Aux portes de la nation. Une histoire « par en bas » de la frontière franco-allemande (1871-1914).

Position de thèse.

p. 169-173

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Cette thèse a bien sûr l’objectif premier de contribuer à l’histoire d’une frontière particulière dont on n’avait jamais retracé de façon exhaustive la naissance, la vie et la disparition. Il s’agit aussi, de façon plus générale, de contribuer à l’historiographie des frontières, un chantier scientifique particulièrement dynamique. Mais ce travail doctoral a aussi, et surtout, pour ambition de contribuer à une réflexion sur l’histoire sociale, culturelle et politique de la fin du xixe siècle et d’interroger, autrement que par en haut, ce que l’on appelle « l’État-nation ».

Au long de cette recherche transnationale, un fil rouge a guidé toutes les interrogations : celui de la construction des souverainetés et des identités nationales par en bas. La thèse est donc structurée autour de cette problématique centrale, cet over-arching argument : comment saisir le politique qui se construit au plus près des acteurs, sur le terrain, à la frontière même, dans les actes les plus quotidiens, parfois les plus banals, et quelquefois les plus inattendus ?

En d’autres termes, en quoi la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914 est-elle un lieu privilégié qui permet à l’historien d’analyser la fabrique de la souveraineté et des identités nationales ? Pour répondre à cette question et analyser de façon pragmatique ces deux concepts abstraits, il a fallu non seulement recourir à une approche convoquant des objets relativement classiques pour étudier une frontière (le contrôle et la surveillance, la répression de la contrebande, la lutte contre l’espionnage, l’identification des personnes, etc.), mais aussi inventer des objets inédits (le sport, le tourisme, la mémoire de guerre ou encore l’environnement) qui permettent d’approfondir la réflexion.

La thèse se compose de trois parties : la première, chronologique, retrace toute l’histoire de cette nouvelle limite de souveraineté entre France et Allemagne, de sa création durant la guerre de 1870 jusqu’à sa disparition de facto lors des premiers combats de la Première Guerre mondiale. Les deux parties suivantes, thématiques cette fois-ci, proposent d’approfondir la problématique de la souveraineté et des identités par en bas, en s’attachant à en explorer les contours de la façon la plus concrète. Ce plan s’explique principalement par la courte période étudiée. Il ne se passe que 43 ans entre la délimitation de la frontière et sa disparition. Le sujet se prêtait mal à une approche chronologique de bout en bout. Si un historien comme Peter Sahlins, par exemple, peut adopter une telle approche pour faire l’histoire de la frontière franco-espagnole, c’est parce qu’il la déploie sur près de trois siècles, et que des ruptures et des continuités s’y révèlent pertinentes1.

Le plan adopté dans les deuxième et troisième parties est original, puisque les objets qui y sont étudiés n’émergent pas selon un canevas strictement chronologique. Ce choix s’est avéré le plus adéquat pour embrasser la totalité des thèmes abordés et pour ouvrir de nouveaux fronts historiographiques, centrés sur des objets de recherche pionniers. Pour autant, une approche contextuelle et chronologique reste absolument nécessaire car il ne saurait y avoir d’histoire sans récit. Cette démarche a donc été mise en œuvre dans la première partie de ce travail, ce qui a permis de distinguer trois temps forts dans l’histoire de la frontière franco-allemande :

  • la période de délimitation et de démarcation, au début des années 1870, qui permet d’étudier la dialectique existante entre les négociations politiques internationales et les actions sur le terrain ;
  • le temps où la frontière s’impose comme une ligne de séparation des nations à la fin du xixe siècle, avec une relecture des événements connus comme l’affaire Schnæbelé (1887) ;
  • le temps des nouveaux défis qui émergent au début du xxe siècle, et qui conduisent à une extension inédite du domaine de la souveraineté à la veille de la Première Guerre mondiale.

Au fil de cette première partie, nous mettons en évidence la succession de différents « régimes frontaliers » oscillant entre ouverture et fermeture, le phénomène de « durcissement » de la frontière, au sens figuré comme au sens propre, et la façon dont les populations locales se sont accommodées, ou non, de cette ligne imaginaire aux conséquences bien concrètes dans leur vie quotidienne.

