Vers la fin du xixe siècle, le concept d’art total développé par le compositeur allemand Richard Wagner inspire bon nombre d’artistes et d’architectes. En prônant la fin de la hiérarchie des arts et leur union au service de la création d’une même œuvre d’art2, il encourage la polyvalence de leur domaine d’activité et leur collaboration avec des artisans. Ce concept séduit notamment les milieux artistiques et intellectuels norvégiens. Il se diffuse par le biais d’artistes et d’architectes nationaux venus compléter leur formation dans les principaux centres artistiques d’Europe (Paris, Munich, Berlin, Vienne, Londres, etc.). Il est également popularisé par les nombreuses revues d’art et d’architecture, ainsi que les expositions universelles de l’époque.
En Norvège, le concept d’art total est mis au service de la définition d’un art national. Cette quête identitaire se concrétise dans les années 1890 au sein du « Cercle de Lysaker3 », tout particulièrement dans les réflexions sur la création d’une maison idéale4. Selon les membres de ce cercle, la maison idéale doit avant tout être norvégienne et ainsi reprendre les principales qualités de la ferme traditionnelle, telles que la simplicité, la sobriété et la solidité5. Elle doit également participer à la création d’une nouvelle société en tenant compte des nouvelles aspirations sociales de l’époque. Elle doit enfin refléter la personnalité et le mode de vie du propriétaire6. Architecture, textile, mobilier, ornements et couleurs, tous les arts doivent concourir à la concrétisation de cet objectif. Le peintre et designer Gerhard Munthe va ainsi mettre en application ses propres théories développées en matière d’architecture et d’aménagement intérieur dans la conception de sa maison personnelle à Lysaker, l’une des premières œuvres d’art total du pays7.
Située sur la côte ouest, dans le district du Sunnmøre, la ville d’Ålesund est aussi un témoignage emblématique de la mise en application du concept d’art total dans la création d’un art national. Après la destruction de la ville par un incendie le 23 janvier 19048, les architectes norvégiens saisissent l’opportunité de construire une ville nouvelle en élaborant une architecture à la fois nationale inspirée par l’héritage culturel du pays et moderne à l’image de la production européenne. Lorsque la reconstruction de la ville débute en 1905, la Norvège accède à son indépendance après plusieurs années d’union avec la Suède, faisant de l’élaboration d’un art national un enjeu politique majeur. Avec ses collègues architectes, Hagbarth Schytte-Berg (1860-1944) s’emploie à répondre à cette attente en travaillant « dans un style plus personnel et national, tant au niveau de la conception globale qu’au niveau des ornements9 ». Une partie de ses commandes donne ainsi naissance à plusieurs œuvres d’art total, à l’image de la villa Devold (fig. 1), conçue intégralement par l’architecte. Construite entre 1905 et 1907 au pied de la montagne Aksla, la villa doit son nom à la commanditaire, Laura Devold (1835-1910), veuve du fondateur de la manufacture de laine Devold, devenu l’un des principaux acteurs économiques et sociaux de la ville au cours du xixe siècle10.
La villa Devold est l’une des rares œuvres d’art total ayant survécu à la restructuration de la ville à partir des années 195011, ce qui explique probablement le peu d’études réalisées sur ce sujet12. En proposant une analyse de la villa, cet article a pour objectif d’appréhender l’utilisation du concept d’art total par les architectes norvégiens dans la création d’une maison idéale, à la fois nationale et moderne. Il s’agit ainsi de déterminer les choix effectués par Hagbarth Schytte-Berg dans les domaines de l’architecture, de l’aménagement intérieur et de l’ornement afin de répondre aux enjeux associés à la commande et à son contexte, tout en assurant la cohérence globale du programme.
Une architecture Art nouveau
L’architecture de la villa Devold présente plusieurs similitudes avec les réalisations de l’Art nouveau en Europe, reprenant plusieurs principes communs à la fois dans la composition et le traitement esthétique des façades.
