Les crises alimentaires de 1811-1812 et de 1816-1817 sont parmi les dernières à avoir affecté l’ensemble de l’Europe continentale et sont particulièrement intéressantes pour étudier la réponse apportée par les pouvoirs publics aux pénuries de grains et de pain et à la flambée des prix. La fonction nourricière et les prérogatives assistantielles constituent en effet un des éléments de la légitimation ou au moins de la crédibilité des souverains de l’époque moderne, et on sait que le Siècle des lumières, en privilégiant la libéralisation des circuits commerciaux du blé et pain comme moyen de produire du bénéfice collectif, a provoqué une remise en cause profonde de cette relation entre peuple et pouvoir fondée sur l’obligation de vigilance et de régulation de la part de ce dernier1. Et c’est un point sur lequel se rapprochent la France de Louis XV et Louis XVI, et les despotismes éclairés italiens, qu’ils soient des Lorraine, des Savoie ou des Habsbourg. La Révolution française puis le système napoléonien ont fait face aux crises d’approvisionnement en « retrouvant » la voie dirigiste, de manière revendiquée ou dissimulée, et au nom du peuple dans l’un et l’autre cas. On se propose ici de comparer dans un premier temps les réponses apportées à la crise de 1811-1812 dans le Midi de la France, l’Italie départementalisée de l’Empire français et le Regno d’Italia. Puis dans un second temps, d’étudier les réponses mises à l’œuvre dans les États ayant succédé à la domination napoléonienne, où la crise de 1816-1817 joue le rôle d’un défi à relever pour la re-légitimation des souverains rétablis à peine deux ans plus tôt : on examinera s’ils cherchent à se réapproprier leurs anciennes prérogatives de protection et de munificence ou s’ils jouent une carte plus libérale et plus moderne à la fois.
1810-1813 : des solutions dirigistes noyées dans des principes libéraux
Les premières inquiétudes sont ressenties en France à l’approche de la moisson de 1811. Dans tout le Bassin parisien, où des orages violents au mois de juin ont détruit ou gâté une partie des récoltes, ces craintes sont confirmées dans les premiers jours d’août. Il en va de même dans le Midi, où du fait d’une forte sécheresse d’été, faisant suite à celle déjà constatée en 1810, la moisson démarre plus tôt et donne des résultats décevants. L’Italie, où ces deux sécheresses ont été également très marquées, a connu une flambée des prix et des inquiétudes pour l’approvisionnement des villes dès l’année-récolte 1810-18112. Mais le pouvoir impérial a refusé d’y voir autre chose que des difficultés locales et ne s’en est aucunement saisi. Tout autre est son attitude à l’égard des problèmes français stricto sensu. Dès la fin août 1811, il mettait sur pied un Conseil des subsistances formé de hauts fonctionnaires comme Réal, Pasquier, Frochot, chargé de coordonner avec des commissionnaires et des négociants bien en cour la passation de marchés à l’étranger et l’acheminement des blés, par voie fluviale surtout, vers la France « intérieure »3. Ainsi, le dispositif retenu par le Premier Empire est avant tout au service de la France, aux dépens de l’Italie, qu’il s’agisse des départements réunis ou des États satellites. De même est-il tout entier fondé sur un double langage, où le vernis libéral dissimule une perspective autoritaire, et ceci d’une manière parfaitement intelligible pour l’opinion publique et les acteurs du circuit blé-pain. En clair, face à l’urgence alimentaire, on proclame que la liberté de marché restera entière et que le gouvernement la défendra, tout en restreignant sérieusement le champ d’application de cette liberté. Paix sociale et intérêts des classes pauvres seront donc préservés, sans que l’État napoléonien ait à renier son visage de modernisateur rationnel.
La priorité de Napoléon Ier est en effet de ne pas laisser derrière lui de foyer de contestation, alors qu’il s’apprête à partir pour la campagne de Russie. D’où les fameux décrets du 4 et du 8 mai 1812, parfois connus sous le nom de « Maximum de 1812 ». Le premier interdisait les opérations de vente hors-marché. Réservées aux gros opérateurs, effectuées souvent dans le secret des auberges ou des granges, celles-ci contribuaient en effet à entretenir des tensions inflationnistes. Dans une large mesure, elles se faisaient « sur échantillon », et consistaient parfois à céder par anticipation, au cours du printemps, de fractions de la récolte encore à venir. Combattues déjà sous l’Ancien Régime, quoique vainement, elles distrayaient du circuit de commercialisation ordinaire une proportion variable des réserves disponibles, et encourageaient les calculs de ceux des marchands et des détenteurs de grains qui avaient les moyens de voir venir et qui « retenaient » les grains, en pariant sur la hausse du cours, afin de maximiser leur gain.
