme le théâtre.

La rupture n’en est pas moins radicale et durable si l’on en juge par la fin portée aux privilèges et à la féodalité qui substitue à une société d’ordre une société censitaire ; par l’introduction du Code civil dans l’Empire, puis dans les Royaumes d’Italie et de Naples, qui fonde une société d’égaux face à la loi et impose un régime juridique unique qui contraste avec la diversité juridictionnelle des États d’Ancien Régime ; enfin, par la réduction du poids de l’Église, atteinte dans ses effectifs, ses structures, ses biens et ses fonctions.

L’unité de la période ne s’impose pas avec évidence. L’historiographie a, d’ailleurs, longtemps décliné une périodisation qui opposait l’expérience républicaine des années 1796-99 et le régime autoritaire mis en place après 1800. Penser l’unité de cette séquence historique, c’est d’abord prêter attention à la chronologie pour tenir compte de la durée variable de la la guerre et de la présence française et du retour entre le Triennio et Napoléon des anciens souverains, c’est ensuite cesser d’opposer un moment de liberté et un régime autoritaire grâce à une double réévaluation : celle de la politique du Directoire et du lien entre le bonapartisme et la révolution. Ainsi la République cisalpine apparaît-elle comme un laboratoire où est élaboré un nouveau cadre constitutionnel, social et militaire, destiné à être étendu au reste de la péninsule et qui perdure avec la République italienne et le Royaume d’Italie.

La dernière question est celle du processus d’uniformisation de l’Italie durant la période, uniformisation qui ne signifie pas homogénéisation et encore moins unification. Ce processus a été freiné par la persistance d’importantes disparités régionales inscrites dans les structures (Nord/Sud, plaines/montagnes) et produites par la conjoncture (durée de la présence française, rattachement à la France).

Il n’en demeure pas moins puissant et trouve son expression la plus profonde et la plus durable sur le plan territorial par la réduction à l’époque napoléonienne de l’Italie à trois entités étatiques d’égale importance, par l’imposition d’un même régime juridique et d’un même modèle de gouvernement après des siècles de particularismes locaux, par la création, enfin, d’un nouveau cadre administratif – le département – qu’il faut interpréter non seulement dans une logique de rationalisation de l’espace mais aussi dans un sens politique car il a permis l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, gage de stabilité du régime. Cette nouvelle classe dessine les contours d’une notabilité fondée sur la richesse et les compétences en mesure d’agréger les anciennes élites nobiliaires et les hommes nouveaux de l’administration et des affaires. Elle est le fruit de la disparition de la société d’ordre et de la mise en place de dispositifs institutionnels qui ont accru la position sociale et politique des serviteurs de l’état : administrateurs, ingénieurs, savants. Ce processus d’uniformisation des élites et de recomposition sociale est à l’œuvre partout, selon des degrés divers.

Le système urbain, qui obéit en temps ordinaires à un rythme lent, est lui aussi remodelé à l’échelle locale et nationale dans le sens d’une plus grande uniformité. Le déclin des anciennes capitales laisse apparaître un système plus hiérarchique, dominé par les capitales des trois États où Milan, en plein essor, joue un rôle de premier plan, et organisé autour d’une échelle intermédiaire, le chef-lieu, dans le cadre de la départementalisation. Ce nouveau dispositif conduit à une accentuation des différences entre grands et petits centres, malgré la vivacité de la résistance de l’échelle communale.

Le processus d’uniformisation prend, enfin, appui sur la force transformatrice de l’administration, des pratiques politiques, de l’obligation de la conscription qui a certes provoqué une violente résistance, mais fut aussi le ferment d’une expérience commune qui a nourri la mémoire de la première génération du Risorgimento.

À l’issue du Ventennio francese qui a imposé trois Italie et en dépit de la force des États régionaux, fussent-ils redessinés, émerge une Italie. Pas une Italie qui serait une expression géographique, mais bien une Italie qui serait un espace géographique en voie d’uniformisation territoriale et fédéré par une communauté d’expériences.

Notes

1 Maria Pia Donato, David Armando, Massimo Cattaneo, Jean-François Chauvard (dirs.), Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e napoleonica, Rome, École française de Rome, 2013 (CEFR 477), 440 p. Return to text

2 Serge Bonin, « L’Atlas de la Révolution française », Cahiers du Centre de recherches historiques, 3, 1989, http://ccrh.revues.org/2925. Return to text

3 Michel Vovelle, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1993. Return to text

4 Jean Boutier, Olivier Guyotjeannin et Gilles Pécout, Grand atlas de l'histoire de France, Paris, Autrement, 2011. Return to text

5 Pierre-Yves Beaurepaire et Silvia Marzagalli, Atlas de la Révolution française. Circulation des hommes et des idées, 1770-1804, Paris, Autrement, 2010. Return to text

6 Jean-Luc Chappey et Bernard Gainot, Atlas de l’Empire napoléonien 1799-1815. Ambitions et limites d’une nouvelle civilisation européenne, Paris, Autrement, 2008. Return to text

7 Angelo Massafra et Elena Fasano Guarini, « L’Atlante storico che non si fece, ma… », dans E. Iachello et B. Salvemini, 1998 (dir.), Per un atlante storico del Mezzogiorno e della Sicilia in età moderna. Omaggio a Bernard Lepetit, Naples, Liguori, 1998, p. 123-139 ; Angelo Massafra, « Il «laboratorio» dell’ Atlante storico italiano: un bilancio ancora aperto », dans C. Ossola, M. Verga et M. A. Visceglia (dir.), Religione cultura e politica nell’Europa dell’età moderna. Studi offerti a Mario Rosa dagli amici, Florence, L. Olschki, 2003, p. 41-73. Return to text

8 Lucio Gambi et Giulio Bollati (dir.), Storia d’Italia, VI, Atlante, Turin, Einaudi, 1976. Return to text

9 Giuseppe Giarrizzo et Enrico Iachello (dir.), Le mappe della storia. Proposte per una cartografia del Mezzogiorno e della Sicilia in età moderna, Milan, Franco Angeli, 2002. Return to text

10 Sergio Luzzatto et Gabriele Pedullà (dir.), Atlante delle letteratura italiana, 3 vol., Turin, Einaudi, 2010-2012 ; Alberto Mario Banti, Antonio Chiavistelli, Luca Mannori et Marco Meriggi (dir.), Atlante culturale del Risorgimento, Bari-Rome, Laterza, 2011 ; Luigi Mascilli et Migliorini (dir.), Italia napoleonica Dizionario critico, Turin, UTET Libreria, 2011. Return to text

11 Walter Goffart, Historical Atlases. The First Three Hundred Years, 1570-1870, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 2003. Return to text

12 Biagio Salvemini et Annastella Carrino, « Il territorio flessibile. Flussi mercantili e spazi meridionali nel Settecento e nel primo Ottocento », dans G. Giarrizzo et E. Iachello, op. cit., 2002, p. 99‑122 ; Angelo Torre, « Un “tournant spatial” en histoire? », Annales H.S.S., LXIII, 5, 2008, p. 1127-1144. Return to text

References

Bibliographical reference

Jean-François Chauvard, « Retour sur l’Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e Napoleonica », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 4 | 2014, 125-130.

Electronic reference

Jean-François Chauvard, « Retour sur l’Atlante storico dell’Italia rivoluzionaria e Napoleonica », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 4 | 2014, Online since 22 septembre 2023, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=407

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Jean-François Chauvard

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