Elle se caractérise notamment par une élévation asymétrique dont la composition varie d’une façade à l’autre. Sa forme de base rectangulaire est ainsi estompée par l’ajout de plusieurs avant-corps de forme carrée (côtés sud et est) et de bow-windows (côtés ouest et nord). La toiture traditionnelle à pans coupés est agrémentée de pignons triangulaires (côtés sud et est) et arrondis (côté ouest), auxquels s’ajoutent trois cheminées de tailles différentes. Les ouvertures présentent également une grande variété de tailles et de formes (rectangulaires, carrées ou arrondies), avec notamment l’utilisation de plusieurs arcs en plein cintre (façades ouest et sud). La façade est intègre aussi un arc outrepassé au niveau de l’entrée principale13. Sous l’influence de l’Orientalisme et du Japonisme, ce type d’arc est devenu un élément caractéristique de l’architecture Art nouveau, à l’image des villas conçues notamment par l’architecte autrichien Joseph Maria Olbrich14. La variété et l’asymétrie de cette composition architecturale traduisent l’organisation intérieure de la villa. La taille et le traitement esthétique des baies dépendent ainsi de la fonction de la pièce et du statut de son occupant. Sur la façade ouest (fig. 1) par exemple, les grandes ouvertures du rez-de-chaussée correspondent aux pièces à vivre (salle à manger, salon, véranda), tandis qu’à l’étage, la taille et l’encadrement orné de la fenêtre côté sud désignent la chambre de la propriétaire. Celle-ci est d’ailleurs dotée d’une terrasse attenante qui confirme sa fonction.15
Hagbarth Schytte-Berg opte par ailleurs pour un traitement sobre des façades extérieures de la villa, respectant ainsi le souhait formulé lors d’une conférence publique à l’automne 1904 par Henrik Nissen, l’architecte en charge de la reconstruction de la ville16. Ce choix de la sobriété s’explique par l’héritage architectural du pays, mais également par une proximité culturelle et géographique avec l’Allemagne, s’inscrivant ainsi dans les débats artistiques de l’époque sur la question de l’ornement. Blanches et ponctuées de quelques ornements discrets, les façades de la villa ne sont pas sans évoquer l’architecture domestique simple et fonctionnelle du mouvement Arts and Crafts, de l’École de Glasgow, ou encore celle du Jugendstil et du Sezessionsstil. Les maisons anglaises, allemandes ou autrichiennes sont publiées notamment dans plusieurs revues européennes (Der Arkitekt, Moderne Bauformen, Deutsche Kunst und Dekoration, Ver Sacrum, The Studio17) et dans les ouvrages de l’architecte allemand Hermann Muthesius18. Ces publications ont probablement inspiré Hagbarth Schytte-Berg dans ses choix architecturaux, au même titre que les voyages d’étude qu’il réalise à Berlin en 1898 et 1901. Il se familiarise alors avec les réalisations de la Sécession berlinoise ou encore de l’architecte belge Henry van de Velde installé dans la capitale allemande durant cette période19. L’architecte se rend également à Stockholm en 189920 où l’esthétique sobre de l’architecture suédoise contemporaine s’inspire de ces mêmes modèles21.
Un aménagement intérieur bourgeois, entre tradition et modernité
Concernant l’aménagement intérieur, l’architecte reprend l’organisation spatiale traditionnelle des villas bourgeoises de la fin du siècle en Europe. Dès lors, le plan de la villa Devold n’est pas sans évoquer l’intérieur des country-houses décrit par l’architecte Hermann Muthesius dans son ouvrage Das Englische Haus en 1904.
À l’image de la maison anglaise, l’intérieur de la villa s’organise sur quatre niveaux, selon un plan de forme rectangulaire. Les différents espaces y sont répartis selon leur fonction et l’orientation de la maison. Ainsi, le sous-sol comprend les pièces techniques (buanderie, chaufferie) et de stockage (réserve de bois et charbon, cave à vin, garde-manger) essentielles dans une ville isolée entre mer et montagne, exposée à un climat souvent rude. Au rez-de-chaussée, l’entrée principale (côté est) donne accès au hall et aux espaces de réception (bureau, salon, salle à manger, véranda ouverte) situés côté sud de la villa, puis aux espaces de service (office, cuisine, garde-manger) et toilettes situés côté nord. À l’étage, sont regroupées les pièces de la vie privée : une salle de bain et trois chambres à coucher dont celle de la propriétaire situées côté sud et trois autres chambres côté nord. Conformément à la tradition du programme architectural, le rez-de-chaussée et le premier étage se caractérisent par une division entre les espaces dévolus aux domestiques côté nord et les espaces de vie de la propriétaire côté sud qui bénéficient de l’orientation la plus agréable. Cette division des espaces, qui remonte aux villas de l’Antiquité, est matérialisée par un mur porteur à chaque niveau, ainsi qu’un système de double circulation. Un escalier principal dessert, en effet, les espaces de réception et les espaces privés côté sud, tandis qu’un escalier secondaire situé côté nord relie les pièces de service du sous-sol et du rez-de-chaussée, les chambres à l’étage et les combles. Cette organisation spatiale est complétée par une entrée principale et deux entrées de service22.