Le second décret allait nettement plus loin, en fixant un prix plafond pour les transactions sur le blé (et par ricochet sur les céréales secondaires). Il laissant le soin aux autorités départementales de fixer celui-ci dans les limites de leur ressort, selon leur situation excédentaire, autosuffisante ou déficitaire. Ce dispositif-là ne disait pas son nom, mais chacun, en France, pouvait y reconnaître le Maximum, l’arme majeure d’une Terreur économique de sinistre mémoire pour les « gros » et les profiteurs (mais aussi, dans une certaine mesure, pour les consommateurs). La taxation institutionnalisée, en somme. Un prix plafond de référence était fixé à 33F l’hectolitre, pour les départements avoisinant Paris et formant son « rayon » d’approvisionnement, et ce prix devait servir par extension de référence à toute la classe des départements « autosuffisants ». C’était dire assez explicitement que la protection de la capitale de l’Empire était au premier rang des soucis des pouvoirs publics, au détriment de tout le reste.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les effets de cette politique dans le Midi de la France et dans les départements italiens, de la Ligurie au Latium – ainsi que ses répercussions indirectes dans le royaume d’Italie. L’opinion de la plupart des préfets qui administraient des départements de la bordure méditerranéenne de l’Empire, qui furent interrogés par un questionnaire-type, en août 1812, était négative, soit que l’intervention gouvernementale fût jugée superflue, soit qu’elle fût jugée néfaste. Le ministre de l’Intérieur, Montalivet, s’en fit partiellement l’écho dans un mémoire de synthèse adressé à l’empereur, où il parla d’une « lutte des taxes entre les départements, qui [avait] parfois compromis la dignité de l’administration4 ». En clair, cela signifie que chaque département du Midi, se sachant déficitaire donc importateur net, s’était appliqué à fixer le Maximum plus haut que ses proches voisins afin d’attirer à lui le commerce, lui-même à la recherche du tarif le plus rémunérateur. Début mai 1812, lorsqu’on apprit que dans l’espoir de retenir une forte proportion des grains de la Bourgogne descendant vers le sud par le cours de la Saône et du Rhône, Lyon avait fixé le Maximum à 45F, ce fut la consternation à Marseille et dans tous les départements côtiers et rhodaniens avoisinants. Aussi le préfet Thibaudeau, en habile pragmatique, prit-il sur lui de ne pas appliquer les décrets et de laisser les besoins se mettre en rapport avec l’offre5. De cette façon, Marseille parvint à capter une partie de la production de l’Italie du Nord vers laquelle tous « les départements méridionaux avaient tourné leurs yeux6 » dès le début du printemps. Les enquêtes agricoles de l’Empire montrent qu’en temps ordinaire seuls des flux mineurs atteignaient, au mieux, les départements « frontaliers » comme les Basses-Alpes ou les Alpes-Maritimes (l’ancien comté de Nice, détaché du Piémont quasiment sans interruption depuis 1793)7. Dans les schémas géographiques de la production et de la circulation du blé sur lesquels s’appuyait le pouvoir central, on aperçoit bien que l’Italie restait en grande partie une entité étrangère, malgré l’intégration administrative et politique et malgré les grands projets routiers alors en cours. Le Midi français ne lui était pas aggloméré, mais au contraire réuni aux départements rhône-alpins (Isère, Mont-Blanc, bordure est et ouest du Rhône) dans une région économique affectée du numéro 10 et classée « déficitaire » de près de 4M d’hl pour la récolte 1811. Les départements piémontais et liguriens formaient la 11e région, les départements toscans et romains la 12e région8. Bref, selon le comte de Montalivet, les grains italiens avaient pu, via Marseille, irriguer non seulement la Provence intérieure, mais aussi le Languedoc et jusqu’à la Catalogne.
Mais l’administration impériale souligne que si le Midi trouva là « un secours abondant, cela incita aussi les préfets locaux à « différer la taxe » ou « à la rapporter très vite »9. Ceux qui avaient taxé trop bas, par légalisme ou par maladresse, et qui se trouvèrent presque du jour au lendemain désertés par tout commerce céréalier, furent dans ce cas. Doté d’un Maximum fixé le 20 mai par décret à 42F (pour Avignon), le Vaucluse était coincé irrémédiablement entre Lyon (45F) et Marseille (pas de taxe du tout). Le préfet Hultman préféra abandonner la partie et rapporter son décret dès le 28 mai, à l’en croire pour « se mettre en harmonie avec les Bouches-du-Rhône »10. Leroy, dans le Var, taxa d’abord à 50F puis abandonna toute limitation. Avec une récolte 1811 limitée à trois mois de consommation, le département était lourdement déficitaire, et l’administration ne pouvait se permettre de brider le commerce : il en veut pour preuve que « plusieurs bâtiments italiens ont différé d’entrer à Toulon jusqu’à ce qu’ils aient connu mon arrêté, et s’il eût taxé le blé, ils auraient continué leur route jusqu’à Marseille où on savait déjà que le prix n’en avait pas été fixé11 ». À Gênes, qui était à la fois un centre de consommation urbain important et un centre de commerce d’entrepôt (c’est-à-dire redistributeur), avec le statut de port franc, on n’osa pas imiter l’exemple marseillais, mais on fixa la taxe très haut (43F12) et on rapporta les décrets le plus vite possible (publication le 22 mai, suppression le 15 juin). Dès le 22 mai, en effet, la préfecture s’alarmait : la situation de Gênes n’était-elle pas unique en son genre, car « sans territoire, sans production de son propre sol ? » Pouvait-on admettre que le texte ne dise rien d’explicite sur le commerce de magasin et de réexpédition , si central pour la capitale ligure, qui ne conservait qu’un dixième des grains qu’elle recevait13? Gênes réexpédiait vers la côte ligure, la Corse et vers le sud-est de la France. Ses arrivages passaient soit par des routes terrestres (en provenance du royaume d’Italie, via le département du Taro), soit par des routes maritimes (en provenance du royaume de Naples et du Latium). Tout en s’en défendant, le préfet Bourdon prit donc exactement les mesures attendues par les milieux marchands génois14.