Ce cadre chronologique et événementiel indispensable étant posé, c’est par une approche thématique et diachronique qu’il faut s’efforcer de saisir la complexité de la construction étatique et identitaire qui opère au plus près de la frontière. Cette approche a la vertu de mettre en évidence des phénomènes fortement liés à cette construction, mais rarement mis en rapport avec elle.

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La deuxième partie se concentre sur la frontière franco-allemande comme laboratoire de la souveraineté. À travers les différents thèmes étudiés dans cette partie, nous avons eu à cœur de montrer comment la souveraineté s’est déployée de façon tangible, tout au long de la frontière. En mobilisant l’historiographie du contrôle et de la surveillance, c’est l’expérience anthropologique que constitue le franchissement qui a été restituée, et ce au niveau du poste-frontière, par voie terrestre ou ferroviaire, en plaine ou en montagne, de façon légale ou illégale – pour les hommes comme pour les animaux. Cela permet aussi d’esquisser une histoire sociale des agents dont la fonction est de policer la frontière : gendarmes, policiers, douaniers, qu’ils soient coiffés d’un casque à pointe, d’un bicorne ou d’un képi.

La question de la nationalité a aussi beaucoup occupé cette deuxième partie, en raison de l’importance fondamentale qu’elle revêt à toute frontière, puisqu’elle conditionne l’accès au territoire. Il s’est agi d’analyser cette dimension fondamentale à l’époque contemporaine en étudiant les stratégies déployées par les habitants de la frontière, qu’ils soient Français, Allemands, d’autre nationalité ou apatrides. La question s’est de toute façon imposée en raison de l’importance extraordinaire et unique dans l’histoire qu’a revêtue l’« option de nationalité » accordée par le traité de Francfort du 10 mai 1871, qui donnait aux ressortissants français, devenus Allemands, la possibilité de conserver leur nationalité au prix d’un départ définitif d’Alsace-Lorraine. L’application pratique de cette disposition juridique a provoqué de nombreux problèmes au regard de la nationalité et a bouleversé la démographie des territoires contigus à la frontière. Il aurait été difficile d’étudier une telle question en l’intégrant dans un récit chronologique englobant, même si les évolutions du droit de la nationalité et de la police des étrangers de part et d’autre sont retracées avec précision.

L’étude de l’empreinte écologique de la frontière franco-allemande n’aurait pas pu non plus s’inscrire facilement dans un récit chronologique. L’étude de la souveraineté sous l’angle de l’histoire environnementale permet d’observer que la nature, la faune et la flore, n’échappent pas à la puissance de l’État. Il a fallu innover et considérer les différents types d’espaces naturels traversés par la frontière, les forêts tout particulièrement, et « inventer » des sources. Ce faisant, nous ne nous sommes pas éloignés du récit central consacré à la construction de la souveraineté et des identités nationales, puisque nous avons démontré comment les politiques de sylviculture mises en œuvre par les gardes-forestiers français et allemands avaient renforcé la signification de la frontière comme limite nationale et transformé la nature pour la conformer à un idéal national2. Les arbres, les fleurs et les animaux sont des acteurs non humains qui performent la frontière, en raison des représentations dont ils peuvent faire l’objet en France et en Allemagne.

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La troisième partie, quant à elle, se centre sur une thématique qui fait partie intégrante de la colonne vertébrale de cette recherche : l’appropriation de la nation et la construction du sentiment d’appartenance collective. Ce parti-pris nous a autorisé à approfondir l’étude de plusieurs objets qui n’auraient pas pu l’être de façon satisfaisante dans un récit plus classique.

Nous nous sommes donc intéressés à la frontière comme cadre d’appropriation de la nation, indépendamment de toute interférence de l’État, une fois encore aux ras des acteurs, et dans une perspective d’histoire sociale, culturelle et politique. Nous avons cherché à assouvir le fantasme de l’historien qui travaille sur les identités collectives : sonder le cœur et les reins, appréhender le sentiment d’appartenance d’hommes, de femmes et d’enfants aujourd’hui disparus. À travers l’étude de plusieurs activités particulièrement porteuses de sens, nous avons approché au plus près des corps et des esprits. Cette approche peut paraître déconcertante, car l’analyse s’est concentrée sur la conquête sportive et touristique des Vosges qui revêt, à la fin du xixe siècle, une dimension éminemment politique et patriotique ; et à travers la mémoire de la guerre de 1870, qui s’incarne dans la création de lieux de mémoire et le développement d’un tourisme de champs de bataille le long de la frontière.