Si le plan intérieur s’inscrit dans cette tradition, le nombre de pièces reste néanmoins modeste par rapport à d’autres villas bourgeoises construites à la même époque. L’aménagement intérieur est recentré sur les fonctions essentielles : salon, salle à manger, bureau, chambre à coucher et commodités. Malgré son statut social, Laura Devold semble dès lors mener une vie simple avec peu de domesticité. Veuve depuis plusieurs années, il n’était pas nécessaire d’intégrer certaines pièces traditionnellement réservées au maître de maison, comme la salle de billard ou le fumoir. Ce plan traditionnel, simplifié et fonctionnel, s’adapte au mode de vie de la propriétaire, faisant ainsi écho au concept de « maison portrait » défendu par l’architecte Victor Horta dès la fin du xixe siècle23.
Par ailleurs, l’aménagement intérieur de la villa intègre des pièces de confort moderne, telles que les toilettes et la salle de bain, prenant ainsi en compte les idées hygiénistes qui se développent dans le pays vers la fin du xixe siècle. En effet, dans l’objectif global de construire la ville la plus moderne de Norvège, Henrik Nissen, l’architecte en chef d’Ålesund, déclare à l’automne 1904 que la propreté, la santé et le bien-être doivent également être pris en considération dans le cadre de la reconstruction24. Ålesund est dès lors raccordée à l’eau potable, aux égouts, au gaz, à l’électricité et au réseau téléphonique. 446 toilettes privées sont également installées, presque autant que dans toutes les villes du pays réunies. Ces nouveaux aménagements permettent ainsi à la villa Devold de bénéficier des progrès sociaux et technologiques de cette époque. L’architecte Henrik Nissen évoque aussi la nécessité d’apporter plus d’air et de lumière dans les rues et les édifices25. Hagbarth Schytte-Berg répond à cette exigence en prévoyant un système de ventilation26 et de grandes fenêtres pour les pièces de vie principales orientées sud-ouest.
Hagbarth Schytte-Berg réfléchit également à l’aménagement des différentes pièces intérieures27, comme en atteste son projet élaboré pour le rez-de-chaussée28. Si l’absence de détails ne permet pas d’identifier précisément tout le mobilier, l’aménagement reste classique dans son ensemble, imposé par la fonction de chaque pièce. Ainsi, dans le hall, l’architecte choisit un aménagement accueillant et confortable pour les visiteurs. Une cheminée d’angle flanquée de deux bancs de part et d’autre permettent de faire face au climat souvent rude du Nord. Ce type d’aménagement, inspiré par les intérieurs vernaculaires, est couramment utilisé dans les maisons de l’époque comme en témoigne par exemple l’article de l’architecte anglais M. H. Baillie Scott, « The Fireplace of the Suburban House », publié dans The Studio en 189629. Il est également incontournable dans les intérieurs norvégiens, à l’image des aménagements conçus par Gerhard Munthe, que ce soit dans sa maison personnelle à Lysaker30, ou dans celle du mécène d’art Axel Heiberg à Numedal en 189831.
Si le type de mobilier choisi par l’architecte reste classique, certains meubles semblent malgré tout correspondre à la nouvelle conception d’un « mobilier architectural » développée par les architectes au tournant du xxe siècle. Afin d’unifier les intérieurs, le mobilier doit désormais être pensé en fonction de son lieu précis d’installation, intégré aux boiseries comme un élément d’architecture32. L’aménagement d’un espace dans la boiserie de la salle à manger pour accueillir un éventuel dressoir ou un buffet laisse supposer que Hagbarth Schytte-Berg partageait également cette conception architecturale du mobilier.
Un décor sur le thème de la nature
Face à l’essor industriel et à l’urbanisation, la nature devient l’une des principales sources d’inspiration de la production artistique et architecturale au tournant du xxe siècle33. Il en va de même dans les pays scandinaves, où la nature renvoie directement à leur mode de vie rural traditionnel34. Ce thème inspire ainsi une partie des ornements de la villa Devold et s’y décline dans des styles et des techniques variés.