La situation du reste de l’Italie du Nord était nettement différente. Traditionnellement, Piémont et Lombardie exportaient des grains, vers Gênes d’une part, vers Venise d’autre part, mais ils constituaient une mosaïque de terroirs distincts que des flux céréaliers liaient les uns aux autres et surtout qui recevaient des apports de l’extérieur de leurs frontières. La gradation des agricultures – des montagnes aux collines, puis des collines à la plaine padane – et la localisation des principaux centres urbains pouvaient l’expliquer dans une large mesure. Mais même en plaine, certaines campagnes comme celles de Pavie et de Mantoue, plutôt centrées sur l’élevage laitier et le riz, devaient importer du blé et du maïs certaines années depuis l’Émilie15. Pour expliquer les importants dénivellements régionaux du prix des denrées à l’intérieur du Regno, le prince Eugène évoquait lui-même une intégration commerciale insuffisante « entre les différentes parties du royaume16 ». Les annexions de 1809 avaient en tout cas intégré au Regno la partie adriatique des États du Pape, et créé des barrières douanières artificielles entre par exemple les ex-Marches pontificales et un département ombrien comme le Trasimène, inclus quant à lui dans le Grand Empire17. Mais globalement, le témoignage des préfets en poste sur place va dans le même sens que celui de leurs collègues du Midi.
Soit l’opération était superflue, car les temps les plus durs étaient passés et aucune menace sérieuse ne pesait sur les approvisionnements à la date du printemps 1812. C’est le cas de la Doire, ou encore du Marengo, dont le préfet note que « les quantités ne manquaient pas, le prix des transactions était toujours resté sous les 33F ». Ou bien encore, le temps pour les décrets d’être transmis depuis Paris par les courriers, d’être traduits, adaptés aux grains mineurs et modulés selon les principales villes-marchés des départements, le mois de mai touchait à sa fin et le début de la moisson était si proche (début juin par exemple pour la campagne de Rome) que le relâchement sur les prix était déjà sensible. De manière générale, le décret du 4 était moins adapté à l’Italie dans la mesure où les achats sur échantillons et les engagements avant récolte y étaient plus répandus qu’en France : les ventes hors-marché n’étaient pas des transactions clandestines, mais dûment enregistrées par les mesureurs de la police des grains. D’autre part, la fonction de redistribution remplie par les halles et places de marchés publiques était moins centrale dans ces sociétés méditerranéennes que dans la France du Nord. Le rôle des petits trafics assurés par les blatiers, les voituriers et les colporteurs d’un point de vente à l’autre paraît aussi y avoir été moins développé, sauf lorsqu’il s’agissait de transports transfrontaliers (des blés de Naples vers l’Apennin central, par exemple), qui relevaient dès lors davantage de la contrebande. Les grands marchés-entrepôts du royaume d’Italie, comme Novare (chef-lieu de l’Agogna), d’où partaient de gros trafics vers le Piémont et la France, ne travaillaient semble-t-il que sur échantillons et les quantité disponibles n’étaient jamais portées au marché dans leur totalité18. Un entrepôt tel que Gênes n’avait même pas de halle aux blés ouverte aux particuliers, et il fallut la créer de toutes pièces, deux matinées par semaine, sur la place de l’Acquaverde19.
Soit l’opération était néfaste, pour des raisons qui tiennent aux logiques mêmes de la spéculation qu’on prétendait combattre. En Ombrie, le retard pris dans la publication des décrets, joint à la proximité de la moisson découragea les négociants de prendre des risques : le temps que des chargements payés au prix fort parviennent à destination, ils trouveraient l’état du marché trop modifié pour leur permettre de s’y retrouver. Du coup, les villes de l’intérieur de l’Ombrie durent pourvoir elles-mêmes à leurs achats de précaution, et les municipalités de Pérouse, Foligno, Spolète durent faire des souscriptions sur lesquelles elles enregistrèrent de lourdes pertes. La contrebande, depuis les riches greniers des Marches ou du royaume de Naples, fut aussi considérable que bien accueillie par la population, et le préfet Roederer avoua avoir fermé les yeux. Mais dans les campagnes les plus montueuses ou isolées, on fut réduit à se nourrir de fèves et glands20. Les tensions furent bien réelles, si l’on en croit la multiplication des placards dirigés contre les maires et les percepteurs et les accusant de spéculer que constata alors la police. La gêne due à la cherté des denrées était reliée au ressentiment contre la charge fiscale infligée par les Français (impôt foncier, impôt sur la mouture, octrois), et c’étaient surtout les paysans qui s’exaspéraient de ce « governo di tiranni e di ladri 21 ». Dans le Grand-Duché de Toscane départementalisé, il semble que les décrets aient provoqué la disparition de tous les blés des places de vente, les propriétaires n’acceptant pas que leur bénéfice puisse être amputé par l’interdiction de vendre au-dessus de 33F. C’est surtout net pour le département de l’Ombrone (Sienne), où il y eut un petit nombre de poursuites judiciaires engagées au nom des décrets, et où on constata quelques entraves de chargements de grains cautionnées voire provoquées par les maires afin d’empêcher que villages et communautés soient dépouillés des ressources locales. Même Sienne dut vivre quelques temps avec des réserves d’à peine deux ou trois jours22. Le préfet Gandolfo, un des rares à cette fonction à être d’origine italienne, ne cacha pas qu’il avait appliqué les décrets « si ce n’est en ce qui concerne la taxe, pour la raison que les blés avaient absolument cessé de circuler » : il avait, en fait, suspendu le Maximum à peine celui-ci publié (12 juin par rapport au 25 mai). C’est la grande-duchesse Élisa qui était intervenue en convoquant à Florence ses trois préfets pour faire suspendre l’article 2 du décret du 8 et tous les arrêtés y afférents. Au départ, Galdolfo avait taxé à 33F, considérant que l’Ombrone rentrait dans les départements « autosuffisants », mais ses collègues n’avaient pas jugé de la même manière la situation de l’Arno et de la Méditerranée, de sorte que l’essentiel des réserves et magasins de leur