Eugenio Quarti (1867-1926), ébéniste né près de Bergame (à Villa d’Almè) a été une figure capitale dans l’histoire du mobilier italien. Alliant le savoir-faire de l’atelier de menuiserie de sa famille et un goût personnel pour les matières précieuses, Eugenio Quarti a donné naissance à une entreprise qui a joui d’une renommée internationale et « contribué au réveil des arts décoratifs en Italie »1. Comme Irene de Guttry et Maria Paola Maino l’ont bien noté, sa biographie est emblématique d’une tendance où « de nombreux créateurs italiens sont issus de familles d’artisans », alors que « en Europe du Nord les grands innovateurs sont d’origine bourgeoise ».2
Malgré un succès indéniable, l’architecte et critique Alfredo Melani (1859-1928) était persuadé que Quarti était né à la mauvaise époque. D’après cet auteur, les périodes glorieuses de Louis XIV, de la Régence ou de Louis XV et le rapprochement avec les productions d’ébénistes célèbres comme André-Charles Boulle (1642-1732), Charles Cressent (1685-1768) ou Jean-François Oeben (1710-1763) lui aurait mieux convenu3.
Les photographies et les dessins de son fonds d’archives (246 photos, 1253 dessins et modèles) – remis en 1975 et en 1982 à la Civica Raccolta delle Stampe « Achille Bertarelli » au château Sforza de Milan – ont fait l’objet de plusieurs études4. Pourtant, la connaissance de cet atelier demeure lacunaire, en raison d’un nombre restreint de documents écrits conservés. Les documents iconographiques nécessitent d’être compris et analysés à la lumière d’autres sources complémentaires. À partir de l’étude du milieu social, professionnel et amical d’Eugenio Quarti, la carrière professionnelle de ce célèbre ébéniste peut être retracée, permettant de restituer sa place dans la création de mobilier entre la fin du xixe et le premier quart du xxe siècle, au-delà des récits hagiographiques des chroniques contemporaines.
Les débuts
Fort d’une pratique artisanale acquise au sein de l’entreprise familiale, Eugenio Quarti se rend à Paris vers 1881 afin de développer ses connaissances dans le domaine de l’ébénisterie ancienne. Dans sa biographie, cette expérience de six ans est souvent évoquée, sans que l’on ne puisse identifier les ateliers où il aurait poursuivi sa formation5. Néanmoins, il s’agit d’un épisode capital dans sa carrière et pour la mise au point de son style, loin du goût historiciste qui était encore fort en vogue en Italie, en dépit de tous les efforts de renouveau des arts décoratifs6. Vers 1888, sa carrière est marquée par un éphémère apprentissage dans l’atelier milanais de Carlo Bugatti (1855-1940), le célèbre ébéniste aux décors fantaisiste d’inspiration mauresque7. Si les circonstances de son départ demeurent inconnues, en 1892 – date où Quarti gérait depuis un an son activité indépendante, en association avec Casati – Bugatti se plaint que son ancien élève lui livre une concurrence déloyale8. En effet, la première production Quarti témoigne d’une influence de la recherche novatrice et visionnaire de Bugatti, aussi bien dans le langage esthétique que dans le choix des matières, comme par exemple, ses célèbres incrustations en bois ou en nacre et ses garnitures en métal (fig. 1). En 1894, le mobilier Quarti présenté à l’Exposition internationale d’Anvers (où il obtient une médaille d’argent) et aux Esposizioni riunite de Milan (ce qui lui vaut un diplôme de premier degré) est décrit dans un goût fantaisiste, arabe ou mauresque, issu du style de son maître9.
Lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900, il obtient le Grand prix du jury qui lui permet d’accéder à une reconnaissance internationale. À cette occasion, la correspondance de Quarti témoigne de la faveur des commissaires anglais et japonais, en contraste avec l’attitude ostracisante du commissaire italien10. Cette renommée provient sans doute du fait que certains principes du design anglais – notamment la qualité, la simplicité et le confort – constituaient déjà des caractéristiques de la production Quarti, associées à une certaine « somptuosité du décor » qui était appréciée des commanditaires italiens11. Ces aspects sont encore visibles en 1902 lors de l’Esposizione internazionale d’arte decorativa moderna de Turin, qui marque le triomphe d’un style Art nouveau en Italie, où est notamment présentée la production de Charles Rennie Mackintosh (1868-1928), de Louis Comfort Tiffany (1848-1933) et de Peter Behrens (1868-1940)12.