Alors que peu d’éléments décoratifs sont encore conservés, un morceau de papier-cuir (fig. 2), découvert il y a quelques années dans le grenier de la villa, témoigne de la vogue de l’historicisme qui perdure dans les intérieurs bourgeois du début du xxe siècle. Ce papier-cuir, qui décorait probablement la salle à manger de la villa, présente un feuillage en relief doré composé de fleurs, de fruits (baies, grenades) et d’oiseaux. Référencé dans le catalogue de l’entreprise bruxelloise Usine Peters-Lacroix (UPL)35 sous le nom « Style de Cordoue36 », ce décor fait référence aux origines de la technique du cuir doré qui, à partir du viiie siècle, faisait la renommée de Cordoue, notamment pour ses tapisseries en cuir repoussé37. L’engouement du xixe siècle pour l’Orientalisme, les styles néo-gothique et néo-Renaissance, encourage la production d’imitations du cuir doré espagnol et hollandais des xviie et xviiie siècles. Le papier-cuir décore ainsi la salle à manger et le hall des maisons bourgeoises38, y compris dans les intérieurs Art nouveau où l’histoire continue de faire partie des sources d’inspiration39. La Norvège n’y fait pas exception, d’autant plus que la présence exotique de papier-cuir dans les intérieurs d’Ålesund peut également évoquer le passé commercial de la ville. En effet, à partir de 1824, Ålesund obtient la possibilité de commercer directement avec les autres pays permettant notamment aux vaisseaux espagnols de venir chercher le poisson directement dans son port. Dès lors, chaque printemps, les rues de la ville s’animent, vivant au rythme des danses et musiques des matelots espagnols.40 En choisissant ce papier-cuir, Hagbarth Schytte-Berg cherche ainsi probablement à s’inscrire dans l’histoire et la mode de son temps, mais il veille également à sélectionner un produit de qualité à la hauteur du type de commande. Ce produit est effectivement le seul modèle encore fabriqué manuellement par l’entreprise bruxelloise41.
La nature se développe également sur d’autres supports décoratifs, mais dans un style plus nettement marqué par les influences de l’Art nouveau. Les rosaces de plafond du salon et de la salle à manger sont décorées de baies en grappe et de branches de chêne stylisées chargées de glands (fig. 3). Ce thème se déploie également sur les deux vitraux de la façade est, l’un situé dans le hall (fig. 2) et l’autre dans l’escalier principal. Des fleurs y sont représentées sous la forme de motifs géométriques. De longues tiges courbes aux sphères colorées en vert, brun, rouge, bleu, et jaune ornent de façon symétrique les deux battants des fenêtres. La simplification de ces motifs végétaux obéit au concept de stylisation, qui vers la fin du xixe siècle est adopté par les artistes et les architectes de l’Art nouveau42. Le motif stylisé choisi pour orner les vitraux présente ainsi des similitudes avec plusieurs modèles européens publiés dans les revues The Studio43 et Ver Sacrum44. La simplicité de ce décor végétal est, par ailleurs, valorisée par le raffinement de la technique de fabrication employée.
Les vitraux de la villa se composent en effet de verres opalescents dont les textures et les teintes ressemblent à la technique développée par l’artiste américain Louis Comfort Tiffany à partir de 1880. Perfectionnée au fil des années, cette technique permet d’obtenir des verres aux textures et couleurs d’une grande variété : verre strié, moucheté, peigné, bariolé, drapé, martelé, ondulé, à motif de feuillage ou de plume, etc.45 Les vitraux de la villa Devold se composent de verre strié martelé pour les sphères, et de verre non coloré martelé ou à motif de feuillage46 qui permettent ainsi de faire entrer la lumière tout en préservant la vie privée de la propriétaire. Si nous ne disposons pas d’informations sur le lieu de fabrication de ces vitraux, l’utilisation de cette technique témoigne néanmoins de la diffusion des œuvres de Louis Comfort Tiffany en Norvège, notamment par l’intermédiaire du directeur de musée norvégien Jens Thiis, ardent défenseur de l’Art nouveau dans son pays. Celui-ci se rend plusieurs fois à Paris, dans la galerie du marchand d’art Siegfried Bing, dépositaire exclusif de Tiffany en Europe à partir de 189447, mais également à l’Exposition universelle de 1900 où il achète plusieurs pièces de l’entreprise américaine pour enrichir les collections du musée des arts décoratifs de Trondheim48.
Des ornements inspirés par le patrimoine viking et médiéval
Dans sa quête identitaire, la Norvège se tourne vers son passé glorieux et ses traditions rurales49. Plusieurs fouilles archéologiques et inventaires du patrimoine rural sont menés au cours du xixe siècle et fournissent de nombreux modèles dans l’élaboration d’un art national50.