voisin était allé s’y dissimuler. Gandolfo ordonna un recensement (où les déclarations furent de son propre aveu très fausses) et même des visites domiciliaires dont les résultats furent très maigres, ce qui n’empêcha pas « l’abondance de reparaître aussitôt que les blés eurent cessé d’être taxés23 ». Ce qui fut effectif dès que l’arrêté pris le 12 juin, rapportant celui du 25 mai, fut connu dans les départements romains. Gandolfo avait également approuvé le sous-préfet de Grossetto lorsque celui-ci avait interdit le commerce d’exportation par mer, au plus grand bénéfice de son arrondissement. Dans le département de Rome, le Maximum connut également de nombreux effets pervers. Bien qu’il fût abondamment exportateur, le préfet Tournon y avait fixé la taxe à 33F, mais il dut la relever à 38 au bout de quelques jours pour l’arrondissement de Viterbe, où les grains étaient « pompés pour ainsi dire » vers les arrondissements mitoyens du Trasimène (Orvieto et Acquapendente) où l’on pouvait vendre jusqu’à 40 et 42F24. Les réserves de la récolte de 1811 avaient beau se raréfier, la législation n’empêcha aucunement des sorties de grains de se faire à destination de marchés qu’on savait à l’avance très rémunérateurs, ainsi Gênes et sa riviera.
Globalement, la théorie misant sur l’action correctrice du libre commerce est donc satisfaite par l’évolution du Midi français et du Nord de l’Italie en 1812. C’est le Maximum, en ceci qu’il entravait la liberté d’action des vendeurs et encourageait les départements à se faire concurrence les uns les autres, qui finalement a accentué la détresse de certains centres de consommations, ou de zones rurales notoirement déficitaires, voire qui a fait déserter les marchés et créé la pénurie là où elle n’était pas. Au bilan, il faut aussi rappeler que les mesures techniques et coercitives du Maximum n’affectaient que très marginalement le sort des classes pauvres, urbaines comme rurales du reste. Pour les premières, l’assistance publique et privée restait essentielle, et tous les travaux soulignent le gonflement de la population à secourir pour l’année 1812. Les élites mirent peu d’enthousiasme à y apporter leur écot dans certaines régions, où l’administration française déplorait cette indifférence au malheur des pauvres sans pouvoir y parer. Directeur général de la police à Florence, Lagarde était intarissable sur l’âpreté des Toscans, et en observant la recrudescence des crimes et des vols que la misère provoquait dans les villes toscanes, il fustigeait les patriciens25. Le tableau est moins sombre dans certaines régions, ainsi autour de Turin, où les souscriptions ont bien fonctionné selon le préfet Lameth26. Quant aux secondes, elles trouvaient leur alimentation principale dans le maïs, consommé en polenta ou en galettes, et de ce point de vue les décisions de Paris étaient nettement déphasées du mouvement des prix italiens. En 1812, le prix du « blé turc », ainsi qu’on l’appelle encore, est resté très bas par rapport à celui atteint par les froments (18F contre 36F en moyenne). C’est l’année précédente, au cours de l’hiver 1810-1811 qu’il avait atteint des sommets et parfois dépassé celui de la céréale noble, ainsi dans les départements du Marengo et de la Sésia, où il se situait entre 42 à 44F. Enfin, il faudrait préciser que la forte contribution du Regno d’Italia au secours alimentaire du reste de l’Empire s’effectua à la fois aux dépens de ses clients traditionnels comme les États allemands ou la Suisse, mais aussi aux dépens de certains districts ruraux, véritablement laissés-pour-compte, comme en Vénétie ou la situation semble avoir été très sombre27. À la surenchère entre les départements, aux pénuries localisées, aux interruptions des circuits ordinaires d’approvisionnement s’ajoute donc un échange international à géométrie variable, où rien ne peut mettre en cause la priorité de la France « intérieure ». L’empereur défend l’exportation de la France vers la Hollande, pourtant départementalisée, mais il interdit absolument que le royaume d’Italie en fasse autant vis-à-vis de la France. Eussent-ils été publiés deux mois plus tôt, les décrets napoléoniens auraient peut-être provoqué la famine au lieu de l’éviter – ce fut tout au moins le jugement, à demi-mot, de plusieurs administrateurs…
1815-1818 : des solutions libérales nostalgiques du dirigisme
En 1816-1817, les nouvelles difficultés agricoles devaient conduire les gouvernements successeurs du Premier Empire à se déterminer face à ce précédent tout récent que constituait le Maximum de 1812. Non seulement il posait un défi en termes de doctrine, autour de la définition du libéralisme et de ses limites, mais il touchait les nouveaux pouvoirs fraîchement installés dans leur fondement même, dans leur processus de re-légitimation face aux masses. Sans développer ici la discussion, on rappellera que la référence à l’intervention protectrice, en dernière instance, d’un souverain évergète, fait partie du discours informulé de l’émeute frumentaire des temps modernes, et de « l’économie morale » des foules en général28. Dans l’historiographie italienne, l’attention portée aux systèmes annonaires et à leur fonctionnement ou dysfonctionnement semble parfois occulter cette dimension et réduire les questions d’approvisionnement à une simple technique politique alors qu’il serait plus fructueux d’y voir un des visages fondamentaux des relations peuple-pouvoir, au plan matériel comme au plan symbolique. Le revers de cette attente populaire informulée vis-à-vis d’un pouvoir nourricier, c’est non seulement l’émeute mais c’est aussi la rumeur du complot de famine, qui peut contribuer à désacraliser le souverain et son entourage29. Si c’est bien là l’un des aspects du déclin de la monarchie dans la France prérévolutionnaire, il n’y a rien de surprenant à ce qu’on en retrouve les enjeux au temps de la Seconde Restauration, 25 ans plus tard. Ainsi l’autorité des Bourbons est-elle symboliquement malmenée par la crise de 1816-1817, où le souvenir du Maximum de 1812 fournit à l’occasion un mot d’ordre aux émeutiers français (Champagne, Bourgogne, Lyonnais)30. Cela laissait redouter une possible récupération politique des troubles par les nostalgiques de l’ordre ancien ou les déçus des temps nouveaux.