Fig. 1 : Anonyme, Meubles dans le laboratoire de M. Quarti, Milan, via Donizetti, ca. 1898 – ca. 1900.
Milan, Civica Raccolta delle Stampe “Achille Bertarelli”, Fond Eugenio Quarti, Photographie 231. © Tous droits réservés.
Malgré les éloges de l’écrivain et critique d’art progressiste Vittoro Pica (1862-1930)13, Eugenio Quarti évoque sa déception pour le peu d’enthousiasme que ses œuvres suscitent dans la presse. À Turin, sa production – encore dans le sillage de Bugatti et dont beaucoup d’objets avaient déjà été exposés à Paris en 1900 – fait étalage de détails précieux. Ses meubles étaient plutôt envisagés comme des objets d’art dont on appréciait la dimension esthétique. Ces mêmes détails lui vaudront le titre d’« orfèvre des fabricants de meubles14 ».
La préciosité des matières constituait un obstacle à leur diffusion, leur coût étant inabordable pour le grand public15. Le critique d’art Roger Marx (1859-1913) lui reconnaissait un certain effort pour « soustraire le mobilier à la tyrannie de la copie et du pastiche16 ». Certains détails Art nouveau du décor du mobilier de la salle à manger en chêne témoignent des efforts de la manufacture milanaise pour parvenir à un style moins pompeux, tout en étant soigné dans le choix des matériaux et la minutie du dessin. En d’autres termes, cette production illustrait un réel effort pour concevoir un mobilier moderne17.
D’une manière générale, les meubles de Quarti étaient souvent agencés dans l’ensemble cohérent d’un salon ou d’une chambre, prenant en compte leur destination dans l’architecture intérieure. Dans les premières décennies du Novecento, l’homme de lettres, critique d’art et collectionneur, Gustavo Botta (1880-1948) estimait que sa production devait être considérée au sein d’ensembles cohérents d’aménagement intérieur et non en tant que pièces de mobilier prises isolément18. Les photographies des intérieurs de Quarti font preuve d’une savante mise en espace, tant dans les salles d’expositions publiques que dans les ensembles déployés dans son atelier ou chez des particuliers. Dans une sorte de Gesamtkunstwerk, architecture et ameublement forment un ensemble cohérent, revendiquant l’unité des arts19. Nombre de publications dédiées aux arts décoratifs – telles les revues The Studio, Emporium ou Arte Italiana Decorativa e Industriale20 – ont véhiculé les images de sa production, contribuant à sa diffusion comme produit à acheter auprès d’une bourgeoisie élitiste et comme modèle d’inspiration d’une nouvelle génération d’artisans. Il n’est donc pas surprenant que son mobilier ait bénéficié d’une certaine visibilité dans les pages de quelques revues européennes dédiées à l’architecture21.
Regards croisés sur l’Europe
L’esprit vif et curieux d’Eugenio Quarti s’est sans doute également nourri d’un voyage, en 1903, avec Alessandro Mazzucotelli (1865-1938), son ami-artisan, spécialiste du fer forgé22. Ce voyage avait été entrepris au nom de la Società Umanitaria, fondation philanthropique milanaise au profit des classes ouvrières. Cette mission faisait partie d’un vaste projet pour découvrir les institutions de formation à l’étranger afin de s’en inspirer pour une École-laboratoire d’art appliqué aux industries qui devait être associée à l’établissement milanais23. Plusieurs écoles d’arts décoratifs et industriels en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse et en Autriche, ont retenu leur intérêt. À partir du 14 avril 1903, les sources témoignent des visites de Quarti et Mazzucotelli, plus tard remplacé par l’architecte vénitien Guido Sullam24, à Londres25, Birmingham26, Glasgow27, Amsterdam28, Anvers,
Bruxelles, Nancy, Paris29, Berlin, Dresde30, et enfin Vienne31. Dans ses récits de voyages, Mazzucotelli fait l’éloge des meubles, des verres et des porcelaines de Majorelle à Nancy, des porcelaines de la Maison Rosenberg et des objets de luxe chez Bing à Paris, des architectures de Victor Horta à Bruxelles et des émaux de Liberty à Londres32. Enfin, les œuvres de George Frederic Watts (1817-1904), Edward Burne-Jones (1833-1898), William Morris (1834-1896) et John Ruskin (1819-1900) sont vantées pour leur esprit d’innovation, animé par l’ambition d’améliorer la qualité des produits de l’industrie33.