C’est ainsi que Hagbarth Schytte-Berg puise son inspiration dans l’histoire architecturale du pays pour mettre en valeur la composition des façades de la villa Devold. Le soubassement de la façade ouest décoré de pierres de granit gris fait référence aux techniques de construction traditionnelles en bois ou encore à l’architecture des forteresses médiévales. Ce matériau local est alors plébiscité par la majorité des architectes norvégiens pour des raisons tant esthétiques qu’économiques51. Alors que Gerhard Munthe considère la couleur comme un critère essentiel dans la création d’un art proprement norvégien52, l’architecte fait peindre les fenêtres et les portes extérieures de la villa en rouge (fig. 1), une couleur traditionnellement utilisée dans l’architecture rurale depuis les xviie-xviiie siècles53.
Par ailleurs, plusieurs ornements de la villa trouvent leur origine dans le répertoire des périodes viking (793-950) et médiévale (960-1350), que ce soit dans l’architecture, l’art ou la littérature.
À l’extérieur, les corniches, les cheminées et plusieurs encadrements de fenêtre sont ornés de rubans entrelacés (fig. 1). La rampe de l’escalier qui mène à la véranda et les piliers du portail d’entrée présentent également ce même type de motif. Deux éléments décoratifs récurrents se dessinent parfois parmi ces entrelacs, celui du nœud (deux rubans croisés dans un cercle) et celui de la volute (un ruban enroulé sur lui-même) qui se termine souvent par un élément végétal. Sur les corniches, les entrelacs sont également associés au masque d’une créature fantastique aux yeux ronds et à la bouche ouverte qui n’est pas sans rappeler le bestiaire dessiné au même moment par l’architecte pour l’entrée de la Svaneapoteket (Pharmacie du Cygne). Ce motif des rubans entrelacés est caractéristique de l’art viking. Il fait d’abord partie de l’iconographie païenne qui décore les objets du quotidien en métal (bijoux, armes) ou en bois (bateaux, meubles). Puis, il est transposé dans l’architecture chrétienne lors de la christianisation de la Norvège à partir du xe siècle54. Il orne ainsi le portail de plusieurs stavekirker (églises en bois debout des xie-xive siècles) sous la forme de rinceaux végétalisés qui, selon la doctrine chrétienne, évoqueraient la vigne du Christ55. Des masques y sont parfois associés, à l’image de ceux décorant la stavekirke de Høre édifiée au xiie siècle56.
Le décor intérieur de la villa se compose également d’entrelacs au niveau des boiseries du salon et de la cheminée du hall (tablette, jambage et socle), rappelant ainsi les ornements extérieurs. Mais le décor le plus remarquable se situe dans la partie supérieure de la cheminée, ornée de deux serpents entrelacés (fig. 3), un animal récurrent dans l’art et les croyances vikings. En effet, ce motif païen ornait certains navires considérés comme de véritables serpents dotés de pouvoirs spirituels. La proue et la poupe en forme de volute conféraient à ces bateaux l’apparence de l’animal57. Les serpents entrelacés se déploient ensuite de façon récurrente parmi les rinceaux de vigne sur les portails des stavekirker58, représentant probablement la victoire du christianisme sur le paganisme59. Enfin, dans la partie inférieure de la cheminée, le linteau est décoré de deux créatures affrontées dont les becs allongés se croisent dans un cercle central, formant ainsi le motif du nœud (fig. 3). Ce type de composition évoque à nouveau les portails des stavekirker dont la partie supérieure est généralement décorée de dragons affrontés60. Le bec allongé et courbé de ces créatures peut également faire référence aux dragons apotropaïques situés sur les toitures de ces églises médiévales.
Plusieurs ouvrages ont été publiés sur les bateaux vikings61 et les stavekirker médiévales62 et faisaient probablement partie de la bibliothèque de Hagbarth Schytte-Berg. Il est pourtant difficile d’établir les sources de référence avec précision. L’architecte propose en effet une interprétation personnelle de cet art historique dans le choix des motifs et des compositions qu’il revisite. À travers ces ornements, l’architecte propose un art nouveau qui s’inscrit dans la continuité culturelle et historique du pays. Sa démarche s’inscrit notamment dans la continuité d’Owen Jones, puis de Christopher Dresser affirmant que l’ornement ne doit pas être une imitation servile du passé, mais le résultat d’une interprétation personnelle d’un motif par l’artiste, permettant la création de nouvelles formes et de nouvelles combinaisons63. En Norvège, les membres du « Cercle de Lysaker », tels que Gerhard Munthe et l’historien de l’art Andreas Aubert, partagent cette idée et encouragent l’utilisation du principe de stylisation dans la création de ce nouvel art national64. Lorsqu’il vivait à Christiania (Oslo) entre 1895 et 1904, Hagbarth Schytte-Berg a également pu s’inspirer des premières réalisations Art nouveau de l’architecte Henrik Bull, tel que le Musée historique (1897-1902), dont les motifs décoratifs puisaient déjà leurs modèles dans les répertoires viking et médiéval65.