Mais le défi à relever paraissait tout aussi lourd en Italie du Nord, où les années de la fin de l’Empire et de la transition avaient été très difficiles. À la mauvaise moisson de 1813, spécialement marquée dans les zones montagneuses de la Vénétie s’étaient ajoutées des épizooties, et des orages de grêle et des neiges précoces tombées sur les Alpes avaient beaucoup réduit les récoltes de maïs. Dans les campagnes, la misère était si générale que les marques de la pellagre et de la malnutrition furent notées avec stupéfaction par les Autrichiens au moment de l’invasion de l’hiver 1813-1814. La chute du prince Eugène, l’établissement d’un gouvernement provisoire à Milan, et l’occupation autrichienne de la presque totalité de l’Italie du Nord, au printemps 1814 ne firent qu’ajouter à la désorganisation générale. Les nouveaux arrivants devaient vivre sur le pays et ne payaient leurs réquisitions qu’avec du papier-monnaie déprécié, gagé sur le produit anticipé de la taxe foncière. Les travaux publics se trouvaient interrompus et les créanciers et les soldats de l’armée d’Italie laissés sur le pavé, alors même que les récoltes 1814 ne donnaient que des résultats décevants, surtout de nouveau en zone de montagne, où elles furent presque totalement gâchées31. Enfin, les Habsbourg prirent une mesure lourde de conséquences, consistant à rétablir une double ligne douanière sur le Mincio, séparant la Lombardie et la Vénétie, ce qui ajouta encore au marasme des affaires et aux incertitudes des approvisionnements32. C’est donc dans une zone déjà fortement éprouvée que frappa la crise de subsistances de 1816-1817, dont le tableau clinique a déjà été dressé à l’échelle de l’ensemble du continent européen par John D. Post33. On sait que le printemps et l’été 1816 furent exceptionnellement froids et pluvieux dans toute l’Europe, ce qui aboutit partout à des moissons et des vendanges à la fois très tardives et très médiocres (sans parler des récoltes d’olives, également faibles, pour les mêmes raisons). Pour l’Italie du Nord, où les neiges avaient tenu jusqu’à début mai, on moissonna jusque vers le début de septembre, pour un produit inférieur d’un tiers à la moitié de la normale, et qui plus est de mauvaise qualité : le blé de cette année-là ne pesait que 55 à 60 kg l’hectolitre, contre 75kg en moyenne, et son rendement en farine était très faible, surtout dans les zones de montagnes. La même contre-performance toucha les États du pape et la partie péninsulaire des Deux-Siciles. La France n’était pas mieux lotie, et si les pouvoirs publics minimisaient soigneusement la pénurie pour éviter d’entretenir la panique, ils ne se cachaient pas la gravité de la situation : « Nous avons la famine dans les deux tiers du pays et la disette dans le reste », écrivait le duc de Richelieu à son ambassadeur à Londres. Pour une fraction de la population des campagnes, l’épuisement de toutes les ressources se traduit par une autorestriction sévère, puis par le recours aux substituts alimentaires les plus variés. Du son, des cosses de haricots, des baies puis des herbes sauvages simplement bouillies, des racines, des glands… L’empereur François lui-même, dans un mémoire adressé à Metternich en août 1816, témoigna qu’à proximité de Gorizia, aux confins de la Vénétie, la population rurale « [devait] se contenter de salade et de soupes d’herbes, lorsqu’elle avait quelque chose [à manger]34 ». La dénutrition était parfois telle que les observateurs décrivaient une population en état de langueur et d’abrutissement, et que les morts de faim n’étaient pas rares.