Dans cet itinéraire européen, Quarti s’est retrouvé confronté aux nouvelles tendances artistiques, au contact des divers phénomènes économiques et culturels, encourageant son inclinaison vers un mobilier moderne de haute qualité, résultat d’une alliance entre l’utile et le beau. Plus tard, son mobilier et son enseignement auprès de la Società Umanitaria purent bénéficier du bagage de connaissances rassemblées lors de ce voyage et du réseau professionnel développé au fil du temps. Par exemple, l’influence de Charles Rennie Mackintosh se voit nettement dans le projet inachevé d’un vitrail pour le sénateur Branca (fig. 2). Le graphisme allie réalisme et stylisation tandis que le chromatisme des roses dessinées par Quarti rappelle des célèbres motifs sur les décors muraux et sur le mobilier du Rose Boudoir écossais présenté à l’exposition de Turin en 1902.
Fig. 2: Anonyme, Manufacture Quarti. Projet d’un vitrail pour M. Branca (inachevé), s.d.
Milan, Civica Raccolta delle Stampe “Achille Bertarelli”, Fond Eugenio Quarti, Dessein 11. © Tous droits réservés.
Finalement, l’expérience d’Eugenio Quarti en tant qu’enseignant auprès de la Società Umanitaria ne dura que peu de temps34, son activité professionnelle prenant le pas avec d’importants chantiers, tel le projet pour l’ensemble du mobilier du Casino de San Pellegrino Terme (Province de Bergame, Lombardie) (1904-1907).
À cette occasion, une équipe d’artistes et artisans, sous la direction de l’architecte Romolo Squadrelli (1871-1941), intègre architecture et arts décoratifs dans un décor somptueux dédié à la « joie de vivre ». Depuis son inauguration en 1907, ce haut lieu de loisirs était fréquenté par une riche clientèle cosmopolite européenne, reines et princesses, hommes politiques, diplomates et plusieurs acteurs du monde de l’art et de la culture. Les fresques du peintre milanais Francesco Malerba, actif dans la première décennie du xxe siècle, les stucs du décorateur Tommaso Bernasconi (1873-1926), les sculptures de Michele Vedani (1874-1969) et les vitraux du peintre Giovanni Beltrami (1860-1926)35, ainsi que les lustres en fer forgé de Mazzucotelli formaient un ensemble décoratif mettant en valeur le mobilier de Quarti. La maîtrise du travail d’ébéniste avait été tellement appréciée qu’en 1922, la rénovation de vingt chambres du Grand Hôtel lui est confiée pour un montant d’environ 10 000 lires36. L’appréciation de ce travail collaboratif est le résultat d’une spécialisation de ces professionnels, de leur expertise technique et de leur « savoir-faire », aboutissant à un haut degré de finition. Mais le succès était aussi lié à leur capacité à travailler collectivement, en respectant les demandes de l’architecte et en interprétant harmonieusement les principes de son projet d’ensemble, afin d’assurer une totale symbiose des arts.
Le réseau professionnel et l’unité des arts
L’accroissement de l’activité professionnelle conduit M. Quarti au déménagement de l’atelier d’origine – à Milan, via Donizetti, dont la raison sociale était « Eugenio Quarti. Mobili d’arte. Decorazione »37, et qui comptait seulement trois ouvriers – dans une vaste manufacture sise dans un immeuble via Palermo, dénommée « Quarti Eugenio » (1897) avec 50 ouvriers en 189738 puis, en 1906, dans une véritable « usine d’art » via Carlo Poma : « Eugenio Quarti & C. – Mobili39 ». L’entreprise est ainsi passée d’un atelier de meubles à la production d’ensemble pour la maison et la décoration intérieure40. De nombreux chroniqueurs utilisent souvent l’expression « l’architecture du meuble » pour évoquer le mobilier de Quarti. Une approche globale dans ses projets d’aménagement intérieur – fondée sur le principe de l’unité des arts – résulte sans doute des rapports professionnels et amicaux développés tout au long de sa carrière avec les architectes – parmi lesquels peuvent être notamment cités Alfredo Campanini (1873-1926), Luigi Conconi (1852-1917)41 et Giuseppe Sommaruga (1867-1917)42 – et les artistes tels l’artisan forgeron Mazzucotelli, le sculpteur Giuseppe Grandi (1843-1894), le sculpteur et peintre Paolo Troubetzkoy (1866-1938) ou encore le décorateur verrier Giovanni Buffa (1871-1954). À la fin de sa vie, Eugenio Quarti conçut même une série d’œuvres d’art en bois peint et sculpté, en partenariat avec le peintre Giulio Aristide Sartorio (1860-1932), mais ce projet ne vit jamais le jour en raison de la mort de l’ébéniste43.