Les façades de la villa sont également ornées de deux masques stylisés (fig. 3), situés au-dessus du porche de la véranda (côté ouest) et de la fenêtre du bureau (côté sud). On devine deux yeux, un nez long et une bouche béante, des caractéristiques qui confirment l’hypothèse d’un masque de troll formulée par l’historien de l’art David Aasen Sandved il y a quelques années66. La source d’inspiration réside très probablement dans les contes populaires67 et leurs illustrations qui connaissent alors un grand succès. Ces derniers décrivent, en effet, un géant monstrueux, laid et glouton, doté d’une bouche imposante, d’un nez long, d’yeux immenses et brillants. Le choix de ce motif peut s’expliquer par la symbolique qui y est attachée. D’abord, la tête du troll constitue sa source de vie et lui assure sa résurrection. Puis, le troll est une créature associée à la nature, vivant dans les montagnes et les mers68 et pouvant être pétrifiée par les rayons du soleil69. Ce motif du « troll pétrifié », associé à la renaissance et à la nature, semble dès lors correspondre parfaitement aux circonstances de reconstruction de la ville d’Ålesund.
On retrouve également cette figure à l’intérieur de la villa. Sur les pommeaux de l’escalier principal, le troll présente les mêmes caractéristiques mais dans un style plus géométrique. Les rosaces de plafond de la salle à manger et du salon montrent, quant à eux, des visages de trolls moins stylisés (fig. 3). Les yeux clos, ces derniers sont envahis par les branches souples d’un chêne faisant ainsi corps avec la nature. Ces visages présentent d’ailleurs quelques similitudes avec l’un des masques dessinés par Henrik Bull pour le Musée historique de Christiania (Oslo)70. Les variantes de ce motif proposées par Hagbarth Schytte-Berg témoignent ainsi de l’engouement de la société norvégienne de l’époque pour la figure du troll dans tous les domaines de la vie quotidienne (architecture, musique, théâtre, arts décoratifs et littérature)71. Le troll stimule également l’imagination d’autres architectes, devenant une figure récurrente dans l’architecture d’Ålesund.
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Pour conclure, l’utilisation du concept d’art total a permis à l’architecte Hagbarth Schytte-Berg de donner naissance à sa propre version de la maison idéale, répondant aux exigences d’une villa bourgeoise, moderne et nationale, mais également harmonieuse.
La villa s’inscrit en effet dans un mode de vie bourgeois traditionnel (organisation spatiale classique, aménagement fonctionnel et papier-cuir historiciste) qui correspond au mode de vie de la commanditaire. Elle reprend également des idéaux (art total, hygiénisme, mobilier architectural) et des esthétiques associés à l’Art nouveau (composition architecturale sobre et variée, stylisation des ornements), tout en intégrant des ornements inspirés du répertoire historique national (entrelacs et figure du troll).
Malgré l’emploi de styles, techniques et sources d’inspiration variés, l’architecte réussit à créer un ensemble cohérent. Il unifie l’intérieur et l’extérieur de la villa autour d’une esthétique simple et sobre (traitement des façades extérieures et stylisation des ornements) conforme à la tradition vernaculaire, mais inspirée par l’architecture moderne européenne. Puis il harmonise le décor en imposant deux thèmes principaux partagés à la fois par l’Art nouveau et l’art national, à savoir la nature et l’histoire. Dans ce programme, l’architecte apporte néanmoins une touche d’originalité grâce à une interprétation personnelle des ornements vikings et médiévaux, l’emploi de la couleur rouge et de la pierre de granit local. La mise en pratique du concept d’art total révèle ainsi l’importance du rôle de l’architecte dans la coordination des différentes productions et sources d’inspiration selon une vision globale cohérente de l’œuvre réalisée. Ce mélange harmonieux entre tradition et modernité, entre influences européenne et nationale, a été érigé en modèle dès son époque par l’architecte Henrik Nissen72 et fait aujourd’hui de la villa Devold l’un des exemples les plus caractéristiques de l’Art nouveau norvégien73.