Les troubles populaires commencèrent à se déclencher au début de 1815 en Italie du Nord, alors que ce fut à l’automne 1816 seulement qu’ils débutèrent pour la France, où ils n’atteignirent d’ailleurs qu’exceptionnellement le Midi. Le recouvrement des impôts en était souvent le déclencheur, tant la crise frumentaire contribuait à entretenir ou à aggraver l’endettement populaire. En Vénétie et en Frioul, en février 1815, des percepteurs venus recouvrer la taxe foncière et la capitation furent attaqués dans plusieurs communes. Ces incidents s’accompagnaient de pillages de boulangeries, d’entraves de voitures de grains sur les routes, de rixes contre de supposés « accapareurs ». Dans un « agroville » de la Polesine comme Praglia, près de deux mille émeutiers pillèrent les réserves d’un riche marchand des grains nommé Giuseppe Comello, et se dispersèrent dans les communes alentours, y commettant de nouveaux désordres35. Comme on le constata plusieurs fois en France l’année suivante, poussés à la fois par leur empathie à l’égard des revendications des foules et par leur souci d’économiser des violences, les maires se portèrent parfois à la tête des mouvements (ou s’y laissèrent porter), cautionnant les réquisitions de réserves privées ou les entraves de voitures, et allant jusqu’à promettre la disparition définitive des impôts. Ainsi dans plusieurs communes du district d’Este, comme Stranghella et Lendenara. Or, c’est bien l’aura de François Ier en tant que « meilleur des souverains », ainsi que le nommaient les nombreux partisans du retour des Habsbourg en Vénétie, qui était en question dans de tels mouvements. Bien d’autres pouvoirs récemment réinstallés se trouvèrent interpellés et mis en cause dans leur prérogative nourricière, dans le reste de l’Italie. À Bologne, c’est moins d’une semaine après la transmission des pouvoirs au légat du pape Alessandro Lante par les troupes autrichiennes, en juillet 1815, qu’une émeute frumentaire se déclencha36. Il est indiscutable que les complots bonapartistes de 1816 et 1817, en France, se sont nourris des frustrations et des souffrances provoquées par la crise des subsistances. De même, en Italie du Nord, celles-ci ne sont pas étrangères aux conjurations guelfes ou carbonaristes qui furent déjouées durant ces deux années, souvent liés à des rumeurs concernant le retour de Napoléon ou le remplacement du souverain : ainsi à Macerata, l’insurrection devait démarrer à l’annonce de la mort de Pie VII, dont l’état de santé était alors très inquiétant37.
Les autorités répondirent en combinant activation de secours d’urgence et politique de fermeté, bref en couplant les deux dimensions constitutives que devaient revendiquer des monarchies nouvellement restaurées, la bienfaisance souveraine et l’autorité. En Vénétie, pourtant nettement moins rétive à leur domination que ne l’était la Lombardie, les Habsbourg rétablirent les tribunaux spéciaux (créés en 1808 par Eugène et supprimés une première fois au moment de l’invasion, en novembre 1813), ce qu’on ne peut manquer de le rapprocher de l’utilisation par les Bourbons, en France, des cours prévôtales, qui étaient supposées frapper vite et fort, directement sur les lieux des incidents, et dont les verdicts n’étaient pas susceptibles d’appel. En Toscane enfin, la loi du 22 juin 1816 réintroduisit la peine de mort pour les vols avec violence.
Les secours exceptionnels ne furent pas négligeables, mais semblent n’avoir été que des gouttes d’eau dans un océan de misère, toujours réservés à des situations locales et jamais systématisés. C’est la logique même de la munificence royale, qui ne saurait constituer ou fonder un droit pour tous, mais qui est d’abord le fait de la sollicitude du souverain pour tel et tel de « ses » peuples, dont la situation l’a particulièrement touché après qu’on l’a alerté. Les campagnes sont moins loties que les villes, ne serait-ce que du fait qu’il est plus difficile d’y répartir les secours : ainsi en janvier 1815, 3 000 lires furent débloquées pour les pauvres des départements du Passeriano et de la Brenta, tandis qu’en avril, 100 000 florins autrichiens (soit 258 000 lires environ) étaient mises à disposition du gouverneur militaire et civil des provinces vénitiennes, le comte Goess, à charge pour lui de les répartir entre les districts les plus affectés, et qu’en juin l’empereur donnait directement 40 000 lires à Vérone et 15 000 ducats à Venise. À terme, via les confréries et les organisations charitables, refondées sur le modèle allemand dans les villes chefs-lieux et dotées de députations dans les villes plus petites, ce sont près de 1, 13M de lires que le royaume aurait reçu des Habsbourg jusqu’en 181738. De la même manière, les gestes de générosité des princes devaient faire l’objet d’une publicité, y compris auprès des populations ou des régions auxquels ils n’étaient pas destinés, et concourir à susciter partout la reconnaissance due à une bienveillance toute paternelle comme la sienne. « Vous vous pénétrerez de cette pensée, déclara ainsi le maire de Marseille à ses administrés, que votre roi souffre pour vous, qu’il souffre plus que vous, et vous ne voudrez pas augmenter sa douleur en cessant un seul instant d’être dignes de son affection, d’être dignes de vous-mêmes39 ».
