Ce premier numéro de la revue Source(s) renvoie à un thème qui a toujours été au cœur des préoccupations de l’équipe ARCHE à Strasbourg, celui des mobilités, échanges et transferts, qu’ils touchent au domaine de l’histoire culturelle, de l’histoire intellectuelle ou de l’histoire économique. C’est à l’initiative de Jean-François Chauvard, entre autres, qu’il avait émergé, au début des années 2000, dans le programme de travail de notre groupe de recherche. La perspective était alors à la fois démographique (les réseaux migratoires, les relations familiales)1 et intellectuelle (les « républiques des lettres », ou leurs prémisses à l’époque de la Renaissance). Les publications de l’équipe se sont diversifiées ensuite en restant fidèles à ce programme de travail, et le texte de Jean-Pascal Gay qu’on lira infra est d’ailleurs directement issu de l’une des journées d’études organisées à Strasbourg, au cours de ces années 2000, autour de la notion de transferts culturels. Celui que Damien Coulon consacre aux mobilités des commerçants catalans renvoie également à une réflexion qui, pour nous, est ancienne, qui a fédéré autour de notre groupe nombre de collègues étrangers, et qui a déjà abouti à la publication de ses Réseaux marchands2.
Bien entendu, la proximité culturelle de la France et de l’Italie est si forte et si ancienne que l’historiographie s’est depuis longtemps emparée de cette question des modèles et des influences. Toute l’histoire de l’humanisme, en un sens, était dépendante de l’étude de réseaux de correspondants et d’interlocuteurs. Les spécialistes des Lumières savaient également depuis longtemps (que l’on pense à René Pomeau, à Sergio Moravia, à Daniel Roche) que le mouvement des idées ne pouvait être restitué en faisant l’économie d’une dimension internationale, et d’un déplacement de perspective des « idées » vers les modèles, les institutions et les réseaux qui leur donnent vie. Mais s’il y a des travaux précurseurs, comme le célèbre livre de Curtius sur les sources de la littérature européenne3, auquel répond pour la fin de l’ère moderne celui de Paul Hazard sur l’impact de la Révolution française sur la création littéraire au-delà des Alpes4, ce n’est que dans la période la plus récente, grâce aux changements de paradigme qui ont affecté l’histoire culturelle, que l’on a pu donner toute sa portée à un tel déplacement. L’histoire des sciences, de la métaphysique, de la théologie ont été également renouvelées par cette approche. De la même manière, le voyage est sorti du domaine des études littéraires pour devenir à part entière un objet d’histoire des représentations, en débordant d’ailleurs du voyage de loisir et de culture pour inclure le pèlerinage, l’émigration, les déplacements des diplomates, des savants et des marchands… ou des femmes5.
Tout cela a par exemple donné, sous la plume de Jean-François Dubost, La France italienne, auquel a répondu en écho l’ouvrage de Jean-Frédéric Schaub, La France espagnole6. Car les deux sœurs latines ne peuvent être pensées seules, limitées à leur dynamique de couple. Elles entraient chacune à sa manière dans nombre d’interactions avec les espaces économiques et les modèles politiques étrangers, et notamment méditerranéens. Et en effet, après l’influence exercée de ce côté-ci des Pyrénées par les genres littéraires et par les nouvelles écritures dramatiques et romanesques inventées par le Siècle d’Or espagnol, notre Grand Siècle français est resté fortement imprégné par les modèles politiques et théologiques légués par la monarchie ibérique issue de Charles-Quint et de Philippe II. Depuis Étienne Thuau et sa Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu7, qui appartenait au domaine de l’histoire de la philosophie politique, avec cette étape très importante que fut l’entreprise collective des recherches sur l’« État baroque », les recherches ont beaucoup évolué. L’examen des sources ibériques et italiennes de la théologie morale par Jean-Pascal Gay montre que celle-ci n’a pas forcément le même parcours que la théologie politique, mais qu’elle n’est nullement un objet désincarné. À travers les réseaux de la Compagnie de Jésus, elle apparaît bien comme un objet d’histoire culturelle transfrontière, et cela rappelle la manière dont les études de la confrontation entre le catholicisme et les religions précolombiennes ont dévié, elles aussi, de l’étude un peu sèche des controverses autour de Sepulveda jusqu’à l’histoire de la colonisation de l’imaginaire, pour reprendre le beau titre de Serge Gruzinski8.
L’histoire de l’art et l’histoire économique ont bien entendu elles aussi été affectées par le paradigme des mobilités et transferts. Les langages de l’art et les logiques de la création avaient déjà de longue date été approchés à travers des études de réception. L’approche suggérée par l’article de Martial Guédron sur la Pietà Rondanini de Michel-Ange est une illustration de la fécondité de cette démarche, qui vient questionner également la notion d’« œuvre ultime » familière des historiens d’art. Du côté de l’économie, l’étude des élites a fait évoluer ses problématiques de la prosopographie à l’ancienne mode vers la dynamique des « milieux », des dynasties, des réseaux. Le commerce international apparaît aujourd’hui aux historiens tout différemment de ce qu’il était dans le cadre braudélien d’origine, que symbolise par exemple la célèbre collection des Éditions de l’EPHE « Ports, routes, trafics ». Non seulement cela est vrai du Moyen Âge, où le rôle pionnier de cette élite pour la circulation des modèles culturels et des valeurs nouvelles avait été souligné dès 1956 par Jacques Le Goff – dans la collection « Que Sais-Je ? »9. Mais cela est vrai aussi de l’époque contemporaine, où une historienne de l’équipe ARCHE comme Séverine Marin a montré, dans sa thèse qui vient de paraître chez Peter Lang, comment on pouvait repenser l’histoire des milieux d’affaires allemands du IIe Reich à travers leur confrontation avec le modèle de croissance et de big business affiché par l’autre puissance montante de l’époque, les États-Unis10. Pour la période médiévale, l’étude de Damien Coulon éclaire cette circulation des hommes et des savoir-faire issus des maisons de négoce de Barcelone aux confins de la Méditerranée vénitienne et turque. Et pour l’époque napoléonienne, ma propre contribution essaie de faire voir les rapports franco-italiens sous une autre lumière que celles, bien connues, des prélèvements d’œuvres d’art11 ou des origines du Risorgimento. Dans l’Italie départementalisée ou satellisée par le Premier Empire, comme dans l’Italie des petits États de l’après-1815, il est manifeste qu’un modèle français de « gouvernance », une modernisation hésitante des relations entre État et société sont en œuvre, ici consolidés, là contestés. Dans les deux cas, les denrées qui s’échangent et les flux commerçants dévoilent ce qui relève des réseaux, des cultures négociantes et des principes économiques.