Les collaborations de Quarti tout au long de sa carrière avec des professionnels de domaines différents ont profondément influencé sa manière de créer l’ameublement dans une conception générale de l’espace, dans le choix minutieux de certains détails ornementaux– notamment revêtements muraux, boiseries et tapis – ou « compléments » tels les tableaux, les sculptures et les objets d’arts décoratifs. Les dessins de Quarti – projets d’ensemble, dessins de détails et modèles – témoignent de sa capacité à utiliser de façon sérielle certains motifs ornementaux, utilisant les mêmes décors dans les bois, les métaux, les tissus et les frises décoratives. Chez Quarti, l’enveloppe architecturale devient le cadre ou un écrin pour son mobilier afin d’en apprécier l’équilibre, voire pour mettre en valeur les produits afin de séduire des commanditaires soucieux de rénover l’ameublement de leurs maisons. Les pièces exposées à l’Exposition universelle de Milan en 1906 constituent un excellent exemple de cette philosophie du meuble44 (fig. 3).
Fig. 3: Anonyme, Exposition de Milan. Manufacture Quarti. Salon en érable, 1906.
Milan, Civica Raccolta delle Stampe “Achille Bertarelli”, Fond Eugenio Quarti, Photographie 193. © Tous droits réservés.
L’alliance avec Vittore Grubicy
Ce contexte permet de situer les rapports d’Eugenio Quarti avec le peintre et critique d’art Vittore Grubicy de Dragon (1851-1920) qui domine la scène artistique milanaise comme publiciste et marchand d’art en Europe45. Le rôle qu’il a joué dans la carrière de Quarti et que renseignent les archives avait déjà été évoqué par certains critiques dès la fin du xixe siècle46. Dès 1893, Eugenio Quarti peut profiter de l’appui financier de Grubicy et du peintre Antonio Violini (1841-1912), bailleur de fonds de la société Quarti entre 1894 et 189847. Mais tous les efforts de Grubicy en faveur de Quarti (dont le mauvais caractère était bien connu) – telles les collaborations avec Violini, avec son frère Cesare (1863-1916) ou avec le peintre livournais Benvenuto Benvenuti (1881-1959)48 – ont échoué. Malgré des points de vue professionnels différents, la présence d’objets et d’œuvres d’art dans la mise en scène du mobilier Quarti peut s’expliquer à la lumière de son association professionnelle et personnelle avec Grubicy. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre des tableaux exposés chez Quarti soient peints par les mêmes jeunes artistes bohémiens dont Grubicy assurait la promotion dans sa galerie. On peut imaginer qu’il s’agissait d’une excellente stratégie de promotion partagée, adressée à une clientèle commune intéressée par les nouveautés, mettant en valeur peinture et sculpture avec les meubles, associés dans une intime cohésion.
Les rapports avec le peintre Angelo Morbelli (1854-1919) sont également un cas d’étude exemplaire de la manière dont les relations sociales ont contribué à l’élargissement du réseau professionnel de l’entreprise Quarti. Dans sa correspondance avec Grubicy, Morbelli, il évoquait un épisode curieux où l’un des dressoirs fabriqués par Quarti et installé dans sa maison de campagne49 était devenu l’objet de l’intérêt du scénographe Antonio Rovescalli (1864-1936) et de son ami Calderoni50. Au final, cette visite amicale a débouché sur de nouvelles commandes pour Quarti51. Ce circuit de relations professionnelles et amicales sert d’arguments dans la création artistique.
Quelques interventions dans les choix esthétiques de l’ébéniste – l’attention portée à la structure d’une table plutôt qu’à son décor de marqueterie – sont encore évoquées dans la correspondance adressée à Grubicy52. Certaines de ses recommandations, par exemple, dans un texte de présentation en français, peut-être en vue de l’exposition parisienne de 190053, ainsi que sa compétence et son goût pour divers choix esthétiques, ont dû avoir une certaine influence dans le parcours de formation de Quarti ou, pour employer l’expression de Grubicy même, dans son processus d’« entrainage54 ».