En dehors de ces gestes de munificence, l’essentiel de la politique autrichienne en Italie du Nord tenait dans la relance apportée aux travaux publics et aux ateliers de charité, reprenant la plupart du temps des projets français désorganisés ou interrompus après la chute du Regno. En France, l’assistance des pauvres valides par le travail est également au cœur de la problématique des autorités au cours des discussions de l’hiver 1816-1817. De multiples chantiers furent également ouverts par Ferdinand III en Toscane, par la Notificazione du 2 janvier 1817. La nécessité de briser la dynamique des bandes de mendiants errant sur les routes et l’exigence de dignité faite au pauvre pour prétendre à des secours allaient doublement dans ce sens. La première répondait notamment à la menace de propagation de l’épidémie de typhus que pouvaient faire peser la circulation des mendiants et leur concentration dans les capitales. De Brescia à Bergame en passant par Milan, on n’hésitait plus en 1816 à expulser manu militari les bandes de miséreux venues des cantons suisses, tandis que la Rome de la Restauration devait faire de même pour celles descendues des montagnes d’Ombrie. Au nom de la lutte contre la contagion, Florence obligea la Sovrintendenza generale di sanità basée à Livourne à garder « prisonniers » près de 4 000 travailleurs agricoles migrants qui avaient contracté des fièvres suspectes dans le Grossetano, et les fit diriger, à mesure, de leur guérison, sur Sienne40. Partout on s’efforçait de réexpédier les mendiants « en surplus », produits par la crise économique, vers leur commune d’origine, jugée seule à même de leur apporter l’aide matérielle qu’ils requerraient. Dans la seconde, on ne manquera pas de voir resurgir le visage pessimiste des Lumières finissantes à l’égard de la pauvreté, tel que l’avait illustré par exemple Lodovico Ricci dans le duché de Modène41, mais on reconnaîtra aussi une certaine continuité vis-à-vis des pratiques et des enquêtes de l’époque napoléoniennes, systématisées par un haut fonctionnaire comme le baron de Gérando à Florence et à Rome, mais présentes aussi ailleurs. Les projets de création de dépôts de mendicité avaient parfois eu le temps d’aboutir, dans les départements piémontais et ligures, tandis que dans une ville annexée au Regno comme Bologne, la casa d’industria secourait des familles dans le besoin en les employant dans une manufacture textile. Or dès décembre 1816, le légat y présenterait à Consalvi un plan d’éradication de la mendicité urbaine qui reposait sur la classification des pauvres en quatre catégories : au moins deux d’entre elles (les fainéants irrécupérables et étrangers à la province, fussent-ils quand même sujets du pape) ne pouvaient prétendre à aucun secours, tandis que les infirmes et vieillards dépourvus de toute ressource étaient destinés à être enfermés au ricovero, le dépôt des pauvres, et que les chômeurs valides seraient dirigés vers la casa d’industria. Celle-ci ne pouvant naturellement absorber la masse des miséreux, on ouvrit des chantiers de restauration des remparts de la ville42. De toute façon, il ne pouvait s’agir là que de mesures exceptionnelles, et une fois la crise passée, en France comme en Italie, on resserra les cordons de la bourse et on ne finança plus à fonds perdus ce type d’opérations.
Dans l’ensemble cependant, les nouveaux pouvoirs ne cherchent pas à reprendre à leur compte une politique d’encadrement du marché des grains et réaffirment leur attachement à la liberté des échanges. Ils rejettent à intervalles réguliers les suggestions de certains préfets ou fonctionnaires de rang secondaire (d’arrondissement ou de district) visant à faire pression sur les propriétaires pour les engager à livrer les places de marché, voire à réquisitionner leurs réserves. « Ni le gouvernement, ni l’autorité ne pourraient se mêler de disposer de la propriété des particuliers, ni de leur imposer des contraintes contraires aux maximes générales adoptées pour la prospérité du commerce » répond-on ainsi au préfet de l’Adige en décembre 181643. Les Bourbons, en France, ne pouvaient pas faire moins que confirmer le principe de l’entière liberté des échanges intérieurs (la loi de prairial an V) et que répudier les méthodes de la Terreur économique. Quant aux vues révolutionnaires sur le « droit à l’existence », devant lequel pourrait s’incliner le droit de propriété, elle avaient déjà fait l’objet de maintes réfutations, comme celles de l’abbé Morellet44.
Bref, la monarchie restaurée paria sur le libre commerce, sans s’interdire cependant d’en diriger et d’en coordonner un peu l’action puisqu’elle créa une Commission des subsistances en septembre 1815 sur le modèle du Conseil napoléonien (mais davantage ouverte que celui-ci aux grands négociants)45. Dans les départements du Midi français, où l’on se savait tributaires d’apports extérieurs, des consignes comme celles de la circulaire de l’Intérieur du 4 novembre 1816 furent transmises à tous les échelons de l’administration, avec peut-être plus de chances d’être entendues au sud qu’au nord de la Loire où les continuels « enlèvements » de grains entretenaient les peurs. Ainsi, dans les Bouches-du-Rhône, le comte de Villeneuve encourageait-il les maires à faire la pédagogie du libéralisme, clamant que la hausse des prix n’était que le préalable à leur égalisation générale – ce qui donnait l’adresse suivante de la mairie de Marseille aux habitants : « La matière qui sert à confectionner le pain et que nous sommes obligés de faire venir du dehors, puisque notre territoire fournit à peine au tiers de notre consommation annuelle, [si] cette matière ne procurait pas, à Marseille, soit aux négociants qui l’y font venir, soit aux boulangers qui la manipulent, un produit suffisant pour couvrir et payer les déboursés et le travail des uns et des autres, les premiers renonceraient à leur commerce, les seconds se ruineraient dans leur profession, et les blés que nous attendons de l’extérieur prendraient une autre route46. » La Toscane, de même, réaffirma dès la restauration des Lorraine la liberté absolue du commerce des grains, telle qu’elle avait été voulue par Pierre-Léopold à partir de 1767. Les troubles populaires des années 1780 étaient loin, désormais, et la période napoléonienne avaient permis aux réformateurs éclairés de faire progresser décisivement leurs idées. Pensons notamment à Giovanni Fabbroni dont le Dei provvedimenti annonari, paru en 1804, avait été un important manifeste libéral post-léopoldin, rédigé d’ailleurs sous le patronage du gouvernement du royaume d’Étrurie47. Parallèlement, on se doute bien que dans la Toscane d’après 1814, la décadence que le blocus continental venait d’infliger au port de Livourne plaidait pour le rétablissement du libre-échange48.