Ces deux exemples sont pertinents pour analyser les phénomènes qui nous ont préoccupés tout au long de cette recherche à une échelle infra-politique, à travers les pratiques quotidiennes et banales où, sans intervention de l’État, par l’action d’acteurs privés et locaux, l’espace est bel et bien nationalisé par les habitants. Les associations françaises et allemandes de sport, de tourisme et de souvenir ont ainsi puissamment contribué à renforcer symboliquement la frontière. Cette dernière partie permettait enfin de mieux comprendre l’articulation des identités collectives, régionale et nationale, et restituer la pluralité de sens que revêtent à l’époque des mots que l’on croit facile à appréhender comme « patrie », « nation », « Heimat » ou encore « Vaterland ».

Tout au long de cette thèse, nous nous sommes attachés à étudier la frontière à travers une frontière. Les différentes dynamiques intéressant la souveraineté et l’identité nationale que l’on saisit à la frontière franco-allemande de 1871 se retrouvent en effet, à l’époque contemporaine, dans d’autres configurations frontalières. La spécificité et l’intérêt de ce cas d’espèce résident sans doute dans le fait qu’il les rassemble dans un même espace et dans une temporalité resserrée : on a, en quelque sorte, affaire à un concentré, à un précipité de frontière et, dans cette mesure, ce sujet revêt un intérêt qui dépasse les seules histoires nationales française et allemande.

Non seulement la frontière franco-allemande a constitué un laboratoire de la souveraineté où ont été expérimentés des dispositifs ultérieurement étendus aux autres frontières de France et d’Allemagne. Mais, plus encore, la plupart de ces dispositifs seront appliqués à l’ensemble des frontières européennes au cours du xxe siècle. À bien des égards, cette frontière porte en elle les germes des profondes transformations que connaîtront la souveraineté et l’identité nationale après la Première Guerre mondiale.

La thèse est accompagnée d’un site internet3 qui propose aux lecteurs d’entrer dans le cabinet du chercheur. Il donne accès à une base de données des incidents survenus à la frontière franco-allemande entre 1871 et 19144, ainsi qu’aux sources qui ont permis sa constitution et qui ont été mobilisées tout au long de la thèse. Le site rassemble par ailleurs une collection de cartes postales de la frontière, une sélection de cartes anciennes ainsi qu’un atlas historique réalisé au cours de la recherche doctorale.

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La thèse, dirigée par M. Pieter M. Judson, professeur d’histoire contemporaine à l’Institut Universitaire Européen, et Mme Catherine Maurer, professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg, directrice de l’équipe ARCHE, a été soutenue à Florence le 8 octobre 2022, devant un jury composé des membres suivants : Mme Lucy Riall, professeur des universités à l’Institut Universitaire Européen, et M. Jakob Vogel, professeur des universités à Sciences Po Paris et directeur du Centre Marc Bloch (président).

1 Peter Sahlins, Boundaries. The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1989.

2 Cette dimension a été approfondie dans le cadre d’une recherche postdoctorale Labex SMS à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, menée au sein du

3 <www.border1871.eu>.

4 <www.border1871.eu/database>.

Notes

1 Peter Sahlins, Boundaries. The Making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1989.

2 Cette dimension a été approfondie dans le cadre d’une recherche postdoctorale Labex SMS à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, menée au sein du laboratoire Framespa UMR 5136. Présentation du projet de recherche sur <www.ecoborders.hypotheses.org>.

3 <www.border1871.eu>.

4 <www.border1871.eu/database>.

References

Bibliographical reference

Benoît Vaillot, « Aux portes de la nation. Une histoire « par en bas » de la frontière franco-allemande (1871-1914). », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 19 | 2021, 169-173.

Electronic reference

Benoît Vaillot, « Aux portes de la nation. Une histoire « par en bas » de la frontière franco-allemande (1871-1914). », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 19 | 2021, Online since 16 mai 2023, connection on 09 octobre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=539

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Benoît Vaillot

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