Toutefois, l’apport le plus important de cette relation a été le réseau de commanditaires dont Quarti a bénéficié55, dans la haute société et la bourgeoisie entrepreneuriale qui dépensaient alors des sommes importantes pour réaménager leurs demeures ou leurs bureaux. Ainsi, les photographies des archives Quarti témoignent non seulement d’un « simple » emplacement des meubles, mais surtout de leur appréciation auprès d’une certaine clientèle qui cherchait le luxe et la perfection, loin des styles historiques. Par conséquent, le succès de certains modèles et décorations a débouché sur leur réutilisation dans de nouvelles productions. Souvent, des pièces uniques ont été ensuite produites en série, Quarti proposant à un prix attractif certains modèles pour répondre au développement d’une demande économiquement et socialement différenciée. D’une certaine manière, les photographies des meubles Quarti étaient témoins du passé et promoteurs de l’avenir de l’entreprise, tel un véritable catalogue de modèles à faire circuler auprès de clients toujours plus nombreux qui auraient pu commander certaines des pièces exposées ou demander de réutiliser certains décors, ou encore transposer un ensemble entier directement chez eux.
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En conclusion, la carrière d’Eugenio Quarti jusqu’ici retracée est témoin de l’effort de renouvellement des manufactures italiennes dans le secteur du mobilier vers fin du xixe et début du xxe siècle. Ce renouveau, bien que tardif, s’est imposé, comme on le sait, par la nécessité de réformer les méthodes de production, conformément aux processus d’industrialisation établis en Europe dans plusieurs domaines. Les nouvelles idées et les modèles innovants accueillis par les industries italiennes ont contribué, entre autres, à une mise à jour de la production ébéniste ainsi que la demande d’une clientèle qui envisageait avec intérêt les nouveautés.
Bien que les chroniques contemporaines renvoient l’image d’une entreprise florissante guidée par le talent génial et les intuitions de son initiateur, les documents des archives illustrent très bien que les raisons du succès de l’entreprise Quarti doivent également être retracées dans un réseau d’amitié et de relations professionnelles dans lequel convergeaient architectes, sculpteurs, peintres, décorateurs, artisans, entrepreneurs et galeristes. Ces mêmes acteurs ont assuré le succès de certaines initiatives entrepreneuriales certifiant la qualité du produit finale et sa mise en valeur, comme semble le dévoiler le rapport Quarti-Grubicy.
En 1909, Quarti quitte la société qu’il avait constituée pour débuter une nouvelle aventure dans la production et le commerce de meubles artistiques, 15 rue Marco Polo, à Milan56. En 1923 ce processus de restructuration se renforce avec le commerce de tableaux et d’objets d’art57. On peut supposer que ce choix est influencé par les idées partagées avec Vittore Grubicy, afin de fournir des « objets meublants » en complément de son mobilier, son camarade disparu depuis trois ans, ne pouvant plus l’approvisionner en œuvres d’art, comme autrefois. Quarti a pu imaginer que le commerce d’art pouvait avoir quelques répercussions favorables tant dans le domaine du meuble que des projets d’intérieurs. Les objets d’art devaient mettre en valeur son mobilier et satisfaire les commanditaires qui souhaitaient agencer leur maison selon un goût où la modernité était associée à l’aura des objets d’art. Vers la fin de sa carrière, Quarti envisage encore son mobilier comme partie prenante d’un ensemble, tissant des liens entre objets et volumes pour intégrer l’espace architectural.
À sa mort en 1929, cette approche est poursuivie par son fils Mario (1901-1974) – architecte de formation58 – avec la production de meubles de haut standing, à l’échelle industrielle et internationale. N’étant pas doté du génie et de l’esprit visionnaire de son père, Mario Quarti renforce les liens avec une nouvelle génération d’architectes et designers, confiant dans la plupart des cas la conception de ses meubles à d’autres, tels les architectes Gio Ponti (1891-1979), Emilio Lancia (1890-1973), Tommaso Buzzi (1900-1981), Giovanni Muzio (1893-1982) et Marcello Piacentini (1881-1960)59. Mais les temps avaient changé, ainsi que ses acteurs, et une nouvelle histoire du mobilier allait naître celle des designers italiens, formés comme architectes et qui, en tant que créateurs de l’espace architectural, seraient les garants de chaque composant, y compris les éléments du mobilier, reléguant les industries du meuble à de simples exécutants de leurs projets.