Néanmoins, il est rare que ces déclarations d’intention n’admettent pas l’exception. À Pérouse, on vit le délégué apostolique De Simoni s’affranchir du principe de la liberté de commerce et prendre l’initiative de taxer le grain – en faisant faire d’ailleurs de grosses pertes aux boulangers49. En fait, les autorités condamnaient parfois très violemment des mesures locales d’encadrement du marché et de lutte contre la hausse, mais en admettaient d’autres. Ainsi cet arrêté municipal pris à Marseille sur l’ « interdiction de l’agiotage », qui fut inexplicablement agréé par Decazes, tout-puissant ministre de la Police générale et favori du roi. Non sans cynisme, il remarqua que « l’on ne [pouvait] rassurer le peuple sans effrayer un peu le commerce50 ». De manière générale, la préférence des pouvoirs publics allait néanmoins plutôt à l’entretien d’un dispositif de surveillance caché qu’à des mesures de coercition connues de tous. Même les économistes classés libéraux jurèrent en tout cas qu’il y avait peut-être, dans certaines circonstances, des révisions à apporter aux vues trop confiantes en la capacité d’autorégulation du marché. Sismondi, un Genevois familier de l’Italie qui avait autrefois enquêté sur l’agriculture toscane, en fournit un exemple. Il attaqua le Dei provvedimenti annonari de Fabbroni, opportunément réédité en 1817, en remarquant que l’interventionnisme des gouvernements pouvait être justifié lorsque « le commerce, de son côté, n’a[vait] pas bien fait les fonctions qu’on attendait de lui51 » Instruit par les problèmes d’approvisionnement rencontrés à Rome pendant l’occupation française, l’abbé Nicola Maria Nicolai ajouta un quatrième volume à son œuvre de 1803, Memorie, legge e osservazioni sulle campagne e sull’annona di Roma, dans lequel il rappelait l’importance du stockage de précaution et les dangers d’une liberté commerciale illimitée. Il y notait que jusqu’en 1814, la libéralisation n’avait pas produit les résultats escomptés : la production n’avait pas augmenté mais baissé, du fait de l’état de négligence dans lequel on avait laissé les cultures dans tout l’Agro romano, et le prix des denrées s’était élevé52.
Pour ce qui concerne les stratégies à appliquer aux échanges extérieurs, la continuité est plus nette avec l’Ancien Régime – mais on a vu que c’était aussi le cas du Grand Empire pour ses relations avec ses satellites. En effet, traditionnellement, une fois la crise de subsistances reconnue comme telle, les pouvoirs publics y répondaient à la fois par une plus grande ouverture à l’importation de blés étrangers (jusque-là souvent fermée ou conditionnelle, afin de protéger les débouchés, les prix de vente et donc les intérêts de la grande propriété foncière) et par la fermeture de leurs frontières à toute exportation. Ainsi, même la Lombardie autrichienne de l’époque joséphine avait maintenu un cadre contraignant pour les sorties de grains, avec les prezzi limite fixés par l’édit de 178653. Des mesures coercitives furent donc assez tôt adoptées pour le commerce international. Par exemple pour la Vénétie, l’interdiction d’exporter fut prise par notification impériale dès le 20 mars 1815, et le gouvernement décrète que les entrées de grains étrangers par le port de Venise seront libres de tout droit le 14 octobre de la même année54. Côté français, les dates sont respectivement le 3 août 1816, pour l’interdiction d’exporter, et les 10 août et 26 novembre 1816 pour l’encouragement à l’importation55. Or l’extension géographique de la crise de 1816-1817 est si grande que, mécaniquement, ce sont tous les États européens qui se fermèrent la porte les uns aux autres en l’espace de quelques mois. Les États (ou parfois les municipalités, via les achats par souscription à l’étranger) cherchèrent alors à encourager ou à superviser la passation de marchés sur des places plus lointaines : aux États-Unis, en Baltique, en Russie. Et comme on le sait, c’est en partie aux blés de la mer Noire et au commerce d’Odessa qu’ils durent finalement leur salut : l’arrivée de ceux-ci sur les marchés ouest-européens, commencée timidement sous Catherine II, franchissait une étape décisive avec la crise de 1816-1817 et allait profondément modifier la géographie économique des céréales en Méditerranée pour le demi-siècle à venir56. La Sicile des Bourbons voyait ainsi son rôle de grenier contesté et ses prix céréaliers tirés vers le bas, ce qui l’enfonça dans le marasme dès 1818. L’approvisionnement de Venise, de Gênes, de Livourne, de Marseille allait s’adapter rapidement à cette nouvelle donne57. Commerce international et bienfaisance souveraine, dans cette ère nouvelle, allaient-ils cesser d’être en contradiction ? Il est en tout cas certain que la crise de 1815-1817 fut un moment important de la re-légitimation des pouvoirs politiques de l’Italie des Restaurations, où ils furent contraints de faire la part des choses entre ancien et nouveau et de s’affronter au modèle administratif légué par Napoléon.